« Démasquer la version
officielle de l'Histoire avec un grand H, tel est l'unique engagement des
romanciers à l'égard de l'histoire. La version officielle est toujours conçue
et écrite en fonction de ceux qui détiennent le pouvoir, et à leur avantage,
jamais à l'avantage du peuple et de la vérité. »
(Extrait de la préface de Jorge Amado)
Comment le territoire d'Acre et ses milliers
d'hévéas furent non seulement arrachés à l'Etat bolivien, mais également
soustraits à la convoitise de l'Oncle Sam et de la Perfide Albion, deux
grandissimes consommateurs de caoutchouc ? Connaissez-vous Luis Gálvez
Rodríguez Arias, un aventurier de Cadix devenu subitement, par la grâce du
Saigneur tout-puissant, fondateur d'empire en terre brésilienne ? Si l'on veut
tout savoir sur l'Amazonie, le mystère de sa jungle, la profondeur de ses eaux,
la folie de ses hommes, alors il faut lire Márcio (Gonçalves Bentes de) Souza,
un écrivain de Manaus engagé dans la défense et la préservation de la culture
amazonienne, prisonnière, selon lui, de l'Histoire officielle.
Les premières pages du roman illustrent d'ailleurs
assez bien la visée émancipatrice de Márcio Souza : un touriste brésilien
déniche par hasard sur les quais Saint-Michel une série de vieux manuscrits
signés Luis Gálvez Rodríguez Arias, empereur d'Amazonie. Ce sont là plusieurs
centaines de feuillets sur lesquels Luis Gálvez a retracé, d'une écriture ferme
et lisible, les faits les plus marquants de sa vie et, par voie de conséquence,
de l'Amazonie. Le touriste, qui n'est autre que l'auteur, achète l'ensemble des
Mémoires de Gálvez et, à partir de celles-ci, rédige le présent récit,
autrement dit : en acquérant le manuscrit original, l'auteur se réapproprie
l'histoire de son pays... mais pour en faire à son tour une nouvelle fiction, si pleine de fantaisie et d'affabulation que ni Rabelais, ni
Cervantès, ni même Laurence Sterne ne la renierait.
Servi par une très belle écriture, ce livre
intelligent et drôle tourne habilement en dérision et les grands faits
historiques et le sentiment patriotique. On y croisera par exemple des
soldats-poètes maniant la plume et le chassepot sur fond de french-cancan
et d'orgiaques beuveries... On y verra encore des missionnaires du Saint-Siège
littéralement bouffés par une bande d'indiens autochtones, grands amateurs de
barbeuque... Aussi une nonne à cornette se faire défroquer à fond de
cale par le futur empereur... Et puis un savant fou, intimement persuadé de la
présence d'extra-terrestres en Amazonie... Etc. En somme, un bon moment de
lecture en compagnie de personnages tous plus loufoques les uns que les
autres... et donc assurément réels.
ÉRUDITION COLONIALE
D'après le carme Montserrat, dans sa "Merveilleuse Histoire du
fleuve des Amazones pendant la juste guerre du Marañon", écrite en 1665, un
autochtone alphabétisé était mort de congestion cérébrale en essayant de lire
la "Somme" de saint Thomas d'Aquin.
AQUARELLE
C'était le point du jour.
La lumière de Belem n'était pas faite pour les yeux
des bohèmes. Nous sortîmes dans la rue, les employés avec leurs paniers d'osier
s'affairaient. Nous marchâmes vers la vieille ville où la nuit était encore
victorieuse, les maisons s'éveillaient fatiguées. Trucco marchait avec mes
jambes et les deux cocottes nous suivaient comme des chiennes domestiques.
Elles semblaient contentes, et personne ne s'effrayait de notre allure, les
passants restaient indifférents. Un soldat de la police, adossé à un pilier en
fer, se grattait consciencieusement les couilles. Encore un jour de paix...
NEUVAINE
Nos rencontres durèrent neuf jours. Le vapeur avait
déjà fait escale dans les villes suivantes : Breves, Piria, Arumanduba,
Almeirim et Prainha. A chaque escale, feu d'artifice et messe champêtre. Le
vapeur était de plus en plus chargé avec les oboles. Cageots de poulets,
cochons, quartiers de boeuf... Sœur Joana me protégeait pour ainsi dire de son
propre corps.
Lors de notre première rencontre, elle m'avoua ne
pas avoir la vocation. Elle avait découvert cela à Belem, en voyant un défilé
de soldats qui célébrait la semaine de la patrie.
Le deuxième jour, elle se laissa embrasser et
m'offrit un plat de poulet rôti.
Le troisième jour, elle se mit nue et me montra une
marque en forme de croix qu'elle avait près du sein gauche. Ce qu'elle avait
pris pour le signe de sa vocation.
Les cinq autres jours, elle me laissa découvrir son
corps, ni tout à fait féminin, ni masculin. Joana vivait réellement dans un
autre monde, mais elle n'était plus vierge. Elle me raconta qu'elle avait perdu
sa virginité en jouant avec son cousin. La première fois que nous fîmes l'amour
elle était froide, et je me blessai en m'introduisant entre ses parois sèches.
Elle gémit et faillit crier, mais elle eut peur ; c'était douloureux, et c'est
à travers la souffrance qu'elle commença à découvrir le plaisir. Une leçon
chrétienne.
RELATIVITÉ DE LA POLITIQUE
Un conservateur à Paris serait un révolutionnaire à
Belem. En cette terre ingénue, même l’Évangile était virulent.
IDÉOLOGIE DE LA MONOCULTURE I
Une collection de jambes féminines bien entraînées
et gainées de bas de dentelles. Quelques numéros de cancan et de bonnes
boissons sont des arguments idéologiques aussi valables que d'autres.
LA RÉPUBLIQUE DE PLATON
Je pensai d'abord à instaurer une dictature, car
tout homme rêve de satisfaire cette inclination enfantine pour un pouvoir sans
limite. Puis j'envisageai l'Etat de Hobbes, mais je vis que ce serait une étape
trop avancée pour les tropiques. Il y avait aussi l'utopie de Thomas More, et
je compris rapidement que cela ne serait pas considéré comme une forme de
gouvernement. J'optai finalement pour la monarchie, pompeuse, colorée et animée
comme une fête folklorique.
DÉMAGOGIE
Je fis un vague discours, promettant d'apporter la
civilisation jusque sur les rives de l'Acre et beaucoup de justice pour mon
peuple. La dernière partie du discours, qui traitait de la justice pour le
peuple, m'avait échappé dans un moment d'enthousiasme, il s'agissait d'une
exagération évidente.
PRÉMONITION
La manière dont mes sujets acceptaient l'eau-de-vie
et l'avidité avec laquelle ils s'emparaient des plats de nourriture me
donnèrent une idée de la base idéologique sur laquelle s'instaurait mon empire.
Márcio Souza : L'Empereur
d'Amazonie (1977)
Traduction de Béatrice de
Chavagnac (1983)
Aux Editions Métailié ou J.C. Lattès
Luis Gálvez est ascendant de la famille de Hélène Galvez
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