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2015/11/22

João Ubaldo Ribeiro : Sergent Getúlio

Petit come-back en terre brésilienne, qu'on ne finira jamais d'explorer tellement ce pays est immense, y compris d'un point de vue littéraire, avec des auteurs à ranger au rayon des plus grands, tels qu'Erico Veríssimo, Antônio Torres ou encore João Ubaldo Ribeiro. De ce dernier, nous avions beaucoup apprécié Vive le peuple brésilien, un livre au titre un peu rebutant mais superbement rédigé, d'une incomparable drôlerie et de grande érudition, toutes deux mises au service d'une noble cause : le métissage des cultures. Pour Sergent Getúlio, son deuxième opus, nous serons nettement moins élogieux, sans doute parce que Ribeiro use du même procédé romanesque que pour Ô luxure, à savoir le monologue narratif, mais un monologue ici tant et si bien déjanté que l'on peine à en suivre le fil, malgré un thème intéressant : la violence ; celle du narrateur, bien sûr, mais surtout celle de tout un corps social pour ainsi dire cristallisée dans le narrateur.

Nous sommes aux alentours des années 50, sur fond de campagne électorale et, ainsi qu'il en était encore de coutume au Brésil, de luttes sanguinaires pour la conquête du pouvoir, de règlements de compte et autres vengeances personnelles. Le narrateur, Getúlio Santos Bezerra, est un ancien cireur de godasses devenu sergent de la police militaire et homme-à-tout-faire d'un chef de Parti qui l'a pris sous son aile après qu'il ait tué son épouse adultère quelques années plus tôt. Nous savons aussi qu'il a froidement assassiné depuis lors deux ou trois dizaines d'individus désignés par son "patron", et qu'il a reçu cette fois-ci pour mission de s'emparer d'un rival politique afin de le conduire de Paulo Afonso jusqu'à Barra dos Coqueiros ; soit un voyage d'environ 200km à travers le Sergipe et à bord d'une vieille Hudson conduite par Amaro, son fidèle acolyte. En cours de route, tandis que les deux hommes infligent à leur prisonnier d'impensables sévices, un subalterne vient les trouver pour les informer d'un contre-ordre émanant du Chef et leur intimant de libérer le prisonnier sur le champ pour cause de pressions médiatiques, ce à quoi ne peut se résoudre le sergent Getúlio, un homme d'honneur pour qui une parole donnée est une parole sacrée, aussi un homme qui obéit d'abord et avant tout à des principes, quoi qu'il en coûte, y compris le bain de sang par lequel s'achève cette histoire.

Voilà, voilà... En fait, je ne sais pas trop quoi penser de ce livre, si ce n'est qu'il ressemble à un puzzle assez difficile à assembler, et qu'il est ponctué d'un bout à l'autre par des scènes de violence comme on en lit rarement... hormis dans les journaux.

João Ubaldo Ribeiro (1941-2014)

La goutte sereine est ainsi, vagabonde. On la laisse, elle se transforme en chancre et dégénère en autres misères, de sorte qu'il faut se précautionner contre les femmes de rencontre. Premier précepte. De Paulo Afonso jusque-là, une tirée, encore pire de nuit dans ces conditions. [...] C'est du sertão sauvage : cactus et chardons géants, tout traîtrise, queues-de-rat en dessous, un enfer. Plantes et femmes nuisibles, possibilitant des plaies ; bestioles sournoises, fourmis, scorpions, tiques, faut voir. J'ai tué trois malheureux par-dessus des queues-de-rat, dont un qui arriva doucement à terre, redoutant les épines sans doute. Comme si un qui va mourir se préoccupe de son confort. J'aurais eu le goût de saigner j'achevais le vivant sur le coup, pourtant il fait un bruit bizarre et il n'est pas propre à cause de tout ce jus qui sort. De façon que je lui tirai dans le crâne, en visant bien pour ne pas gaspiller de munitions. Là-dessus je jurai contre lui, qui m'obligeait à chasser à travers ces maquis, perdu dans cette fournaise, gâchant mes bottines neuves dans ces ronces difficultueuses. On ne voit que têtes-de-moine, yuccas, méchants buissons et urubus. Il n'entendit même pas le juron, il retomba et refroidit. Du travail régulier. [...] Ensuite les urubus, car le travail n'est plus de punition, il est de nettoyage. L'urubu c'est la propreté des campagnes, il repère la minute où quelqu'un cesse de marcher dans ces agrestes et reste à tournoyer comme un espirite. Il tournoie comme ça, claquant du bec et ufeufant des ailes, ces planements plumés, âmesempennés. Il va et reva et va et vient. Il doit avoir un souffle notable. On sait que le petit urubu naît blanc et qu'ensuite il devient noir et s'il voit un homme il vomit de dégoût, il a le cœur soulevé. Eux ils nous dégoûtent, nous on les dégoûte. [...]

~oOo~

[...] Ce n'est qu'après un moment qu'il exposa ses idées.
— Impossible de tuer l'homme, quelqu'un peut venir ici. Ça ferait parler de moi, ça je ne supporte pas.
— D'accord, d'accord. On peut le rosser.
— En plus, je le laisse estropié. Vous, vous brûlez ?
— Je n'ai jamais brûlé même un œuf de bouc, encore moins lui.
— Il n'y a pas de difficulté. On pose le fer chaud. Ça fait comme une odeur de viande roussie, mais c'est nécessaire, parce que sinon il peut saigner de trop et l'animal meurt de se vider. Comme ça, on brûle et ça sèche, ça reste parfait.
Amaro dit qu'on pouvait attacher un crin de queue de cheval à la racine des couilles, et on étrangle, étrangle jusqu'à ce que ce soit comme de la bouillie de manioc. Juste, dit Nestor, mais alors il peut tirer, dans un moment de distraction de celui qui surveille. Mais c'est le mieux, dit Amaro, c'est le meilleur moyen pour ôter les verrues, on ne souffre même pas, ça déconforte seulement. Si vous coupez, votre main peut glisser et tout couper d'un coup, ça fait des dégâts. Il n'y a pas d'homme qui reste calme dans un de ces moments.
— On l'avise : regarde, si tu brailles, je t'enfile dans la bouche un chiffon bien enfoncé et tu peux t'étouffer. Mieux vaut te conformer, parce que le destin ne se trompe pas. Ne remue pas non plus, parce que ça complique. Laisse que je coupe d'un coup, à la racine, c'est l'affaire d'un instant.
— On peut aussi écraser au pilon, pas besoin d'envelopper, il y a déjà un emballage naturel. On peut piler, piler, jusqu'à ce que ça se mette en farine, et alors on laisse, ça enfle et ça pend. Ça donne un couillon impressionnant, il peut aller jusqu'au genou. [...]

~oOo~

[...] Alors donc assis dans ce pacage, avec ces cendres que j'ai mises sur ma tête et tous ces chemins que j'ai creusé de mes pieds, tournant en rond je ne sais combien de temps et me frappant la poitrine et hoquetant dans ma gorge, j'ai poussé un cri qui s'est entendu dans tout l'Etat de Sergipe, de tous les côtés, en bas, en haut, jusqu'au bout du monde, qui a retenti, j'ai poussé le cri le plus terrible qu'on ai poussé sur terre, parce que c'est maintenant que j'ai senti. D'abord, je me suis assis sur une souche et j'ai plongé ma tête entre mes deux jambes allongées et je suis resté assis vingt-deux heures, cinquante-huit heures, je suis resté assis plus d'heures que jamais personne n'est resté assis, et je n'ai pas bougé ; je regardais le sol mais sans rien voir, seulement le sol d'une couleur seule. Ensuite je me suis levé et il m'est venu une rage, la plus grande rage qu'il y ait jamais eu dans tout l'Etat de Sergipe, il m'est venu une rage drue comme du sang et lourde comme cinq cent sacs de sucre et chaude comme une braise de la taille d'un bœuf. Et une fois debout j'ai étiré un bras le poing fermé, j'ai étiré l'autre bras et je me suis frappé la poitrine, tant qu'il tonna et que les feuilles des arbres tombèrent, et ensuite j'ai marché des pas de deux brasses et quand je marchais à chaque pas montaient des nuages de poussière qui devinrent de la boue sur ma figure avec les larmes qui sortaient.

João Ubaldo Ribeiro : Sergent Getúlio (1971)
Traduit et préfacé par Alice Raillard (1978)
Aux Editions Gallimard

2015/03/08

Rachel de Queiroz : Dôra, Doralina

« Sans se soucier de "faire de la littérature", Rachel de Queiroz écrit comme les femmes du Nordeste brodent ou tissent leurs amours » (Mario Carelli)

Tout comme Antônio Torres, Rachel de Queiroz vous pond des livres émouvants avec trois fois rien, si ce n'est son talent. Ici, le portrait d'une femme, Dôra Doralina, que la vie n'aura pas épargnée, c'est le moins que l'on puisse dire. D'abord la perte de son père lorsqu'elle était gamine, ensuite la tutelle d'une mère autoritaire et dominatrice, suivi d'un mariage de convenance avec un mari volage, puis un enfant mort-né, le décès de l'époux, et autres choses encore du même acabit, fin de la première partie. 
Dans la deuxième partie, Dôra Doralina, veuve de fraîche date et pas vraiment éplorée, se sent pousser des ailes. Coupant le cordon qui la relie malgré tout à sa mère, elle quitte la ferme où elle est née, a grandi et souffert, dans l'espoir de vivre enfin selon ses propres désirs. Pas si simple. Car c'est contre sa volonté profonde qu'elle se laisse finalement convaincre d'intégrer une troupe de théâtre amateur qui part en tournée à travers la province. Des mois durant, Dôra Doralina va donc se maquiller, se costumer, se travestir, pour jouer des pièces écrites par d'autres qu'elle-même et, pire, se produire devant un public qu'elle doit faire rire aux éclats alors qu'elle n'en a nulle envie, comme une allégorie de la vie et de ses faux-semblants. Pas vraiment son truc. Mais Dôra va aussi découvrir l'amour en la personne du capitaine de navire et trafiquant de pierres Asmodeu Lucas, fin de la seconde partie.
Et dans la troisième et dernière partie, Dôra Doralina nous raconte encore, outre la mort de sa mère, toutes les années passées avec Asmodeu, un homme qu'elle a passionnément aimé et qui l'a rendue heureuse, bien qu'il l'ait lui aussi dominée de la tête aux pieds, du moins jusqu'à ce que la fièvre typhoïde l'emporte à son tour, et qu'elle décide alors d'aller finir ses jours à la ferme où elle est née, a grandi et souffert, comme sa mère avant elle et la boucle est bouclée.

Dire que ce livre en trois parties, ou trois actes d'une même pièce, soit passionnant de bout en bout, non, sûrement pas, on y ressent même beaucoup d'ennui, mais c'est précisément, je crois, ce que souhaitait Rachel de Queiroz. Avec sa sécheresse d'écriture habituelle et un semblant d'histoire, elle illustre une nouvelle fois, par petites touches impressionnistes, sa vision de la vie qui n'est pas franchement des plus folichonnes et vous laisse même dans la bouche un sale goût d'amertume. C'est donc un livre qui fait mal pour peu qu'on arrive à le lire, le vivre et le subir, en entier et jusqu'au bout ; un livre de pas-grand-chose et qui pourtant, au final, libère en vous toute une puissance d'émotions négatives, comme éprouver au plus profond de soi, sur fond de solitude extrême, le sentiment de la brièveté d'une vie dont on n'aura maîtrisé ni le cours ni l'usage... A Soledade.

« Je ne suis pas un animal littéraire ! »
Rachel de Queiroz (1910-2003)

Extrait (quand Dôra Doralina, vieillissante, revient là où tout a commencé, dans sa fazenda) :

[...] Dans le monde entier, du Pará à Rio de Janeiro, c'était le seul endroit bien à moi. A moi la maison, dont les murs peints à la chaux avaient été salis par la vase de l'hiver précédent ; à moi l'étable aux clôtures qui avaient besoin d'être réparées ; à moi le petit reste de bétail.
[...] Ici, le matin, j'avais une écuelle de lait de ma vache, le reste de haricots de ma réserve avec du poulet pour le déjeuner, un œuf ou un poisson de l'étang ; je mangeais de ma pauvreté, mais je mangeais ce qui m'appartenait.
[...] Seu Bradini ne comprenait pas que, parmi les étrangers, je me trouvais enterrée, noyée, ensevelie, sans rien autour de moi, seule au milieu des autres, toute seule du lever au coucher du soleil, seule dans ma chambre et dans la rue, dans l'obscurité de la nuit et au milieu de la foule... Il ne comprenait pas ça.
A la fazenda, j'étais seule aussi, mais dans une sorte de solitude peuplée, une solitude que je connaissais, une solitude ancienne que je portais dans mon sang.


Rachel de Queiroz : Dôra, Doralina (1975) 
Traduction et présentation de Mario Carelli (1980) 
Aux Editions Stock

2014/08/29

Márcio Souza : Le Brésilien Volant

« Je n'ai jamais travaillé sérieusement sur une idée abstraite. J'ai perfectionné mes inventions grâce à une série de tests étayés par le bon sens et l'expérience. » (Santos-Dumont)

Autant le dire tout de suite, ce roman de Márcio Souza sur les débuts de l'aviation ne vole ni très haut ni très loin, tout comme les premiers coucous du Brésilien volant, alias Santos-Dumont, une star en son pays. Or, assez curieusement, l'auteur nous prévient d'emblée qu'il  ne l'apprécie guère :

Ce récit est le scénario d'un film et ne se veut pas la biographie définitive, officielle et incontestée de Santos-Dumont. A vrai dire, je n'éprouvais pas au départ une grande sympathie pour le personnage. En se l'appropriant, les militaires ont fait de Santos-dumont une figure insipide, symbole d'un patriotisme médiocre et revanchard, typiquement brésilien, une sorte de demi-dieu ridé et jaunâtre, malheureusement victime de l'injustice d'être né sur cette terre du carnaval et de la bonhommie. Enfin, l'une de ces histoires exemplaires que l'on ne cesse de nous seriner dans le simple but de confirmer que nous sommes nés pour vaincre et non pour baisser les bras.
En vérité, ce patriotisme aveugle a fait subir à Santos-Dumont bien pis que ce que les pigeons infligent d'ordinaire, sans la moindre cérémonie, aux statues des grands hommes qui couvrent la place publique.
Heureusement, les pigeons ne s'y trompent pas.

Déboulonner de son piédestal une icône nationale, je n'ai rien contre, au contraire. D'ailleurs, l'Empereur d'Amazonie, du même Márcio Souza, est une réussite d'humour et d'intelligence... Mais là, écrivant l'histoire de quelqu'un qu'il n'aime pas, l'auteur force sans doute un peu son talent pour noircir des pages dépourvues d'âme et de passion. De sorte qu'à moins d'être férocement féru d'aviation, cette lecture est presque aussi ennuyeuse qu'un vol long-courrier...

L'un des meilleurs chapitres :

Le capitaine Ferber est un homme maigre, très grand, aux fines moustaches aussi lustrées que ses cheveux noirs séparés par une raie au milieu. Il gravit les marches, escortant Mme d'Acosta, une dame aux traits hispaniques, au corps svelte, richement parée, et une jeune femme au visage très expressif, aux cheveux noirs, simplement vêtue de bleu ciel. La jeune fille ne cache pas son mécontentement de se trouver en telle compagnie, mais la dame ne cesse de pester.
- Quelle enfant sotte. Voyez comme elle est attifée, on croirait une marchande de légumes du Bronx. C'est ridicule, avec toutes les robes neuves qu'elle a !
- Ne soyez pas si sévère, ma chère madame. Mlle Aïda ressemble à une fleur dans cette robe bleu ciel.
- Une fleur vulgaire... Voilà à quoi elle ressemble. Et elle a déjà porté cette robe à deux réceptions. C'est impardonnable. On finira par dire que nous sommes ruinées.
- Personne n'osera faire une telle remarque.
- Tu vois, maman. Personne ne va penser que nous sommes ruinées. Affirmation du capitaine Ferber, qui s'y entend en catastrophes financières.
- Impudente ! Mais est-ce que je m'adresse donc à une étrangère ? Je ne sais pas quelle idée cette jeune fille se fait de la vie...
Ils entrent dans le salon et sont accueillis par leurs amphitryons, un couple d'âge mûr au regard clair et hautain, des êtres manifestement coutumiers du pouvoir.
- Mon très cher comte de Bouvard. Et comment se porte ma douce comtesse, toujours rayonnante, vous irradiez la vertu.
Ferber baise la main de la comtesse avec mille grâces, une main aux doigts rutilant d'or et de diamants.
- Et qui sont ces charmantes dames qui vous accompagnent, mon cher capitaine ?
- Permettez-moi de vous présenter : Mme d'Acosta et sa fille Aïda. Le comte et la comtesse de Bouvard, dont le salon est le plus prisé de Paris...
Tous échangent des politesses, mais Aïda reste indifférente.
- Madame d'Acosta, mais bien sûr, dit le comte en reconnaissant la millionnaire.
Bouvard attire Ferber à l'écart, de manière presque indiscrète, tandis que Mme d'Acosta bavarde avec la comtesse sous le regard irrité d'Aïda.
Le comte maintient le bras de Ferber; il semble intrigué.
- Bien joué, ruffian !
- La petite n'a pas de prétendant. Le père est en Hollande et j'ai plu à Madame. Cher ami, je suis sur le point de faire un grands pas en avant...
- La reine du tabac de Cuba ! Sur dix cigares fumés dans le monde civilisé, cinq proviennent de sa manufacture de Santiago.
- Elles possèdent une collection de fourrures qui, mises bout à bout, recouvriraient la route d'ici au cap Ferrat.
- Des fourrures ? Pour l'été ? Il vous faudra civiliser ces créatures, mon ami.
- Certainement, mon cher comte.
- Ce qui vous vaudra certaines récompenses... matérielles...
Ferber se contente de sourire; son regard dépasse le groupe des femmes qui bavardent pour se poser sur Aïda qui se tient à l'écart, absente.
- Ah ! A propos, cette vieille dette de jeu...
- Ne me dites pas que vous allez la payer !
- D'ici peu, très peu de temps. Et avec les intérêts !
Bouvard, incrédule, a un petit sourire.
- Dieux du ciel ! j'avais déjà perdu espoir.
- J'ai toujours cru à la générosité des familles américaines.
Le maître d'hôtel annonce de nouveaux invités :
- Monsieur Alberto Santos-Dumont et Monsieur Georges Goursat.
Les conversations cessent et une grande agitation s'empare du salon. Les femmes poussent de petits cris et applaudissent quand le petit monsieur élégant fait son entrée, la canne à la main, en compagnie d'un autre homme, blond et fort. Alberto remercie; sa visible timidité désarme les plus entreprenants qui, incapables de se maîtriser, ont accouru pour le voir de près et même lui serrer la main.
Aïda, qui était jusqu'alors restée absente, a les yeux fixés sur le nouvel arrivant. Lui ne manque pas de remarquer la jeune fille qu l'observe d'un regard si pénétrant qu'Alberto aurait certainement déjà pris feu s'il était inflammable. Alberto passe devant la jeune femme, la regarde quelques secondes puis va aussitôt baiser la main de la comtesse de Bouvard.
Cet événement inaccoutumé n'échappe pas à Sem et un léger sourire ironique lui vient aux lèvres. Petitsantôs n'était donc pas aveugle, ni le capitaine Ferber d'ailleurs, qui observe avec inquiétude les réactions d'Aïda.
La vieille comtesse accueille ses hôtes célèbres avec une joyeuse cordialité.
- Mon cher Petitsantôs, quel honneur. Je veux que vous me racontiez tout ce que vous faites. Si vous saviez combien j'ai eu peur que Monaco ne vous enlève à nous.
Petitsantôs entend à peine la comtesse.
- Monaco ?
- Mais oui, Monaco. Car enfin, le prince ne vous a-t-il pas ouvert sa principauté pour que vous y installiez tous vos merveilleux ballons ?
- Petitsantôs sait bien mal exprimer sa gratitude, intervient Sem, railleur. Il n'a rien trouvé de mieux à faire que de précipiter son altesse, le prince Albert, au fond d'une barque avec le guiderope de son ballon...
- Doux Jésus ! Et qu'est-il arrivé au prince ? La comtesse était anxieuse.
- Le prince n'a pas bien évalué le poids de la corde, tente d'expliquer Petitsantôs, et il s'est fait traîner par le n°6.
- Le n°6 ?
- Le dirigeable !
- Plaît-il ?
- Hum...le... le ballon...
- Ah ! oui.
- A la deuxième tentative, il a été facile de ramener le n°6 vers le quai puis au hangar. J'allais plus vite qu'il n'y paraissait...
- Et le prince ?
- Quel prince ? demande Petitsantôs à la comtesse déconcertée.
- En fait, répond Sem qui se retient à grand-peine de rire, le dirigeable n°6 comptait plus pour Alberto que la santé du prince de Monaco.
La comtesse de Bouvard considère Petitsantôs d'un air ouvertement réprobateur.
- Je vois ! Petitsantôs n'aime pas les aristocrates !

Márcio Souza : Le Brésilien volant (1986)
Traduction de Lyne Strouc (1990)
Aux Editions Belfond

Et puis Santos-Dumont c'est aussi l'occasion de partager trois nouvelles planches de João Spacca, tirées d'une BD que vous ne trouverez ni à l'Entropie, ni dans les rayons d'aucune autre librairie, mais seulement auprès de l'auteur :



2014/08/23

Henri Guillemin : Nationalistes et Nationaux (1870-1940)

« Nous proposons une droite qui s’assume et qui n’ait pas honte de prôner le patriotisme, le mérite, le travail, l’effort, l’ordre et l’autorité républicaine. » (extrait du projet de La Droite Forte, qui a oublié de mentionner aussi la famille)

Charge de dragons (Dupray)
J'entends souvent dire qu'entre gauche et droite, aujourd'hui c'est kif-kif : canailles & consorts, pareille incompétence et même engeance, un-pour-tous, tous pourris... Moi j'essaie d'expliquer les nuances entre les différents Partis, leurs tendances et leurs représentants, ce qui n'est pas toujours facile, convenons-en. J'évoque alors le passé pour mieux convoquer le présent, compare les politiques sociales des uns et des autres, et, sans jamais convaincre personne, conclus mon laïus en disant que nous avons, ces temps-ci, une gauche un peu moins à gauche et une droite beaucoup plus à droite, avec les deux extrêmes à leur place, à chaque bout de l'échiquier.

Pour convaincre un ouvrier ou un employé de ne pas voter contre ses intérêts, il me faudrait avoir le talent conjugué d'un René Rémond et d'un Henri Guillemin : la science de l'un et l'impertinence de l'autre. On en est loin, très loin. Et c'est bien dommage, parce qu'au rythme où vont les choses, sûr et certain que mes collègues de bureau, de chantier, d'atelier, donneront prochainement l'Elysée à une UMP noyautée par les rejetons bonapartistes, voire maurasso-pétainistes, de la droite française. Quelques-uns voteront même FN et s'en féliciteront, les cons ! La plupart offriront donc leur voix, en conscience et de plein gré, pour des politiques ouvertement xénophobes, aussi pour le contrôle des médias, la justice mise au pas, la baisse des allocations sociales, la hausse des niches fiscales et la retraite à 66 ans, même pour toi qui a commencé à bosser dès 16 ans... Ils voteront pour l'enseignement religieux, la fin des 35 heures, l'asphyxie des syndicats ouvriers, la restriction du droit de grève et même l'allègement du Code du Travail, entendre ici : simplifier la tâche de ton patron lorsqu'il souhaitera te licencier. Te voilà prévenu ! Maintenant, libre à toi de voter pour des Partis qui, depuis qu'ils existent, ont toujours été contre toi et t'ont souvent méprisé, mais... mais lis d'abord cette excellente étude d'Henri Guillemin sur les nationalistes, l'autre nom des capitalistes. En un peu moins de 500 pages, toutes passionnantes, Guillemin retrace l'histoire politico-économique de ton pays, la France, de la Commune de Paris, noyée dans le sang des ouvriers, jusqu'à la débâcle de 1940, en passant par le Front Populaire et la montée des fascismes... Tu y verras la Droite à la manœuvre, sous son véritable jour, ce qu'elle a fait jadis et ce qu'elle fera demain si, par malheur, son idéologie est à nouveau à l'oeuvre : rien pour toi et tout pour eux, les "gens de biens", les "vrais français", dont il faut, coûte que coûte et vaille que vaille, préserver les privilèges.
Et tu refermeras alors ce livre en te disant peut-être qu'il y a, malgré tout, et si infimes qu'elles soient, quelques nuances entre la Gauche et la Droite.
Et puis tu comprendras aussi, de surcroît, pourquoi l'UMP hurle en chœur "Halte à la repentance !" à chaque fois qu'un historien dresse ce genre d'inventaire où sont  nécessairement disséqués les mécanismes, toujours actifs, d'une politique de Droite (des fois que tu piges enfin pour qui tu vas vraiment voter).

Henri Guillemin (1903-1992)
Postface :

Après avoir achevé ce manuscrit, je n'y ai plus songé pendant trois mois, m'attachant à des travaux d'un autre ordre. Je voulais voir l'effet qu'il me ferait en le relisant, ensuite, d'une traite avant de l'envoyer à l'éditeur. Je viens de le relire et je m'attends à des sourires apitoyés; des sourires instruits : un essai simpliste et grossier; pour tout dire, caricatural; et tellement "tendancieux" ! ("tendancieux" est le terme usuel pour désigner la tendance qui n'est pas la bonne); comme d'habitude, avec H. G., le plus sommaire des manichéismes. Viendra, au surplus, la découverte, fatale, d'erreurs de détail que j'aurai commises; on en commet toujours; mais quelle aubaine pour ceux qui sauront en tirer parti, et gloire : jugez du sérieux de cet "historien-là !"
Simplisme ? Oui, en ce sens que j'ai travaillé, volontairement à gros traits pour m'en tenir à l'essentiel : l'importance déterminante, d'abord, de la politique intérieure, et, dans la politique intérieure, de la question d'argent; puis, la boucle bouclée, en France, par les classes dirigeantes, pacifistes à ravir de 1871 à 1888 environ, chauvines, ensuite, pendant quelque cinquante ans et redevenant, à partir de 1936 surtout, férues de paix à outrance; et tout cela dans un constant et unique souci : la sauvegarde de leurs privilèges. A ceux qui, depuis toujours, se sont approprié le bien d'autrui et ont réduit la collectivité à travailler pour eux, il convient de brouiller leurs pistes et de masquer l'évidence; et de même, les manipulateurs de l'opinion souhaitent peu qu'un éclairage trop vif soit porté sur leur étrange politique extérieure.
[...] Quant au "manichéisme", j'en donne assurément l'apparence. Parce que j'étais soucieux, avant tout, de mettre en lumière la vérité capitale — je dis bien : la vérité — objet de ce travail, à savoir le comportement de nos nationalistes mués en "nationaux". Je n'ignore, pour autant, ni ce que fut le combat sacrificiel de "réactionnaires" comme d'Estienne d'Orve et Jacques Renouvin, ni le peu d'empressement manifesté par le prolétariat à travailler davantage pour accroître la puissance défensive de la France (mais c'était au lendemain des déconvenues de 1936-1937, et les ouvriers se savaient, se voyaient les victimes d'un patronat qui n'attendait que ces efforts supplémentaires pour s'enrichir encore davantage); et si courageux qu'aient été, dans la Résistance, tant de militants communistes, je ne saurais oublier les mobiles tactiques où puisait sa raison d'être ce "patriotisme" insolite, effervescent, recommandé par le Parti et réclamé plus tard par lui comme une sorte d'exclusivité. Mais, encore une fois, ces considérations n'étaient pour moi que marginales. Mon propos était ailleurs; il concernait le jeu des "nationaux", et je pense avoir présenté là, tout au moins, comme on dit, une "hypothèse de travail" assez valable.
De même que nous avons été, longtemps, nous Français, dupés sur les origines de la Première Guerre mondiale (...), de même je souhaiterais que l'Histoire, "entrant dans la voie des aveux" (Hugo, 1863), ne laissât pas à nos descendants une image truquée de ce qu'était la France, au seuil de la seconde hécatombe.

Henri Guillemin : Nationalistes et nationaux (1870-1940)
Editions Idées-Gallimard (1974)

2014/07/25

Márcio Souza : L'Empereur d'Amazonie

« Démasquer la version officielle de l'Histoire avec un grand H, tel est l'unique engagement des romanciers à l'égard de l'histoire. La version officielle est toujours conçue et écrite en fonction de ceux qui détiennent le pouvoir, et à leur avantage, jamais à l'avantage du peuple et de la vérité. » (Extrait de la préface de Jorge Amado)

Comment le territoire d'Acre et ses milliers d'hévéas furent non seulement arrachés à l'Etat bolivien, mais également soustraits à la convoitise de l'Oncle Sam et de la Perfide Albion, deux grandissimes consommateurs de caoutchouc ? Connaissez-vous Luis Gálvez Rodríguez Arias, un aventurier de Cadix devenu subitement, par la grâce du Saigneur tout-puissant, fondateur d'empire en terre brésilienne ? Si l'on veut tout savoir sur l'Amazonie, le mystère de sa jungle, la profondeur de ses eaux, la folie de ses hommes, alors il faut lire Márcio (Gonçalves Bentes de) Souza, un écrivain de Manaus engagé dans la défense et la préservation de la culture amazonienne, prisonnière, selon lui, de l'Histoire officielle.
Les premières pages du roman illustrent d'ailleurs assez bien la visée émancipatrice de Márcio Souza : un touriste brésilien déniche par hasard sur les quais Saint-Michel une série de vieux manuscrits signés Luis Gálvez Rodríguez Arias, empereur d'Amazonie. Ce sont là plusieurs centaines de feuillets sur lesquels Luis Gálvez a retracé, d'une écriture ferme et lisible, les faits les plus marquants de sa vie et, par voie de conséquence, de l'Amazonie. Le touriste, qui n'est autre que l'auteur, achète l'ensemble des Mémoires de Gálvez et, à partir de celles-ci, rédige le présent récit, autrement dit : en acquérant le manuscrit original, l'auteur se réapproprie l'histoire de son pays... mais pour en faire à son tour une nouvelle fiction, si pleine de fantaisie et d'affabulation que ni Rabelais, ni Cervantès, ni même Laurence Sterne ne la renierait.
Servi par une très belle écriture, ce livre intelligent et drôle tourne habilement en dérision et les grands faits historiques et le sentiment patriotique. On y croisera par exemple des soldats-poètes maniant la plume et le chassepot sur fond de french-cancan et d'orgiaques beuveries... On y verra encore des missionnaires du Saint-Siège littéralement bouffés par une bande d'indiens autochtones, grands amateurs de barbeuque... Aussi une nonne à cornette se faire défroquer à fond de cale par le futur empereur... Et puis un savant fou, intimement persuadé de la présence d'extra-terrestres en Amazonie... Etc. En somme, un bon moment de lecture en compagnie de personnages tous plus loufoques les uns que les autres... et donc assurément réels.

Marcio Souza

Quelques extraits pour illustrer le style, l'humour et l'intelligence de l'auteur :

ÉRUDITION COLONIALE

D'après le carme Montserrat, dans sa "Merveilleuse Histoire du fleuve des Amazones pendant la juste guerre du Marañon", écrite en 1665, un autochtone alphabétisé était mort de congestion cérébrale en essayant de lire la "Somme" de saint Thomas d'Aquin.

AQUARELLE

C'était le point du jour.
La lumière de Belem n'était pas faite pour les yeux des bohèmes. Nous sortîmes dans la rue, les employés avec leurs paniers d'osier s'affairaient. Nous marchâmes vers la vieille ville où la nuit était encore victorieuse, les maisons s'éveillaient fatiguées. Trucco marchait avec mes jambes et les deux cocottes nous suivaient comme des chiennes domestiques. Elles semblaient contentes, et personne ne s'effrayait de notre allure, les passants restaient indifférents. Un soldat de la police, adossé à un pilier en fer, se grattait consciencieusement les couilles. Encore un jour de paix...

NEUVAINE

Nos rencontres durèrent neuf jours. Le vapeur avait déjà fait escale dans les villes suivantes : Breves, Piria, Arumanduba, Almeirim et Prainha. A chaque escale, feu d'artifice et messe champêtre. Le vapeur était de plus en plus chargé avec les oboles. Cageots de poulets, cochons, quartiers de boeuf... Sœur Joana me protégeait pour ainsi dire de son propre corps.
Lors de notre première rencontre, elle m'avoua ne pas avoir la vocation. Elle avait découvert cela à Belem, en voyant un défilé de soldats qui célébrait la semaine de la patrie.
Le deuxième jour, elle se laissa embrasser et m'offrit un plat de poulet rôti.
Le troisième jour, elle se mit nue et me montra une marque en forme de croix qu'elle avait près du sein gauche. Ce qu'elle avait pris pour le signe de sa vocation.
Les cinq autres jours, elle me laissa découvrir son corps, ni tout à fait féminin, ni masculin. Joana vivait réellement dans un autre monde, mais elle n'était plus vierge. Elle me raconta qu'elle avait perdu sa virginité en jouant avec son cousin. La première fois que nous fîmes l'amour elle était froide, et je me blessai en m'introduisant entre ses parois sèches. Elle gémit et faillit crier, mais elle eut peur ; c'était douloureux, et c'est à travers la souffrance qu'elle commença à découvrir le plaisir. Une leçon chrétienne.

RELATIVITÉ DE LA POLITIQUE

Un conservateur à Paris serait un révolutionnaire à Belem. En cette terre ingénue, même l’Évangile était virulent.

IDÉOLOGIE DE LA MONOCULTURE I

Une collection de jambes féminines bien entraînées et gainées de bas de dentelles. Quelques numéros de cancan et de bonnes boissons sont des arguments idéologiques aussi valables que d'autres.

LA RÉPUBLIQUE DE PLATON

Je pensai d'abord à instaurer une dictature, car tout homme rêve de satisfaire cette inclination enfantine pour un pouvoir sans limite. Puis j'envisageai l'Etat de Hobbes, mais je vis que ce serait une étape trop avancée pour les tropiques. Il y avait aussi l'utopie de Thomas More, et je compris rapidement que cela ne serait pas considéré comme une forme de gouvernement. J'optai finalement pour la monarchie, pompeuse, colorée et animée comme une fête folklorique.

DÉMAGOGIE

Je fis un vague discours, promettant d'apporter la civilisation jusque sur les rives de l'Acre et beaucoup de justice pour mon peuple. La dernière partie du discours, qui traitait de la justice pour le peuple, m'avait échappé dans un moment d'enthousiasme, il s'agissait d'une exagération évidente.

PRÉMONITION

La manière dont mes sujets acceptaient l'eau-de-vie et l'avidité avec laquelle ils s'emparaient des plats de nourriture me donnèrent une idée de la base idéologique sur laquelle s'instaurait mon empire.

Márcio Souza : L'Empereur d'Amazonie (1977)
Traduction de Béatrice de Chavagnac (1983)
Aux Editions Métailié ou J.C. Lattès

2014/06/12

Jorge Amado : Dona Flor et ses deux maris

« Une veillée funèbre sans alcool est un manque de considération envers le défunt, cela signifie indifférence et cruauté » (Florípedes Guimarães, en réponse à la question : Que faut-il offrir lors d'une veillée funèbre ?)

Quelle femme n'a pas secrètement rêvé d'avoir deux époux ? Le premier idéalement taillé pour les plaisirs du lit, le second lui assurant sécurité et protection, la tranquillité d'une vie bien rangée. Pour Dona Flor, professeure émérite d'art et saveur culinaires, le rêve finira par devenir réalité après quelques déboires amoureux.
Son premier mari, Vadinho, un sympathique vaurien, passe de vie à trépas un jour de carnaval dans les rues de Salvador où il dansait la samba déguisé en fille de Bahia. C'est alors pour Dona Flor le temps des larmes et du deuil. N'ayant plus goût à rien, elle passe des semaines entières prostrée dans sa chambre, à se remémorer les 7 ans de vie commune avec feu son époux, et donc à se rappeler tantôt du meilleur : les folles nuits d'amour, et tantôt du pire : les jours où il la trompait, lui mentait, la battait, dépensait au jeu et au bar toutes ses économies.

Dans le lit de fer, une seule pensée accable dona Flor, la plonge au plus profond d'elle-même, en lambeaux : plus jamais elle ne l'aurait, plein d'agitation, son Vadinho ; plus jamais. Cette certitude la pénètre et la brise ; lame de venin, elle lui déchire la poitrine et lui meurtri le cœur, effaçant son anxiété de survie, sa jeunesse avide de subsister. Sur le lit de fer gît dona Flor, telle une suicidée. Seul le désir la soutient et la mémoire persiste. Pourquoi l'attend-elle, puisque c'est inutile ? Pourquoi le désir se dresse-t-il comme une flamme, un feu qui lui brûle les entrailles, qui la maintient en vie ? Puisque c'est inutile, puisqu'il ne reviendra pas, audacieux amant, lui arrachant combinaison ou chemise, culotte de dentelles, exposant sa nudité satinée, disant des phrases si folles que même dans sa mémoire elle n'ose les répéter, si folles et indécentes, mais si jolies ! Hélas ! Il ne viendra plus lui caresser la gorge, les hanches et le ventre, l'éveiller et l'endormir, tempête de désirs, ouragan qui l'emportait, aveugle, brise de tendresses, zéphyr de soupirs, elle défaillant pour se réveiller de nouveau. Hélas ! plus jamais ! Seul le désir la soutient, ainsi que le souvenir.

La magnifique comédienne brésilienne : Sonia Braga

Puis vient l'après-veuvage et, avec le retour du printemps, la fin des abstinences. Torturée par le désir, la jeune veuve encore appétissante entrouvre enfin son cœur à d'éventuels prétendants. Aussitôt, les hommes de Bahia et d'ailleurs se bousculent pour remplacer Vadinho dans sa couche. Flor les rembarre un par un, puis finit par céder aux avances de Teodoro Madureira, un pharmacien à la réputation solide, homme d'ordre et de méthode, accessoirement joueur de basson au sein d'un orchestre amateur... en trois mots : chiant comme la lune. Et Dona Flor se meurt d'ennui dès sa première nuit de noce :

Dona Flor se prépara devant le miroir, rapidement, écoutant l'eau couler, l'eau du bain de son mari. Quant à elle, elle se parfuma à l'eau de Cologne et à l'héliotrope. Sur le corps nu, sur le ventre lisse, rien que le parfum et les dentelles noires de la transparente chemise de nuit de batiste. Un éclair de désir impudique voulant s'imposer sur la pudeur honnête qui lui faisait baisser les yeux, la rendait tremblante et craintive. Elle couvrit le désir et la beauté, les dentelles et les volants transparents avec le chaste drap de lit auquel la lavande apportait une odeur de famille et d'innocence.
[...] Elle imaginait pourtant comment cela allait se passer, car elle avait été mariée et, même avant de l'être, avait appris l'amour dans un lit de marée et de tempête. Elle savait comment ce serait, car elle en avait gardé le souvenir fidèle et précis, dans la pensée et dans chaque détail de son corps. Encore un instant et lui, nouveau mari, franchissant enfin les frontières de l'éducation raffinée et de la pudeur, écartant drap et chemise de nuit, avec mille caresses et un déluge de mots fous, dans un ouragan de bouches affamées, de mains savantes, l'éloignement de la pudeur et de la honte, atteindrait le fond de son humide vérité. Elle sent le corps de son mari contre le sien, dans le lit.
[...] Le cœur battant, les yeux fermés, elle attend le geste brusque de son mari lui arrachant drap et chemise, la découvrant toute. Car, ainsi qu'elle avait appris au prix de sa vertu perdue, a-t-on jamais vu faire l'amour en chemise de nuit, le corps vêtu ou couvert, fût-ce par le plus transparent linon, a-t-on jamais vu pareille absurdité ?
Et bientôt il lui fut donné de voir, non une absurdité, mais une chose différente. Au lieu de la découvrir, il se couvrit lui aussi et, sous les draps, la prit dans ses bras. Attirant sa tête aux cheveux noirs presque bleus, il la repose sur sa poitrine large comme un quai de port, lui baisant tendrement la joue, puis la bouche, en un baiser enfin tel que dona Flor le pressentait et l'attendait.
Prise de surprise, elle s'abandonna et dans le baiser se rompit la fragile écorce de pudeur. La main de l'époux descendait de la hanche vers la cuisse, par-dessus la chemise, et toucha l'ourlet de batiste ; puis, dona Flor ayant à peine le temps de s'épanouir, il souleva dentelles et volants. Sans perdre de temps à la dévêtir et à se déshabiller lui-même, ou en caresses sensuelles, toujours couvert par le drap de lit, il se mit sur elle et la posséda avec envie, force et enchantement. Tout cela fut très rapide et pudibond ; très différent de ce qu'avait connu dona Flor, et par cela même elle se perdit et ne le rejoignit pas en cette muette et courte possession. Elle entrait à peine dans le champ du désir et déjà elle entendait le chant de victoire à l'autre bout de la plaine. Dona Flor se sentit oppressée, avec une envie de pleurer.

José Wilker (Vadinho) / Sonia Braga (Dona Flor) / Mauro Mendonça (Teodoro Madureira)

Et puis arrive le jour où Vadinho, ou plutôt son fantôme, réapparaît aux yeux de Dona Flor. Elle seule peut le voir et l'entendre lui susurrer des mots d'amour, allongé lascivement sur le canapé ou se baladant dans les couloirs, souvent nu comme un ver et lubrique en diable. L'un est déterminé à exercer de nouveau ses droits conjugaux, l'autre, par fidélité maritale envers le Docteur Sirop, refrène ses ardeurs aussi longtemps qu'elle peut... mais :

Insensé et insolent ! Vadinho l'avait toujours été et n'avait pas changé durant ses années d'absence :
- Cette nuit je viens te tirer du lit. Attends-moi...
Comme si dona Flor était la dernière des dernières, dissolue au point de se livrer à la débauche devant son époux endormi. Sur le lit de fer, le docteur Teodoro dort du fameux sommeil du juste, son noble visage au repos, la respiration uniforme, comme s'il ronflait au rythme du basson.
Dona Flor  contemple le visage respecté de son mari et une vague de tendresse l'envahit : il n'existe pas d'homme meilleur, d'époux aussi parfait. Ame forte, caractère pur, diamantin, dona Flor décide de rompre une fois pour toutes l'intrigue douteuse et insoutenable, indigne de sa condition et de sa loyauté.
Mieux valait attendre dans le salon, transférer là sa veille, c'était aussi plus prudent : elle ne courrait pas le risque de se voir dans les bras de Vadinho dans la chambre même où dormait l'autre époux, le bon et probe mari. Car, esclave de ses sens, corps licencieux, vile matière, dona Flor craint de s'abandonner subitement. Déjà sa volonté ne lui obéit plus, un vertige s'empare d'elle et sa vertu est à la merci du séducteur. Elle n'est plus maîtresse de son corps, la matière indocile n'obéirait plus à son esprit, mais bien au désir de Vadinho.

[...] Dans le salon, les portes du ciel s'ouvrirent, le chant de l'allégresse éclata. « A-t-on jamais vu faire l'amour en chemise de nuit ? » Dona Flor aussi dévêtue que lui, chacun se parant de la nudité de l'autre et se complétant. Un aiguillon de feu la transperça. Pour la deuxième fois Vadinho s'empara de son honneur : la première fois alors qu'elle était jeune fille, et maintenant qu'elle était l'épouse de Teodoro (qu'elle eût d'autres maris encore et il continuerait). Ils s'aimèrent dans les champs de la nuit jusqu'à l'orée du jour.
Jamais elle ne s'était donnée ainsi : si librement, avec une telle fougue, une si ardente avidité, un tel délire. Ah ! Vadinho, si tu avais faim et soif, que dire de moi, maintenue à un régime maigre et sans saveur, sans sel et sans sucre, chaste épouse d'un mari respectueux et sobre ? Que m'importe ma réputation dans la rue et dans la ville, mon nom si digne ? Mon honneur de femme mariée, que m'importe ? Prends tout cela dans ta bouche ardente au goût d'oignon cru, brûle dans ton feu ma décence innée, déchire de tes éperons mon ancienne pudeur, je suis à toi, chienne, cavale, putain.
Ils se prenaient et se reprenaient, s'appelaient et se répondaient et repartaient de plus belle. Tant de regrets et de désirs à combler et à assouvir, tous atteints et parfois répétés.
Insolente et bien-aimée, osée et belle, la voix de Vadinho lui disait mille choses indécentes, lui rappelait les douceurs d'autrefois.
- Te rappelles-tu la première fois que je t'ai sentie ? Les groupes de carnaval arrivaient sur la place, tu t'es blottie contre moi...
- C'est toi qui m'as attirée dans tes bras et ta main m'a...
Il la caressait et sa main la reconnaissait :
- Ta ligne de sirène, ton ventre couleur de cuivre, tes seins de fruits d'avocatier. Tu as embelli, Flor, tu es plus opulente, appétissante de la tête aux pieds. Je vais te dire : dans ma vie j'ai cueilli beaucoup de chochotas, une belle récolte, mais aucune comme la tienne, c'est la plus savoureuse de toutes, je te le jure, ma Flor...
- Quel goût a-t-elle ? dit dona Flor, ayant perdu toute pudeur.
- Un goût de miel et de poivre, et aussi de gingembre...
Il parlait et dona Flor s'abandonnait : Vadinho le plus fou, le plus tyran, feu et vent. Vadinho, ne t'en va plus, plus jamais. Si tu repartais, j'en mourrais de chagrin. Même si je te le demande et t'en prie, ne t'en va pas ; même si je te l'ordonne ne m'abandonne pas...
Je sais bien que je ne serai heureuse que si tu n'es pas là, si tu pars. Avec toi il n'y a pas de bonheur, seulement le déshonneur et la souffrance. Mais sans toi, pour heureuse que je sois, je ne peux pas vivre, je ne vis pas, ah ! ne me laisse jamais...

Jorge Amado : Dona Flor et ses deux maris (1966)
Traduction de Georgette Tavares-Bastos
Editions Stock

Dona Flor e seus dois maridos (comédie de Bruno Barreto, 1976) 

Ecrit en pleine libéralisation sexuelle apparue au tournant des années 60, Dona Flor marque la fin de la morale bourgeoise et y participe à sa façon, en se moquant notamment de ces vertus surannées qu'étaient la fidélité, la pudeur et la chasteté. Considéré à sa sortie comme l'un des chefs-d'oeuvre de Jorge Amado, et aujourd'hui encore toujours encensé, souvent conseillé, ce livre m'a quant à moi déçu. Beaucoup de bonnes pages et de bons passages, c'est évident, mais :
1) le comique de la situation aurait pu être mieux et davantage exploité.
2) l'aspect social, toujours présent dans les livres d'Amado, se limite ici à une question de mœurs (ce qui pour l'époque n'était pas rien, mais aujourd'hui...)
3) le succès du livre contribue à donner du Brésil et des brésilien(ne)s une vision un peu caricaturale où, hormis les notables, tous sont de joyeux fêtards, beaux gosses et belles gonzesses.
4) 700 et quelques pages d'une extraordinaire richesse verbale, selon certains, ou bavardage limite logorrhée, à chacun d'en juger...

Pour le reste on retrouve l'univers si particulier d'Amado version débauché : la vie nocturne à Bahia, ses cabarets et ses boxons peuplés de l'habituelle faune amadienne : prostituées au grand cœur, voyous de seconde zone et sorciers candomblé, plus quelques personnages bien réels, tels Dorival Caymmi, Pierre Verger, le peintre Carybé... et encore trois ou quatre recettes de cuisines typiquement bahianaises comme, par exemple, la tortue en cocotte.

2014/05/29

Antônio Torres : Cette terre

« La meilleure plume du monde, c’est le manche d’une houe » (Antônio Torres)

Un lieu : le “Junco” (petit village de paysans pauvres situé à 200km au nord de Salvador)

Un narrateur : Tonho, dit Totonhim (fils cadet d'une fratrie de douze enfants, cinq filles et sept garçons)

Un thème : le drame de la migration et de l'exode rural (ses conséquences psychologiques et sociales)

Dans un style original, aux accents parfois céliniens, Antônio Torres, lui-même originaire du Junco et fils de famille nombreuse, raconte peu ou prou son histoire à travers celle des personnages de ce récit composé de seulement quatre chapitres, mais à l'écriture dense, forte, convulsive, et parfois même hallucinée, où s'entrecroisent le présent et le passé, les autres et soi, l'ici et là-bas.
C'est en effet là-bas, à São Paulo, méga(lo)pole d'onze millions d'habitants et 150000 mille hectares, que Nelo, l'aîné des enfants, est parti tenter sa chance quelques vingt ans plus tôt, nous apprend son frère Totonhim dès les premières pages du roman. Et tandis qu'au village tout le monde croyait Nelo devenu riche à millions, portant raybans, Rolex et beau costume de cachemire, c'est en réalité un homme fini qui revient au Junco quelques vingt ans plus tard. Malade des nerfs et syphilitique, abandonné par sa femme, ses enfants, et sans le moindre sou en poche, Nelo ne revient là où il est né que pour se pendre au bout d'une corde.
Parabole inversée du fils prodigue, son retour ne laisse pas même à son père le temps de festoyer et de se réjouir, parce que Nelo que voici était mort et il est vivant... non, son retour est seulement l'occasion donnée à un père de construire un cercueil pour son fils, à une mère rendue folle de chagrin d'extravaguer sur la route qui la mène à l'asile, et à un frère dévoué d'ausculter l'histoire familiale à travers un méli-mélo de souvenirs plus ou moins fragmentaires qui la rendent parfois difficile à suivre (un peu comme si on rentrait dans sa tête... ou qu'il rentrait dans la nôtre...). Ce n'est donc qu'au fil des pages, avec patience et persévérance, que chaque pièce du puzzle trouve enfin sa place — désagrégation des liens, perte des valeurs, altération des repères, fin du monde agraire... — et que Cette terre se révèle puis s'offre à nous dans toute son insolente et primitive beauté. Car, malgré la malédiction pesant sur cette famille du Junco, en dépit des malheurs qui s'abattent continûment sur chacun de ses membres, l'auteur réussit le tour de force de rendre leur histoire non pas désespérante mais simplement belle. Je l'ai déjà dit ?

Antônio Torres (1940 - ...)

Et parce que j'ai été particulièrement sensible aux portraits des parents, le vieux et la vieille, tous deux très âgés et sans identité, comme déjà poussés vers la sortie, bref, parce que ces deux portraits m'ont parlé au cœur, voici celui du père :

Chapitre 2 

Cette terre
me rejette

Le vieux a refermé le portillon, sans regarder en arrière.
Mais il n'a pu éviter un sursaut, le dernier sursaut : ce frisson qui a fait flageoler ses jambes, comme si elles ne voulaient pas s'en aller. Il s'est dit : — Bienheureuses sont les femmes. Elles savent pleurer.
Trois pâtis, une maison, un champ de manioc, une charrue, un char à bœufs, un cheval, du bétail et un chien. Une femme, douze enfants. Le frisson au portillon était un adieu à tout cela. Il avait été un homme, il n'était désormais plus rien. Il n'avait plus rien.
— Maudites sont les femmes. Elles ne pensent qu'aux vanités du monde. Elles ne font que pécher et ruiner les hommes.
Ses jambes ne voulaient pas s'en aller, mais il devait partir. Il fallait qu'il gagne la rue et qu'il prenne un camion à destination de Feira de Santana, une fois pour toutes.
— Tout ça à cause d'elle - il s'est dit aussi. — A cause de cette manie de vouloir vivre en ville et de mettre les gamins au collège. Comme si le collège allait leur remplir le ventre.
S'il regardait en arrière, il verrait le grand arbre près de la porte qui ombrage la véranda - l'arbre que lui, sa femme et son aîné ont planté.
Ce fils a disparu dans le monde, contre sa volonté, pour ne plus jamais revenir. C'était encore un gamin, à vrai dire. Mais c'est l'autre idiote qui l'avait poussé. A force de scènes, de hâbleries continuelles, elle avait détraqué l'esprit des gens du voisinage, rameutés pour lui donner des conseils, demander, demander, demander. Et c'est ainsi qu'il avait fini par céder, comme s'il devait assister les bras croisés à son propre malheur, irrémédiablement. Depuis lors le fils semblait avoir honte de lui, car il ne répondait pas à ses lettres, ou plus exactement aux messages que sa femme à sa demande griffonnait dans ses lettres à elle, vu que lui, le vieux, il savait tout juste signer son nom les jours d'élection, ce qui n'avait rien d'honteux, tout le monde ici est dans le même cas : du moment qu'on a appris à voter, on n'a pas besoin d'en savoir davantage. Son écriture était différente et celle-là, il était fier de bien la tracer : des traits ocres sur la terre labourée, la terre belle et tendre, généreuse toute l'année, du moment que Dieu envoyait la pluie tout l'année. La meilleure plume du monde, c'est le manche d'une houe.
Non, ce n'était pas à Feira de Santana qu'il voulait aller. Sa femme et ses enfants qui lui étaient restés n'avaient qu'à se débrouiller tout seuls. Un homme qui est un homme n'accepte pas les restes. Il partirait oui, mais pour São Paulo ou le Parana, des terres bonnes, où sûr qu'il se trouverait un champ à son compte, comme s'il en était le propriétaire.
Voilà, c'était ça justement le message qu'il voulait faire passer à son fils, si souvent rabâché, toujours resté sans réponse. C'est vrai qu'une fois, dans une lettre à sa mère, Nelo avait écrit : « Dis à papa qu'ici c'est très dur pour quelqu'un de déjà vieux. Il ne va pas s'habituer. São Paulo n'est pas ce qu'on pense chez vous. Pour l'amour de Dieu, sortez lui cette idée de la tête ».
Cette réponse n'avait servi à rien et le vieux croyait comprendre pourquoi jamais plus son fils n'en avait reparlé, jamais ne s'était donné la peine de répondre aux autres messages : — « Il ne me veut pas là-bas, au milieu de ses civilités. Moi je suis de la campagne et je n'ai pas les manigances qu'il a. Voilà tout ».
Il s'était réveillé à l'heure habituelle, bien avant le premier rayon de soleil.
Mais, à la différence des autres jours, il n'était pas pressé de sortir du lit. Il repoussa la couverture poisseuse, la loque immonde dont un autre hériterait - quelqu'un qui aurait une femme méticuleuse, capable de laver et de frotter la couverture plusieurs fois jusqu'à enlever toute la crasse, et qui ensuite s'en couvrirait sans dégoût. Il laisserait aussi le lit et le matelas. Des poux et des rêves. Plaisir et douleur. Les puces transmettraient son sang au sang de ses neveux (il allait tout léguer à son frère), mais une puce ne parle pas. Personne n'allait savoir ce qu'avait été sa vie. Seulement Dieu et lui-même le savaient exactement, ce même Dieu qui lui avait donné douze enfants sur ce matelas précisément  - des garçons et des filles qui sortaient du ventre d'une femme et tombaient dans la bassine de Tindole, la négresse, la soularde, la diablesse, la miraculeuse commère dont les services étaient payés en litres de haricots noirs. Douze cordons enterrés dans le jardin. Douze fois il avait lâché une douzaine de pétards. Sa joie explosait dans les airs, annonçait le renouveau. Tranquille dans la pénombre, le vieux n'écoute pas le jour qui naît dehors. Il essaie d'entendre la vie qui s'est passée dans cette maison. Il n'entend rien. Il appelle :
— Nelo, Noemia, Gesito, Tonho, Adelaïde. Réveillez-vous, mes enfants. Nous allons réciter la litanie.
Sa main palpe l'espace à son côté, jadis occupé par un autre corps. Elle ne trouve qu'une couverture fétide et fripée.
[...]
— Nelo, Noemia, Judith, Gesiro, Tonio, Adelaïde - il les a de nouveau appelés, parce que la première fois, il n'avait pas entendu de réponse, ils mettaient du temps à se réveiller.
— Allez, debout. C'est l'heure de dire l'oraison.

                                                    Kyrie eleison     [Seigneur, prends pitié]
                                                    Kyrie eleison     [Seigneur, prends pitié]
                                                    Christe eleison  [Christ, prends pitié]

Pas possible. Qu'est-ce qui se passe avec les enfants aujourd'hui ? C'est le chien qui a répondu à l'appel. Il est arrivé en courant et en grondant comme un fou, faisant voler la poussière dans la végétation par-dessus les clôtures, désespéré.
— Rentre à la maison - le vieux lui a lancé un caillou, qui lui est passé entre les oreilles. Le chien a baissé la tête, on aurait dit qu'il comprenait ce que ça voulait dire. Mais il n'a pas rebroussé chemin. Maintenant il avançait lentement : il était tout près de son maître, il flairait son odeur. Il grondait encore, une espèce de plainte, une lamentation facile à comprendre.
— Retourne chez ton nouveau maître - le vieux insistait, un bout de bois dans la main. Appuyé sur ses pattes de derrière, le chien a fait le beau, balançant la tête et les pattes de devant, comme s'il voulait l'embrasser. On dirait une personne, le vieux a pensé. Il ne lui manquait que la parole.
— Bon, si tu veux venir, viens - il a dit au chien, en jetant son bout de bois par terre. — Mais tu auras double peine. Celle d'aller et celle de retourner. On m'a dit qu'il valait mieux pas emmener de chien. Il aurait pu ajouter : — Et voilà comment vont les choses. C'est ceux qu'on voudrait qu'ils vous larguent qui ne vous lâchent pas. Et encore : — Finalement c'est celui-là qui se montre le meilleur de mes enfants.

Antônio Torres : Cette terre (1976)
Traduction de Jacques Thiériot
Editions Métailié

Et puis cette belle série de toiles toute en couleurs intitulée : Les damnés de la terre
Oeuvres du peintre originaire d'Amazonie : Gontran Guanaes Netto (1933 - ...)
« Il était midi et je savais qu'il était midi simplement parce que je marchais sur une ombre de la taille de mon chapeau » (Antônio Torres)