2014/12/21

Antônio Torres : Chien et Loup

« Me voilà de retour au pays, cette terre de philosophes et de fous, à commencer par mon père, qui tient un peu des deux... » (Antônio Torres)

Couverture de
Victor Burton
J'aime décidément beaucoup Chien et Loup, malgré l'absence totale d'intrigue, de suspense ou d'action : un livre où il ne se passe quasiment rien mais qui pourtant vous captive, tellement les mots tracés par la plume sont ici portés par la voix. Une voix qui parle des choses de la vie les plus simples, comme par exemple du temps qui court et des rêves qu'on laisse derrière soi : parents qui vieillissent et copains d'école qu'on oublie, désillusions d'amour et déclin du corps... ce petit parfum de nostalgie que dégage "les plus de quarante ans" à cet instant de la vie où ils ne sont plus tout à fait jeunes mais pas encore tout à fait vieux : entre chien et loup. 

Antônio Torres a 57 ans lorsqu'il remet en scène Totonhim et les principaux personnages de Cette Terre, un roman publié vingt-et-un ans plus tôt. Deux décennies durant lesquelles l'auteur a gagné en maturité et maîtrise de son art, cependant que Totonhim perdait pied à São Paulo : le chômage le guette et son couple bat de l'aile, tout part en sucette sans préavis ni raison. Un peu paumé dans sa vie comme dans sa ville, il décide alors de renouer avec ses racines en s'en allant passer 24h00 en compagnie de son père dans le village où il est né, a grandi et connu ses premiers émois. De ces retrouvailles entre un vieux loup solitaire et un chien perdu naissent peut-être les pages les plus sensibles du roman, encore que celles où Tontonhim retrouve son premier amour de jeunesse ne manqueront pas de rappeler à chacun ses propres souvenirs, comme celles où il s'en va visiter la maison de son enfance... dont il ne reste plus rien qu'un morceau de tuile cassée : 

[...] J'arrive à la barrière. Le chien ne vient pas en courant de la maison, en sautant de joie, pour m'accueillir. Et la barrière est attachée au pieu par une chaîne. Avec un peu de précaution et beaucoup d'effort, j'arrive à la sauter. Je monte le raidillon, redécouvrant ici et là les vestiges du chemin que nous parcourions chaque jour, aujourd'hui envahi de ronces. Rien de plus facile que de retrouver l'endroit précis où mon père avait bâti la maison si solidement. L'énorme ficus qui trônait devant, avec son ombrage bienfaisant, est toujours là, seul témoin du temps passé. Partant de lui, j'essaie de reconstituer chaque espace. La grande véranda. Le salon. La chambre des garçons. La salle à manger, la chambre des parents, la chambre des filles, le couloir de la cuisine, la dépense, le grenier pour les haricots, le maïs, la farine et les régimes de bananes, le cabinet de toilette, la petite véranda du fond qui donnait sur le jardin rempli de fleur, le moulin à farine tout de suite après, le papayer près de la fenêtre de la salle à manger, et tant d'arbres encore — juazeiro, cajazeira, graviola, araticum, pinha — tout autour de la maison, donnant leurs fruits et leur ombre. De tout cela, plus rien. Plus rien, à part l'herbe qui a recouvert toute trace de notre existence ici. Et ce poteau où j'accrochais la cage de mon canari jaune, où se trouvait-il ? Et le chant du hamac dans lequel je me balançais, en voyant le monde monter et descendre ? Et mon lit, où je rêvais de la ville ? Plus rien. Plus rien à part un bout de tuile cassée, que je ramasse et caresse au creux de ma main. Ma sœur Noêmia m'avait prévenu pourtant, pas plus tard qu'hier : 
— Totonhim, n'y va pas. La seule chose que tu vas y trouver c'est un bout de tuile cassée. J'en ai ramassé un, Totonhim. Et j'ai pleuré comme une enfant. Tu t'imagines, Totonhim, toute notre histoire réduite à un bout de tuile cassée... 
Tant de rêves, tant de rêves, je me dis, déambulant d'un côté sur l'autre, le bout de tuile dans la main. Une tuile faite par mon père, certainement, dans sa tuilerie tout en bas, près de l'étang. Tant de rêves, tant de rêves, maintenant je parle tout haut, et fort, je hurle, je m'adresse au vent, à l'herbe, au ficus, au tesson de tuile, à la poussière. Noêmia a dit que moi aussi j'allais pleurer quand j'en trouverais un. Non, je ne pleure pas. Mais c'est pire. J'ai l'impression que je deviens fou. Je regarde alentour, cherchant à localiser les maisons du voisinage, des grands-parents paternels et maternels, des oncles et des tantes, de toute la famille. Il n'y a plus que les arbres qui entouraient chacune d'elles. Je commence à crier le nom des personnes que j'aimais le plus, et je me souviens du temps où, quand je criais, quelqu'un répondait. C'était un enfant qui en appelait un autre pour qu'il vienne coucher chez lui. Pour jouer ensemble. Aujourd'hui mon cri ne rencontre aucun écho et se perd dans l'espace, dérisoire. Un cri pour personne. 

Antônio Torres : Chien et Loup (1997)
Traduction de Cécile Tricoire (2000)
Aux Editions Phébus

Trois peintures de Bruna Zanqueta, tirées de la série intitulée "A Cor dos Despossuídos" (2013) 

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