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2015/10/16

Jean-Noël Jeanneney : L'avenir vient de loin

« Les Républicains, c'est comme le fromage : plus il y en a, plus ça pue ! »
( Le révérend père Ollivier, du temps de Mac-Mahon )

Au soir des élections législatives de 1993, la coalition RPR-UDF emportait nettement la victoire avec près de 82% des sièges à l'Assemblée Nationale. Conséquence directe du choix des Français : le président Mitterrand nommait Balladur Edouard à l'Hôtel Matignon, à charge pour celui-ci de remplacer le ministère Bérégovoy auquel participait jusqu'alors Jean-Noël Jeanneney, en tant que secrétaire d'Etat à la Communication.
A peine quelques mois plus tard, ce dernier publiait non pas un recueil de souvenirs ou de confidences sur ses années passées au sein du pouvoir — quoique perce parfois un soupçon d'amertume — mais un livre d'histoire politique censé démontrer la vitalité d'un clivage auquel les Français ne croyaient déjà plus : l'opposition entre la gauche et la droite (en 1991, une étude SOFRES révélait qu'ils étaient en effet 55% à estimer que cette ligne de partage n'existait plus vraiment ou n'avait plus lieu d'être, cependant qu'une enquête plus récente du CEVIPOF montre qu'ils sont à présent près de 75% à le penser...).
Or, en 1993, Jean-Noël Jeanneney, lui, voulait encore y croire, au bien-fondé de cette opposition. Et c'est donc avec son incurable optimisme d'homme-de-gauche qu'il cherche à nous convaincre ici d'une chose ô combien capitale à ses yeux : que les idéaux hérités de la Révolution sont non moins valides et pertinents aujourd'hui qu'ils ne l'étaient lors de leur avènement. Pour lui, si les hommes se sont entre-déchirés comme des bêtes durant deux siècles et des brouettes pour voir triompher telle ou telle autre de leurs convictions, c'est pour la raison toute simple et toute vraie qu'il y a différentes façons de concevoir la Justice, l'Education, la laïcité, l'économie, l'Etranger, la fiscalité et j'en passe. A l'appui de sa démonstration sont alors naturellement conviées à la barre les grandes figures tutélaires que furent Saint-Simon, Clemenceau, de Gaulle, Blum et quelques autres, mais surtout Victor Hugo et Jean Jaurès, abondamment cités et célébrés tout au long des chapitres... De sorte qu'en nous rappelant quelques-unes des plus farouches oppositions gauche#droite dont fourmille notre histoire, Jean-Noël Jeanneney nous fait peu à peu ressentir (pour la mieux déplorer si besoin était) l'absence de contraste (et d'idées) dans les débats politiques de ces dernières années. De sorte aussi que son livre, pour daté qu'il soit, est toujours aussi pertinent et même plus que jamais d'actualité au vu de ce qu'est devenu aujourd'hui le parti à la rose : une pâlichonne copie du centre-droit. De sorte, enfin, que si L'Avenir vient de loin s'adresse à chacun d'entre nous, il s'adresse encore davantage aux socialistes en charge du pays, tous invités qu'ils sont à revenir à leurs fondamentaux ou, ainsi que Jeanneney le dit lui-même : à s'inspirer du passé "pour servir de nouvelles ardeurs".

Intelligemment mises en parallèle par le cevipof, ces trois courbes montrent
à quel point la Gauche a perdu la bataille de l'opinion...

Signalons encore que L'avenir vient de loin est un livre à la Jeanneney, c'est-à-dire bourré de références et de citations qui, d'admiration, vous laissent un peu sur le flanc :

« Le marché ! le marché ! le marché !... » A tous les défis du temps nos libéraux répliquent sur le ton de Toinette dans Le Médecin malgré lui : « Le poumon, le poumon, le poumon, vous dis-je ! »
Le cri, certes, s'est un peu assourdi — déceptions théologiques obligent —, mais l'obsession est bien vivante, à droite. Le marché y est célébré comme un nouveau seigneur, bienveillant à qui le respecte, garant impérieux de tous nos bonheurs futurs, vengeur effroyable pour les peuples qui osent douter de son génie.
C'est à voir de plus près. Car voici l'un des critères les plus propres à fonder aujourd'hui l'opposition entre droite et gauche. La confiance absolue, d'un côté, faite au seul marché, animé par la recherche du profit qui pousse les individus en compétition, pour dessiner l'équilibre le plus harmonieux possible d'une communauté nationale. Et de l'autre, à gauche, la certitude qu'il revient à la puissance publique de faire jouer d'autres ressorts que ceux qui stimulent le monde marchand, pour servir d'autres desseins et pour corriger la brutalité des égoïsmes affrontés.

[...] La métaphore du « renard libre dans le poulailler libre » est un peu usée ? Bon ! Retrouvons donc Clemenceau brocardant vers 1895 « ces économistes dont tout l'art consiste à faire courir des culs-de-jatte ficelés dans des sacs contre le vainqueur du dernier Grand Prix de Paris. Liberté pour tout le monde ! En avant les culs-de-jatte, et bonne chance ! Tiens, le pur-sang est vainqueur ! Qui l'aurait cru ? Eh bien, il est le plus fort voilà tout. Ce n'est ni juste ni injuste. La liberté du faible, c'est le droit du plus fort. Culs-de-jatte mes amis, tâchez qu'il vous pousse des jambes !... »

[...] Et voyez aussi les cris d'orfraie que suscita la loi sur la « dotation de solidarité urbaine » du 13 mai 1991, qui pour la première fois organisait le transfert de quelques ressources des communes les plus favorisées au profit des plus plus pauvres : même jeu, mêmes réflexes, même clivage...
On y revient toujours : la gauche moderne ne se voudra pas plus égalitariste que ne l'étaient Saint-Simon et ses disciples. Mais elle croira toujours à l'indispensable intervention de l'Etat, pour compenser au maximum ce qui, dans les inégalités entre les hommes, peut l'être par une répartition moins inégale des ressources.
Depuis les débuts de la Révolution industrielle, c'est le mouvement ouvrier, ce sont les syndicats, ce sont les partis de gauche qui ont peu à peu arraché à la droite, que ce soit de l'intérieur ou de l'extérieur du gouvernement, des corrections aux effroyables duretés du capitalisme libéral. Et l'on voudrait que soudain cela soit dépassé et qu'on soit entré dans la félicité d'un consensus social généreux ! Le droit des citoyens est d'être sceptique et leur devoir d'ouvrir les yeux.

Jean-Noël Jeanneney : L'avenir vient de loin
Aux Editions du Seuil (1994)

Et puis, en guise d'illustration sonore, cet extrait d'un discours du député Jules Ferry, prononcé en juin 1889 à l'Assemblée Nationale (et lu par Guillaume Gallienne, France Inter, Ça peut pas faire de mal) :

2014/12/21

Antônio Torres : Chien et Loup

« Me voilà de retour au pays, cette terre de philosophes et de fous, à commencer par mon père, qui tient un peu des deux... » (Antônio Torres)

Couverture de
Victor Burton
J'aime décidément beaucoup Chien et Loup, malgré l'absence totale d'intrigue, de suspense ou d'action : un livre où il ne se passe quasiment rien mais qui pourtant vous captive, tellement les mots tracés par la plume sont ici portés par la voix. Une voix qui parle des choses de la vie les plus simples, comme par exemple du temps qui court et des rêves qu'on laisse derrière soi : parents qui vieillissent et copains d'école qu'on oublie, désillusions d'amour et déclin du corps... ce petit parfum de nostalgie que dégage "les plus de quarante ans" à cet instant de la vie où ils ne sont plus tout à fait jeunes mais pas encore tout à fait vieux : entre chien et loup. 

Antônio Torres a 57 ans lorsqu'il remet en scène Totonhim et les principaux personnages de Cette Terre, un roman publié vingt-et-un ans plus tôt. Deux décennies durant lesquelles l'auteur a gagné en maturité et maîtrise de son art, cependant que Totonhim perdait pied à São Paulo : le chômage le guette et son couple bat de l'aile, tout part en sucette sans préavis ni raison. Un peu paumé dans sa vie comme dans sa ville, il décide alors de renouer avec ses racines en s'en allant passer 24h00 en compagnie de son père dans le village où il est né, a grandi et connu ses premiers émois. De ces retrouvailles entre un vieux loup solitaire et un chien perdu naissent peut-être les pages les plus sensibles du roman, encore que celles où Tontonhim retrouve son premier amour de jeunesse ne manqueront pas de rappeler à chacun ses propres souvenirs, comme celles où il s'en va visiter la maison de son enfance... dont il ne reste plus rien qu'un morceau de tuile cassée : 

[...] J'arrive à la barrière. Le chien ne vient pas en courant de la maison, en sautant de joie, pour m'accueillir. Et la barrière est attachée au pieu par une chaîne. Avec un peu de précaution et beaucoup d'effort, j'arrive à la sauter. Je monte le raidillon, redécouvrant ici et là les vestiges du chemin que nous parcourions chaque jour, aujourd'hui envahi de ronces. Rien de plus facile que de retrouver l'endroit précis où mon père avait bâti la maison si solidement. L'énorme ficus qui trônait devant, avec son ombrage bienfaisant, est toujours là, seul témoin du temps passé. Partant de lui, j'essaie de reconstituer chaque espace. La grande véranda. Le salon. La chambre des garçons. La salle à manger, la chambre des parents, la chambre des filles, le couloir de la cuisine, la dépense, le grenier pour les haricots, le maïs, la farine et les régimes de bananes, le cabinet de toilette, la petite véranda du fond qui donnait sur le jardin rempli de fleur, le moulin à farine tout de suite après, le papayer près de la fenêtre de la salle à manger, et tant d'arbres encore — juazeiro, cajazeira, graviola, araticum, pinha — tout autour de la maison, donnant leurs fruits et leur ombre. De tout cela, plus rien. Plus rien, à part l'herbe qui a recouvert toute trace de notre existence ici. Et ce poteau où j'accrochais la cage de mon canari jaune, où se trouvait-il ? Et le chant du hamac dans lequel je me balançais, en voyant le monde monter et descendre ? Et mon lit, où je rêvais de la ville ? Plus rien. Plus rien à part un bout de tuile cassée, que je ramasse et caresse au creux de ma main. Ma sœur Noêmia m'avait prévenu pourtant, pas plus tard qu'hier : 
— Totonhim, n'y va pas. La seule chose que tu vas y trouver c'est un bout de tuile cassée. J'en ai ramassé un, Totonhim. Et j'ai pleuré comme une enfant. Tu t'imagines, Totonhim, toute notre histoire réduite à un bout de tuile cassée... 
Tant de rêves, tant de rêves, je me dis, déambulant d'un côté sur l'autre, le bout de tuile dans la main. Une tuile faite par mon père, certainement, dans sa tuilerie tout en bas, près de l'étang. Tant de rêves, tant de rêves, maintenant je parle tout haut, et fort, je hurle, je m'adresse au vent, à l'herbe, au ficus, au tesson de tuile, à la poussière. Noêmia a dit que moi aussi j'allais pleurer quand j'en trouverais un. Non, je ne pleure pas. Mais c'est pire. J'ai l'impression que je deviens fou. Je regarde alentour, cherchant à localiser les maisons du voisinage, des grands-parents paternels et maternels, des oncles et des tantes, de toute la famille. Il n'y a plus que les arbres qui entouraient chacune d'elles. Je commence à crier le nom des personnes que j'aimais le plus, et je me souviens du temps où, quand je criais, quelqu'un répondait. C'était un enfant qui en appelait un autre pour qu'il vienne coucher chez lui. Pour jouer ensemble. Aujourd'hui mon cri ne rencontre aucun écho et se perd dans l'espace, dérisoire. Un cri pour personne. 

Antônio Torres : Chien et Loup (1997)
Traduction de Cécile Tricoire (2000)
Aux Editions Phébus

Trois peintures de Bruna Zanqueta, tirées de la série intitulée "A Cor dos Despossuídos" (2013)