2013/03/03

Jorge Amado : Les Pâtres de la Nuit



Repu, comblé, rassasié ! Le sentiment d'avoir été gavé comme une oie blanche en vue de la Saint Sylvestre me laisse de cette lecture une impression mitigée : entre plénitude et indigestion. 
Auteur prolixe et volubile, Jorge Amado avait l'écriture généreuse des sud-américains. Il n'était pas du genre à compter ses mots ou à chipoter la matière, possédait le bagout des bons conteurs mais sombrait parfois dans des bavardages auxquels on ne peut guère prêter qu'une oreille distraite. C'est un peu trop fréquemment le cas ici, dans ce livre baptisé 'Roman', bien que celui-ci ressemble plutôt à une succession de nouvelles aux personnages récurrents, lesquels assurent d'ailleurs à l'ensemble un semblant de cohérence. 
De toute cette galerie de figures haute en couleurs émerge celle du Caporal Martim, un séducteur sans rival, champion du verbe et du lever de coude, maître incontesté de la capoeira et des jeux de cartes. Souvent cité en exemple dans son quartier, il est une sorte de référent pour ses amis d'enfance tourbillonnant autour de lui en bande joyeuse et délurée : le Nègre Massu, un hercule au cœur d'or ; Curió, l'idéaliste naïf et romantique ; La Rafale, expert ès mulâtresse et heureux possesseur d'une souris savante ; l'Ygrec, ainsi surnommé en vertu de ses connaissances universelles ; Jesuino Le-Coq-Fou, une sorte de vieil aristocrate mâtiné de clochard, allant toujours par monts et par vaux dans ses souliers crevés et son frac rapiécé ; madame Béatriz, à la fois cartomancienne et fakir hindou ; aussi la vénérable Dona Tibéria, dont l'époux fabrique des cierges pour la paroisse du bon dieu, cependant qu'elle-même, tenancière de bordel, nourrit pour ses pensionnaires des sentiments quasi maternels, notamment pour la jeune Otália, une putain d'environ seize ans qui joue encore à la poupée entre deux passes, rêve d'épouser le caporal Martim et finit par mourir de chagrin, sans que sa mort, hélas, ne suscite beaucoup d'émotion. Et puis toutes les autres figures charriées au fil des pages, la foultitude des faire-valoir aux surnoms si évocateurs qu'on ne peut les oublier avant longtemps : L'Oeillet-à-la-Boutonnière, Nelson-les-Grandes-Dents, Pépé Huit-Cents-Grammes, Chico le Raté, La Mère Tricot, Le Frisé... Overdose. 
Majoritairement issus des quartiers pauvres de Bahia, la plupart de ces personnages sont, par choix ou par nécessité, des marginaux, des vagabonds, des petits boutiquiers sans grande moralité, du moins pas celle faite par et pour les privilégiés avec l'aide de Dieu et des banquiers. Cependant, la misère ayant elle aussi ses règles et ses lois, les démunis d'Amado s'arrangent pour vivre à leur façon et, avec les moyens dont chacun dispose, comme n'importe quel organisme vivant de n'importe quelle espèce luttant pour sa survie depuis des siècles, chacun adapte au jour le jour son comportement à son environnement. Les uns sont tricheurs, voleurs ou bagarreurs, les autres mentent, escroquent ou se prostituent, mais tous s'entraident dans les moments les plus difficiles et tous, à chaque instant de leur vie, manifestent leur volonté d'être et de rester libre. 
Traité à la manière habituelle d'Amado, avec lyrisme, humour et sensualité, ces Pâtres de la Nuit ne sont donc pas uniquement pétri de bons sentiments. Et c'est tant mieux. 
Il se dégage du livre une certaine philosophie de la vie, dans laquelle l'amitié fait office de dogme et où la débrouille s'érige en vertu. Et c'est très bien. 
Seulement voilà, les personnages ont la misère joyeuse et même tellement joyeuse qu'elle en devient presque obscène, à se demander d'ailleurs si tel n'était pas l'effet souhaité par l'auteur et alors qu'on m'explique pourquoi. Oui, pourquoi, malgré l'évidente affection d'Amado pour chacune de ses créatures issues des bas-quartiers, pourquoi diable n'est-il pas parvenu à m'en faire aimer une seule, et pourquoi n'a-t-il pas non plus réussi à me rendre sensible à leurs mésaventures, ne parvenant qu'à m'amuser (un peu), m'ennuyer (beaucoup), m'intéresser (pas du tout). 

L'Amusement : le mariage du caporal Martim avec la belle Marialva, une fille coquette et raffinée. Etrangère au quartier et pétant plus haut que son cul, non seulement elle ne s'intègre pas à la communauté d'amis, mais, bien trop jalouse pour son libertin de mari, leur histoire d'amour tourne court. La chute est inattendue et drôle, malgré le sort funeste réservé à Marialva. 

L'Ennui : les problèmes suscités par le baptême du fils de Massu sont discutés comme les autres, autour d'un verre d'eau-de-vie dans la taverne d'Alonso, puis font l'objet de longs chapitres consacrés de bout en bout au folklore religieux du candomblé et à ses nombreuses divinités. 

L'Intérêt : la touche sociale du dernier épisode, ou la naissance des favelas. Un jour, à l'aide de quelques planches de bois, de vieilles tôles ondulées et de cinq ou six bouts de tissus pas très propres, un déshérité construit sa cahute sur un terrain privé mais inoccupé. C'est un pionnier. Il est bientôt rejoint par un autre miséreux, et puis un autre et encore un autre... C'est l'invasion. Les cabanes de bric et de broc poussent vite et bien, comme des champignons sous les arbres. Toute la colline en est pleine. On rit, on danse et on chante, c'est la fête du soir au matin. Là-dessus, on s'en doute, la politique s'en mêle, la police obéit et les médias, à leur habitude, s'empressent d'exploiter l'affaire. Alors, presque malgré soi, on en vient à comparer les comportements des uns et des autres, disons des gens d'en-haut et des gens d'en-bas. On commence d'abord par se demander qui sont les plus tricheurs, les moins voleurs, les pires menteurs, et puis on finit par comprendre enfin qui sont les véritables putains.

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