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2015/03/01

Jorge Amado : Best-Of (entretien avec moi-même)

Quand et comment avez-vous rencontré Jorge Amado ?

C'est une longue histoire... Tu sais sans doute que le chemin qu'emprunte un lecteur n'est pas le fruit du hasard, mais plutôt de sa curiosité. Les uns se précipitent avec avidité sur les derniers prix Machin, histoire de voir de quoi ça cause afin de pouvoir en parler devant la machine à café... d'autres préfèrent explorer de fond en comble un genre ou un domaine particuliers, le romantisme, les polars, la S.F, n'importe. Quant à moi, je me laisse tout simplement guider par les auteurs, leurs ramifications... Je veux dire que si tu lis Depestre, comme ce fut mon cas, eh bien tu tombes nécessairement sur "J. Amado", soit par le biais d'une note en bas de page, soit par celui d'un clin d’œil amical qui éveille aussitôt ta curiosité, laquelle curiosité t'incite alors à acheter un premier Amado, puis un second, un troisième et ainsi de suite, moyennant quoi de nouvelles perspectives de lecture s'ouvriront bientôt devant toi, comme celle de poursuivre la route avec Pablo Neruda, Ilya Ehrenburg, Anna Seghers... ou bien encore celle d'étudier la "littérature brésilienne", mais c'est une autre histoire.
Et donc, en février 2013, j'ai lu la Boutique aux miracles, un livre à la fois drôle et sérieux — puisqu'il est question de cette bêtise infinie qu'est le racisme — en même temps qu'une espèce de guide touristique où l'on découvre un univers qui nous est foncièrement étranger, avec son folklore, ses mythes, tout son vocabulaire exotique : salgadinhos, macumba, candomblé, tereiros, cachaça... Bref, j'ai avalé tout ça d'un seul trait, puis j'ai dévoré l'oeuvre entière.

Avant d'aborder l'oeuvre de Jorge Amado, peux-tu nous parler de sa vie en deux ou trois mots ?

Un roman-fleuve.

Et moins succinctement ?

Je dirais que la biographie du bonhomme comporte certains éléments permettant de mieux apprécier la complexion de l'écrivain. Savoir qu'il est né en 1912, soit une vingtaine d'années seulement après l'abolition de l'esclavage et la proclamation de la République brésilienne — donc au sein d'une société encore baignée d'archaïsmes et de préjugés de toutes sortes — puis qu'il a grandi dans un monde où la force primait sur le droit et où la violence n'était pas l'exception mais la règle : coups de feu, embuscade au coin du bois, règlements de comptes, crues dévastatrices, épidémies de variole meurtrières, voilà, entre autres choses, de quoi fut témoin Jorge Amado dès son plus jeune âge, y compris dans la fazenda de son père, un petit planteur de cacao qui dormait toujours la main posée sur la crosse d'un fusil.

En somme, toute l'enfance d'Amado est ponctuée d'évènements tragiques.

Absolument ! Et il en fera d'ailleurs l'une des matières premières de ses livres.

Ceci explique sans doute également pourquoi la mort y est omniprésente.

Oui, mais pas d'égale manière. Par exemple, si tu prends Suor, l'un de ses premiers romans (1934), ou Les chemins de la faim (1946), la mort y est d'autant plus poignante et dramatique qu'elle découle de la misère sociale... mais dans Quinquin (1961), ou Dona Flor (1966), elle est traitée de manière humoristique et presque joyeuse. C'est un retournement complet, un peu comme si Victor Hugo se mettait tout à coup à faire du François Villon, ou comme si Zola passait de Germinal à Pantagruel. Pourquoi ce revirement ? Eh bien on peut supposer qu'après trois longues décennies de combats politiques menés en première ligne, Jorge Amado, qui frisait alors la cinquantaine, a éprouvé le besoin de souffler un peu, de mieux savourer la vie et l'instant présent.

Un changement de paradigme que tu sembles donc associer à sa rupture d'avec le Parti Communiste vers la fin des années cinquante.

Insinuerais-tu que les communistes manquent d'humour ?

Je dis simplement, et sans vouloir t'offenser, que la fantaisie n'est pas ce qui les caractérise le mieux...

Possible en effet qu'ils prennent la vie un peu trop au sérieux et que leur vision du monde ne soit pas des plus réjouissante, c'est vrai, mais, en même temps, la misère, les souffrances, l'injustice... leur credo politique est une réalité qui, permets-moi de te le dire, ne prête pas vraiment à la rigolade ou aux compromis, mais plutôt à l'insurrection. En fait, ce qui empêche un communiste d'être pleinement heureux, vois-tu, c'est le malheur des autres, et un malheur qu'il perçoit avec d'autant plus d'acuité qu'il est persuadé d'avoir les moyens d'y remédier. 

Mais l'Histoire a démontré le contraire !

Tous les "ismes" au pouvoir, qu'ils s'appellent communisme, capitalisme ou libéral-socialisme, tous ont démontré, et démontrent encore, leur incapacité à faire le bonheur du peuple, du moins durablement. Mais on peut cependant souligner qu'entre le début des années 30 et celui des années 60, les conditions de vie des masses laborieuses se sont quand même sensiblement améliorées, non pas par l'opération du Saint-Esprit, mais grâce aux combats d'hommes-de-gauche tels que Jorge Amado, il est bon de le rappeler. Et même après 1956, l'année de la "rupture", il a continué à défendre les mêmes causes que par le passé, mais d'une autre façon, de manière beaucoup plus détachée, moins partisane, et donc plus amadienne, au sens où, enfin libéré des contraintes artistiques du Parti, l'écrivain se permet de dire ce qu'il veut... comme il veut... quand il veut. Et on peut d'ailleurs rappeler ici une anecdote révélatrice d'une personnalité au caractère pas franchement compatible avec la discipline du PC : c'était en 1925, Jorge Amado avait alors 13 ans et était pensionnaire d'un collège jésuite aux règles non moins strictes et sévères que celles du Komintern. S'y sentant à l'étroit comme entre les quatre murs d'une prison, le jeune adolescent implorait instamment ses parents de l'en sortir, mais rien n'y faisait. Rien ! Aussi décida-t-il un beau jour de s'enfuir et de prendre la route, tout seul et à pied, direction le Sergipe où logeait son grand-père paternel. Sa fugue, longue de trois mois et 300km, de Bahia à Itaporanga, démontre assez bien, je crois, un goût prononcé pour la liberté et le vagabondage, deux penchants mieux en phase avec les concepts anarchistes qu'avec les pratiques communistes à la mode de Staline.

Une erreur d'orientation ?

En quelque sorte, oui. Disons que son engagement politique a répondu à la nécessité du moment et, qu'aveuglé par l'espoir peut-être insensé de changer le monde, il a sans doute été naïf mais sincère, sillonnant le monde et ses congrès en faveur de la paix, de la justice sociale, de l'union des peuples, etc... et n'hésitant pas à donner de sa personne quoiqu'il lui en coûtât — l'exil et la prison. Oui ! tu peux creuser la bio d'Amado de fond en comble, jamais tu n'y trouveras rien dont il ne puisse être fier, au contraire. Par exemple, en 1946, jeune élu député communiste de 36 ans, et bien qu'étant profondément athée, il fait voter par la nouvelle Assemblée une loi garantissant à tous la liberté de culte, permettant ainsi aux afro-brésiliens de pratiquer le Candomblé sans plus risquer la persécution. Tout Amado est là, dans cette ouverture d'esprit peu commune, propre aux grands humanistes et aux grands philanthropes...

Dans la lignée d'un Camus ?

Oh ! plutôt dans celle d'Eulália, dite Lalu, et João, ses parents. Jorge Amado n'est pas un intellectuel féru d'équations philosophiques, pas du tout. Son truc, ou ses préoccupations, sont exactement les mêmes que celles du "petit peuple" dans lequel il se fond en toute modestie, malgré ses études supérieures, son diplôme d'avocat et sa notoriété. L'humanisme d'Amado est po-pu-lai-re, en ceci que sa culture s'enracine dans le monde ouvrier dont il est issu et duquel, fidèle aux origines, il tire son amour des choses simples et vraies : plutôt les chansons d'un Dorival Caymmi que les élucubrations sérielles d'un Pierre Boulez, par exemple. Et ne pas oublier non plus qu'Amado a été formé en partie à l'école de la rue, quand, pas plus haut que trois pommes, il accompagnait son oncle dans les salles de jeux, les maisons de passes ou les cabarets d'Ilhéus. C'est là, plus qu'ailleurs encore, que l'enfant a fait ses premières classes, découvrant la vie au milieu des putes et des vagabonds, parmi les boit-sans-soif et les voyous, toujours entouré de leur affection, de leur tendre humanité, puis la leur rendant plus tard, lorsque, devenu écrivain, il fera d'eux tous des personnages positifs.

Tu dis "plus tard", mais Jorge Amado a publié très jeune, non ?

Jeunissime ! Peu après son escapade à travers le sertão, ses parents décident de lui lâcher la bride, d'abord en l'inscrivant dans un collège beaucoup plus libéral que le précédent, ensuite en l'autorisant à s'installer au cœur même du vieux quartier populaire du Pelourinho, sur les hauteurs de Bahia. Pour Jorge Amado commence alors une nouvelle vie, faite d'études et d'apprentissages, certes, mais aussi de folle bohème avec la bande d'adolescents rimbaldiens qui partagent avec lui la passion des Lettres et des virées nocturnes. Et puis, pour répondre à ta question, c'est également durant cette période que commencent à paraître dans un journal local les premières chroniques d'un gamin d'à peine 15 ans nommé Jorge Amado de Faria. Quant à son premier roman, Le pays du carnaval, il sortira quatre ans plus tard, soit à 19 ans !

Le début d'une longue série...

Plutôt, oui, puisque s'ensuivront une trentaine de livres, essentiellement des romans, tous publiés entre 1931 et 1997, donc reflétant la société des "années 30", puis celle des années 40, 50... jusqu'à nos jours ou presque. Plonger dans l'oeuvre amadienne, c'est comme s'embarquer pour un long voyage à travers l'histoire et pas seulement "brésilienne", malgré qu'elle soit parfois qualifiée, par des gens qui ne l'ont pas lue, d'oeuvre régionaliste. Le décor est brésilien, ça oui, et le folklore est omniprésent, notamment le candomblé ou la gastronomie, mais les thèmes évoqués, eux, sont universels : exploitation de l'homme par l'homme, délinquance juvénile, immigration, racisme, écologie, libération sexuelle, féminisme, etc. Dans n'importe lequel de ses livres, Amado traite toujours au moins un aspect social du "vivre ensemble", et il le fait tantôt avec gravité, tantôt avec légèreté, ce qui déconcerte la plupart des critiques littéraires...

Lesquels critiques lui ont quand même réservé un accueil des plus favorable.

Oui et non. En fait, ils tendent à scinder l'oeuvre en deux comme un pâté en croûte. Par exemple, pour un critique du Figaro hyper-allergique à la notion de lutte des classes, des livres engagés tels que Suor ou Cacao sont disqualifiés d'emblée, puis, par réflexe immuno-protecteur, taxés d'être manichéens parce qu'il y est simplement question d'oppression, donc d'oppresseurs et d'opprimés, tu vois...
A contrario, une critique d'inspiration gauchiste peut reprocher à Jorge Amado la trop grande légèreté d'un Vieux Marin, d'une Gabriela ou encore d'une Dona Flor, et ne pas hésiter à accuser l'auteur de s'être embourgeoisé, devenant de ce fait indifférent au malheur des autres... 
Il y a aussi les puristes de la littérature, ces précieux ridicules qui trouvent les phrases d'Amado mal tournées, son vocabulaire insuffisamment recherché, sa syntaxe approximative, ses personnages peu crédibles... ses romans bâclés.
Et puis il y a les lecteurs, tous ceux qui se reconnaissent dans ses livres ou ses personnages, aussi imparfaits soient-ils, parce qu'ils partagent avec eux une même façon d'être, de voir et de sentir, et donc qu'ils sont à leur image ainsi qu'à celle de l'auteur : à la fois désinvolte et sérieux, superficiel et profond, médiocre et génial... capable du meilleur comme du pire. Oui, Jorge Amado écrit dans un style accessible au plus grand nombre, et alors ? C'est un conteur d'histoire : sa lecture est facile, sans être stupide, et elle est variée, c'est tant mieux ! pour l'apprécier il ne suffit que d'une chose : aimer la prose vagabonde et souvent luxuriante, agrémentée de personnages comme s'il en pleuvait. Une anthologie de Paulo Tavares (Criaturas) en a d'ailleurs recensé pas moins de 3358, parmi lesquels des portraits de femmes inoubliables, telle que Tereza Batista, et quelques fameux loustics : Mané-la-Peste, Zé-la-Crevette, S'la-Coule-Douce, Chico-la-Graisse, Patte-Molle, Chéri-du-Bon-Dieu, José-la-Fouine, Pue-le-Bouc, N'a-Qu'une-Couille, etc. Surnommer les gens, voilà encore une pratique typiquement populaire par laquelle le peuple reconnaît comme l'un des siens celui qui s'y adonne.

Mais n'est-ce pas justement en vertu de cette "popularité" que le Prix Nobel lui a toujours été refusé ?

Je ne sais pas... En fait, on peut discuter à l'infini de savoir si Jorge Amado méritait ou non son Nobel, mais que l'Académie suédoise n'ait jamais honoré aucun écrivain brésilien, ça c'est incroyable ! On le sait peu par chez nous, mais le Brésil est vraiment un grandissime pays de littérature, avec des auteurs à mon sens injustement dédaignés par le public européen, lequel public a de ce pays une vision encore très archétypale : futebol, carnaval, bossa-nova, Corcovado et bimbos des plages. A la trappe, les Carlos Drummond de Andrade, les Graciliano Ramos, Guimarães Rosa, João Ubaldo Ribeiro, Clarice Lispector, Rachel de Queiroz, Érico Veríssimo et tant d'autres... Quand je pense qu'il y a à peine deux ans, j'ignorais jusqu'à leur nom...

Tu les a découverts grâce à Jorge Amado ?

Oui, petit à petit et pas à pas, en parcourant son oeuvre comme on parcoure et découvre un pays.

Une dernière question : quel mot résume le mieux cette oeuvre, selon toi ?

La Liberté, sans hésitation. Et peut-être aussi l'amitié.

(1912-2001)

Pour un tour d'horizon de l'oeuvre complète de Jorge Amado, on trouvera de-ci de-là sur ce blog des extraits de livres accompagnés d'avis pas toujours éclairés. On pourra aussi découvrir cet auteur en tapant dans la douzaine d'ouvrages listés ci-dessous. C'est une sélection, donc forcément subjective, mais qui me semble toutefois aussi représentative que possible de l'étendue de son talent :

1935 : Bahia de tous les saints
Le premier "grand livre" de Jorge Amado, encensé à juste titre par Albert Camus dans l'Alger républicain, en 1939. Un roman sans temps mort, au style très épuré, retraçant les mille aventures tragi-comiques du nègre Antonio Balduino, de son enfance jusqu'à l'âge adulte : l'histoire d'une prise de conscience politique et de tout ce qui s'ensuit. (très touchant)

1937 : Capitaines des sables
Un sujet sensible, la délinquance juvénile, vue par quelqu'un qui la connaît plutôt bien. Dans un hangar désaffecté du port de Bahia, des adolescents livrés à eux-mêmes vivent de petits larcins. D'où viennent-ils et qui sont-il ? Comment la bonne société les perçoit ? Qui les aide et qui les rejette ? (beaucoup d'émotion et de tendresse, mâtinées d'un peu de drôlerie)

1942 : Terre violente (Les terres du bout du monde)
L'un des quatre ou cinq livres de Jorge Amado dans lesquels il retrace la saga de l'or jaune du Brésil : le cacao. Ici, une histoire inspirée de faits réels qui raconte les sanglantes rivalités opposant entre elles des familles de fazendeiros pour la conquête de nouvelles terres à exploiter. (épique)

1946 : Les chemins de la faim
Sans doute le plus violent, le plus dur et le plus fort de ses romans, illustrant le drame des populations contraintes à fuir la sécheresse du Nordeste pour émigrer à Rio ou à São Paulo, où elles espèrent trouver de quoi survivre... sauf qu'il leur faut d'abord traverser à pied l'enfer de la caatinga survolée de vautours et parsemée de cangaceiros mi-anges mi-démons. (dramatique)

1954 : Les souterrains de la liberté
Mon préféré. L'équivalent brésilien des "Communistes" de Louis Aragon, soit une fresque historique de la société brésilienne de 1937 à 1940, donc sous l'ère dictatoriale de Gétulio Vargas. Un récit de grande amplitude, avec beaucoup de personnages, et sans doute un peu de parti-pris, mais davantage de complexité que certains vous le diront. (passionnant)

1961 : Le vieux marin
Un nouvel habitant débarque un beau jour à Péripéri avec des histoires fabuleuses de marins plein la bouche. Sont-elles vraies, sont-elles fausses ? voilà la question. Mais qu'est-ce que la vérité, après tout ? Eh bien... eh bien c'est un rêve qui prend corps, comme une histoire parfaitement racontée, nous répond ici Jorge Amado. (tonique)

1969 : La boutique aux miracles
Un sujet gravissime, le racisme, mais traité à la manière d'une farce au cours de laquelle le mulâtre Pedro Archanjo oppose son érudition, et sa joie de vivre, à la bêtise d'une high-society majoritairement hostile au mélange des races ou des croyances. Aussi une critique douce-amère de la manière de penser des z'élites à la zémour. (hautement salubre)

1972 : Tereza Batista
Ma préférée. L'histoire d'une pauvre et jolie orpheline qui découvre peu à peu toutes les formes que l'amour ou le désir peuvent prendre, et donc, par voie de conséquence, tout ce dont les hommes sont capables en bien comme en mal. Un personnage à la hauteur d'Antigone — celle en qui l'amour et l'espoir étaient plus forts que la mort ou la résignation. (poignant)

1977 : Tieta d'Agreste gardienne de chèvres
Tieta revient passer quelques mois dans son village natal après en avoir été chassée vingt ans plus tôt pour cause de mœurs jugées trop légères. Toujours aussi libertine, mais devenue riche à millions, elle va combattre l'hypocrisie et la morale à deux balles de ses parents et concitoyens, tout en défendant l'écologie contre les intérêts d'une multinationale étrangère. (réjouissant)

1984 : Tocaia Grande
Mon préféré. Au départ était la Nature, puis est venu l'homme... Il y eu d'abord le hameau, puis est venu le village, la ville... et la civilisation civilisatrice, avec ses rois, leurs lois, leurs juges, leurs flics et leurs prisons. Tocaia Grande : un lieu utopique, et comme hanté par des personnages de chair et de sang, pour ne pas dire de glaise et de boue. (formidable)

1988 : Yansan des orages
Une sorte d'enquête menée tambour battant pour retrouver une statue de Sainte-Barbe mystérieusement disparue. Aussi un roman d'aventure avec beaucoup d'humour, du sexe à gogo et un saisissant contraste entre deux pratiques religieuses : celle de l'Eglise apostolique et romaine, austère et contraignante, et celle du Candomblé, célébrant le plaisir des sens. (jubilatoire)

1990 : Conversations avec Alice Raillard
Une belle série d'entretiens accordés par Jorge Amado à sa traductrice et néanmoins amie Alice Raillard. De nature plutôt loquace, l'écrivain, mis en confiance, se livre ici encore un peu plus d'habitude, évoque ses parents avec émotion, nous parle de son enfance, de politique, d'histoire, de littérature... tout est passé au crible avec intelligence et pertinence. (captivant)

2014/10/04

Peter Englund : La beauté et la douleur des combats (1914-1918)

« Ce livre [...] est un morceau d'antihistoire, en ceci que j'ai cherché à ramener un événement historique majeur à sa plus petite composante, sa particule élémentaire : l'individu et son vécu. » 

Probablement l'un des livres les plus atypiques parus sur la Grande Guerre au cours de ces dernières années, car si l'on ne peut pas dire de l'historien suédois Peter Englund qu'il renouvelle ici l'Histoire, force est de reconnaître qu'il la recycle avec talent et sensibilité. Son idée ? Toute simple : raconter les 51 mois de guerre en se servant des traces écrites laissées par une vingtaine de témoins venant d'horizons divers, mais tous pris dans la même et tragique tourmente. Journaux intimes, carnets, correspondances... aucune des nombreuses sources utilisées par Englund n'est inédite, mais la manière toute personnelle dont il les agrège, voilà le petit plus qui rend son livre intéressant et très original.

En 212 chapitres ne dépassant pas cinq pages, l'auteur nous bringuebale en effet par sauts de puce en différents points du globe : des Dolomites aux Balkans et de la Meuse à l'Oural, mais aussi de la brousse africaine au marigot moyen-oriental, en passant par la Lorraine et par les Dardanelles... Il nous met tantôt dans la peau d'un engagé volontaire venu des grands froids nordiques, tantôt dans celle d'un artilleur de Sa très gracieuse Majesté, ou encore dans celle d'une infirmière russe, d'un marin allemand, d'un aviateur belge, d'un cavalier ottoman, d'un chirurgien ricain, d'un fantassin rital, d'une collégienne boche, d'un fonctionnaire de Paname, et cetera... Le résultat de ce grand melting-pot ? Une prise de conscience beaucoup plus fine de l'étendue du conflit, de sa dimension réellement mondiale et, au final, l'impression d'avoir vraiment plongé au cœur de la mêlée... d'avoir moi aussi espéré la Victoire, um einen schnellen Sieg, mais d'être monté si souvent à l'assaut de positions imprenables où mes camarades tombaient comme des mouches, d'avoir également si souvent éprouvé la disette et la peur, si cruellement souffert du froid et de la boue, tellement subi la censure, le bourrage de crâne et les ordres imbéciles... qu'à la fin j'ai perdu tout espoir.

Historien de formation, Peter Englund maîtrise bien évidemment la chronologie de la Grande Guerre, ainsi que la mise en perspective et les notes en bas de page, mais il ajoute encore à cette qualité celle du romancier, ou du dramaturge, qui fait saisir par les sens, plutôt que par l'esprit, ce qui a été ressenti durant quatre ans par la vingtaine d'acteurs de cette tragédie. Au fond, la seule critique que l'on puisse éventuellement faire à son travail, la même qu'à Paroles de Poilus (de Guénot et Laplume) : laisser croire que les personnages du corpus sont des "gens tout à fait ordinaires", et donc représentatifs, alors qu'ils sortent visiblement du lot, tant par leur destin hors du commun, que par leur origine sociale, leur degré d'instruction et leur qualité d'expression. Il convient donc de rappeler cette évidence toute simple que sont exclusivement publiés les témoignages de Poilus présentant un intérêt historique, émotionnel ou littéraire. Aussi que l'immense majorité des combattants étaient des paysans plus ou moins instruits, lesquels tenaient rarement un journal intime, mais correspondaient régulièrement avec leurs proches, s'enquérant des récoltes ou des semis, de la santé de l'épouse, des enfants, du temps qu'il faisait au pays... Rien de bien excitant, ni de bien exaltant. Et pourtant, c'est aussi et surtout à travers ces "vies minuscules", comme dirait Michon, que se donne à lire l'ordinaire de la guerre.

Extraits :


Du même Michel Corday, le 27 janvier 1918 :

"C'est vraiment la lutte déclarée entre les peuples et leurs maîtres. Les peuples qui veulent savoir pourquoi leurs maîtres les font battre. Il fallut attendre quatre ans pour que perçât ce légitime désir. En Russie, il s'est imposé. Il s'affirme en Angleterre Il éclate en Autriche. Nous ignorons sa force en Allemagne... et en France. Mais une nouvelle phase de la guerre s'ouvre, le choc des troupeaux et de leurs bergers" (in l'Envers de la guerre — Journal inédit 1914-1918, Flammarion, 1932)


Du même Paolo Monelli, un jour de l'été 1918, dans un camp de prisonniers :

"On piétine, on bat la semelle dans les couloirs sans fin des baraques attenantes éclairées par le toit, saisis parfois par ce cauchemar d'être déjà morts et enterrés, cadavres fébriles sortis de leurs tombes pour bavarder un peu à la promenade avec les autres défunts" (in Le scarpe al sole — Cronaca di gaie e tristi avventure di alpini di muli et di vino, Milan, 2008)

Peter Englund : La beauté et la douleur des combats (2009)
Traduction de Rémi Cassaigne
Aux Editions Denoël (2011)

2014/04/06

Luiz Ruffato : Tant et tant de chevaux

Salué par la presse brésilienne lors de sa parution en 2001, Tant et tant de chevaux a de nouveau été encensé, quatre ans plus tard, par les critiques du Figaro, de l'Express et de Télérama, ces derniers tellement blasés de littérature  "classique" qu'un peu d'innovation stylistique et les voilà qui crient aussitôt au génie ? On peut se le demander. En tout cas, cette histoire chevaline sans chevaux m'a quant à moi laissé sur ma faim, un peu comme ces burgers de MacDo qui ne vous remplissent pas l'estomac, ou comme ces émissions de télé-réalité entrecoupées de publicités : du vide sur du rien. Et donc un livre dans l'air du temps, censé en rendre compte par une absence de fond et un trop-plein de forme. L'histoire ? Il n'y en a pas vraiment, ou plutôt il y en a plusieurs qui se suivent sans lien ni raison, du coq à l'âne, à zappe que veux-tu, dans un chaos d'images... Et alors quoi ? Alors il s'agit de passer 24h00 au coeur d'une grande ville et de son voile de fumée, en l'occurence São-Paulo (mais qui pourrait tout aussi bien être Saint-Denis, Manchester, Détroit, New Delhi, ou toute autre ville de plus de 100 000 habitants, la plupart à faible revenu). Il s'agit d'écouter les creuses confidences d'un chauffeur de taxi /zap/ les coups de gueule d'un couple qui se déchire /zap/ des messages laissés sur un répondeur /zap/ les cris d'un gamin de favelas mordus par des rats /zap/... Il s'agit aussi de baigner, le temps d'une lecture, dans une sorte d'enfer cacophonique : fanfare de chômeurs, de voleurs, d'assassins, de prostituées et de vagabonds, chacun d'eux interprétant ici sa propre partition : violence / pauvreté / solitude / précarité / indifférence... Le tout assemblé à la façon d'un collage Pop-Art, donc effectivement très novateur, tout comme le sont d'ailleurs les variations typographiques (voir Mallarmé : 1842-1898), les jeux de ponctuation (cf. Saramago : 1922-2010) ou encore l'écriture fragmentaire (Burroughs, Barthes, Blanchot, etc). Et puis surtout, au terme de cette lecture hachée comme un steak, une seule question : « Et alors ? »

Les trois premières pages (réalisé sans trucage) :




Luiz Ruffato : Tant et tant de chevaux (2001)
Traduction de Jacques Thiériot (2005)
Aux Editions Métailié

2013/12/22

Jorge Amado : La Terre aux Fruits d'Or

«Si j'étais directeur d'école, je me débarrasserais du professeur d'histoire et je le remplacerais par un professeur de chocolat ; mes élèves étudieraient au moins un sujet qui les concerne tous» (Roald Dahl)

Ecrit dans la foulée des Terres du bout du monde (1942), la Terre aux fruits d'or (1944) est pour ainsi dire la suite et la fin d'une espèce de diptyque consacré à celui qu'on appelait autrefois l'or jaune du Brésil, autrement dit : le cacao.
Entre la fin du premier roman — où le tribunal d'Ilhéus acquittait le colonel Horacio du crime de son rival — et le début du second — marqué par le survol de la ville à bord d'un avion de l'American Airlines —, trente ans se sont écoulés sans qu'on les ait vus passer, manière pour l'auteur d'accentuer le contraste entre les archaïsmes des années 20 et la prétendue modernité des fifties. Fini en effet le temps où les fazendeiros s’entre-tuaient pour des fèves aussi précieuses que des pépites... rangés aux râteliers et dans leurs fourreaux les armes et les couteaux... blanchis les cheveux d'Antonio Vitor, du capitaine Magalhaes et de son épouse, Don'Ana Badaro, pour citer quelques-uns des personnages des Terres du bout du monde que l'on retrouve ici vieillis et affaiblis, et dont les exploits d'antan sont désormais chantés par des aveugles le long des routes du sertão.

Entrés de leur vivant dans la légende du pays, mais dépassés par le progrès et le cours de l'Histoire, le temps est à présent venu pour ces défricheurs de forêts de laisser place à la génération suivante avec laquelle ils n'ont apparemment plus rien en commun, si ce n'est parfois un patronyme lorsqu'il s'agit des fils. Ces derniers, souvent mieux instruits et plus raffinés que leur père, sont en revanche beaucoup moins courageux et volontaires qu'eux (un peu comme si leur force de caractère était inversement proportionnelle au luxe dans lequel ils avaient grandi.) Ils se démarquent également par leur passion qui n'est plus celle de la terre, mais celle autrement plus à la mode des mots et des idées. Ainsi, tandis que certains des rejetons embrassent une carrière politique, un autre se fait avocaillon et versificateur à ses moments perdus. Tout semble donc séparer les pères de leur progéniture et pourtant, si l'on creuse un peu, on s'aperçoit assez vite que Joaquim Vitor, militant communiste, tient de son père sa loyauté et de sa mère son incroyable entêtement ; ou encore que Silveirinha da Silveira, militant fasciste, a quant à lui hérité du colonel Horacio quelques-unes de ses velléités autoritaristes, mais sans l'audace et la résolution nécessaires à leur application, etc. Le thème de la transmission, de ses continuités et de ses ruptures, fait donc de la Terre aux Fruits d'Or un roman de l'hérédité — un peu à la manière de Zola et de ses Rougon-Macquart — mais n'en constitue pas pour autant la trame principale, qui est l'économie cacaoyère et l'incoercible avidité des hommes.
Car si la lutte fratricide entre fazendeiros pour la conquête des terres s'achevait dans un bain de sang il y a de cela trente ans, si l'ordre et la paix ont semble-t-il succédé à la terreur et à la barbarie, ce n'est là qu'un simple jeu d'apparence auquel on fait semblant de croire afin de ne pas désespérer complètement. En fait, les plantations sont toujours aussi convoitées et les nouveaux prédateurs à peine moins violents, mais beaucoup plus retors et sournois, que ne l'étaient les fazendeiros. Ils se nomment désormais Carlos Zude (un brésilien), Karbanks (un américain), Rauschnings et Schwarz (des allemands). Ce sont tous des exportateurs de cacao, à la tête d'entreprises florissantes, donc richissimes eux aussi, mais pas assez, sans doute. Et les voilà donc lancés à leur tour à la conquête des fazendas avec leur arsenal de civilisés qui ne se salissent plus les mains : spéculation boursière, entente illicite, clauses cachées, prêts usuraires, endettement, mise en demeure des propriétaires et finalement spoliation. C'est propre, net et sans bavure, bien qu'on déplore toutefois quelques victimes collatérales : ouvriers mis au chômage, grève sur le tas, intervention militaire, tir à vue et morts en pagaille, oh pas de quoi fouetter un chat ni empêcher ces nouveaux maîtres du cacao de dormir tranquillement sur leurs deux oreilles.

Extraits :

Une série de cinq portraits, à commencer par celui de Carlos Zude, directeur de la Zude Irmao & Cie, l'une des principales maisons d'exportation de cacao :

Carlos enfila son slip de bain, passa dans la salle à manger, se versa un verre de vermouth puis s'éloigna sur l'asphalte chaud de l'avenue en sifflant un air de samba à la mode. Il marchait d'un pas rapide en sautillant sur l'asphalte que le soleil rendait brûlant. Un gosse assis sur un banc, qui s'entraînait au sport passionnant qui consiste à cracher sur le sable, interrompit son jeu pour voir Carlos passer. Il ne put retenir un éclat de rire insolent tant il trouvait comique cet homme bedonnant dont le ventre débordait du slip de bain qui sautillait sur l'asphalte avec ses jambes maigres. Cette moquerie altéra la joie de Carlos Zude, mettant une note de déplaisir sur cette matinée qui s'annonçait si heureuse. [...]
Carlos Zude court sur le sable, ses jambes grêles supportant son gros ventre. Des gosses jouent au football un peu plus loin. Carlos halète. Il vieillit... Quarante-quatre ans... Une simple petite course le fatigue, son ventre est lourd. Il distingue la silhouette de Julieta sous le grand parasol rouge. Ses cheveux noirs tranchent parmi les têtes blondes du couple Gerson, les Suédois du consulat. Un homme debout mange une glace, c'est Mister Brown, l'ingénieur en chef du chemin de fer. Un corps d'athlète. Cependant il doit avoir le même âge que Carlos, sinon plus. Carlos pense à la différence de leur éducation. Lui, il n'a jamais fait de sport, il a passé son enfance penché sur des livres difficiles et peu plaisants pour apprendre à lire. A quarante-quatre ans il est obèse, avec des jambes grêles, un visage bouffi. Quand il a ses vêtements il est bien, mais en slip de bain, il ne peut rien cacher... Il est fini... L'Anglais est un athlète. Carlos pense que s'il a un fils il sera élevé dans un collège anglais, Carlos l'enverra en Angleterre ou aux Etats-Unis.
Mister Brown l'aperçoit, Julieta se lève et lui fait signe de la main. Carlos s'arrête en la voyant ainsi debout, sur la pointe des pieds, le saluant de son bras levé, dressée comme une statue sous le soleil tropical. Cette image émeut Carlos Zude. Il pense qu'elle ne vieillira jamais, grâce au sport, et que son corps adoré ne sera jamais un corps flétri de vieille femme... Carlos se précipite et court vers Julieta. Les Suédois et les Anglais peuvent bien le trouver ridicule mais il prend sa femme dans ses bras et l'embrasse à pleine bouche. Un long baiser, les lèvres de Julieta disparaissent sous la moustache de son mari. L'un des gosses qui jouait au football vient chercher son ballon égaré et s'arrête pour observer la scène excitante. Carlos a fermé les yeux, Julieta aussi, mais elle voit malgré elle les corps athlétiques de l'Anglais et du Suédois et le jeune corps désirable de Guni, pareil à celui d'un adolescent.
Le gosse, avant de donner un coup de pied dans le ballon pour continuer la partie, crie à Carlos Zude :
- Profites-en, Pépère !

Le portrait de Julieta, femme de Carlos Zude, mari cocu :

- J'ai le cafard...
C'est Octavio qui lui avait dit cela lors des derniers jours de leur aventure à Rio. Comme elle se plaignait de sa fatigue, de sa curieuse lassitude, il riait, la prenait dans ses bras et expliquait :
- Ma chérie, tu as le cafard. De la neurasthénie... Une maladie de millionnaire comme toi... La maladie des gens qui n'ont rien d'autre à faire...
N'importe, c'était terrible. Cela s'approchait à pas de loup, prenait peu à peu possession de son corps, elle se sentait baignée de tristesse, indifférente à tout, désirant mourir. « De gens qui n'ont rien d'autre à faire... » Julieta aurait aimé rendre la ville d'Ilhéus, où elle était obligée de vivre, responsable de cette neurasthénie. Il y eut un temps où elle le faisait, harcelant Carlos, réclamant des voyages, des séjours à Rio. Mais ici où là, dans cette petite ville ou dans la grande capitale, le cafard revenait, prenait possession d'elle, pesait sur son cœur. Parfois c'était au moment le plus amusant d'une fête. Tout le monde était joyeux et elle, subitement, devenait grave, distante et lasse de tout, tout l'ennuyait. Elle avait essayé de boire mais c'était pire. Il lui venait alors une envie de pleurer, une agonie, un désespoir infini. Madame Lisboa — si belle et si douce — à qui elle s'était confiée lors de son premier séjour à Rio lui avait pris la tête entre ses mains, lui avait embrassé maternellement le front et lui avait dit :
- Vous avez besoin d'amour, mon enfant. J'ai été aussi comme vous, lasse de tout, inquiète et triste. Finalement j'ai découvert que j'étais seulement fatiguée de Jeronimo. Alors j'ai pris des amants. Je me suis sentie bien mieux après...
Puis elle lui avait présenté Octavio sous prétexte d'une consultation médicale. Le cabinet ressemblait plutôt à un boudoir. Et ce fut là, lors de sa deuxième visite, quand elle y retourna toute seule, qu'il la posséda. C'était son premier amant, mais ce qui était incroyable — bien qu'il ait à peine trente ans — c'est qu'il ressemblait de manière frappante à son mari ; les mêmes conversations, les mêmes mots, les mêmes ambitions, le même égoïsme démesuré. Ils se ressemblaient même jusque dans leur façon de faire l'amour. Et Julieta sombra de nouveau dans sa neurasthénie. [...]
- Un jour, je me tuerai...
Le crépuscule éveillait une souffrance dans son corps. Maintenant les gosses quittent la plage, fatigués du jeu. Ils coucheront sous les ponts, sur les bancs des jardins, dans les maisons abandonnées. « Ah ! si je pouvais les suivre... » Une maladie de gens riches, avait dit Octavio. Tout est si compliqué ! Julieta s'efforce d'analyser ses sentiments. Elle aime passionnément aimer. Son sang bouillonne de désir et au moment où elle se donne elle perd toute retenue et se laisse aller à ses plus bas instincts. Elle désire souvent des hommes qui croisent sa vie et si elle ne les prend pas tous pour amants c'est parce que cela lui est impossible. Mais quand elle sort du délire de l'acte sexuel, son partenaire — qu'il soit Carlos, Octavio ou Jack — ne l'intéresse plus. Ou bien est-ce elle qui n'intéresse plus l'homme ? L'étreinte seule peut la combler et ce n'est pas suffisant. Carlos l'aime mais ne se soucie que de son confort. Il n'a jamais soupçonné que Julieta puisse se sentir si triste, qu'elle puisse avoir envie de se tuer...

Un couple de petits planteurs déjà croisés dans Les Terres du bout du monde :

Antonio Vitor et Raimunda [...] rentrèrent le soir par la route, silencieux et graves, côte à côte mais écartés l'un de l'autre, sans échanger un mot. Il est vrai qu'il la posséda cette nuit-là mais ce fut pareil à tant d'autres nuits, leurs corps roulant sur le lit, terrassés par un sommeil lourd.
Ce jour-là aussi, regardant le ciel où s'approchaient en grandissant le nuage lourd de pluie, ils éprouvaient le besoin de se dire des mots qu'ils ignoraient, d'échanger des caresses qu'ils ne connaissaient pas et cette impuissance tant de fois ressentie les rendait timides et embarrassés. Le visage de Raimunda se ferma à nouveau, ce même visage éternellement revêche, devenu à présent un visage de vieille femme flétri par le soleil de trente récoltes. Sa bouche de mulâtresse perdit le sourire qui l'avait embellie quand Antonio Vitor lui avait montré le nuage. Mais son cœur était si plein de joie que ses grosses lèvres s’entrouvrirent de nouveau dans un sourire et qu'elle dit en se tournant vers lui :
- Antonho !
- Munda !
Il la regarda et attendit. Raimunda aussi éprouvait ce besoin de mots et de caresses, pour commenter et fêter la pluie imminente. Ils se regardèrent, ils ne connaissaient pas de mots, ils ne connaissaient pas de caresses, ils ne savaient pas comment montrer leur joie. Elle répéta :
- Antonho !
- Oui ?
Pendant un infime moment une certaine angoisse née de l'impuissance à s'exprimer passa sur son visage. Puis elle sourit de nouveau :
- Il va pleuvoir, Antonho !
- Oui, Munda !
- Ça va être une bonne récolte !
- Très bonne, Munda !
Et ce fut tout. Ils regardèrent de nouveau le ciel. Le nuage grandissait, bientôt il recouvrirait leur plantation. Peut-être, cette année, récolteraient-ils neuf cents arobes de cacao ? Peut-être même plus, qui sait ?

Les cabarets de la ville d'Ilhéus (par quelqu'un qui, apparemment, les connaissait bien) :

[...] Les employés de commerce en goguette se réunissaient à l'Eldorado. C'était un endroit gai et familier, on y buvait modestement de la bière et il était fréquenté par les putains du quartier. Le Far West, rue du Sapo, attirait les régisseurs des fazendas, les petits agriculteurs, les dockers et les marins. Le propriétaire tenait lui-même une table de jeu dans l'arrière-salle où l'on jouait avec des cartes particulièrement crasseuses. Il fut même fermé quelque temps. Rita Tanajura, qui avait un derrière monumental, était la reine du Far West. Elle chantait des sambas et dansait sur une table. Elle était présentée par un animateur maigre et efféminé comme « la grande vedette de la samba », quoiqu'elle n'eût jamais exercé cette profession. Elle était arrivée à Ilhéus, engagée comme cuisinière par une riche famille, et un jour un régisseur ivre et amoureux avait tiré un coup de feu sur ses fesses qui le tentaient tellement. Au Bataclan brillait la célèbre Agripana, une femme maigre et vicieuse qui assassinait les tangos et rendait fous d'amour les étudiants romantiques. On l'avait surnommée la « Goule » en raison de son regard chaviré, regard qui avait inspiré un sonnet à un étudiant fou d'amour. Les plus pauvres fréquentaient le Retiro, un cabaret sordide situé au bord du quai où la bière était un luxe. Il était fréquenté par des ouvriers, des travailleurs des fazendas de passage en ville, des truands, des vagabonds et des voleurs. Un aveugle y jouait de la flûte et, de temps en temps, un client jouait de la guitare [...]

Aussi le très espiègle perroquet du capitaine João Magalhaes :

Le perroquet déchirait le silence du terre-plein avec son cri strident, répétant la phrase apprise depuis longtemps :
- Attention à ce cacao, nègre de malheur !
Il avait entendu Teodoro des Baraunas dire cela durant des années. Quand celui-ci s'était sauvé lors des luttes de Sequeiro-Grande le perroquet avait été abandonné dans la maison de maître des Baraunas et les Badaro l'avaient recueilli [...] C'était un petit perroquet de la race de ceux qui parlent beaucoup. Il s'appelait Chico et il répétait son nom toute la sainte journée.
- Don'Ana, disait-il, Chico a faim...
Il n'avait pas faim du tout, ce qu'il voulait c'était parler. D'après les calculs de Don'Ana, il devait avoir plus de quarante ans. Les travailleurs disaient que le perroquet est un oiseau qui vit très vieux, plus de cent ans. Chico, quand il vint vivre chez les Badaro était un spécialiste en injures que Teodoro lui avait patiemment enseignées. De la véranda de la maison de maître il insultait indifféremment travailleurs et visiteurs, pour le plus grand plaisir de Teodoro. Dans son nouveau foyer Chico n'abandonna pas ses habitudes et en acquit de nouvelles, comme celle d'imiter le sonore éclat de rire du capitaine João Magalhaes, éclat de rire retentissant qui allait se perdre dans les plantations, emporté par le vent. Il apprit aussi avec Don'Ana à appeler les poules, les canards et les dindons pour qu'ils viennent manger les grains de maïs.
C'était l'une de ses distractions préférées. Il s'échappait de la cage de la cuisine, se demeure habituelle, et venait de sa démarche chaloupée de marin jusqu'à la véranda. De là il insultait les Noirs qui travaillaient dans les séchoirs. Lorsqu'il était fatigué de crier des injures, d'encourager par ses cris l'effort des travailleurs, il commençait à appeler la volaille, imitant le bruit que Don'Ana faisait avec ses lèvres et copiant admirablement le bruit du maïs dans la boîte. Poules, dindes, canards et oies accouraient de partout et se réunissaient devant la véranda, attendant leur ration de maïs. Chico les appelait jusqu'à ce qu'il les vît tous réunis. Et alors il riait avec ce grand éclat de rire du capitaine João Magalhaes. Cette histoire faisait dire au capitaine que Chico avait hérité de Teodoro des Baraunas non seulement les jurons mais aussi certains traits pervers de son caractère.

Jorge Amado : La terre aux fruits d'or  (1944)
Traduction d'Isabel Meyrelles (1986)
Aux Editions Messidor

Deux toiles de Candido Portinari (1903-1962)

2013/10/26

Jorge Amado : Les Souterrains de la Liberté (T1-T2)

« Ecrit durant les années 1951/1953, publié pour la première fois au Brésil en 1954, le roman Les Souterrains de la liberté porte en lui, à travers sa composition, sa forme et son contenu la marque de l'époque où il fut conçu. C'est un roman daté et sa conception correspond à la bataille que nous menions contre la guerre froide et ses conséquences.
Je ne désire pas discuter ni m'expliquer, seulement constater. Je n'ai jamais voulu ni accepté de réécrire aucun de mes livres, les éditions se succèdent, toujours pareilles, il n'y a que les coquilles typographiques qui vont croissant et qui s'accumulent au long des années. Aucune édition n'a été revue, actualisée ou corrigée [...] Ce sont par conséquent des documents sur ma façon de voir, de penser et d'agir quand je les ai mis sur le papier. Mes livres témoignent de ma vie d'homme et d'écrivain (l'homme et l'écrivain formant un tout indivisible) à l'époque dramatique, terrible et magnifique qui est la nôtre, époque d'horreur, de menaces, de luttes et d'espoirs, de tueries et de morts, de sang versé, de cruelles injustices. Ils reflètent ma façon de combattre l'oppression, la faim, la misère, l'obscurantisme, les préjugés les plus divers, la dictature, de lutter pour la liberté et pour l'avenir, ils reflètent chaque moment de ce combat, de cette lutte que j'ai commencée avec la publication de mon premier roman et que je continue à mener avec le livre auquel je travaille en ce moment.
Les Souterrains de la liberté correspondent à une certaine façon de voir le monde, les hommes, la société, la réalité, en une époque déterminée, à un processus littéraire inhérent à beaucoup d'écrivains directement engagés dans la bataille politique [...]
En accomplissant notre devoir d'écrivains, nous qui militions au plus dur du combat, nous subissions des influences immédiates et circonstancielles qui marquent la littérature de ce temps. Pour la situer on peut parler de Jdanov et de Staline, reconnaître des erreurs politiques et condamner d'énormes injustices, mais je crois que la passion véritable qui anime ces livres reste intacte [...]
Je peux dire — et j'en suis fier — que mon oeuvre de romancier a pour héros le peuple brésilien : j'ai cherché, et je crois avoir réussi, à fixer dans mes livres le visage de mon peuple, à raconter sa vérité et à garder vivant son espoir. »
(J. Amado, dans sa préface à la première et dernière édition française publiée en 1984 aux Ed. Messidor)

On l'aura compris, Les Souterrains de la liberté est assurément le livre d'Amado le plus éminemment politique de toute sa carrière, sans doute aussi le plus "engagé", dans le droit fil du roman d'Aragon : Les Communistes. Deux livres somme toute assez comparables, avec les défauts et les qualités inhérents à leur genre : parti pris, idéologie partisane... et fresque historique aussi passionnante qu'émouvante, avec pour toile de fond la vie clandestine, les dissensions internes au Parti, les grèves ouvrières, la répression policière ou encore le pacte germano-soviétique.
Découpé en trois volumes d'égale importance (Les temps difficiles / L'agonie de la nuit / La lumière dans le tunnel), le livre retrace la lutte menée par une partie de la population brésilienne contre la dictature de l'Estado Novo qui domina le pays de 1937 à 1945.
Tout comme en Europe à la même époque, trois forces principales sont ici en présence :
  • le courant libéral-conservateur (Armando Sales de Oliveira)
  • le Parti Communiste Brésilien (Luís Carlos Prestes)
  • le mouvement Intégraliste (Plínio Salgado, fasciste d'inspiration mussolinienne).
Ces trois forces gravitent autour de l'incontournable et très complexe figure de Getúlio Vargas, un homme politiquement inclassable, d'aucun parti à proprement parler, tantôt d'un bord, tantôt d'un autre : naviguant du socialisme le plus avancé au nationalisme le plus débridé, tour à tour autoritariste, populiste puis démocrate, qualifié de dictateur par les uns, de "Père des Pauvres" par les autres, en un mot : varguiste.

L'action du roman débute en octobre 1937, à la veille du coup d'état du président Vargas, et s'achève en novembre 1940, au terme du troisième et dernier procès intenté par l'Etat contre Carlos Prestes. Elle se situe dans la ville de São-Paulo, sur les quais du port de Santos et dans l'épaisse forêt du Mato-Grosso — parfois aussi sur les boulevards parisiens durant l'Occupation et dans l'Espagne en guerre du général Franco : partout où la lutte contre l'exploitation, la tyrannie, la misère, s'avère nécessaire, partout où l'histoire s'écrit avec le sang de milliers d'hommes, partout... sauf en URSS. Mais celle-ci est cependant omniprésente tout au long du récit, tant dans l'esprit des militants et des sympathisants du Parti que dans celui de leurs adversaires déclarés. Pour les uns, l'Union Soviétique représente le rêve, l'idéal, l'espoir, la lumière ; pour les autres : la pire des menaces, les ténèbres sans fin, le plus monstrueux des cauchemars. Et entre ces deux pôles opposés, à mi-chemin des extrêmes, la cohorte des indifférents, des opportunistes et autres sceptiques, tout un panel humain qu'Amado dissèque à loisir, plongeant et remuant sa plume au cœur de la société brésilienne afin d'explorer une à une ses différentes strates — ouvrière, paysanne, bourgeoise, artistique, intellectuelle, financière — chacune d'elle étant incarnée par une foule de personnages tirés de la réalité (*). De sorte que le principal intérêt du livre, indépendamment des partis pris de l'auteur, repose sur la confrontation des points de vue des uns et des autres, ce qui les motive et les détermine.
Les portraits psycho-sociologiques qui en découlent sont à mon avis assez bien sentis, souvent antagonistes mais à peine outrés. Radicalement différentes en effet les façons d'être et de concevoir la vie de Manuela, une jeune fille pauvre, intègre, naïve et romantique, de celles de Lucas, son frère aîné prêt à tout pour devenir l'homme riche et puissant qu'il a toujours rêvé d'être. Inconciliables aussi le rapport au monde et la relation aux autres de João et de Paulo, de l'ouvrier follement épris de justice et de liberté, et du fils privilégié d'un vieux diplomate, blasé de la vie, noceur invétéré, cynique en diable, etc.

Alors oui, comme le dit Amado dans sa courte préface, il y a des erreurs de jugement, des choix politiques pas toujours judicieux, aux conséquences parfois déplorables, mais au-delà de tout ça, par-delà nos opinions et nos positions, qui sommes-nous ? Quelles sont les valeurs fondamentales qui nous constituent, les sentiments profonds qui nous animent (et parfois nous dominent) ? Vers quoi chacun d'entre-nous tend, selon quels modèles et quelle ligne directrice ? Que désirons-nous et qu'espérons-nous ? voici quelques-unes des questions que soulèvent cette lecture.

En 1956, trois ans après avoir écrit Les Souterrains, et suite au rapport Khrouchtchev dénonçant les crimes de Staline, Jorge Amado quittait le Parti communiste sans pour autant renoncer à défendre l'idéal pour lequel il y avait adhéré : une société sans classes, égalitaire et pacifiste. Mieux, en se consacrant exclusivement à son travail d'écrivain désormais affranchi des dogmes, Jorge Amado ne trahira ni le peuple ni sa cause, mais les épousera d'un même mouvement, en ajoutant au tragique de certaines situations la drôlerie des individus et sa propre fantaisie. Au fil des années son tempérament foncièrement libertaire ira s'épanouissant, mais il restera toute sa vie un homme-de-gauche, désaffilié du Parti mais toujours ancré dans ses traditions, un peu à l'image des deux personnages de son roman suivant, Nacib et Gabriela, qui après s'être mariés, puis séparés, finissent par redevenir amants, mais dans une libre relation, sans exigence de fidélité ni d'allégeance d'aucune sorte.

(*) Hermes Resende = Gilberto Freyre / Marcos de Sousa = Oscar Niemeyer / Shopel = Augusto Frederico Schmidt / Cicero d'Almeida = Caio Prado Júnior / Apolinário = Apolônio de Carvalho / Saquila = Herminio Sacchetta / etc.

Une toile de Clóvis Graciano (1907-1988)
Extraits :

Trois considérations sur l'amour (Manuela / Marieta / Mariana) :

Manuela était nerveuse [...] Elle savait, et d'une manière totale, qu'elle allait se donner à Paulo. Elle ne doutait pas de ses promesses de mariage ni de son amour et ne considérait pas ce don de soi comme un sacrifice. Mais elle avait été élevée dans le sentiment que le mariage doit précéder le lit et elle avait du mal à accepter cette idée nouvelle, que Paulo répétait à chaque instant. Que dirait Lucas [son frère] s'il venait à l'apprendre ? Que dirait tante Ernestina et les vieux grands-parents ? Mais elle comprenait qu'il lui était impossible de résister plus longtemps, elle ne trouvait même pas en elle le désir réel de le faire. Elle l'aimait d'un amour infini, un amour fou de jeune fille pauvre et modeste pour le prince charmant. S'il la désirait tant, pourquoi lui refuser ce qu'il demandait ? [...]
Je ne dois pas avoir peur, pense-t-elle, avoir peur de Paulo, être injuste envers lui, douter de ses sentiments, de son amour, de sa promesse de mariage. Il avait donné sa parole d'honneur qu'il se marierait aussitôt promu, que pouvait-elle désirer de plus ? C'était même injuste de sa part de se refuser à lui, injuste envers lui et envers elle-même, car Manuela sentait bouillonner dans son sang le désir d'être entièrement à lui, de le sentir comme une partie d'elle-même. Après la première [représentation], qui sait? Elle sourit, troublée à cette idée, ah ! quelle chose compliquée, l'amour ! Un mélange de joie et de crainte, de bonheur et de souffrance...
Marieta Vale, la femme enviée du millionnaire, pensait, elle aussi, pendant ses heures solitaires au milieu du luxe, des visites, des expositions, des soirées au théâtre et des fêtes, que l'amour était amer comme du fiel, qu'il était souffrance aiguë, tourment désespéré. Elle, elle s'en moque du mariage, des sentiments délicats, des mots romantiques, ses problèmes sont différents. L'amour pour elle ne signifie pas la même chose que pour Manuela, elle ne possède pas la même complexité de sentiments. L'amour n'est pas pour elle la vie matrimoniale, le dévouement à son mari, la lutte pour bien élever ses enfants. Elle n'avait pas acquis sa conception de l'amour au sein d'une famille petite-bourgeoise, débordant de religion et de préjugés. L'amour pour elle signifie la possession, la passion de la chair délirante, les rencontres clandestines dans les garçonnières, les fêtes arrosées au champagne, c'est un amour limité mais pour cela même d'une brutale violence. Le mot amour ne veut rien dire d'autre pour elle. Ce qui la rend folle et la fait le plus souffrir c'est de ne pas oser avouer à Paulo son désir. Le seul sentiment qui la fait reculer c'est la peur qu'il la trouve vieille, usée et maternelle et la repousse avec horreur. Pour elle, l'amour n'est pas source de joie, ne fait éprouver aucune douce sensation, aucune tendresse reposante. Si elle devait définir l'amour, elle dirait qu'il est d'abord désir violent et puis fatigue et lassitude, qu'il brûle comme le feu pour ne laisser que cendres, que le vent emporte avec le temps. C'est ce genre d'amour qu'elle rencontre autour d'elle, l'amour de ses amis, l'amour d'Henriqueta Alves Neto, la femme aux innombrables amants, l'amour de Susana Vieira, la demi-vierge aux nombreuses aventures, l'amour chanté dans la poésie chrétienne de Shopel, décrit dans les romans qu'elle lit, appris avec les gens qui l'entourent. Souffrance aiguë, tourment désespéré, lassitude mortelle le jour suivant. L'amour dénué de toute grandeur, même de cette grandeur médiocre faire de dévouement, de tendresse sirupeuse, de peur et d'espoir comme l'amour de Manuela pour Paulo.
Une autre femme soupire aussi d'amour [...], c'est Mariana, l'ouvrière, et pour elle aussi le mot amour veut dire autre chose encore. L'amour pour elle ne veut pas dire égoïsme ni désir avide et impératif. Son amour contient de l'admiration et de l'amitié, elle pense à João comme à un époux et à un amant, mais avant tout comme à un compagnon, son compagnon de chaque jour. Son amour est infiniment plus profond que celui de Marieta. Sa grandeur est bien au-delà du lit rêvé par Marieta, du mariage que Manuela attend si anxieusement, son amour embrasse les frontières de tous les sentiments, il est la vie dans toute sa plénitude et pour elle il signifie joie ardente, confiance absolue, il l'illumine et lui donne des forces. Cet amour ne lui apporte aucune souffrance, aucune douleur, ne lui fait pas peur, ne la fait pas pleurer ni désespérer, ne l'amoindrit pas comme Marieta, ne lui fait pas honte comme Manuela. Son amour lui donne des forces nouvelles pour son dur travail, son amour la rend meilleure chaque matin, peuple de beaux rêves ses nuits lasses, ses brèves heures de sommeil.

Une vision du bonheur :

Le journaliste était horrifié par le spectacle des travailleurs ignorants et pour la plupart malades, une humanité sous-alimentée, parlant une langue au vocabulaire très réduit, le dos courbé par une humilité née de la terreur. Un après-midi, il fit remarquer à l'historien Hermes Resende l'impressionnante réalité :
- Ils végètent... Quelle différence y a-t-il avec l'époque de l'esclavage ? A côté de l'abondance et du luxe de la maison des maîtres il y a un contraste frappant : la misère des colons...
Il raconta ce que l'un des métayers lui avait dit, en réponse à l'une de ses questions : toutes ces terres alentour, le village, les bois, les bêtes et même les gens appartiennent au colonel Florival.
L'historien expliquait :
- Même dans ces conditions misérables ils sont heureux.
- Heureux ? — s'étonnait le journaliste.
- Oui, mon cher, puisqu'ils ignorent qu'ils vivent dans la misère. C'est la conscience, la connaissance de la misère qui apporte la sensation du malheur. C'est le cas des ouvriers. Ils sont malheureux parce que l'agitation révolutionnaire leur donne la connaissance de l'exploitation dont ils sont victimes. Sans cela ils se seraient fait une raison et, par conséquent, ils seraient heureux. Voyez le cas des travailleurs ruraux. Ils se sont résignés et donc ils ne souhaitent rien de mieux, ce sont les seules personnes heureuses de ce pays. Enviables dans leur misère... C'est comme un mari trompé : il commence à être malheureux au moment où il apprend qu'il est trahi. N'est-ce pas ?
- Donc on peut conclure que le mieux est de laisser courir...
- Que faire d'autre ? La réforme agraire ? Leur donner des terres ? C'est transformer ces êtres frustes et sans complications en des hommes ambitieux et pleins de problèmes. Le morceau de terre que chacun d'eux recevrait ne leur apporterait pas le bonheur. Ils continueraient à vivre misérablement et ils auraient perdu leur innocence...
Le journaliste se gratta la tête :
- Vous avez peut-être raison...

L'arrestation de l'épouse et de l'enfant d'un dirigeant communiste :

Les têtes curieuses des voisins se montraient peureusement à travers les fenêtres entrouvertes. Quelques policiers gardaient encore leur arme à la main. L'enfant s'était remis à pleurer, le morceau de pain avait roulé dans la rue parmi les détritus et Josefa demanda :
- Je vous en prie, laissez-moi au moins donner quelque chose à manger à l'enfant, l'heure de son repas est passée.
- Un enfant de communiste n'a pas besoin de manger — plaisanta l'un des policiers.
Un autre poussa du pied le morceau de pain tombé par terre :
- Vous faites la difficile ? Prenez ce pain !
Une femme se pencha à la fenêtre de la maison d'à coté. C'était une grosse matrone aux cheveux en bataille:
- Voisine, je peux vous donner un peu de lait — Elle s'adressa aux policiers : — C'est inhumain d'emmener l'enfant sans lui donner à manger.
De l'intérieur de la maison quelqu'un s'efforçait de lui faire quitter la fenêtre, la femme tourna la tête :
- Laisse-moi ! Ça m'est égal qu'ils soient communistes, même s'ils étaient les pires des assassins, on n'a pas idée d'emmener un bébé en prison ? Et sans manger, qui plus est ? — Elle se pencha de nouveau à la fenêtre : — Attendez une minute, je vais apporter du lait — et elle disparut à l'intérieur de la maison.
Elle sortit tout de suite après, une robe sur sa chemise de nuit, portant un verre de lait qu'elle donna à Josefa en faisant une caresse à l'enfant [...] L'un des policiers dit à la femme :
- Un jour vous regretterez d'avoir porté secours à des communistes... Quand ils viendront et vous prendront tout...
La femme mit les mains sur ses hanches dans un geste de défi, le visage fier :
- Prendre quoi ? Comme si nous avions quelque chose, comme si le pauvre dans ce pays vivait dans l'abondance... Pire que ce qui est maintenant c'est impossible...
Josefa lui tendit le verre vide :
- Merci beaucoup.
Le flic poussait Josefa vers la voiture et criait à la femme :
- Fous le camp, grosse vache !
De l'intérieur de la maison on l'appelait avec des voix apeurées, mais elle resta sur le trottoir jusqu'au départ des voitures :
- Lâches ! Misérables !

Emigrantes, toile de Lasar Segall (1891-1957)



Une confrontation d'idées dans un parloir de prison (peut-être aussi l'amorce d'un débat intérieur à l'auteur) :

- Vous savez de quoi vous êtes accusé ?
- Je ne connais pas le dossier de l'accusation.
Le juge résuma brièvement les conclusions de la police. Il était de plus en plus nerveux en constatant que le détenu n'avait pas eu une connaissance préalable des chefs d'accusation et qu'il n'avait pas d'avocat. João lui fit remarquer chacune de ces illégalités et protestait contre toutes [...] Il fit de nouveau une profession de foi communiste, assuma la responsabilité de ses actes en tant que dirigeant régional du Parti, mais il refusa de donner des renseignements sur ses activités et celles de ses camarades. Il lut attentivement son témoignage avant de le signer et exigea deux ou trois corrections dans le texte dactylographié. Quand tout fit fini le juge, sur le ton de la conversation, lui demanda :
- N'êtes-vous pas avocat par hasard ? Vous pourriez en être un excellent.
- Je suis ouvrier — répondit João avec une note d'orgueil dans sa voix posée.
Le juge s'était remis de la première impression que lui avait donnée le détenu en constatant les sévices policiers, il était de nouveau possédé par le démon de la curiosité intellectuelle :
- Mais un ouvrier instruit, une exception dans votre milieu.
- Un jour viendra où tous les ouvriers seront instruits, quand ils seront avocats et juges.
Le juge sourit avec complaisance :
- Vous avez une grande imagination.
- Imagination ? En Russie c'est déjà comme ça et un jour ici ce sera la même chose.
- Me permettez-vous de poser quelques questions d'ordre personnel ? — demanda le juge. — Je suis passionné de psychologie et j'avoue ma curiosité pour votre cas. Qu'est-ce qui vous pousse à tant de dévouement, à tant de sacrifices ? Que voyez-vous dans le communisme ?
- Je ne fais aucun sacrifice, je fais mon devoir d'ouvrier, de dirigeant ouvrier, ce que vous appelez sacrifice est ma raison d'être, je ne pourrais agir autrement sans être dégoûté de moi-même.
- Mais pourquoi ?
- Depuis le moment où j'ai été convaincu de la vérité des idées que je défends je serais un misérable si je ne me consacrais pas à les propager, à lutter pour leur victoire, il me serait impossible de vivre en paix avec moi-même. Ni la prison ni les tortures ne peuvent me faire renoncer à mes convictions, ce serait comme renoncer à ma dignité d'homme. Je lutte pour transformer la vie de millions de Brésiliens qui ont faim et vivent dans la plus noire misère. Cette cause est si belle et si noble qu'un homme peut supporter pour elle la prison la plus dure et les sévices les plus sadiques. Ça en vaut la peine.
- Moi j'appelle ça du fanatisme — dit le juge. — On m'avait déjà raconté que vous étiez tous des fanatiques, maintenant j'en suis convaincu.
- Ce que vous appelez fanatisme, monsieur le juge, moi je l'appelle patriotisme et cohérence avec moi-même.
- Patriotisme ? — La voix du juge était presque une protestation. — Voilà une étange façon d'être patriote.
- Les anciens juges portugais ont dit la même chose à Tiradentes. Pour les rois du Portugal les hommes qui luttaient pour l'indépendance du Brésil étaient des fanatiques, mais ces fanatiques étaient sûrs de la justice de leur cause et cela leur donnait la force de continuer, de même que moi j'ai la certitude que ma cause est juste.
- Si c'était encore pour une autre cause... Mais le communisme... La liquidation de la personnalité, l'homme réduit à une pièce de la machine d'Etat. Vous ne pouvez pas nier qu'avec le communisme l'individu disparaît devant l'Etat, devenu le maître tout-puissant. C'est ce qui se passe en Russie où l'individu ne compte pas...
João sourit, ce n'était pas la première fois qu'il entendait ces affirmations :
- C'est au contraire dans le socialisme que l'homme peut développer sa personnalité. Je vois que vous ne connaissez pas tout ce qui concerne le communisme et l'Union Soviétique. Vous vous contentez du raisonnement des personnalités que vous appelez les élites : les classes dominantes, les riches. Nous faisons notre politique en fonction de millions d'exploités, ceux qui ne pourront développer leurs qualités d'homme que lorsque la classe ouvrière prendra le pouvoir. Un homme qui a faim dans une usine ou une fazenda n'est pas un homme libre.
- J'espère que vous ne voulez pas me convaincre que c'est avec la dictature du prolétariat que l'homme sera libre...
- Je ne veux pas vous convaincre de quoi que ce soit, monsieur le juge, il me suffit que les ouvriers me comprennent. La dictature du prolétariat libère l'homme de la misère, de l'ignorance, de l'exploitation, de l'égoïsme, de toutes les chaînes dont la dictature de la bourgeoisie et des grands propriétaires les entrave, ce que vous appelez démocratie et qui devient maintenant le fascisme. Démocratie pour un groupe et dictature pour les masses. La dictature du prolétariat c'est la démocratie pour le peuple?
Le juge eut un sourire contraint :
- J'ai déjà lu ça quelque part : "Un genre supérieur de démocratie..." C'est même amusant. Il n'y a pas de liberté d'expression, ni de critique, ni de religion...
- Vous êtes en train de décrire l'Estado Novo et non le régime socialiste — commenta João. — Dans un Etat socialiste comme la Russie il y a liberté d'expression, de religion, de critique, il suffit de lire la Constitution soviétique pour s'en rendre compte. La connaissez-vous ? Je vous en recommande la lecture, pour un juriste c'est primordial.
- La liberté en Russie... Liberté d'être esclave de l'Etat, de travailler pour les autres, liberté de ne rien posséder.
- Oui, la liberté d'exploiter les autres ou de posséder les moyens de production n'existe pas en Union Soviétique, mais elle existe ici, monsieur le juge, pour les riches et quelques autres. L'immense majorité des Brésiliens ne connaît que la liberté d'avoir faim et d'être analphabète et si on proteste c'est la prison, les coups, la cellule solitaire. Vous oubliez que vous parlez à un accusé, une victime de votre liberté. Vous vous contentez de la liberté de votre classe, nous, nous voulons la véritable liberté : liberté de l'homme qui n'a plus faim, de l'homme libéré de l'ignorance, de l'homme qui a un travail assuré qui lui permet de nourrir ses enfants. Ne parlez pas de liberté dans cette prison, monsieur le juge. Ici notre liberté ne vaut pas grand-chose, c'est abuser d'un mot qui pour nous a un sens bien concret.
- Il est impossible de parler avec vous, vous voulez imposer vos idées par la force.
- Par la force ? — sourit João de nouveau. — Attention, monsieur le juge, vous allez finir par affirmer que c'est moi qui ai rossé les policiers...
- Vous êtes un homme intelligent. — La voix du juge se fit avisée. — Il est même difficile de croire que vous êtes un ouvrier. Si vous abandonniez ces idées vous pourriez devenir un homme utile au pays, qui sait même si vous ne pourriez...
- Non, je ne pourrais, je suis communiste, je suis fier et orgueilleux de l'être. Je n'échangerais ce titre contre aucun autre. — Il regarda par la fenêtre les toits des maisons voisines. — Ecoutez, tel que vous me voyez ici, entre ces quatre murs, je suis plus libre que vous, même avec ces traces de coups je suis plus heureux que vous. Je n'aime pas être en prison, ni être rossé, j'aime marcher dans les rues, respirer l'air pur, mais malgré tout cela je ne me sens pas malheureux parce que je sais que l'avenir sera comme je le souhaite, le monde, pour mon fils, sera beau et joyeux et pour votre fils aussi, monsieur le juge, si vous en avez un. Vous aurez beau faire, c'est inéluctable. Demain il n'y aura plus de faim nulle part, tous les hommes sauront lire et écrire, la tristesse disparaîtra.
Il ne s'adressait même plus au juge, c'était comme s'il envoyait un message par-delà les murs de la prison. Même le greffier l'écoutait, intéressé. Après un moment de silence João regarda son interlocuteur :
- Bientôt vous vous en irez en toute liberté, vous rentrerez chez vous au sein de votre famille. Moi je retourne vers le secret de ma cellule, cependant je peux vous affirmer que je suis plus heureux et plus libre que vous.
Le juge secoua la tête :
- Il est tout à fait inutile de discuter avec vous autres...
Quand on emmena João le directeur de la prison commenta :
- Ils sont tous comme ça, ils ne perdent pas une occasion de faire de la propagande, on dirait qu'ils ont suivi des cours d'éloquence, ils abusent beaucoup de monde, même celui qui n'a pas les yeux dans sa poche peut se laisser tromper.
Le juge se leva :
- Il est vrai qu'il est tout de même étrange d'invoquer la liberté ici, de défendre ce concept devant un prisonnier, sans parler des méthodes de la police. Ce qu'ils ont fait à cet homme est une absurdité. Pourquoi ?
- Si on ne les rosse pas ils n'avouent rien et même en les frappant il est bien rare qu'ils le fassent. Les communistes ne sont pas des hommes comme les autres.
- Oui, en effet, ils ne sont pas comme les autres...
Il le répétait en son for intérieur en marchant dans la rue. Les choses pour lesquelles cet homme luttait pouvait n'être qu'un rêve, mais il était impossible de nier que ce rêve avait sa beauté et sa séduction. Il pensait au visage abîmé couvert d’ecchymoses violacées. Pourquoi fallait-il employer la force brutale contre ces idées sinon parce qu'on n'avait pas d'arguments à leur opposer ?

Et en guise de conclusion :

- [...] J'ai connu des gens qui sont venus au Parti le cœur plein de haine pour la vie et pour leurs semblables, la haine était le seul sentiment qui les avait conduits jusqu'à nous. J'en ai connu plusieurs, aucun n'est resté longtemps au Parti. Il n'y a que la haine de classe qui est légitime, la haine contre l'exploiteur, mais cette même haine implique l'amour pour les exploités, vous comprenez ?

(Traduction d'Isabel  Meyrelles)

On trouvera ici quelques vieilles coupures de journaux français évoquant les affaires du Brésil (1920-1942).

Et tous les passages des Mémoires d'Amado (Navigation de Cabotage) ayant trait à son engagement politique, ses doutes, ses espoirs, sa désillusion (1951-1957).