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2015/01/04

Antônio Torres : Un taxi pour Vienne d'Autriche

Muito bem ! Encore un bon Torres ! Celui-ci empreint de poésie et très musical, puisque rythmé façon polar, avec des phrases qui vous claquent aux oreilles un peu comme des coups de feu :

L'arme a trouvé la cible  ~  Je perçois des voix qui s'éteignent comme une agonie d'automne... et je rêve que je lis un poème de T.S. Eliot  ~  Il a plié à la deuxième balle : personne n'est parfait  ~  L'enfant a grandi la tête plate, à force de caresses  ~ Marcher, marcher, marcher... pour découvrir que j'ai encore des yeux pour la beauté.

Comme dans ses précédents livres, l'auteur s'attache une nouvelle fois à dépeindre un climat et attiser des sentiments plutôt qu'à raconter une histoire, laquelle est d'ailleurs on ne peut plus simple : un publicitaire au chômage loge deux balles dans le ventre d'un vieil ami qu'il n'avait pas vu depuis vingt ans, puis s'enfuit de chez lui en s'engouffrant dans un taxi... qui n'ira nulle part pour cause d'embouteillage. Pas de quoi casser trois pattes à un canard. Seulement il y a le style, on l'a déjà dit, et puis cette impression diffuse de faire trempette dans le cerveau de l'assassin, de partager la détresse de cet homme se noyant à l'intérieur de lui-même, puis d'être emporté par les flux et reflux de sa conscience comme dans une sorte de rêve éveillé, et à moitié halluciné, où la réalité paraît toute distordue, brouillée, fragmentaire... et en même temps si réelle. Car, à bien y regarder, ce roman est un jeu de miroirs pas si déformants qu'ça. Ce qu'ils reflètent ? Notre aliénation. Les visages de ceux qui ne savent plus trop qui ils sont, ni ce qu'ils font... le drame existentiel de l'homme moderne, bien plus déboussolé dans sa mégalopole qu'il ne le serait lâché en pleine nature... aussi l'absurdité d'un monde où tout est rationalisé, hormis nos actes et nos pensées... et puis le paradoxe d'une société où tout va très-très vite et où cependant rien ne bouge, un peu à l'image d'un tacos coincé dans un bouchon : de quoi devenir dingue, non !

A  PIED  D'ŒUVRE
Il descendit vers la place du général Osório en pensant : Ipanema est plus bleue que Copacabana. Ses immeubles sont plus bas. On peut encore voir le ciel. Restait à savoir si cela le rapprochait ou l'éloignait de Dieu. Et, si Dieu existait vraiment, le ferait-il arrêter pour vagabondage ? Flâner alors que tous les autres courent — c'est un péché mortel.
Et il allait devoir encore marcher un bon moment avant d'arriver chez son ami. Ce qui signifiait : qu'il avait encore du temps — pour penser. Pourquoi pensait-il tant ? Pourquoi les Japonais...
Marchant et pensant : le chemin se fait en marchant. Et se rappelant le temps où cette place était beaucoup plus agréable, sans les palissades des travaux du métro qui interdisent le trottoir et empestent l'atmosphère. Pensant aux dessous-de-table et au coup publicitaire des travaux, pour le plus grand profit des entrepreneurs qui avaient financé la campagne du gouverneur, puis laissé les travaux en plan et la place défigurée. Pensant : et personne ne dit rien. Ipanema, au mètre carré plus cher que le mètre carré d'un château en Angleterre, ne se plaint que des camelots qui transforment ses rues en bidonvilles et de la présence de Noirs sur ses plages. Le reste importe peu [...]
Antônio Torres : Un taxi pour Vienne d'Autriche (1991)
Traduction de Henri Raillard (1992)
Aux Editions Gallimard


2014/12/12

Herberto Sales : Les visages du temps

« Un livre dense et fort avec des personnages de chair et de sang, qui raconte la saga de la colonisation, le moment où Portugais, Noirs et Indiens se mêlent sur une terre sauvage, à une époque pleine de périls et de menaces » (extrait de la postface de Jorge Amado)

Ecrit à la façon d'un récit d'explorateur d'autrefois, ce livre, à la fois subtil et jubilatoire, nous plonge non seulement dans l'histoire spécifique de la colonisation du Nordeste, mais nous explique également, par extension du sujet, comment se forma l'immense et métissée nation brésilienne, aussi comment s'établirent les rapports inter-raciaux et tout ce qu'il reste encore d'eux aujourd'hui...
Ceci étant dit, Les visages du temps n'est pas l'énième ouvrage d'un universitaire à barbiche pétri de science et d'érudition, mais plutôt un roman d'aventure et d'amour, avec moult personnages et maintes péripéties, à commencer par l'arrivée en terre brésilienne d'un riche gentilhomme portugais, Policarpo Golfão, accompagné de son cousin bâtard Quincas Alçada...
Sans rien dévoiler de l'intrigue, disons simplement qu'à peine débarqué du galion, Policarpo Golfão tombera éperdument amoureux d'une dénommée Liberata — fille cadette d'une famille de notable établie de longue date à Bahia — mais qu'il lui faudra employer force ruses et malices pour parvenir un jour à ses fins. Ajoutons que les épisodes s'enchaînent rapidement, chacun d'eux montrant une facette différente des coutumes de l'époque, le 18ème siècle, et qu'il est donc évidemment question de la manière dont les terres furent cédées, les esclaves traités ou les autochtones convertis. Evident aussi qu'autour de quelques Blancs, figures dominantes du roman, gravite quantité de Noirs et d'Indiens, personnages à la fois secondaires et omniprésents, vu qu'ils préparaient puis servaient les repas de leurs maîtres, gardaient leur bétail, torchaient leurs gamins, bâtissaient et récuraient leurs demeures, cultivaient leurs champs, etc. De cette armée de travailleurs mise au service d'une poignée de privilégiés, l'auteur dresse un tableau somme toute assez complet, plutôt bien nuancé et bourré d'ironie, qu'il manie d'ailleurs avec dextérité. Ainsi, entre autres personnages croisés au fil des pages, on se souviendra longtemps du Nègre Domiciano qui, sitôt affranchi, deviendra le plus redoutable des chasseurs d'esclaves en cavale... aussi de cette tribu d'Indiens maracas, tous désespérément hermétiques aux bienfaits d'une civilisation qui, après les avoir dépossédé de leurs terres en échange d'un baptême chrétien, les repoussera toujours plus loin et plus profond dans la forêt Amazonienne... et on se rappellera surtout de Gertrude, une "négrillonne bien tournée", achetée 50$00 selon les tarifs du marché en vigueur : née en Afrique et vendue au Brésil, elle gravira pas à pas les échelons de la hiérarchie sociale grâce à ses seuls mérites et capacités...
Comment le destin de Gertrude se mêlera à celui de la famille Golfão, de quoi et de qui les Indiens sont-ils les victimes, quels sont les apports des uns et des autres dans la construction de la nation, et comment exprimer sa gratitude envers les plus humbles ou les moins fortunés, voilà, je crois, quelques-unes des réponses que Les Visages du Temps apporte à ses lecteurs.

Herberto (de Azevedo) Sales, natif d'Andaraí, dans l'Etat de Bahia, est vraiment un excellent romancier, aussi se demande-t-on pourquoi son oeuvre, riche d'une vingtaine d'ouvrages, est si peu traduite en français ?

Herberto Sales (1917–1999)

* Extraits *

Les présentations d'usage :

Le premier Golfão dont nous ayons connaissance s'appelait Antônio José Pedro Policarpo : Antônio José Policarpo Golfão, de son nom complet, plus riche de prénoms que de patronymes. Tout ce que nous réussîmes à vérifier au sujet de son ascendance, en nous valant d'informations recueillies de la bouche des personnes les plus anciennes de la région, fut qu'il se disait fils d'un gentilhomme portugais qui avait péri dans un naufrage, sur le chemin des Indes.

Des transactions entre "gens-de-biens" :

Remarquez qu'il y avait des documents à signer pour que devînt effectif et ferme l'achat d'esclaves fait par Policarpo auprès du juge et de son petit-neveu le Père Salviano Rumecão. Les documents accompagnant la transmission d'une chose, quelle qu'en soit la nature, sont une invention humaine passablement pratique depuis que l'homme a constaté avec sagacité que la seule façon de remédier au défaut de confiance entre ses semblables, c'était de le remplacer par la confiance en des documents signés entre eux. Et d'ailleurs, l'homme n'a pas inventé les documents pour autre chose que pour rendre, grâce à eux, digne de foi la parole humaine.

De l'art de mener son troupeau par la corde : 

Sachez que les esclaves furent menés de la façon accoutumée, suivant l'usage consacré qui prévoyait l'usage d'une corde ou d'une chaîne.
On les amarra les uns aux autres par le moyen d'une longue corde assez résistante, mais en leur laissant néanmoins la liberté de mouvoir leurs jambes, afin qu'ils puissent avancer ; quant à leurs bras, ceux-ci furent dûment immobilisés et maintenus ligotés par-derrière ; de surcroît, on leur passa autour du cou une autre corde, longue et garnie de nœuds coulants prêts à leur serrer la gorge jusqu'à les étrangler si d'aventure ils essayaient de s'enfuir. Le responsable de leur convoiement, appelé conducteur d'esclaves, les remorquait par l'extrémité de la corde en évitant toutefois de trop tirer dessus.
[...] Cette façon de convoyer de d'acheminer les esclaves ainsi attachés, était en ce temps-là une occurrence assez courante dans les rues de Bahia : personne ou presque personne n'y prêtait attention. Il ne faut point négliger, toutefois, l'éventualité que l'un ou l'autre passant, les voyant ainsi marcher attachés par une corde, ou par des liens, pût un instant les prendre en pitié.

De l'art de mener son troupeau par les mots : 

Bien que dépourvue d'accompagnement d'orgue ou d'harmonium, car les ressources faisaient défaut à la paroisse pour un régal musical aussi dispendieux, la messe fut entonnée et chantée. Et la voix des deux concélébrants alternait dans le chant religieux que les fidèles écoutaient avec une pieuse attention encore que le latin ne leur fût pas une langue familière — ce vénérable idiome des premiers chrétiens que l'Eglise, par attachement à une transmission inaltérée des valeurs spirituelles, préservait jalousement, dans la célébration des offices religieux.
[...] Au moment de l'homélie, composée, elle, en portugais et non point en latin, car le prêtre ne s'adressait plus à Dieu mais directement à ses ouailles, le Père Salgado prononça un prêche vibrant dans lequel il stigmatisait le péché et exhortait les fidèles à mettre tout en oeuvre pour sauver leur âme, fût-ce dans les circonstances les plus adverses, tourmentés par le froid, talonnés par la faim, car pour nous sauver Notre Seigneur Jésus Christ avait souffert infiniment plus cruellement sur la croix. Il jeta l'anathème sur l'Envie, l'abominable péché de Caïn, conseillant aux pauvres de ne jamais envier les riches, mais bien plutôt d'apprendre à accepter avec résignation et sagesse leur état de pauvreté, ne serait-ce que parce que, à supposer que les pauvres fussent malheureux, ils le seraient encore davantage si les riches n'existaient pas. Persuadés par l'éloquence du Père Salgado de bannir l'Envie de leur coeur, et dans le cas des pauvres de continuer à vivre une vie de pauvreté résignée, les fidèles assistèrent, remplis de bonnes et pieuses intentions, et à genoux, à l'élévation du calice et de l'hostie ; et, tandis qu'ils se signaient, ils entendirent le tintement de la clochette rituelle avec un frisson voilé de béatitude.

De quelques considérations diverses et variées :

La Maison de la Tour, située sur une éminence, présentait la silhouette lourde d'un bastion, d'une forteresse. Et de fait, la maison, avec sa tour, était une construction fortifiée. Plusieurs combats s'étaient déroulés là, entre Portugais et Indiens, entre Indiens et hommes de Garcia d'Avila. La tour symbolisait la Loi. En s'en remettant à elle, en s'y retranchant en toute sécurité, Garcia d'Avila avait su faire valoir les droits de propriété que Sa Majesté le Roi du Portugal lui avait conférés en lui faisant donation des terres de cette région. Ainsi, luttant résolument contre les Indiens qui, sous le sot prétexte d'être déjà là quand les Portugais étaient arrivés, livraient à ces derniers une guerre opiniâtre sans toutefois disposer du moindre document sur quoi fonder leurs revendications. Et se voyant ainsi cruellement offensé par les Indiens et sachant aussi qu'on ne se venge pas d'une offense sans risquer d'en essuyer une autre, Garcia d'Avila prit grand soin de massacrer tous les Indiens afin qu'ils n'attentent une nouvelle fois aux droits d'autrui.
Accompagné d'Almeidão, Policarpo Golfão fit sans encombre le trajet à travers la forêt : il ne s'y trouvait plus d'Indiens pour tuer traîtreusement, sur le sang encore frais d'autres victimes, les voyageurs qui se rendaient à la Maison de la Tour. Les temps avaient changés : la concorde avait enseigné à tous l'obéissance, la foi, la crainte de Dieu et, à tous, la loi distribuait sur une balance égale la Justice. Tout cela pour la plus grande délectation de Dieu et la plus grande gloire de la Couronne portugaise.

De la bonne exploitation des Ressources Humaines :

Depuis que Policarpo s'était fait reconnaître par les Indiens maracas comme le propriétaire véritable et légitime des terres de Cuia d'Agua, il avait pris la détermination qu'il fallait que ceux-ci diversifiassent leurs activités agricoles, limités jusqu'alors à la culture du manioc. Quoiqu'ils pussent et même dussent continuer de le cultiver, car ils en fabriquaient leur farine, ils avaient également l'obligation de planter des haricots, du maïs et du riz, puisqu'aussi bien ces cultures étaient particulièrement bien adaptées aux terres qui jouxtaient la rivière. Ainsi firent les Indiens, lesquels se fussent bien contentés de leur ordinaire primitif de farine, qu'ils consommaient en quantité. Policarpo
Golfão s'intéressait au développement d'autres cultures, non seulement pour la consommation de sa ferme mais aussi pour les vendre à Monte Alto et dans ses entours. Il se lança aussi dans la culture de la canne à sucre.
Et voici qu'accompagné comme à l'accoutumée de l'Indien Nicodemos (ex-Sinimu), Policarpo arrêta net son cheval en arrivant à l'endroit où les maracas plantaient du maïs. Deux jours plus tôt, par l'entremise de Nicodemos, il leur avait fait distribuer les semences destinées aux plantations ; et les Indiens qui avaient appris comment faire les plantaient dans des petites fosses qu'ils creusaient tout à fait comme il se devait.
Après les avoir salués, Policarpo apostropha Nicodemos :
— Dis-leur que je veux qu'ils plantent plus de maïs.
— Eh, êh, êh, tchô ! cria Nicodemos. Le capitaine veut qu'Indien plante plus de maïs.
Policarpo :
— Dis-leur que cela sera mieux pour eux.
Nicodemos :
— Le capitaine dit que si Indien planter plus de maïs cela sera mieux pour Indien.
Policarpo :
— Dis-leur qu'ils doivent défricher un terrain plus grand. Le terrain
qu'ils ont défriché est trop petit. Je veux plus de terrain défriché, plus de maïs planté.
Nicodemos :
— Eh, êh, êh, tcho ! Le capitaine veut qu'Indien défriche plus de terrain. Terrain défriché trop petit. Plus Indien défricher terrain, plus Indien avoir de terrain pour planter maïs.
Indiquant un arbre à quelque trois cent mètres de distance, ou peut-être même plus, Policarpo ordonna à Nicodemos :
— Dis-leur que je veux que la plantation de maïs s'étende jusqu'à cet arbre là-bas. Quand je reviendrai ici je veux voir tout ce terrain défriché et le maïs planté.
Nicodemos lança un autre cri de ralliement afin de mobiliser l'attention des Indiens et, toujours sur le mode du cri, il leur communiqua l'ordre :
— Le capitaine veut que plantation de maïs arrive jusqu'à l'arbre qu'Indien voit là-bas. Le capitaine veut autre chose. Quand il reviendra ici, il veut voir Indien avoir défriché tout le terrain et planté plus de maïs sur terrain.
Policarpo :
— Répète-leur que cela sera mieux pour eux.
Nicodemos :
— Le capitaine dit que cela sera mieux pour Indien.
Policarpo :
— Dis-leur que comme cela ils vont gagner plus d'argent. Plus ils récolteront de maïs, plus ils gagneront d'argent.
Nicodemos :
— Le capitaine dit que comme cela Indien gagner plus d'argent. Plus Indien récolter de maïs, plus Indien gagner d'argent.
Pour clore cette conversation laborieuse Policarpo décida de faire une révélation importante. Il ordonna à Nicodemos :
— Dis-leur que la moitié de la récolte, comme ils le savent, leur appartient. L'autre moitié est à moi. Mais pour les aider, je pourrai acheter leur part. Ils ne seront jamais lésés.
Nicodemos hésita quelque peu dans sa traduction. Il s'en acquitta enfin selon la volonté de Dieu et Dieu voulut dans Sa miséricorde que les Indiens ne la trouvassent point trop inintelligible.
— Eh, êh, êh, tchô ! cria Nicodemos.
Et passant à la traduction :
— Le capitaine dit que moitié de la récolte de maïs est à Indien. Indien plante, récolte ; puis il garde moitié de la récolte. Le capitaine dit qu'Indien sait tout cela. Le capitaine veut aider Indien. Si Indien trouve personne pour acheter moitié récolte Indien, le capitaine dit acheter moitié Indien. Comme cela, capitaine aide Indien, pour qu'Indien reste pas sans vendre moitié Indien dans récolte.
Essuyant lentement sur leur propre corps leurs mains souillées par la terre, les Indiens secouèrent la tête en un assentiment général et muet de troupeau.

Herberto Sales : Les visages du temps (1984)
Traduction de Geneviève Leibrich (1991)
Aux Editions Métailié (avec le soutien de l'Unesco)

Peinture et portraits sont tous du naturaliste allemand Johann Moritz Rugendas (1802-1858)

2014/03/02

Erico Verissimo : Le Temps et le Vent (T1, Le Continent)

« Au Brésil il y a peut-être des romans aussi grands que Le Temps et le Vent. De plus grands je n'en connais pas » (Jorge Amado)

ENORME !! Que ce soit du Brésil ou d'ailleurs, de plus grands romans que Le Temps et le Vent (tome 1), je n'en connais pas non plus. D'aussi grand ? Peut-être Vie et Destin, du russe Vassili Grossman. Deux histoires se déroulant en des lieux et des temps différents, mais deux auteurs assez semblables par cette extraordinaire capacité qu'ils avaient à animer leurs personnages en les dotant d'une âme, d'un souffle, de caractère et d'appétits, au point de les rendre tout bonnement humains. Aussi ce même talent à faire surgir en quelques mots quantité d'images dans l'esprit du lecteur : il suffisait en effet à Grossman ou à Verissimo d'évoquer par exemple une cheminée, plus cinq ou six morceaux de bois secs, pour qu'aussitôt vous entendiez le feu crépiter, tout en sentant sur votre peau la chaleur de ses flammes. Enfin, autres points communs entre les deux écrivains nés à cinq jours d'intervalle, leur intérêt pour l'histoire, leur intelligence de la vie et surtout cette toute petite chose qui leur donnait un peu plus de poids sur terre : une conscience morale.

Il est difficile d'expliquer ce qu'est Le Temps et le Vent sans énoncer d'abord quelques chiffres :

  • 13 : le nombre d'années qu'Erico Verissimo a consacré à la rédaction de cette trilogie (débutée en 1948, achevée en 1961).
  • 2250 : le nombre de pages constituant l'ensemble des trois tomes (dont seulement deux ont été traduits jusqu'à présent).
  • 6 : le nombre de générations se succédant durant le siècle et demi couvert par le premier récit (entre 1745 et 1895).

Ni sans citer son épigraphe, tirée de l'Ecclésiaste :

Un âge va, un âge vient, mais la terre tient toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche, il se hâte vers son lieu et c'est là qu'il se lève. Le vent part au midi, tourne au nord, il tourne, tourne et va, et sur son parcours retourne le vent.

Ou les quatre premières lignes par lesquelles l'auteur nous plonge à son tour dans l'immuable et universelle vanité des choses :

C'était par une froide nuit de pleine lune. Les étoiles scintillaient sur la ville de Santa Fé, si déserte et si calme qu'on l'aurait prise pour un cimetière abandonné. Si absolu était le silence et l'air si léger qu'on aurait pu entendre le serein tomber dans la solitude [...]

S'ensuit une histoire dont on ne peut guère donner qu'un bref aperçu tant les péripéties sont nombreuses et variées. Savoir que toute l'action du roman se déroule dans le Rio Grande du Sud, mais qu'au niveau de sa construction temporelle elle se présente sous la forme d'un constant va-et-vient entre passé et présent — le premier éclairant peu à peu le second de manière très cinématographique —, l'ensemble étant, de plus, méthodiquement entrecoupé d'une sorte de chant à la façon des tragédies grecques antiques. Donc très élaboré.
Savoir aussi qu'à travers cette saga familiale c'est tout un pan de l'histoire brésilienne qui nous est ici raconté : de la conquête de Rio Grande par ses primo-habitants jusqu'à la guerre civile de 1895, en passant par celles de l'Indépendance, de Farroupilha, de Cisplatine, de la Triple Alliance, aussi l'abdication de l'empereur, l'abolition de l'esclavage, l'immigration européenne, les épidémies de peste, de choléra... le temps qui passe et qui emporte les hommes, comme le vent la poussière.
Savoir encore qu'au niveau symbolique, éros et thanatos sont figurés par une vieille paire de ciseaux et un poignard au manche d'argent, l'une et l'autre se transmettant de génération en génération : les ciseaux pour les filles, elles couperont avec le cordon ombilical de chaque nouveau-né, et le poignard pour les gars, ils en useront comme en usent tous les garçons, c'est là leur patrimoine, avec aussi leur nom, leur caractère et leur physionomie hérités de leurs lointains ancêtres.
Et savoir enfin qu'une fois qu'on a dit tout ça du bouquin, on n'en a presque rien dit, tellement... tellement il est ENORME.

Erico Verissimo (1905-1975)

 Extraits :

Aux alentours de 1765, la rencontre entre Ana et Pedro l'indien, à l'origine de la lignée Terra-Cambarà :

[...] On entendait au loin la flûte de Pedro. Ana se sentait les yeux lourds, la tête vide, le corps moulu et endolori, comme si elle venait d'être battue. Elle regarda dehors mais ne put supporter l'éclat du soleil. Des mouches bourdonnaient en voltigeant. Un âne pleureur commença à braire au loin.
- Je crois que je suis malade, murmura-t-elle.
- Ce doit être tes affaires qui arrivent, lui dit sa mère, les bras plongés dans l'eau graisseuse.
Ana ne répondit pas. Elle continua d'essuyer les assiettes. Le son de la flûte aggravait la sensation de chaleur, de lassitude, de malaise.
- Si au moins il s'arrêtait de jouer, murmura-t-elle.
Elle ne prononçait jamais le nom de Pedro. Pour en parler, elle disait "lui" ou "cet homme".
- Laisse-le, le pauvre, répliqua la mère. Il est si seul, faut bien qu'il s'amuse un peu.
Ana était inquiète. Au fond elle savait de quoi il s'agissait, mais elle avait honte et aurait voulu penser à autre chose. Impossible. Le pire était de sentir la pointe de ses seins (le seul contact de la blouse la faisait frissonner) et son sexe comme trois foyers ardents. Elle savait ce que cela voulait dire. Depuis l'âge de quinze ans, la vie n'avait plus de secrets pour elle. Durant ses insomnies, elle s'interrogeait sur ce qu'on ressentait à être embrassée, baisée, pénétrée par un homme. Elle n'ignorait pas que c'étaient là pensées indécentes, qu'il fallait chasser. Mais elle les avait bel et bien dans la tête et dans le corps, et rien au monde ne pourrait lui faire avouer à personne, ni à sa mère, ni à la statue de la Vierge, ni au curé en confession, les choses qu'elle sentait et désirait. Et maintenant, là, dans la touffeur de midi, sous le son de cette flûte, elle était possédée comme jamais du désir de l'homme. Elle pensait aux chiennes en chaleur et se dégoûtait elle-même. Le souvenir du taureau couvrant une vache lui causait un fourmillement de honte par tout le corps. C'était encore le désir. La faute en était à la canicule. Elle pensa aller se baigner. Mais non. Après le repas c'est mauvais. Et puis il aurait fallu marcher jusque là-bas dans la fournaise. Le trou d'eau était comme un lieu interdit, un danger. C'était Pedro. Pour y arriver, elle devait passer devant sa cabane. Il risquait de la voir.
L'eau devait être fraîche. Ana y plongea en pensée. Elle sentit les lambaris lui frôler les jambes et les seins. Et puis voilà la main de Pedro qui se glissait sur ses cuisses pour les caresser, molle et ondulante comme un poisson. Quelle honte ! C'était le mâle qu'elle voulait. Et si elle pensait à Pedro, c'est que, mis à part son père et ses frères, il était le seul homme ici. Seulement pour cette raison. Puisque, en vérité, elle le haïssait. Elle pensa à ses lèvres humides collées à la flûte de bambou. Aux lèvres de Pedro sur ses seins. Cette musique sortait du corps de Pedro et pénétrait son corps à elle... Oh ! mais elle le détestait ! Il était sale. Il était mauvais. Tout en le haïssant, elle ne pouvait détacher sa pensée de son corps à lui, de son visage, de son odeur, elle ne pouvait pas, ne pouvait pas, ne pouvait pas.
- S'il s'arrêtait de baiser ! — réalisant qu'elle avait dit : baiser au lieu de jouer, elle rougit et se troubla.
Elle laissa tomber une assiette qui heurta le sol avec un bruit mou. Dona Henriqueta, inquiète, lui dit d'aller se coucher. Sans un mot elle se dirigea vers son lit.

Une lettre de septembre 1855, adressée par le docteur Carl Winter à l'un de ses compatriotes allemands :

« Mein lieber baron, quatre ans aujourd'hui que je suis à Santa Fé. Je ne porte plus le chapeau haut de forme, mes habits européens tirent à leur fin, et, hélas, je m'adapte peu à peu. J'en tire une impression de décadence, de dissolution, de dépersonnalisation. Bientôt, tel un pauvre caméléon, j'aurai la couleur de mon habitat. Je me suis fait au maté, bien que je déteste cet amer breuvage. (Peut-on comprendre les contradictions de l'âme humaine ?) Je vivais chastement, faute de femme que j'aimasse ou qui voulût coucher avec moi. Mes songes érotiques étaient peuplés de femmes blondes et je devais me contenter de ces amours oniriques, maintenant, mon cher, il arrive que mon esprit chancelant cède aux appels de cette chair faible — qui, soit dit en passant, reste très maigre sur ses os — et que j'attire dans mon lit des filles faciles, des Indiennes et même des mulâtresses. Après ces orgies, je sors mon violon et je prends un bain de musique. Ou alors, j'ouvre mon Heine et je m'inonde de poésie. Puis, pendant mes longues semaines de chasteté, je reviens à mes vagues rêveries de femmes blondes et germaniques. Ah ! mon ami, je suis le personnage d'un drame que Goethe n'écrirait jamais, un drame qui n'apporterait la gloire à personne, parce qu'il est sordide, vide et sans contenu. Mais c'est plutôt une comédie. Pourquoi je reste ici ? Pourquoi ? Je ne sais. Quelque chose m'attache à cette terre. Ni affection, ni amour. L'habitude. L'habitude est comme une épouse que nous n'aimons plus, que nous détestons désormais, mais à laquelle nous sommes collés par force... L'habitude, et la paresse. L'inertie, Carl, a de la force. La routine est une fade ballade aux rimes éculées.
La vie ici est monotone. Il n'arrive rien. De temps à autre on m'appelle pour un homme étripé dans un duel, pour une affaire d'honneur, une querelle aux courses, aux cartes, aux osselets. Même cela, c'est de la routine. Un intestin ressemble à un autre intestin ; les réactions sont toujours les mêmes. Les patients supportent les remèdes sans crier. On n'est jamais d'accord pour savoir qui a commencé, qui a tort.
Il apparaît rarement une tête nouvelle. Les jours se ressemblent. Le courrier arrive une fois par semaine, quand il arrive. Une charrette met une éternité pour aller à Rio Pardo et en revenir. Les gens sont bons, dans l'ensemble, mais d'une bonté un peu sèche, rugueuse. Les sujets de conversation limités. On parle bétail, chevaux, troupeaux, hivernages, nourriture, terres, ou alors bagarres, guerres et révolution passées ou à venir.
Ah ! j'allais oublier de t'apprendre une grande nouvelle. Lucia, ma Melpomène, a eu un fils. Elle l'a appelé Licurgo, non qu'elle admire le chef spartiate, mais parce que (elle me l'a avoué avec un sourire angélique) ce nom a une sonorité sombre, dramatique. Bien vu : Licurgo, c'est vraiment un nom de la nuit. On ne m'a pas appelé pour l'accouchement. Ils ont préféré une vieille négresse aux mains sales mais expertes. Je m'en suis réjoui, car pour rien au monde je n'aurais voulu voir ma muse de la Tragédie dans cette conjecture tragi-grotesque. Je l'ai vue tout de suite après. Elle était plus belle que jamais et irradiait lumière et bonté. Oui, bonté, Carl. Après tout ce que je t'ai dit d'elle, ça a l'air absurde. Mais c'est ce que j'ai senti. A ce moment, mein liebe baron, je l'ai aimée. Je l'ai aimée tendrement pour la première fois, et cet amour a duré exactement le temps que j'ai passé dans cette chambre qui sentait l'encens. Elle n'a pas de lait. On a fait venir une Noire de l'estancia pour allaiter. Le père, l'orgueil le rend jobard. La grand-mère, si elle est contente, sait cacher ses sentiments sous un masque de pierre.
[...] Changeant de sujet, je dirai que les hivers rigoureux de Santa Fé m'ont révélé une mixture délicieuse que mon cher baron doit déjà connaître. C'est la cachaça, avec du miel et du jus de citron. Positivement divin ! Si on te raconte, Carl, que je suis mort ivre dans un caniveau de Santa Fé, tu peux le croire, à la réserve près qu'il n'y a pas de caniveaux à Santa Fé, pour la simple raison qu'il n'y a pas de chaussées comme il n'y a pas de réverbères, comme, en dernière analyse, il n'y a rien. C'est peut-être cette absence de tout qui me fascine et me retient.
[...] Envoie-moi, quand tu le pourras, livres et journaux. Même périmés, car dans ce bourg oublié des dieux et des hommes, je me persuade chaque jour davantage que le temps, en fin de compte, n'est qu'une invention des horlogers suisses pour vendre leurs coucous. Envoie des livres, ou je vais oublier l'allemand. J'ai relu mille fois mon volume de Heine. Mon Faust est hors d'usage parce que la belle Gregoria l'a laissé tomber dans l'eau de la lessive.»

En 1895, une discussion amicale au cours de laquelle s'entremêlent gaiement l'herméneutique et les pâtés en croûte :

Le père Atilio Romano avait devant lui une assiettée de pâtés, qu'il dévorait avec une telle fougue qu'il lui arrivait de les enfourner entiers dans sa bouche. Il mastiquait vaillamment et en même temps continuait de parler car le Dr Winter, cet athée incorrigible, ne le laissait pas en paix. En ce moment, il lui récitait par cœur des passages d'un livre de son ami von Koseritz, autre hérétique de male mort. Le buste incliné sur la table, la fourchette en bataille, le médecin fixait le père tout en parlant :
- « Le Plus croyant d'entre vous va-t-il croire que la Terre soit le centre de l'Univers et que Soleil, Lune et les autres astres n'aient été créés que pour servir de lampions ? »
Le vicaire l'écoutait, souriant et mastiquant.
- Et pourquoi pas ? interrompit-il. Pourquoi pas, si Dieu l'a voulu.
Il se carra sur sa chaise et demanda à une Noire de lui apporter des pâtés, puis, les lèvres luisantes de graisse, les joues colorées, l’œil joyeux, il revint au médecin.
- Et pourquoi pas ?
Winter brandissait toujours sa fourchette.
- « La Bible est l'oeuvre d'ignorants ; l'histoire de la création est un mythe. Laplace avait raison quand, à Napoléon qui lui demandait pourquoi il ne parlait pas de Dieu dans son système de mécanique céleste, il répondit : "Sire, je n'avais pas besoin de cette hypothèse." »
- Quos Deus vult perdere, prius dementat, cita le père en lâchant un rot bienheureux.
- « L'état des couches terrestres montre à l'évidence que l'homme est le fruit de l'évolution de la matière, comme la Terre elle-même, comme tous les mondes qui peuplent l'univers. »
Atilio Romano savourait son vin, le gardant sur la langue pour ensuite l'avaler avec une sensuelle lenteur. Il remplit de nouveau son verre.
- Rien de tout cela n'est nouveau pour moi, docteur. Tous ces auteurs athées, vos amis, je les connais. J'ai leurs livres à mon chevet, preuve que je ne les crains pas.
- Et vous ne trouvez pas qu'ils ont raison ?
- Tout à fait ! Ah ! Voici les pâtés chauds. — Il se frotta les mains — Servez-vous, belo !
Le Dr Winter ne se laissa point émouvoir par les pâtés qu'on apportait devant lui, dodus, odorants, saupoudrés de sucre et de cannelle. Il leur jeta un regard froid et revint à son interlocuteur :
- Mais si vous trouvez qu'ils ont raison, pourquoi continuez-vous à exercer le sacerdoce d'une religion basée sur un mythe puéril ?
La grosse main du père avança et ses doigts agrippèrent un pâté.
- La raison n'a rien à voir avec la foi !
Et, ayant enfourné le pâté, il l'enfonça avec les doigts.
- Vous avez lu Darwin et Lamarck, n'est-ce pas ?
- Je les ai lus, et peut-être mieux que vous.
- Vous acceptez les lois de l'évolution et de la sélection ?
- Je les accepte.
- Alors ?
- Alors quoi ?
- Comment pouvez-vous reconnaître, en même temps, l'autorité de la Bible ?
- La Bible parle dans un langage symbolique, belo !
- C'est un sophisme !
- L'hypothèse évolutionniste n'exclut pas Dieu nécessairement. Elle est plutôt une preuve de la suprême, incomparable, subtile et imaginative intelligence du Tout-Puissant. — Il essuya avec la pointe de sa serviette ses lèvres graisseuses — La Bible n'est qu'une version poétique de la genèse, à la portée de l'intelligence du peuple.
- C'est de l'hérésie, père !
- Personne n'est plus autorisé qu'un père pour proférer une hérésie, belo ! s'exclama le vicaire en riant aux éclats.
Le Dr Winter secoua la tête en riant de son rire de fausset. Il regarda son interlocuteur avec sympathie. Il admirait le père Romano. Il avait connu d'autres vicaires à Santa Fé : certains peu instruits qui vivaient dans la terreur sacrée de déplaire au chef politique local. Ils ne lisaient pas et avaient peur de discuter. Maintenant Santa Fé avait un vicaire indépendant, exubérant de santé et de bonne humeur, un libéral, et, si absurde que cela paraisse, un libre-penseur. Il possédait chez lui une riche bibliothèque où Winter, ravi, trouvait dans de belles reliures en cuir certains de ses auteurs favoris : Renan, Schopenhauer, Diderot... Un des livres de chevet du vicaire était le Candide de Voltaire. Un jour, Winter avait surpris le père à lire les contes de Boccace, avec d'homériques éclats de rire.
- Le vicaire qui lit Boccace ! s'était-il exclamé, stupéfait.
Fermant le livre avec fracas et se levant en sursaut, le père avait expliqué :
- Je lis ce vaurien pour deux puissantes raisons. Primo, parce que j'aime ça. Secundo, parce que ses histoires matérialistes et paillardes me font mieux apprécier les délices de la chasteté et de la vie spirituelle.
Le père était en général estimé dans sa paroisse. Il savait raconter une anecdote, et, pasteur aimable, ne passait pas son temps, comme ses prédécesseurs, à menacer ses ouailles des feux de l'enfer. Quelqu'un a-t-il péché ? On va voir, asseyez-vous, mettez-vous à l'aise, reposez-vous un peu. Ne craignez rien. Tout cela peut s'arranger. Dieu est bonne personne. Ouvrez-lui votre cœur, bela. Allez ! J'écoute.

Erico Verissimo : Le Temps et le Vent - Le Continent (1949)
Traduction française : André Rougon (1996)
Editions Albin Michel

2014/02/08

Jorge Amado : Les Chemins de la Faim

« Urubus, vous n'avez pas de cri, cri de chasse, cri d'amour, cri de peur...» (4Lavilliers)

« ... c'est dans le principe de la grande propriété foncière, dans la mauvaise répartition des domaines, dans le monopole de la terre, que l'on peut trouver la cause fondamentale du retard, de la misère et de l'ignorance de notre peuple. » (Luis Carlos Prestes, en 1946, lors d'un discours à la Chambre)

Juin 1946. Alors qu'il vient d'être élu député à l'Assemblée nationale — mais s'apprête à connaître une nouvelle période d'exil et de vie clandestine —, Jorge Amado achève la rédaction des Chemins de la Faim, l'un de ses livres les plus traduits et les plus largement diffusés dans le monde, sans doute parce que l'un des plus émouvants de toute son oeuvre.
Paru au Brésil sous le titre Seara Vermalha (Moisson Rouge, rouge du sang abondamment versé, puis rouge comme une levée d'étendards marqués de la faucille), le roman se divise en deux parties bien distinctes, avec beaucoup de violence dans la première et la seconde, mais celle-ci toutefois tempérée par une petite lueur d'espoir. Il retrace tout d'abord le périple d'une famille de paysans expulsés de la plantation où ils s'échinaient depuis vingt ans et qui se voient donc contraints à rejoindre São Paulo, en traversant à pied l'enfer de la caatinga. Commence alors pour ces treize migrants (en comptant l'âne et la chatte) une succession d'épreuves si terribles que seuls quatre d'entre-eux parviendront au bout du voyage, les uns mourant de faim, de soif ou d'épuisement, les autres de maladie ou d'empoisonnement. L'écriture est sèche, presque dure, elle prend vraiment aux tripes.
Dans la seconde moitié du livre, Amado nous présente les différentes réponses possibles à la tyrannie des puissants, en décrivant les trajectoires de trois des fils partis du foyer familial quelques années seulement avant l'exode de leurs parents : João, le soldat mystique, José, le bandit de grand chemin, et Juvencio, le militant communiste, ce dernier ayant bien évidemment toutes les faveurs de l'auteur. C'est le héros masculin des Chemins de la Faim. Il est fort, courageux, combatif, tout comme sa mère, Jucundina, l'autre figure emblématique du roman, une femme de caractère qui souffre, espère et, malgré les revers endurés, continue de lutter jour après jour pour préserver les siens.

On signalera enfin que cette lecture permet également d'approcher certains épisodes de l'histoire brésilienne, tels que la révolution constitutionnaliste de 1932 et l'insurrection (ratée) de 1935, aussi le mouvement des cangaceiros et l'agitation messianique du Nordeste, l'une et l'autre sévèrement réprimés par les autorités.


Extraits :

Avant l'exode :

La vie était dure pour tout le monde ; en plus du jour de travail gratuit qu'exigeait leur contrat, les métayers devaient céder à la plantation la moitié de leur farine, de leur maïs et de leur patate douce. Mais ni les enfants qui succombaient, ni les maladies qui se succédaient, ni l'éternel manque d'argent n'arrivaient à attrister Ataliba. Il était né joyeux, il aimait les fêtes, les réjouissances et, en vieillissant, il n'avait pas changé. Au contraire. Même pendant les années les plus difficiles, même cette fameuse année de la sécheresse où toutes les cultures avaient roussi, et qu'ils étaient restés endettés jusqu'au cou, même alors Ataliba avait célébré la Saint-Jean, qui était le jour de la fête de sa femme, Joana.

[...] Les notes de l'accordéon avaient fait taire les grillons du sentier. Dans le groupe, formé de plusieurs hommes et de quelques femmes, les conversations et les éclats de rire cessèrent aussi. Bastiao avait commencé à jouer. Elle était ancienne et démodée, cette polka, mais là-bas, au bout du monde, les choses mettaient longtemps à venir, et les airs de danse aussi.



La traversée du désert :

Aride et inhospitalière, s'étend la caatinga. Dans ce sertao sec et sauvage comme un désert d'épines, sur des lieues et des lieues, ne s'élèvent que de rares arbustes. Sous le soleil brûlant de midi, des serpents et des lézards se glissent entre les pierres. Ce sont des lézards énormes, immobiles, ils semblent dater du commencement du monde, avec leurs yeux fixes sans expression, comme des sculptures primitives. [...] Les rideaux d'épines qui s'entrecroisent dans la caatinga forment un désert infranchissable [...] on n'y trouve pas un seul chemin, même rudimentaire, pas un arbre à l'ombre reposante, pas le moindre fruit juteux. Seules quelques umburanas s'élèvent de temps à autre, rompant la monotonie des arbustes de leur présence amie et accueillante. Autrement, on n'y voit guère, à l'infini, que des cactées de toutes espèces, des favelas, des mandacarus, des columbis, des quichabas, des croas, des couronnes-de-pères, avec, au milieu de toute cette âpreté, surgissant comme une vision miraculeuse, la fleur d'une orchidée. Un enchevêtrement d'épines, inextricable. Sur des lieues et des lieues, à travers tout le Nord-Est, s'étend le désert de la caatinga. Sans routes, sans chemins, sans sentiers, sans nourriture et sans eau, sans ombre et sans ruisseaux, impossible à traverser. La caatinga du Nord-Est.
Pourtant, sillonnant ce désert dans tous les sens, voyage une foule innombrable de paysans. Des hommes chassés de chez eux par les grands propriétaires et par la sécheresse, expulsés de leurs maisons, des hommes sans travail qui descendent vers Sao Paulo, eldorado de leur imagination. Ils viennent de toutes les régions du Nord-Est pour faire ce voyage aux sombres surprises, les pieds chaussés de sandales de cuir, ils coupent la caatinga, ils se frayent un chemin à travers les épines, ils triomphent des serpents perfides, ils surmontent la soif et la faim, les mains écorchées, les visages déchirés, les cœurs au désespoir. Ils sont des milliers et des milliers qui se succèdent sans trêve.


Les dix plaies du Brésil :

[...] Les urubus, derrière eux, n'eurent pas grand mal à remuer le peu de terre qui recouvrait le corps de Dinah. Eux non plus ne trouvaient pas grand chose à manger dans cette caatinga aride et déserte. Bruyants et querelleurs, ils foncèrent en bande sur le cadavre, échangeant des coups de bec. Jéronimo qui marchait en avant, et qui ne voyait plus dans le ciel les rapaces suivre leur caravane, devina ce qui se passait. Joao Pedro, lui aussi, savait qu'ils étaient en train de dévorer le cadavre de sa femme. Mais il n'avait pas le courage de revenir sur ses pas, de perdre plus de temps, il était à bout, il n'avait plus la force de souffrir, plus de larmes à verser. Peu à peu, ils s'étaient persuadés qu'aucun d'eux n'arriverait au terme du voyage, qu'aucun d'eux ne verrait la prospérité qui régnait à Sao Paulo. Mais ils avançaient toujours, car cela aurait été pire de retourner en arrière. Et retourner où, puisqu'ils n'avaient plus ni pays, ni maison, ni champ de manioc, ni champ de maïs ?
Au milieu de l'après-midi, les urubus les rejoignirent et recommencèrent à voler en cercles autour d'eux.



L'arche de Noé :

[...] Une rumeur de sanglots et de gémissements parcourt le navire. En première classe, on joue du piano et l'on rit. Là, on ne mange pas seulement du poisson, on y sert de la viande, du pain à volonté, du café au lait, personne n'est tombé malade. La vie des pauvres, c'est ça... et Jucundina se demande pourquoi il naît des gens pauvres, si c'est pour souffrir autant ! Qu'il s'agisse d'eux pendant cet exode, ou de ces marins que les perches appuyés sur leur poitrine sanglante rendent infirmes, c'est la même misère. Ce monde est mal fait, il est plein d’injustice, il doit finir. Et il va sûrement finir, il est près de la fin, le saint le dit, la sainte le dit, et leurs voix sont entendues dans tout le sertao, où les joueurs de guitare aveugles, les bandits les plus courageux et les femmes les plus malheureuses répètent que la fin du monde est proche et que les souffrances vont s'achever.


La loi du talion :

[...] Quand il partait le matin vers les champs, la faux sur l'épaule, il marchait comme un esclave qui aurait traîné des chaînes aux pieds. Cette terre ne leur appartenait pas, et même leur droit sur les récoltes de maïs et de manioc pouvait leur être contesté à n'importe quel moment par le colonel. Le jour de travail gratuit pour la fazenda lui semblait être de l'exploitation. Cela ne suffisait-il pas, d'être obligés de vendre les produits du champ au colonel, au prix qu'il avait fixé, et d'acheter au magasin tout ce dont ils avaient besoin ? Il entendait des histoires de terres volées, de crimes, de paysans tuant des propriétaires, s'enfuyant dans les bois, de types condamnés à de longues peines, allant à Fernando de Noronha. C'était une soif de vengeance et de justice qui l'avait déterminé à partir. Lucas Arvoredo, avec sa horde de bandits, lui apparaissait comme le vengeur héroïque des paysans du sertao. C'était lui qui avait raison. S'ils devaient travailler jour et nuit pour une plantation, naître et mourir sur la bêche, sans aucune autre perspective, alors mieux valait tout lâcher, prendre une carabine, et aller récupérer dans les fermes et dans les villes ce qui leur était dû.



Le buisson ardent :

[...] Il assuma toute la responsabilité du soulèvement et, malgré les châtiments et les tortures, il ne répondit rien de plus aux questions qu'on lui posa et aux provocations qu'on lui fit. Sa déposition fut réduite à la phrase suivante : « N'a rien déclaré. » Le jeune paysan du sertao qui s'était enfui de chez lui pour entrer dans la bande de Lucas Arvoredo avait fait son apprentissage dans la ville et était devenu le leader des hommes révoltés. Parfois, en prison, il pensait au sertao, aux paysans, à Lucas Arvoredo, à son frère José qui avait suivi le cangaceiro. Cela avait été la même impulsion de révolte, la même soif de justice qui l'avait arraché à ses champs. Seulement lui avait eu plus de chance et, au lieu du groupe de cangaceiros, il avait rencontré le Parti qui avait donné un sens à sa rébellion.

Jorge Amado : Les Chemins de la faim (1946)
Traduction : Violante do Canto

2014/01/03

Jorge Amado : Mar Morto

« É  doce  morrer  no  mar... »  Dorival Caymmi & Jorge Amado)
« Se Deus quiser quando eu voltar do mar... » Dorival Caymmi & OrsonWelles)
« Quanta gente perdeu seus maridos seus filhos nas ondas do mar... » D.Caymmi)

Tout comme Hugo, Hemingway ou Melville, Jorge Amado a lui aussi écrit un beau livre sur la mer, ses mythes et ses réalités.
Le mythe c'est Iemanjà, l'une des plus grandes divinités afro-brésiliennes du candomblé, déesse des eaux salées et des marins, tout à la fois mère et épouse d'Orungà, le dieu de l'air, qu'elle conçut avec Aganju, celui de la terre ferme. L'histoire dit qu'aussitôt après avoir été engendré, Orungà, le fils, voyagea dans les airs et sur terre, mais que sa pensée ne pouvait quitter l'image de sa mère, cette magnifique souveraine du monde aquatique vers laquelle l'entraînaient irrépressiblement ses désirs, si bien qu'un jour, il ne put résister et la violenta. Alors Iemanjà s'enfuit et, dans sa fuite, ses seins se rompirent et ainsi surgirent les eaux (...), puis, de son ventre fécondé par son fils, naquirent les orixàs les plus redoutables, ceux qui commandent aux éclairs, aux tempêtes, aux tonnerres... Voilà pour le mythe. Quant à la réalité, elle est moins imagée mais non moins violente : quand le vent se lève au large des côtes atlantiques, que les vagues montent et que soudain l'orage éclate, alors Iemanjà ouvre bien grand ses bras pour accueillir en son sein sa ration de marins. Et, sur les quais du port de São Salvador battu par la pluie, nombreuses sont les femmes à venir attendre en vain leur mari, puis à pleurer leur disparition... avant de s'abandonner à la prostitution afin de subvenir à leurs besoins ainsi qu'à ceux de leurs enfants, jusqu'au jour où ces derniers s'en iront à leur tour affronter la mer et ses dangers.
Génération après génération c'est donc la même tragédie qui se répète inlassablement, la même vie précaire faite de pauvreté, de misère et de résignation, où chaque nouvelle année apporte avec elle son contingent de veuves et d'orphelins. Aussi le lecteur pressent-il dès les premières pages du roman le sort réservé par l'auteur à son personnage principal, Guma, dont le destin, tout comme celui de son père avant lui, sera de périr en mer par une nuit de tempête. Et s'il ne laissera guère de souvenirs dans la mémoire de son fils alors âgé d'à peine deux ans, en revanche, dans les bars louches du port de Bahia, on chantera encore longtemps sa légende, celle d'un marin valeureux ayant plus d'une fois bravé la mort et sauvé des vies au péril de la sienne. Quant à sa femme, la belle Livia, une fille de la terre qui n'aura jamais pu arracher Guma des bras de Iemanjà, elle incarnera tout à la fois l'espoir d'un monde meilleur et aussi la lutte contre les déterminismes sociaux auxquels semblent voués les gens de la mer depuis la nuit des temps.

Un très beau livre, au style empreint de lyrisme et de poésie, peuplé d'une bonne centaine de personnages, dont le vieux Francisco, le docteur Rodrigo, Dona Dulce, Rosa Palmeirão, Maria Clara, Maître Manuel, Chico Tristeza, Toufick, Haddad... et la patte d'Amado pour nous raconter, avec chaleur et sensibilité, l'histoire de chacun d'eux.

Extrait :

[...] Le fils commençait à marcher, jouait avec de petites barques que faisait le vieux Francisco. Abandonnés dans un coin, sans même un coup d’œil du gamin, gisaient le chemin de fer que Rodolfo avait apporté, le petit ours bon marché que Livia avait acheté, le pantin offert par la tante de Livia. La barque faite dans un morceau de mât que le vieux lui avait donnée valait plus que tout le reste. Dans le bassin où Livia lavait le linge, elle naviguait sous les regards enchantés du gosse et du vieillard. Elle voguait sans gouvernail, sans guide et, de ce fait, elle n'arrivait jamais au port ou s'arrêtait au milieu de l'eau, ou bien s'en allait à l'aventure. L'enfant parlait dans sa langue qui ressemblait à celle de Toufik, l'Arabe :
- Pépé, fais l'oraze !
Le vieux Francisco savait qu'il voulait que l'orage se déchaînât sur le bassin. Comme Iemanjà qui faisait fondre le vent sur la mer, le vieux Francisco gonflait ses joues et déchaînait le « nord-est » sur le bassin. La pauvre barque roulait sur elle-même, allait au gré du « vent », rapidement. L'enfant applaudissait de ses petites mains sales. Le vieux Francisco gonflait encore plus ses joues, faisait le vent plus fort, sifflait en imitant la chanson de mort du vent du nord-est. Les eaux du bassin, calmes comme celle d'un lac, s'agitaient, les vagues balayaient la barque qui finissait par s'emplir d'eau et sombrait lentement. L'enfant frappait des mains ; le vieux Francisco voyait toujours avec tristesse la barque aller au fond. Bien que ce fût un jouet, fait de ses propres mains, c'était de toutes façons un bateau qui sombrait. Les vagues du bassin se calmaient. Tout redevenait comme un lac. La barque, au fond, était couchée sur le côté, mais l'enfant plongeait la main dans le bassin et la retirait. Le jeu recommençait et l'enfant et le vieillard passaient ainsi leur soirée, penchés sur une mer en miniature, sur une chaloupe en réduction, sur la vraie destinée des bateaux et des hommes de la mer.

Jorge Amado : Mar Morto (1936)
Traduction : Noël-A. François
Préface de Thomas Gomez
Editions Flammarion