2013/11/02

Jorge Amado : Le Bateau Négrier (ABC de Castro Alves)

Le 4ème chant du Bateau Négrier (Poème de Castro Alves, écrit et déclamé en 1869)


Mort de phtisie à l'âge de 24 ans après avoir été amputé d'un pied, le génie précoce et les sentiments passionnés, si certains aspects de la vie éphémère d'Antonio de Castro Alves font parfois songer à celle de Rimbaud — son contemporain —, c'est cependant dans les vers de Victor Hugo — son maître —, que cette grande figure de la poésie brésilienne a puisé l'essentiel de son inspiration. D'Hugo et de ses Contemplations, qu'Alves a traduit, lui viennent en effet son lyrisme amoureux et son engagement social en faveur de la République et contre l'esclavage. D'Hugo aussi, bien évidemment, le romantisme des Lumières, les envolées quasi-messianiques et cette grandiloquence un peu désuète aujourd'hui, mais qui, replacée dans le contexte historique de l'époque, peut encore procurer aux lecteurs quelques doux frissons : un tremblement d'âme, dirait sans doute le poète.
Il faut imaginer ici Castro Alves, jeune homme d'à peine vingt ans, le teint pâle, les cheveux longs, les yeux immenses et noirs, l'imaginer debout sur une estrade improvisée, puis l'entendre clamer les strophes du Bateau Négrier devant une foule partiellement composée de riches commerçants et de propriétaires fonciers, tous maîtres et possesseurs de terres, de bêtes à cornes et d'hommes à peau noire. Le souffle ardent, Castro Alves les prend alors à partie, dénonce les mauvais traitements, l'injustice, l'infamie à laquelle ils se livrent jour après jour, depuis celui où l'esclave a été arraché à sa terre jusqu'à celui où il mourra d'épuisement ou de sévices infligés par le contremaître. Rassemblé sur la place publique, le peuple, attentif, écoute le poète avec son cœur, boit chacune de ses paroles et, bientôt ivre d'espoir, l'applaudit puis l'acclame en criant : Liberdade ! Liberdade ! Et il en sera ainsi partout où passera Castro Alves durant sa courte vie. De São-Paulo à Rio et de Recife à Bahia, partout où sa voix claire et puissante s'élèvera pareille au tonnerre, partout son écho retentira dans des milliers de poitrines toutes avides d'un même idéal. Et si d'autres qu'Alves ont eux aussi embrassé la cause abolitionniste, nul mieux que lui n'a su insuffler à son chant une force de conviction telle qu'il s'imposa à tous comme une incontestable évidence ; peut-être parce que ce sont toujours les plus libres des hommes qui parlent le mieux de la liberté, tout comme ce sont les plus amoureux d'entre-eux qui glorifient le mieux l'amour, l'autre versant d'Antonio de Castro Alves.

Le dîner
(Toile de J.B. Debret)
Les femmes et la Révolution, l'amour et la liberté, deux thèmes aussi chers au cœur d'Alves qu'à celui d'Amado, son biographe attitré, qui tout au long des 300 pages du Bateau Négrier nous fait connaître et apprécier le poète le plus populaire du Brésil, tout en nous révélant, en creux, un peu de sa propre histoire personnelle. Car bien qu'un demi-siècle sépare ces deux hommes ils se ressemblent pourtant comme deux frères sortis d'un même ventre et nourris au même sein. La parenté est d'ailleurs d'autant plus frappante que l'écrivain Amado, empruntant ici à l'aîné son habit de poète, se fait tour à tour lyrique et romantique, exalté et passionné... sans doute parce que cette biographie, écrite et publiée en 1941, avait elle aussi vocation à réveiller la conscience des peuples enchaînés.

EXTRAITS :

L'introduction :

Jorge Amado (1941)
As-tu déjà vu depuis le quai le noroît se déchaîner sur la ville et la mer, emporter des embarcations, désamarrer les navires, changer la route des paquebots, transformer la couleur des eaux ? Il est rapide, inquiétant, beau, presque irréel. Il ne dure qu'un instant dans la mesure du temps. Mais après son passage, quand le calme est revenu, son souvenir demeure et il est impossible de l'oublier car tout est changé : l'aspect du quai est différent et l'air que l'on respire est plus pur. Eh bien, ma petite, Castro Alves était semblable au noroît. Il en avait la force, l'élan et la violence. La beauté aussi. Son souvenir immortel a laissé l'air plus pur.
[...] Dans ce théâtre de la ville haute tu as entendu une fois jouer un grand orchestre. Te souviens-tu du moment où les musiciens se joignirent tous en un effort suprême et jouèrent de leurs instruments avec une grande virtuosité une note plus haute que les autres, la plus belle de toutes, une note qui s'attarda à résonner dans la salle même après la sortie des spectateurs ? Castro Alves a été comme cela. Il y a des moments où toutes les forces d'une nation se conjuguent, et, comme une note plus haute que les autres, apparaît, tranquille et terrible, diaboliquement beau, juste et vrai, un génie. Il naît des désirs du peuple, de ses besoins. Et plus jamais il ne meurt, immortel comme le peuple.
Celui dont je vais te raconter l'histoire, fut aimé et aima beaucoup de femmes. Des blanches, des juives et des métisses, timides ou hardies, sont venues se réfugier dans ses bras et dans son lit. Pour une seule cependant il garda ses meilleures paroles, les plus douces, les plus tendres, les plus belles. Cette fiancée a un joli nom, petite amie : elle se nomme liberté.

L'amour de Castro Alves pour l'actrice Eugénia Câmara (et celui d'Amado pour Zélia Gattai) :

Eugénia Câmara
Amie chère, quelque chose dans le cœur de chacun de nous perçoit immédiatement que l'aimée est arrivée, celle qui sera l'unique et la définitive, celle que nous avons cherchée dans toutes celles qui l'ont précédée et dont celles qui lui succéderont seront seulement la nostalgie. Quand elle arrive, c'est comme si le jour s'éveillait, comme si nous naissions de nouveau. Ce fut ainsi quand je t'ai vue pour la première fois et que j'ai senti que tu venais de loin, d'un quelconque port ou d'un navire, pour débarquer dans ma vie. C'est ce qui arriva cette nuit-là au théâtre lorsqu'un jeune homme de seize ans comprit qu'il avait trouvé son aimée et que son cœur était irrémédiablement pris. Il n'était qu'un élève de l'Ecole préparatoire, persécuté par la géométrie, un étudiant qui commençait à écrire des vers ; elle était une grande actrice, belle et célèbre, le moment n'était pas encore arrivé de faire plus intimement connaissance. Mais depuis cette nuit fatale il la garda dans son cœur et lorsqu'elle l'aima, des années plus tard, lui offrit son corps et lui donna sa beauté pour qu'il l'immortalise avec son génie, il ne l'aima pas plus que cette nuit où il était né à la vie en la rencontrant.

L'amour de soi et le malheur des autres :

Castro Alves
Depuis São Paulo, Alvares de Azevedo, le Byron du Sud, démoniaque, tragique et suicidaire projette son ombre sur le pays. C'est un exemple que la jeunesse aspire à suivre [...] Mais Castro Alves n'était pas né pour suivre les chemins tracés par d'autres, même si cet autre était Alvares de Azevedo. Sa voie devait être tracée par lui-même [...] Les hommes verraient en lui un autre homme, un homme qui en savait plus, en avance sur son temps, qui pouvait être suivi parce que sa route était celle de l'avenir [...] S'il n'avait pas été un génie il se serait engagé sur les chemins d'un Byron ou d'un Azevedo, aurait traduit son amertume dans des vers d'une beauté rare, en oubliant que les esclaves mouraient dans les cases dans l'attente de la liberté et que la République était un rêve qui attendait son poète.
En 1863 le jeune garçon de seize ans dessine, fait des vers, fume dans son hamac et souffre. Tout est ténèbres devant lui, il ne sait pas où aller. De longues plaintes d'esclaves montent depuis le plus profond des moulins à sucre de Pernambuco. Ce ne sont pas des hommes mais des animaux qui s'achètent et se vendent, de la viande qui change de propriétaire, du bétail pour le commerce. Il y a des enfants et de belles filles, des vieux aux cheveux crépus tout blancs, de vieilles femmes aux seins flétris qui nourrissent des générations d'hommes. Sont-ils vraiment des hommes ? Alvares de Azevedo ne le croit pas, il croit que ce sont des bêtes de somme qui ne méritent pas un vers. Qu'étaient-ils devant l'éternité et le mystère de la mort, devant les subtiles souffrances de l'artiste ? Ah ! Que vaut la malheureuse vie d'un nègre, que valent les traces de fouet sur son dos, que valent ses larmes, si l'artiste a un problème qui le fait souffrir et lui fournira le thème d'un sonnet précieux ? Fermons les yeux devant tout cela, penchons-nous sur nous-mêmes, sur notre malheureuse condition d'hommes, c'est ce que veut nous enseigner la voix qui vient de São Paulo, si tristement belle. Castro Alves écoute cette voix, le jeune homme à la vie grise pleine de drames familiaux a aussi ses problèmes d'artiste. Mais, amie chère, la voix qui vient des cabanes des Noirs est la plus forte, elle traverse Recife, survole la mer, se meurt sur les rochers caressés par le vent. Cette voix demande justice et liberté, cette voix demande vengeance. Les hommes passent, indifférents, comme ils passeraient devant un troupeau mugissant. Il faut que quelqu'un donne la force convaincante de la beauté à cette voix vraie. Il faut que quelqu'un transforme ces plaintes et ces rugissements en une clameur si puissante que les hommes s'arrêtent et voient que ce ne sont pas des bêtes qui souffrent mais des hommes comme eux, seulement plus malheureux.

Le Bateau Négrier, de Jorge Amado (Livraria Martins Editora, 1941)
Traduction française d'Isabel Meyrelles (Editions Messidor, 1988)

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