« Une oeuvre qui est à elle seule un continent,
comme le Brésil dont elle projette partout l'image, avec sa lumière et ses zones
d'ombre, sa violence et sa tendresse » (Alice Raillard, à propos de l'oeuvre de Jorge Amado)
Fin 1985, dans sa maison du Pelourinho, Jorge Amado
accordait une série d'entretiens, ici réunis, à sa traductrice et néanmoins
amie Alice Raillard, à qui l'on doit notamment les versions françaises du Vieux
marin, de la Boutique aux miracles, Tereza Batista, Tieta
d'Agreste, etc.
De cette rencontre amicale entre un homme bon et une brave femme, ne pouvait naître qu'un livre sensible et généreux, unique en son
genre. Certes, on trouvera de-ci de-là plusieurs redites, des choses déjà lues
dans Navigation de cabotage, puis à nouveau relues dans l'Enfant du
Cacao, ou même Jardin d'hiver, mais, grâce à l'espèce de
magie qui relie parfois un être à un autre — ce grand mystère qu'on appelle
"l'amitié" parce qu'il faut bien lui donner un nom —, ces
conversations débouchent parfois sur des révélations : elles font éclore
des paroles qui ne pouvaient guère se dire qu'entre Alice et Jorge, ainsi des passages
durant lesquels Amado lui parle de son père avec tendresse et émotion :
- Ton père a
participé aux grandes luttes entre planteurs : il ressemblait aux colonels des Terres du bout du monde,
avec cet espèce d'envergure terrible ?
- Non. Mon père était un homme d'un grand courage,
il participa à toutes ces luttes (...) mais c'était un homme qui n'était pas
arrogant, mon père était d'une bonté infinie. C'était un homme extrêmement bon,
extrêmement généreux, qui avait le culte de l'amitié ; il a aidé une foule de
gens, y compris des gens qui n'en valaient pas la peine. Et il n'avait pas la
moindre fatuité. Ce n'était pas un homme qui racontait ses exploits (...) Pas
du tout. Pour lui c'était une chose normale et naturelle (...) Mon père était
le contraire de la morgue, c'était un homme cordial dans ses manières, gai, il
aimait rire, il aimait plaisanter (...) un homme d'une grande force intérieure,
un homme qui s'est battu, un homme qui fut riche, qui fut pauvre (...) ou plutôt
dans la gêne (...) mais toujours accroché à la terre, c'était tout pour lui. La
terre du cacao, la plantation, c'était ce qu'il aimait le plus au monde. Ça et
ses fils. Mon père fut un homme qui aima ça et sa famille, sa femme et ses
fils. Un homme formidable, un homme très bon. Je pense à mon père tous les
jours.
Bel hommage d'un fils rendu à son père et à son
héritage, ce culte de l'amitié qu'Amado-fils n'a jamais cessé d'honorer
: Graciliano Ramos, Arthur London, Anna Seghers, Ehrenbourg, Neruda, Carybé, Sartre, Verissimo, Rossellini... ... le plus grand des "murs d'amis" jamais construit ! Et de
tous ceux-là aussi, Jorge Amado nous en parle avec tendresse, évoquant les
luttes menées en faveur de la paix, de la justice, de la liberté, cette
longue et riche histoire politique, à la fois nationale et internationale, sur
laquelle il revient sans aucune amertume, malgré le grand fiasco du grand
soir.
Et puis, ces conversations sont aussi l'occasion,
pour l'écrivain, de revenir sur soixante années de création littéraire : genèse
de ses principaux romans et vaste panorama de la littérature brésilienne, le
lecteur y découvrira plusieurs pistes de lecture auxquelles il n'aurait jamais
songé sans l'aide d'un parfait connaisseur...
Donc, pour résumer la chose, nous avons là de la politique,
de l'histoire, de la littérature, le tout mâtiné d'éléments biographiques, et tout
ça imbriqué de manière si naturellement fluide que ce bouquin se lit comme un roman. Et un bon! Mais sans doute parce que la vie d'Amado (1912-2001) en
fut un également.
Cours de géographie :
Le Brésil est un pays qui ne répond pas aux mêmes
coordonnées que les autres pays d'Amérique latine. Ici intervient le fait, par
exemple, que nous avons peu de vocation continentale. Probablement parce que
nous sommes, à nous seuls, un pays si grand que nous sommes nous-mêmes un
continent. La langue également nous sépare des autres pays d'Amérique latine
[...] C'est pourquoi je dis toujours que la littérature latino-américaine
n'existe pas, il existe des littératures... Rien n'est plus différent d'un
écrivain argentin qu'un écrivain mexicain, d'un écrivain chilien qu'un écrivain
cubain, ils sont entièrement différents. La formation ethnique est différente.
Et d'un point de vue économique, on trouve des pays en voie de développement —
l'Argentine, le Mexique, le Venezuela, le Brésil —, d'autres qui sont
extrêmement sous-développés comme le Paraguay ou la Bolivie, comme les pays
d'Amérique centrale, on trouve un pays qui se réclame du socialisme, qui est
Cuba, avec une économie non capitaliste. On voit clairement qu'il n'y a pas
d'unité. Il n'y a pas d'unité non plus dans la formation ethnique. On a des
pays où dominent l'ascendance indienne et l'ascendance espagnole — le Pérou ou
l'Equateur —, d'autres où sont intervenus des éléments noirs, comme Cuba, un
peu le Venezuela, d'autres qui ont été surtout formés d'émigrants, comme
l'Argentine — bien des Argentins se considèrent comme européens pour ce qui est
de leur culture. Alors, quelle unité y a-t-il : quelle unité littéraire ?
Aucune. Ce sont différentes littératures.
Je crois que parler de « littérature
latino-américaine » est une expression qui a une connotation colonialiste. Et
quand elle est employée par des Ibériques, des Espagnols surtout, elle a une
connotation impérialiste ; et quand nous l'acceptons, nous nous plaçons dans
une situation de colonisés. C'est mon opinion.
Leçon d'histoire :
[...] La politique étrangère américain est la chose
la plus stupide du monde, carrée, sans souplesse, d'une incapacité politique
totale, si bien qu'ils passent leur temps à solliciter des étrangers —
Kissinger ou d'autres — chaque fois qu'ils ont besoin d'un peu de souplesse. La
politique étrangère américaine est ahurissante, subissant partout,
successivement, des échecs, surtout dans le tiers-monde, en dernier lieu en
Afrique, partout. Ils sont dominateurs, pleins d'eux-mêmes, confiants dans leur
force et ils font ces sottises, comme ils firent avec Cuba, et maintenant avec
d'autres, comme on le voit avec le Nicaragua...
De politique :
De droite, de gauche, je crois que ce sont des
expressions qui ne signifient rien, pour moi ces mots ont un sens totalement
différent. Droite veut dire faim, misère, dictature, et l'on trouve alors des
éléments de droite dans tous les régimes, qu'ils soient capitalistes ou
soi-disant socialistes. Gauche pour moi veut dire paix, veut dire liberté, veut
dire ne pas avoir de misère, avoir un emploi, avoir la culture pour tout le
monde, et avoir la liberté. La Liberté. Pour tout le monde.
Je ne suis concerné que par ce qui touche au peuple.
Le sentiment d'appartenir à une classe sociale ne me dit pas grand-chose. Je
suis en faveur de la classe ouvrière parce qu'elle souffre d'injustice, qu'elle
est maltraitée, parce qu'elle travaille et ne recueille pas tous les fruits de
son travail. La majeure partie de ce qu'elle réalise va servir à ceux qui ne
travaillent pas, qui profitent, qui exploitent. Je n'ai aucun sentiment de
classe, mon sentiment est le sentiment du peuple. Je ne me sépare jamais de
lui. Quand on s'en sépare, on tombe dans cet élitisme des intellectuels de
gauche, si répandu et si dangereux, qui leur fait dire parfois tant de sottises,
démontrant qu'ils ne connaissent pas le peuple, qu'ils n'ont aucun sens de ce
qu'il est. Cela provient d'un sentiment de classe. Ils adhèrent à la classe
ouvrière, mais comme ils sont en général issus de la classe moyenne, de la
petite bourgeoisie, quelquefois de la grande bourgeoisie, ils ont une espèce de
honte de leur appartenance et veulent se dédouaner. Ils se font alors les
idéologues de la classe ouvrière, parlent en son nom, prétendent la représenter
et interpréter la vie à partir de ce qu'ils considèrent, eux, être la
conscience de classe. En réalité ils ne connaissent pas le peuple dans sa
complexité, dans sa vraie dimension, et ont à son égard une dose de méfiance et
une dose de mépris.
Et de littérature appliquée :
Je suis un conteur d'histoire, l'auteur est un
conteur d'histoires, je pense que les romanciers c'est ça surtout.
On peut inventer toutes les théories que l'on voudra
et l'on en invente beaucoup, et l'anti-roman et le nouveau roman et je ne sais
quoi, que c'est l'écriture qui compte et que le contenu n'a pas
d'importance..., mais au fond le roman c'est une histoire racontée. Et mieux
elle sera racontée, meilleur sera le roman, quelle que soit l'histoire. C'est
ça la vérité, on n'en sort pas. Et en matière de roman, rien n'a surpassé
encore les grands classiques : Cervantes. Après le Don Quichotte, on n'a
rien fait de nouveau en matière de roman, avec tous les « modismes », tous les
modernismes, toutes les écoles, toutes les tendances, avec tout et tout et
tout, personne n'a absolument rien ajouté à Don Quichotte, pas même
l'engagement. Cervantes a fait tout ce qu'on pouvait faire et après lui on n'a
rien fait de nouveau. Et le roman est une histoire que l'on raconte. L'histoire
d'un individu, d'une classe, d'une caste, d'un lieu, d'un groupe de gens, d'un
couple, d'un fou, d'un philosophe, d'un gardien de troupeau, n'importe quoi,
mais c'est une histoire, l'histoire de quelqu'un ou de quelque chose, de faits,
individuels ou collectifs, c'est une histoire que l'on raconte à partir de ce
qu'on sait de l'être humain. C'est ce que je pense.
Jorge Amado : Conversations avec Alice Raillard
(1990)
Aux Editions Gallimard
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