Jean Miguel eut dans la main qui tenait le couteau
la sensation moelleuse de trouer un paquet. L'homme, blessé au ventre, tomba en
avant et, sous son corps, du sang épais se mit à couler en un ruisseau rouge et
tiède formant des flaques violacées dans les trous du carrelage...
Les deux premières phrases du roman nous plongent
d'emblée dans le vif du sujet : un pauvre paysan du Nordeste, sous l'emprise de
l'alcool, en éventre un autre qui l'insultait dans un bastringue. Arrêté pour
son crime, puis incarcéré, le meurtrier va alors passer deux ans à se morfondre
en prison en attendant d'être jugé... et finalement libéré.
Et donc un livre avec aussi peu de suspense que d'action, mais des
questions à foison. Car derrière l'apparente pauvreté du thème de ce bref récit, Rachel de Queiroz ne cesse en réalité d'interroger son lecteur.
D'abord sur l'étrange facilité avec laquelle une vie peut parfois basculer du
'mauvais côté'... Ensuite sur la psychologie des criminels, lesquels paraissent
moins torturés par le remords d'avoir tué que par les conséquences de leur
crime : la privation de liberté et, surtout, de moyen d'influer sur le cours des
événements. Ainsi, coincé qu'il est entre les quatre murs d'une cellule, Jean
Miguel ne peut guère empêcher sa compagne de le tromper avec son geôlier. Encore
faut-il ajouter ici qu'elle ne lui met des cornes qu'à seule fin de subvenir à
ses besoins, et donc qu'elle non plus, bien qu'étant libre, ne dispose pas d'une
totale liberté d'action. Du reste, dans ce roman, personne n'est entièrement maître
de son destin, pas plus les prisonniers que leurs proches ou leurs gardiens...
personne... et c'est bien là ce qui relie tous les personnages entre eux, dans
un sentiment d'inter-dépendance, voire de fraternité.
Ajoutons qu'il est aussi question de l'amour et de la
mort, du châtiment et du pardon, et probablement d'autres choses encore, le
tout écrit dans un style simple et direct duquel ce huis-clos tire sa force.
Savoir enfin que Rachel de Queiroz, alors jeune communiste,
dut soumettre son manuscrit au Parti avant publication... et qu'il fut
désapprouvé par un comité d'imbéciles. Ces derniers, chargés de veiller à
l'édification des masses, ne surent pas voir en effet les vertus pédagogiques
du roman (mise en garde contre l'abus d'alcool, dénonciation de la misère, salut
par le travail...), mais jugèrent simplement inopportun de publier l'histoire "d'un
travailleur qui en tue un autre".
Jeune femme de caractère, Rachel passa outre la
censure. Et elle fit bien.
Chapitre 4
(l'examen de conscience de
Jean Miguel, après quelques jours d'emprisonnement)
Santa lui avait apporté un
hamac, le même hamac aux rayures blanches et bleues que l'on suspendait dans la
petite pièce chez eux. Là, dans la saleté ambiante de la cellule, il avait pris
un ton délavé de hamac de malade ou de défunt.
Couché, Jean Miguel regardait
fixement sa main qui s'étirait sur le tissu du hamac d'un geste négligent. Les
doigts sombres, aux phalanges courtes et aux ongles aplatis, semblaient avoir
leur physionomie, leur tête. Le pouce, plié, se voyait à peine ; l'index se
courbait un peu vers l'intérieur, comme un bossu ou un cagneux ; court et
épais, raide, dans son immobilité de chef, le majeur pointait. Un anneau
d'argent entourait l'annulaire ; et le petit doigt, malhabile, presque sans
ongle, avait l'air de ne pas compter — un enfant au milieu des adultes.
Pour éviter d'avoir des
fourmis, Jean Miguel ferma la main. Et en faisant ce geste, il se souvint de
l'autre — du geste initial du crime, la main fermée sur le manche en corne du
couteau. Il eut un frisson. Il rouvrit la main, il la regarda avec des yeux
nouveaux, en cherchant ce qu'elle avait de criminelle.
Mais, calme, inoffensive,
lourde, la main gardait sa manière pacifique de repos et de paix.
Néanmoins, c'était la même
main... les doigts, maintenant tremblants, avaient la même apparence des jours
anciens, des heures de travail et de plaisir.
La même...
En vain, dans un examen
anxieux, il chercha le vestige du crime, du couteau, de la main frémissante.
Rien n'avait changé en elle, comme rien n'avait changé en lui-même.
Alors, pourquoi sa vie de tous
les jours avait-elle subi une révolution aussi étrange, douloureuse,
irrémédiable ?
Il avait cessé d'être un
homme, il avait perdu le droit de vivre comme les autres, de marcher, de
parler, d'ouvrir une porte.
Il était comme une bête féroce
que l'on garde enfermée pour qu'elle ne fasse de mal à personne.
Ceux qui avant voyaient en lui
un ami, un copain, le voyaient maintenant comme un être monstrueux qui, après
une vie entière se révèle, tout d'un coup, tel un sorcier qui devient serpent,
sous une forme nouvelle pleine de perversion et de maléfice.
Et, malgré tout, il était
encore bien lui-même. Rien en lui n'avait perdu l'ancienne forme. Ni l'âme ni
le corps. La figure était la même, les mains étaient les mêmes, le cœur était
le même...
L'homme d'après le crime était
le même que celui d'avant le crime. Et pourtant c'était l'homme ancien qui
subissait maintenant le châtiment conçu pour l' « autre » !...
Parce que celui qui savait
vivre, qui savait rire, qui avait pitié, qui avait de la nostalgie, qui faisait
l'aumône, qui priait, n'était pas le criminel que tout le monde insultait et
qui faisait peur aux gens, celui qui était en prison.
Lui, il était bien le premier,
l'innocent. L'autre n'avait vécu qu'une minute... à l'heure fatale de la mort.
Ce hamac familier le sentait
bien inchangé ; son coeur était encore capable de tous les sentiments d'avant.
Il avait seulement fait, sans trop savoir comment, ce malheur.
Et tout ça, au bout du compte,
un seul geste, une seule seconde, pouvait changer toute sa vie ?
Il y avait criminel et
criminel... Il avait tué... mais il n'était pas criminel...
Ou bien est-ce que tous les
criminels se sentent aussi comme ça ?
Il rapprocha à nouveau sa main
immobile. L'impression de dégoût était passée.
Et, petit à petit, la main
amie, pécheresse, tomba sur sa poitrine, posée fraternellement sur l'autre,
l'innocente.
Il s'endormit.
Chapitre 19
(les réflexions d'un détenu
condamné à 8 ans pour homicide volontaire)
[...] Y a rien de pire en ce
monde pour un homme que de passer sa vie en prison. On dit qu'il n'y a pas de
malheur qui ne profite... Mais quel profit peut-on tirer en mettant une
créature sous les verrous ? Si ce n'est pour venger ceux qu'on a tués... Mais
quel intérêt peut-on tirer de cette vengeance ? Et quand Notre-Seigneur a-t-il
dit que la vengeance était une bonne chose ? Et ce qui m'enrage le plus, c'est
toute cette souffrance gâchée... comme quelqu'un qui tue pour détruire... Qui
est-ce qui sort gagnant avec cette histoire de prison ? Le gouvernement a tous
ces hommes sur le dos, il faut les entretenir, et en plus, il doit payer les
soldats pour les garder. Le patron perd son employé, et souvent son homme de
confiance. La terre n'a plus personne pour la bêcher, pour la faucher, pour la
planter. Combien de mesures de maïs on n'a pas cueillies parce que je n'étais
pas là ? Et nous aussi ? A quoi ça nous sert, la prison ? A nous rendre pires,
c'est tout... On apprend à mentir, à se cacher, à ne plus avoir de cœur,
tellement on se fait écraser par tout le monde. On perd l'habitude de travailler et, dans le meilleur des cas, on fait ces petits boulots de femmes,
assis par terre... En vivant en mauvaise compagnie, ceux qui ne sont pas
méchants par nature et qui ont fait une bêtise sans savoir comment, à la fin,
ils deviennent comme les pires... Dis-moi, seu Jean, dis-moi pour l'amour de Dieu,
quel profit y a-t-il pour cet homme qui est mort, pour le peuple de Riachão, à
me mettre là à pourrir dans cette porcherie, avec mes enfants qui meurent de
faim, ma femme qui s'esquinte pour trouver une gamelle de haricots et une
calebasse de farine ? Parce que ce malheureux a crevé, ça valait la peine de
mettre tous ces gens-là dans cette misère ? Est-ce que Dieu sur la terre comme
au ciel commande une loi pareille ? Est-ce que ça n'aurait pas été beaucoup
plus juste que je sois resté à travailler dans mon coin, en donnant à manger à
cette bande d'enfants qui ne sont pas responsables de ce que leur père a fait
et qui, eux, sont en train de payer ? Est-ce que ça ne serait pas beaucoup
mieux qu'ils me forcent à nourrir la veuve du défunt et même à élever ses
enfants ? Ça, ça serait juste, ça serait une loi correcte !
Rachel de Queiroz : Jean
Miguel (1932)
Traduction de Mario
Carelli (1984)
Aux Editions Stock
Jangadeiro (1943) Retirantes (1952) Deux eaux-fortes de Raimundo Cela (1890-1954) |
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