Longtemps resté inédit hors le Brésil, ce premier
roman de Jorge Amado de Faria, écrit à l'âge de seulement 18 ans, comporte
assurément tous les défauts de forme et de fond d'une oeuvre de jeunesse, mais
laisse également percer l'écrivain en devenir. On se montrera donc indulgent
pour les figures de style un peu naïves qui émaillent le récit, à commencer par
celle-ci : "Entre le bleu du ciel et le vert de la mer, le navire
cingle droit sur le vert et jaune de la Patrie...". On excusera aussi
l'auteur, pourtant à peine pubère, de nous parler d'amour comme s'il en avait
déjà fait le tour, ou encore de politique à la façon d'un vieux briscard. Et on
lui pardonnera surtout, au vu de son âge, la simplicité un peu scolaire avec
laquelle il aborde une des questions philosophiques les plus complexes qui
soient, à savoir : La vie a-t-elle un sens et, si oui, lequel ?
Pour répondre à cette interrogation aux accents
existentialistes avant l'heure, Amado met en scène une petite bande d'intellos
en quête d'identité et cherchant tous une finalité à la vie en vue
d'atteindre la Félicité. Différentes voies possibles sont donc
successivement explorées par les uns et les autres — politique, art, sexe,
amour, religion... — mais sans qu'aucune d'entre-elles ne parvienne jamais à
les satisfaire entièrement.
Incapables de saisir le bonheur, même lorsque
celui-ci se trouve à portée de main, ces jeunes gens, sans doute un peu
trop cérébraux, sont foncièrement malheureux et font contraste avec le carnaval
de Rio, où tout n'est que chant et danse, simple plaisir des sens d'un peuple en
fête avec lequel, par sentiment de supériorité, ils ne veulent pas communier. Contraste
aussi avec une sorte de vieux gourou lettré et incrédule, nommé Pedro Ticiano, qui
jusque sur son lit de mort restera fidèle au principe philosophique ayant guidé
sa vie :
- On vit pour vivre. La Félicité c'est tout ce qu'on n'atteint pas, ce qu'on désire...
- Et le secret pour être serein ?
- Ne pas désirer. Arriver au suprême renoncement de ne pas vouloir. Vivre pour mourir...
Les dernières paroles du mourant sont adressées à une
autre figure majeure du roman, sans doute la plus désabusée d'entre toutes : Paulo
Rigger, l'héritier d'un riche fazendeiro, de retour à Rio après avoir étudié sept
ans à Paris :
Paulo Rigger [...] était un blasé, contaminé par toute la littérature d'avant-guerre, un esprit fort qui avait des amis parmi les intellectuels et fréquentait les cercles de journalistes, faisant des phrases, discutant, apportant toujours la contradiction.
L'attitude opposée était toujours la sienne [...] Il n'avait pas de philosophie et blaguait l'esprit de sérieux de la génération qui apparaissait. Il disait que l'homme de talent n'a pas besoin de philosophie.
[...] Il avait couru tout Paris, des salons les plus aristocratiques aux cabarets les plus sordides, dans la volupté de fouiller les âmes, de mettre à nu les sentiments, de les étudier...
[...] Sybarite, il avait pour ses instincts une quasi-adoration. Il connaissait ainsi tous les vices. Dans son regard las, très triste, semblait vivre la tragédie de l'homme qui a épuisé toutes les voluptés et ne s'en est pas satisfait.
Sur ses lèvres fines flottait toujours un sourire mauvais, sarcastique, qui agaçait.
Il ne croyait plus au bonheur. Au fond, pourtant, Paulo Rigger sentait qu'il était un insatisfait. Il comprenait que quelque chose manquait à sa vie. Quoi ? Il ne le savait pas. Ça le torturait. Et il dédiait toute sa vie à la recherche de la Fin. «Oui, murmurait-il sur le pont en regardant les flots, car toute vie doit nécessairement avoir une Fin... Laquelle ?»
Mais la mer, indifférente, ne lui répondait pas. Le soleil qui mourrait dessinait à l'horizon des paysages aux couleurs hurlantes. Le soleil fut le premier cubiste du monde...
Disons enfin de ce premier roman qu'il a plus de qualités que la première tête de gondole venue, qu'il contient en germe toute l'oeuvre à venir, aussi qu'il se termine sur l'appel que Rigger murmure à l'oreille du Christ : "Seigneur, je veux être bon ! Seigneur, je veux être serein..." et que le Seigneur, un jour, exauça sa prière.
Dialogue au sommet :
[...] Peut-être y aurait-il dans l'amour quelque
chose qui ne serait pas la chair. L'amour n'était pas seulement l'acte de se
mettre au lit, côte à côte, tête contre tête, dans une mêlée de bras et de
sentiments. Repriser un bas, gratter un chat noir, dire des choses agréables, être
jaloux des sourires accordés aux mots galants des passants, se disputer à
propos du nom du premier enfant, c'était aussi l'amour, affirmait à grands cris
Ricardo, tout rouge, ses lunettes se balançant sur le bout de son nez.
Et il continuait, véhément :
- D'ailleurs non ! Cet amour est le véritable,
l'unique amour... la Félicité... La satisfaction de la chair ne donne la
félicité à personne.
- Foutaises ! rétorquait Rigger qui ne voulait pas
approuver son ami pour ne pas avoir à douter de l'amour de Julie. Alors, on naît
pour cet amour... C'est la finalité de notre vie ?
- Exactement. Le sens de la vie, la finalité se
trouve dans l'amour. Mais dans cet amour dont je parle : l'amour-sentiment.
José Lopes, arbitre de toutes les questions, ne
manifestait ni accord ni désaccord. Le moyen terme... L'amour devait être un
composé du coeur et du sexe. Il n'était pas d'accord pour dire que l'amour fût
la finalité de la vie...
- Cest quoi, alors ? s'étranglait Ricardo, défendant
son point de vue.
- Est-ce que je sais !
- Peut-être la religion... Dieu..., risquait Jerônimo.
Et Ticiano, furieux de ce qu'il jugeait une ânerie :
- La religion et quoi encore, mon garçon ! Alors ta
finalité, la finalité de l'homme intelligent est la même que celle de tous les
imbéciles ?
- Mais le thomisme... insistait l'autre.
- Le thomisme est un rajeunissement très voronovien
du catholicisme. A la fin les écrivains thomistes et les curés instruits se
retrouveront dans une lutte corps à corps avec les vieilles bigotes.
Jerônimo, vaincu, se faisait tout petit sur sa
chaise. Il buvait son café en tâchant de dissimuler son visage.
José Lopes venait au secours de Jerônimo.
- Qui sait ? Peut-être...
- Les religions sont des ramassis de fables, de
mensonges...
- Ce n'est pas la vérité qui donne la Félicité. L'homme a le
devoir d'arriver à la Félicité par le chemin le plus court. Et la religion peut
apporter la paix, la joie...
Pedro Ticiano faisait des phrases :
- La félicité consiste dans l'infélicité même, dans
l'insatisfaction. C'est cette insatisfaction, ce doute, ce scepticisme qui
doivent être la philosophie de l'homme de talent. Le sophisme, toujours. Nier
quand on affirme, affirmer quand on nie. La fin est de ne pas avoir de fins.
- Tout ça est très vieux, Ticiano. Aujourd'hui ça ne
marche plus... Aujourd'hui on veut des choses sérieuses, une oeuvre utile.
- Et ce sérieux est nouveau ? Déjà Socrate voulait être
sérieux. Furent sérieux Aristote, saint Thomas. Des hommes inimaginables... La
finalité de l'artiste est de vivre, pas plus... Vivre pour vivre, par
obligation, parce qu'on est né...
José Lopes réfléchissait... Réfléchissait beaucoup.
Pedro Ticiano aurait-il raison ? Il cherchait à se libérer de son influence. Et
il murmurait :
- Des blagues !
Au fond, Jerônimo Soares contemplait ébloui Pedro
Ticiano qui avait l'air d'un démon, gesticulant, ses rares cheveux blancs
s'échappant de la prison de son chapeau, prêts à s'envoler, avec des airs de
chevelure de poète...
Jorge Amado : Le pays du carnaval (1931)
Traduction de Alice Raillard (1990)
Aux Editions Gallimard
Peinture de Christine Drummond, artiste franco-brésilienne.
Présentation, contact et galerie d’œuvres à découvrir ici.
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