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2015/03/08

Rachel de Queiroz : Dôra, Doralina

« Sans se soucier de "faire de la littérature", Rachel de Queiroz écrit comme les femmes du Nordeste brodent ou tissent leurs amours » (Mario Carelli)

Tout comme Antônio Torres, Rachel de Queiroz vous pond des livres émouvants avec trois fois rien, si ce n'est son talent. Ici, le portrait d'une femme, Dôra Doralina, que la vie n'aura pas épargnée, c'est le moins que l'on puisse dire. D'abord la perte de son père lorsqu'elle était gamine, ensuite la tutelle d'une mère autoritaire et dominatrice, suivi d'un mariage de convenance avec un mari volage, puis un enfant mort-né, le décès de l'époux, et autres choses encore du même acabit, fin de la première partie. 
Dans la deuxième partie, Dôra Doralina, veuve de fraîche date et pas vraiment éplorée, se sent pousser des ailes. Coupant le cordon qui la relie malgré tout à sa mère, elle quitte la ferme où elle est née, a grandi et souffert, dans l'espoir de vivre enfin selon ses propres désirs. Pas si simple. Car c'est contre sa volonté profonde qu'elle se laisse finalement convaincre d'intégrer une troupe de théâtre amateur qui part en tournée à travers la province. Des mois durant, Dôra Doralina va donc se maquiller, se costumer, se travestir, pour jouer des pièces écrites par d'autres qu'elle-même et, pire, se produire devant un public qu'elle doit faire rire aux éclats alors qu'elle n'en a nulle envie, comme une allégorie de la vie et de ses faux-semblants. Pas vraiment son truc. Mais Dôra va aussi découvrir l'amour en la personne du capitaine de navire et trafiquant de pierres Asmodeu Lucas, fin de la seconde partie.
Et dans la troisième et dernière partie, Dôra Doralina nous raconte encore, outre la mort de sa mère, toutes les années passées avec Asmodeu, un homme qu'elle a passionnément aimé et qui l'a rendue heureuse, bien qu'il l'ait lui aussi dominée de la tête aux pieds, du moins jusqu'à ce que la fièvre typhoïde l'emporte à son tour, et qu'elle décide alors d'aller finir ses jours à la ferme où elle est née, a grandi et souffert, comme sa mère avant elle et la boucle est bouclée.

Dire que ce livre en trois parties, ou trois actes d'une même pièce, soit passionnant de bout en bout, non, sûrement pas, on y ressent même beaucoup d'ennui, mais c'est précisément, je crois, ce que souhaitait Rachel de Queiroz. Avec sa sécheresse d'écriture habituelle et un semblant d'histoire, elle illustre une nouvelle fois, par petites touches impressionnistes, sa vision de la vie qui n'est pas franchement des plus folichonnes et vous laisse même dans la bouche un sale goût d'amertume. C'est donc un livre qui fait mal pour peu qu'on arrive à le lire, le vivre et le subir, en entier et jusqu'au bout ; un livre de pas-grand-chose et qui pourtant, au final, libère en vous toute une puissance d'émotions négatives, comme éprouver au plus profond de soi, sur fond de solitude extrême, le sentiment de la brièveté d'une vie dont on n'aura maîtrisé ni le cours ni l'usage... A Soledade.

« Je ne suis pas un animal littéraire ! »
Rachel de Queiroz (1910-2003)

Extrait (quand Dôra Doralina, vieillissante, revient là où tout a commencé, dans sa fazenda) :

[...] Dans le monde entier, du Pará à Rio de Janeiro, c'était le seul endroit bien à moi. A moi la maison, dont les murs peints à la chaux avaient été salis par la vase de l'hiver précédent ; à moi l'étable aux clôtures qui avaient besoin d'être réparées ; à moi le petit reste de bétail.
[...] Ici, le matin, j'avais une écuelle de lait de ma vache, le reste de haricots de ma réserve avec du poulet pour le déjeuner, un œuf ou un poisson de l'étang ; je mangeais de ma pauvreté, mais je mangeais ce qui m'appartenait.
[...] Seu Bradini ne comprenait pas que, parmi les étrangers, je me trouvais enterrée, noyée, ensevelie, sans rien autour de moi, seule au milieu des autres, toute seule du lever au coucher du soleil, seule dans ma chambre et dans la rue, dans l'obscurité de la nuit et au milieu de la foule... Il ne comprenait pas ça.
A la fazenda, j'étais seule aussi, mais dans une sorte de solitude peuplée, une solitude que je connaissais, une solitude ancienne que je portais dans mon sang.


Rachel de Queiroz : Dôra, Doralina (1975) 
Traduction et présentation de Mario Carelli (1980) 
Aux Editions Stock

2014/10/12

Jorge Amado : Le pays du carnaval

Longtemps resté inédit hors le Brésil, ce premier roman de Jorge Amado de Faria, écrit à l'âge de seulement 18 ans, comporte assurément tous les défauts de forme et de fond d'une oeuvre de jeunesse, mais laisse également percer l'écrivain en devenir. On se montrera donc indulgent pour les figures de style un peu naïves qui émaillent le récit, à commencer par celle-ci : "Entre le bleu du ciel et le vert de la mer, le navire cingle droit sur le vert et jaune de la Patrie...". On excusera aussi l'auteur, pourtant à peine pubère, de nous parler d'amour comme s'il en avait déjà fait le tour, ou encore de politique à la façon d'un vieux briscard. Et on lui pardonnera surtout, au vu de son âge, la simplicité un peu scolaire avec laquelle il aborde une des questions philosophiques les plus complexes qui soient, à savoir : La vie a-t-elle un sens et, si oui, lequel ?
Pour répondre à cette interrogation aux accents existentialistes avant l'heure, Amado met en scène une petite bande d'intellos en quête d'identité et cherchant tous une finalité à la vie en vue d'atteindre la Félicité. Différentes voies possibles sont donc successivement explorées par les uns et les autres — politique, art, sexe, amour, religion... — mais sans qu'aucune d'entre-elles ne parvienne jamais à les satisfaire entièrement.
Incapables de saisir le bonheur, même lorsque celui-ci se trouve à portée de main, ces jeunes gens, sans doute un peu trop cérébraux, sont foncièrement malheureux et font contraste avec le carnaval de Rio, où tout n'est que chant et danse, simple plaisir des sens d'un peuple en fête avec lequel, par sentiment de supériorité, ils ne veulent pas communier. Contraste aussi avec une sorte de vieux gourou lettré et incrédule, nommé Pedro Ticiano, qui jusque sur son lit de mort restera fidèle au principe philosophique ayant guidé sa vie :

- Réponds-moi, Ticiano. Quelle est la solution du problème ? Pour quelle fin vit-on ?
- On vit pour vivre. La Félicité c'est tout ce qu'on n'atteint pas, ce qu'on désire...
- Et le secret pour être serein ?
- Ne pas désirer. Arriver au suprême renoncement de ne pas vouloir. Vivre pour mourir...


Les dernières paroles du mourant sont adressées à une autre figure majeure du roman, sans doute la plus désabusée d'entre toutes : Paulo Rigger, l'héritier d'un riche fazendeiro, de retour à Rio après avoir étudié sept ans à Paris :

Paulo Rigger [...] était un blasé, contaminé par toute la littérature d'avant-guerre, un esprit fort qui avait des amis parmi les intellectuels et fréquentait les cercles de journalistes, faisant des phrases, discutant, apportant toujours la contradiction.
L'attitude opposée était toujours la sienne [...] Il n'avait pas de philosophie et blaguait l'esprit de sérieux de la génération qui apparaissait. Il disait que l'homme de talent n'a pas besoin de philosophie.
[...] Il avait couru tout Paris, des salons les plus aristocratiques aux cabarets les plus sordides, dans la volupté de fouiller les âmes, de mettre à nu les sentiments, de les étudier...
[...] Sybarite, il avait pour ses instincts une quasi-adoration. Il connaissait ainsi tous les vices. Dans son regard las, très triste, semblait vivre la tragédie de l'homme qui a épuisé toutes les voluptés et ne s'en est pas satisfait.
Sur ses lèvres fines flottait toujours un sourire mauvais, sarcastique, qui agaçait.
Il ne croyait plus au bonheur. Au fond, pourtant, Paulo Rigger sentait qu'il était un insatisfait. Il comprenait que quelque chose manquait à sa vie. Quoi ? Il ne le savait pas. Ça le torturait. Et il dédiait toute sa vie à la recherche de la Fin. «Oui, murmurait-il sur le pont en regardant les flots, car toute vie doit nécessairement avoir une Fin... Laquelle ?»
Mais la mer, indifférente, ne lui répondait pas. Le soleil qui mourrait dessinait à l'horizon des paysages aux couleurs hurlantes. Le soleil fut le premier cubiste du monde...

Emblématique de toute une génération d'intellectuels brésiliens (celle des années 30), Paulo Rigger est un personnage dont Jorge Amado dira, 60 ans après l'avoir créé, qu'il fut celui dans lequel il s'était le moins "projeté". C'est possible. Mais possible aussi que le temps, et la vieillesse aidant, aient peu à peu gommé les liens de parenté unissant le créateur à sa créature. Ni tout à fait mêmes, ni tout à fait autres, la vie d'Amado commence quand l'existence romanesque de Paulo Rigger s'achève... et les chemins empruntés par l'un seront bientôt suivis par l'autre, un peu comme si le personnage intimait à l'auteur de réussir là où lui-même avait échoué : mettre son âme en paix. Longtemps encarté au PC, puis nommé obà de candomblé et reconnu en tant qu'écrivain, Jorge Amado aura donc, lui aussi, beaucoup cherché la Félicité tout au long des années, mais, à la différence de Rigger je crois pouvoir dire qu'il l'aura finalement trouvé en la personne de Zélia Gattai, le grand amour de sa vie.
Disons enfin de ce premier roman qu'il a plus de qualités que la première tête de gondole venue, qu'il contient en germe toute l'oeuvre à venir, aussi qu'il se termine sur l'appel que Rigger murmure à l'oreille du Christ : "Seigneur, je veux être bon ! Seigneur, je veux être serein..." et que le Seigneur, un jour, exauça sa prière.

Dialogue au sommet :

[...] Peut-être y aurait-il dans l'amour quelque chose qui ne serait pas la chair. L'amour n'était pas seulement l'acte de se mettre au lit, côte à côte, tête contre tête, dans une mêlée de bras et de sentiments. Repriser un bas, gratter un chat noir, dire des choses agréables, être jaloux des sourires accordés aux mots galants des passants, se disputer à propos du nom du premier enfant, c'était aussi l'amour, affirmait à grands cris Ricardo, tout rouge, ses lunettes se balançant sur le bout de son nez.
Et il continuait, véhément :
- D'ailleurs non ! Cet amour est le véritable, l'unique amour... la Félicité... La satisfaction de la chair ne donne la félicité à personne.
- Foutaises ! rétorquait Rigger qui ne voulait pas approuver son ami pour ne pas avoir à douter de l'amour de Julie. Alors, on naît pour cet amour... C'est la finalité de notre vie ?
- Exactement. Le sens de la vie, la finalité se trouve dans l'amour. Mais dans cet amour dont je parle : l'amour-sentiment.
José Lopes, arbitre de toutes les questions, ne manifestait ni accord ni désaccord. Le moyen terme... L'amour devait être un composé du coeur et du sexe. Il n'était pas d'accord pour dire que l'amour fût la finalité de la vie...
- Cest quoi, alors ? s'étranglait Ricardo, défendant son point de vue.
- Est-ce que je sais !
- Peut-être la religion... Dieu..., risquait Jerônimo.
Et Ticiano, furieux de ce qu'il jugeait une ânerie :
- La religion et quoi encore, mon garçon ! Alors ta finalité, la finalité de l'homme intelligent est la même que celle de tous les imbéciles ?
- Mais le thomisme... insistait l'autre.
- Le thomisme est un rajeunissement très voronovien du catholicisme. A la fin les écrivains thomistes et les curés instruits se retrouveront dans une lutte corps à corps avec les vieilles bigotes.
Jerônimo, vaincu, se faisait tout petit sur sa chaise. Il buvait son café en tâchant de dissimuler son visage.
José Lopes venait au secours de Jerônimo.
- Qui sait ? Peut-être...
- Les religions sont des ramassis de fables, de mensonges...
- Ce n'est pas la vérité qui donne la Félicité. L'homme a le devoir d'arriver à la Félicité par le chemin le plus court. Et la religion peut apporter la paix, la joie...
Pedro Ticiano faisait des phrases :
- La félicité consiste dans l'infélicité même, dans l'insatisfaction. C'est cette insatisfaction, ce doute, ce scepticisme qui doivent être la philosophie de l'homme de talent. Le sophisme, toujours. Nier quand on affirme, affirmer quand on nie. La fin est de ne pas avoir de fins.
- Tout ça est très vieux, Ticiano. Aujourd'hui ça ne marche plus... Aujourd'hui on veut des choses sérieuses, une oeuvre utile.
- Et ce sérieux est nouveau ? Déjà Socrate voulait être sérieux. Furent sérieux Aristote, saint Thomas. Des hommes inimaginables... La finalité de l'artiste est de vivre, pas plus... Vivre pour vivre, par obligation, parce qu'on est né...
José Lopes réfléchissait... Réfléchissait beaucoup. Pedro Ticiano aurait-il raison ? Il cherchait à se libérer de son influence. Et il murmurait :
- Des blagues !
Au fond, Jerônimo Soares contemplait ébloui Pedro Ticiano qui avait l'air d'un démon, gesticulant, ses rares cheveux blancs s'échappant de la prison de son chapeau, prêts à s'envoler, avec des airs de chevelure de poète...

Jorge Amado : Le pays du carnaval (1931)
Traduction de Alice Raillard (1990)
Aux Editions Gallimard

Peinture de Christine Drummond, artiste franco-brésilienne.
Présentation, contact et galerie d’œuvres à découvrir ici.

2014/05/10

Rachel de Queiroz : L'année de la grande sécheresse

« Nous sommes nés seuls et destinés à mourir seuls. C’est peut-être pour cela que nous avons besoin de vivre ensemble » (Rachel de Queiroz)

Femme de lettres brésilienne, Rachel de Queiroz (1910-2003) a débuté sa carrière littéraire en tant que journaliste de presse régionale, et l'a fini en habit vert, sur l'un des fauteuils de l'Académie, tout comme Jorge Amado (1912-2001) avec lequel elle partage également l'engagement politique, les séjours en prison et la maturité précoce des grands écrivains.
Publié en 1930 à compte d'auteure, et alors que Rachel est âgée d'à peine 20 ans, O Quinze (titre original) va rapidement devenir un incontournable classique de la littérature brésilienne.
En 140 pages denses, fortes et poignantes, la toute jeune écrivaine du Nordeste revient sur l'épisode le plus marquant de son enfance : la terrible sécheresse qui sévit durant l'année 1915, avec son lot de misères et son effroyable bilan : un demi-million de migrants fuyant à pied la disette et surtout, chose à peine imaginable, 100 000 personnes mortes de faim sur la route de l'exil.

Dans son récit, Rachel de Queiroz entrecroise l'histoire de trois familles issues de milieux socio-culturels différents, chacune menant à sa façon le combat pour la vie ; soit en cherchant à sauver son patrimoine, soit en aidant son prochain, soit en luttant simplement pour survivre :
  • Chico Bento n'est qu'un pauvre métayer assujetti aux lois du marché. Plus ou moins chassé de la ferme qu'il exploitait jusqu'alors, il part avec sa famille en direction de l'Amazonie où il espère trouver du travail pour nourrir les siens. Son voyage à travers le sertão est marqué par une série d'épisodes dramatiques : tous n'arriveront pas au bout du voyage.
  • Vicente, jeune et riche éleveur de bétail, décide quant à lui, par amour de sa terre et de ses bêtes, de lutter pied à pied pour sauver ce qui peut l'être en attendant l'hypothétique retour de la pluie. Il vit par ailleurs une relation amoureuse compliquée avec sa cousine Conceiçao : tous deux se cherchent et se fuient.
  • Conceiçao est une belle jeune femme de 22 ans, à la fois socialiste et féministe, donc aux idées en avance sur son temps. Outre son métier d'enseignante, elle exerce aussi sa vocation humaniste en donnant assistance aux milliers de réfugiés regroupés dans un camp de Fortaleza.

Extraits :

Si, pour une fois, la vie était comme on voudrait qu'elle soit, Conceição et Vicente pourraient vivre ensemble une belle et romantique histoire d'amour :  

Vicente se rappelait sa secrète irritation lorsqu'il entendait son frère faire référence à certaines femmes que lui n'avait jamais vues, à des milieux dans lesquels il ne s'était jamais aventuré par crainte que son écorce épaisse de paysan ne détonne trop ou ne se heurte rudement au raffinement sophistiqué de l'entourage de l'autre.
[...] Seule Conceição, avec l'éclat de son charme, éclairait et fleurissait d'un enchantement neuf la dureté de sa vie.
Au début, elle l'avait intimidé. Il s'était imaginé qu'elle le voyait avec les mêmes yeux de supériorité un peu apitoyée que son frère, lorsqu'il parlait de son existence de citoyen blasé et faisait allusion à ses préoccupations intellectuelles. Et dans son âpre fierté, comme une porte hostile qui se ferme, il s'était fermé à toute intimité avec sa cousine, souffrant en lui-même qu'elle le croie elle aussi incapable d'éprouver une sensation délicate, de s'intéresser dans cette vie à des choses plus élevées que de s'occuper des vaches ou nager.
Peu à peu seulement il s'était rendu compte que sa cousine le regardait avec de grands yeux d'admiration et de tendresse ; elle le considérait, à n'en pas douter, comme un être neuf et à part; mais à part comme un animal supérieur et fort, conscient de sa force et ignorant avec dédain les subtilités dans lesquelles s'enferrent les autres, rendus mesquins par les intrigues, jaunis à force de divaguer...
Il lui fut reconnaissant de cette sympathie. Il perdit avec elle la timidité craintive qui le retenait. Et il lui ouvrit son cœur d'enfant grandi trop vite où dormait, concentrée, beaucoup d'énergie inconnue, beaucoup de force primitive et vierge.
Ce devait être presque un rêve d'avoir pour compagne de toute la vie cette intelligence tendre avec soi. Et plus que tout, le séduisaient la nouveauté, la saveur d'inconnu que lui apporterait la conquête de Conceição , toujours jugée supérieure parmi les autres jeunes filles et se détachant au milieu d'elles comme le chatoiement de la soie dans un amas confus de coupons d'indienne.

Après que l'un des fils de Chico Bento et Cordulina se soit empoisonné en mangeant une racine de manioc :

Josias était resté là, dans sa fosse, au bord de la route, avec une croix faite de deux bouts de bois attachés, fabriquée par son père.
Il demeura en paix. Il n'avait plus à pleurer de faim, sur les routes. Il n'avait plus des années de misère à vivre devant lui, pour retomber ensuite dans le même trou, à l'ombre de la même croix.
Sa mère pourtant le voulait vivant. Souffrant, oui, mais debout, marchant à côté d'elle, pleurant de faim, se disputant avec les autres...
Et lorsqu'elle reprit sa marche sur la route sans fin, ardente et rouge, elle n'arrêtait pas de passer sur ses yeux sa main tremblante : « Mon pauvre petit ! »

Vicente, Conceição, Paulo, Dona Idalina, son époux... 
(Adaptation du roman de Rachel Queiroz par le dessinateur Shiko)

Chico Bento, Cordulina, Mocinha, Manuel, Pedro, Josias...
(Adaptation du roman de Rachel Queiroz par le dessinateur Shiko)

La désolation, la foi et les vaines prières :

Septembre avait déjà pris fin, avec sa rude chaleur et son anxieuse misère ; et octobre arriva, avec São Francisco [saint François d'Assise] et sa procession interminable, composée presque uniquement de migrants qui traînaient leurs jambes décharnées, leurs ventres énormes, leurs ignobles guenilles, derrière le riche dais de l'évêque et la longue file de religieux qui entonnaient de leurs belles voix le cantique en l'honneur d'un saint :

                                    « Empli d'amour pour le Seigneur !
                                                                  Tu portes en toi les plaies
                                                                                          Du rédempteur ! »

Et porté sur son brancard, tout raide, les mains tachées de rouge, les pieds couverts de plaies apparaissant sous la robe de bure, São Francisco déambula par toute la ville, ses yeux de porcelaine tendus vers le ciel, apparemment indifférent devant l'infinie misère qui l'entourait et implorait sa grâce, sans même esquisser au moins un geste de bénédiction, parce que ses mains, où les clous de Notre-Seigneur avaient laissé leur marque, étaient occupées à retenir un crucifix noir et un gros bouquet de roses.
Et puis ce fut novembre, plus sec et plus misérable, repassant pour l'affûter plus encore, peut-être parce que c'est le mois des trépassés, la faux immense de la mort...

Rachel de Queiroz : L'année de la grande sécheresse (1930)
Traduction de Jane Lessa et Didier Voïta
Editions Stock
(Egalement disponible aux Editions Anacaona, dans une nouvelle traduction de Paula Anacaona : La terre de la grande soif)