2014/05/10

Rachel de Queiroz : L'année de la grande sécheresse

« Nous sommes nés seuls et destinés à mourir seuls. C’est peut-être pour cela que nous avons besoin de vivre ensemble » (Rachel de Queiroz)

Femme de lettres brésilienne, Rachel de Queiroz (1910-2003) a débuté sa carrière littéraire en tant que journaliste de presse régionale, et l'a fini en habit vert, sur l'un des fauteuils de l'Académie, tout comme Jorge Amado (1912-2001) avec lequel elle partage également l'engagement politique, les séjours en prison et la maturité précoce des grands écrivains.
Publié en 1930 à compte d'auteure, et alors que Rachel est âgée d'à peine 20 ans, O Quinze (titre original) va rapidement devenir un incontournable classique de la littérature brésilienne.
En 140 pages denses, fortes et poignantes, la toute jeune écrivaine du Nordeste revient sur l'épisode le plus marquant de son enfance : la terrible sécheresse qui sévit durant l'année 1915, avec son lot de misères et son effroyable bilan : un demi-million de migrants fuyant à pied la disette et surtout, chose à peine imaginable, 100 000 personnes mortes de faim sur la route de l'exil.

Dans son récit, Rachel de Queiroz entrecroise l'histoire de trois familles issues de milieux socio-culturels différents, chacune menant à sa façon le combat pour la vie ; soit en cherchant à sauver son patrimoine, soit en aidant son prochain, soit en luttant simplement pour survivre :
  • Chico Bento n'est qu'un pauvre métayer assujetti aux lois du marché. Plus ou moins chassé de la ferme qu'il exploitait jusqu'alors, il part avec sa famille en direction de l'Amazonie où il espère trouver du travail pour nourrir les siens. Son voyage à travers le sertão est marqué par une série d'épisodes dramatiques : tous n'arriveront pas au bout du voyage.
  • Vicente, jeune et riche éleveur de bétail, décide quant à lui, par amour de sa terre et de ses bêtes, de lutter pied à pied pour sauver ce qui peut l'être en attendant l'hypothétique retour de la pluie. Il vit par ailleurs une relation amoureuse compliquée avec sa cousine Conceiçao : tous deux se cherchent et se fuient.
  • Conceiçao est une belle jeune femme de 22 ans, à la fois socialiste et féministe, donc aux idées en avance sur son temps. Outre son métier d'enseignante, elle exerce aussi sa vocation humaniste en donnant assistance aux milliers de réfugiés regroupés dans un camp de Fortaleza.

Extraits :

Si, pour une fois, la vie était comme on voudrait qu'elle soit, Conceição et Vicente pourraient vivre ensemble une belle et romantique histoire d'amour :  

Vicente se rappelait sa secrète irritation lorsqu'il entendait son frère faire référence à certaines femmes que lui n'avait jamais vues, à des milieux dans lesquels il ne s'était jamais aventuré par crainte que son écorce épaisse de paysan ne détonne trop ou ne se heurte rudement au raffinement sophistiqué de l'entourage de l'autre.
[...] Seule Conceição, avec l'éclat de son charme, éclairait et fleurissait d'un enchantement neuf la dureté de sa vie.
Au début, elle l'avait intimidé. Il s'était imaginé qu'elle le voyait avec les mêmes yeux de supériorité un peu apitoyée que son frère, lorsqu'il parlait de son existence de citoyen blasé et faisait allusion à ses préoccupations intellectuelles. Et dans son âpre fierté, comme une porte hostile qui se ferme, il s'était fermé à toute intimité avec sa cousine, souffrant en lui-même qu'elle le croie elle aussi incapable d'éprouver une sensation délicate, de s'intéresser dans cette vie à des choses plus élevées que de s'occuper des vaches ou nager.
Peu à peu seulement il s'était rendu compte que sa cousine le regardait avec de grands yeux d'admiration et de tendresse ; elle le considérait, à n'en pas douter, comme un être neuf et à part; mais à part comme un animal supérieur et fort, conscient de sa force et ignorant avec dédain les subtilités dans lesquelles s'enferrent les autres, rendus mesquins par les intrigues, jaunis à force de divaguer...
Il lui fut reconnaissant de cette sympathie. Il perdit avec elle la timidité craintive qui le retenait. Et il lui ouvrit son cœur d'enfant grandi trop vite où dormait, concentrée, beaucoup d'énergie inconnue, beaucoup de force primitive et vierge.
Ce devait être presque un rêve d'avoir pour compagne de toute la vie cette intelligence tendre avec soi. Et plus que tout, le séduisaient la nouveauté, la saveur d'inconnu que lui apporterait la conquête de Conceição , toujours jugée supérieure parmi les autres jeunes filles et se détachant au milieu d'elles comme le chatoiement de la soie dans un amas confus de coupons d'indienne.

Après que l'un des fils de Chico Bento et Cordulina se soit empoisonné en mangeant une racine de manioc :

Josias était resté là, dans sa fosse, au bord de la route, avec une croix faite de deux bouts de bois attachés, fabriquée par son père.
Il demeura en paix. Il n'avait plus à pleurer de faim, sur les routes. Il n'avait plus des années de misère à vivre devant lui, pour retomber ensuite dans le même trou, à l'ombre de la même croix.
Sa mère pourtant le voulait vivant. Souffrant, oui, mais debout, marchant à côté d'elle, pleurant de faim, se disputant avec les autres...
Et lorsqu'elle reprit sa marche sur la route sans fin, ardente et rouge, elle n'arrêtait pas de passer sur ses yeux sa main tremblante : « Mon pauvre petit ! »

Vicente, Conceição, Paulo, Dona Idalina, son époux... 
(Adaptation du roman de Rachel Queiroz par le dessinateur Shiko)

Chico Bento, Cordulina, Mocinha, Manuel, Pedro, Josias...
(Adaptation du roman de Rachel Queiroz par le dessinateur Shiko)

La désolation, la foi et les vaines prières :

Septembre avait déjà pris fin, avec sa rude chaleur et son anxieuse misère ; et octobre arriva, avec São Francisco [saint François d'Assise] et sa procession interminable, composée presque uniquement de migrants qui traînaient leurs jambes décharnées, leurs ventres énormes, leurs ignobles guenilles, derrière le riche dais de l'évêque et la longue file de religieux qui entonnaient de leurs belles voix le cantique en l'honneur d'un saint :

                                    « Empli d'amour pour le Seigneur !
                                                                  Tu portes en toi les plaies
                                                                                          Du rédempteur ! »

Et porté sur son brancard, tout raide, les mains tachées de rouge, les pieds couverts de plaies apparaissant sous la robe de bure, São Francisco déambula par toute la ville, ses yeux de porcelaine tendus vers le ciel, apparemment indifférent devant l'infinie misère qui l'entourait et implorait sa grâce, sans même esquisser au moins un geste de bénédiction, parce que ses mains, où les clous de Notre-Seigneur avaient laissé leur marque, étaient occupées à retenir un crucifix noir et un gros bouquet de roses.
Et puis ce fut novembre, plus sec et plus misérable, repassant pour l'affûter plus encore, peut-être parce que c'est le mois des trépassés, la faux immense de la mort...

Rachel de Queiroz : L'année de la grande sécheresse (1930)
Traduction de Jane Lessa et Didier Voïta
Editions Stock
(Egalement disponible aux Editions Anacaona, dans une nouvelle traduction de Paula Anacaona : La terre de la grande soif)

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