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2013/11/24

Roger Boutefeu : Le mur blanc

« Je serais mort à moi-même si je n’avais poussé la porte de la CGT et des milieux libertaires... Je dois à la CGT la connaissance. Aux milieux libertaires, la propreté » (Roger Boutefeu)

Un mot sur l'auteur [ébauche] : né en 1911 au Pré Saint-Gervais d'un père caoutchoutier, Roger Boutefeu a eu l'enfance pauvre des fils d'ouvrier, et courte des jeunes orphelins. Livré à lui-même dès l'âge de 13 ans, il entre prématurément sur le marché du travail où il exerce tour à tour les métiers de sangleur de journaux, camelot, plombier, typographe, berger, commis de ferme, etc. Souvent vagabond, et parfois même un peu clochard, il côtoie d'assez près la misère sociale des années d'avant-guerre où, à défaut de pain, les hommes se nourrissaient d'espoir.
Très tôt engagé dans le mouvement syndical, puis anarcho-syndicaliste, Roger Boutefeu s'enrôle presque naturellement dans l'armée républicaine espagnole durant l'été 36 et combat notamment sur le front d'Aragon en tant que mitrailleur :


           LES PRIMAIRES

            C'est un village de guerre
            Avec de la chair
            Avec du sang
            Avec des os
            De gars de vingt ans.

            C'est un village de guerre
            De guerre au néant —
            Comme tout le monde il dort
            Son présent, son hier —
            Et son lendemain
            Est une limite, un point d'interrogation
            A l'Humain.

             (Huerrios, 22 et 24 septembre 1936)


Il en revient un an plus tard, marqué à jamais et profondément antimilitariste. Sa virulente propagande en faveur de la désobéissance militaire lui vaut d'ailleurs un séjour de neuf mois à la prison de la Santé, d'où il ressort libre le 2 septembre 1939 (la veille de la déclaration de guerre de la France à l'Allemagne) et, surtout, converti au catholicisme après avoir lu l’Évangile au fond d'un cachot (!).
Mort le 24 juillet 1992, cet écrivain au parcours atypique a beaucoup publié, soit sous son propre nom, soit sous les pseudonymes de Roger Coudry, le Pédiculeux ou encore A. Duret. Ses livres, classés au rayon littérature prolétarienne ou bien spiritualité, sont pour la plupart introuvables aujourd'hui, tout comme sa bibliographie que j'ai donc essayé de reconstituer, très imparfaitement et très partiellement :

  • 1950 : Veille de fête (autobiographie : sa jeunesse et sa période anarchiste)
  • 1962 : Je reste un barbare (autobiographie : berger d'alpage, directeur d'un centre de formation professionnelle, secrétaire général d'une compagnie théâtrale...)
  • 1965 : Le mur blanc (roman sur la guerre d'Espagne)
  • 1966 : Les camarades (voir ici)
  • 1971 : Brassées de chardons
  • 1972 : Journal du barbare (autobiographie : sa conversion religieuse)
  • 1975 : Muets, ils hurlent (étude sur la schizophrénie et la marginalisation des familles)
  • 1981 : Le Quotidien de l'Eternel
  • 1982 : Les blouses (pièce radiophonique)
  • 1983 : Vert est le bois
  • ???? : Zoue ma poulpe (récits)
  • ???? : Cassure (roman)
  • ???? : Ile de Noël (théâtre)
  • ???? : Un vivant pour chacun (théâtre)
  • ???? : Souffle le vent (poésie)
  • ???? : Car douce est sa voix (roman)
  • ???? : Efficacité et Apostolat (essai)
  • ???? : Saint Bernard
  • ???? : Culture humaine
  • ???? : Centralisme
  • ???? : Coopérative
  • ???? : Tirant d'eau

Un mot sur le livre : aux environs de 1939, dix soldats de l'armée de Franco traquent à travers les Pyrénées un couple de républicains espagnols, Manuel et Juanita, qui essaient de franchir la frontière pour rejoindre la France. Seulement le terrain est terriblement escarpé, la chaleur étouffante, et leur marche rendue d'autant plus difficile que Manuel est blessé à un bras et Juanita enceinte de six mois. Heureusement pour eux, Coron, un vieux berger silencieux, décide de les héberger quelques jours — le temps de soigner la blessure de Manuel —, puis de les guider jusqu'à la frontière à travers le maquis des montagnes. Et c'est là, dans le huis-clos de la cabane de Coron, qu'un souvenir douloureux, le mur blanc, remonte peu à peu à la mémoire de Manuel, le forçant ainsi à s'interroger sur le sens du bien et du mal...
Pendant ce temps-là, le lieutenant Vista et ses hommes continuent leur chasse à courre avec plus ou moins d'entrain et de motivation. Car si les uns sont de parfaits salauds, les autres sont de pauvres bougres, ni bons ni méchants, mais sans volonté propre et donc simplement charriés par le cours de l'histoire. Quant au lieutenant Vista, lui aussi, tout comme Manuel, il s'interroge et se débat dans des souffrances morales plus insupportables encore que la pire des tortures...

On ne trouvera pas de héros dans ce récit, mais seulement des hommes faibles et faillibles, poignants de vérité. On y trouvera aussi une nature tantôt douce et tantôt sauvage, le tout servi par une écriture bien rythmée, captivante et parfois si évocatrice qu'elle en devient presque audible.

Extraits :

Sur la nature, un passage parmi d'autres :

L'air avait la senteur âpre du terreau frais retourné, des champignons; celle plus amère, du buis; celle plus douce, des gentianes et des genêts. Toutes ces odeurs, grâce à l'orage, se libéraient soudain de la terre et montaient aux narines, au grain du visage, aux yeux, enveloppaient et pénétraient toute chose.

Sur la guerre, celles d'hier et celles de demain :

... Dans la ville en délire, les sirènes d'usines avaient des cris longs et profonds comme des ravins. Des hommes armés coupaient rues et avenues de barricades en chicanes et fermaient à l'aide de véhicules toutes les places en esplanades.
La ville titubait de clameurs, de chants, d'appels au grand jour, dans le tumulte de couleurs des drapeaux rouges et noirs, des sarraus usés, des bleus de chauffe, des blouses grises et blanches.
Cela remontait à près de trois ans déjà, mais c'était tellement ancré en lui qu'il se voyait et s'entendait encore commander sa première épreuve du feu contre la caserne qui dominait de ses canons la ville dressée contre la nuit.
La caserne vaincue, à la tête des camions chargés de munitions et d'armes, il avait traversé la ville et rejoint l'immeuble où s'organisait la révolte. Puis ce furent les jours de joie générale, quand, pareils à un fleuve remonté par la mer à son estuaire où les eaux se mêlent et s'ébattent, tous ces hommes se livrèrent à l'euphorie de la fraternité et de la liberté recouvrée.
Il se souvenait de tout, des nuits d'angoisse, de fièvre et de colère, des combats où fleurissaient l'églantine de l'espoir, de ces jours d'allégresse, quand les nouvelles étaient bonnes, où la ville tanguait comme un navire, et des jours prostrés quand on savait que l'ennemi maintenait sa nuit sur des régions entières encore à sa merci.
Il avait assisté à plusieurs départs de colonnes pour le front. Un jour, il s'était retrouvé dans ce flot mouvant qui, au travers de la ville, avançait, piétinait, criait à l'unisson de la foule rassemblée sur son passage et pleine d'exhortations.
Jours, nuits, mois, années du même combat sanglant...
[...] Au-dessus de leurs têtes passaient les obus. Certains tombaient devant eux. Dans l'aube, la montagne noire était comme un dieu assis. A ses pieds l'ennemi tirait. Sur la gauche, un village brûlait.
Dans le torticolis des tranchées, les miliciens attendaient placidement l'attaque. L'un d'eux, au passage de Serry et de Manuel, lança :
— Qu'ils y viennent, ces fils de chiennes !
En arrière des lignes, un obus, dans un fracas, décoiffa l'église de son clocher. Serry se retourna :
— Ils diront que c'est nous !
Et sans transition, comme s'il eût convié Manuel à une promenade :
— Allons au poste 1, on les verra venir.
Une gerbe flamboyante, alors qu'ils avançaient, fit éclater un parapet. Un milicien plein de sang battait la terre de ses bras tandis que d'autres s'affairaient autour de lui. Le bombardement allait croissant. L'air était labouré; partout des entonnoirs se creusaient, certains à même les tranchées; des miliciens en sortaient, d'autres y restaient, privés de jambes.
Rapide, le moulin d'une mitrailleuse retentit.
— Va voir, Manuel, faut économiser les munitions.
Quand il revint, le poste 1 était éventré et Serry avait une étoile écarlate entre les deux yeux.
Hébété, Manuel l'avait regardé sans comprendre puis, saisissant son fusil mitrailleur, les doigts glacés, la haine au cœur, il avait tiré. Un moment, il lui avait semblé que Serry bougeait; haletant, il s'était précipité pour n'essuyer que du sang déjà froid.
Au plus fort de l'attaque, un milicien de liaison, le visage exsangue, bredouillant, une main en lambeaux, était arrivé vers Manuel : dans le petit matin, pareils à des scarabées, trois tanks fonçaient sur leurs lignes.
Manuel griffonna un message qu'il passa au milicien.
— Porte-le au P.C. et fais-toi panser.
Le milicien serra sa main blessée sur sa poitrine et hurla :
— La vie ou la mort, camarade.
Et sans hésiter, il s'élança hors de la tranchée.
Combien de fois ne l'avait-il pas entendue, cette fière réplique ! A cause d'elle, peut-être, comme un nageur épuisé, Manuel se dégagea du limon des souvenirs et écouta les respirations paisibles de Juanita et des autres.

Roger Boutefeu : Le mur blanc
Editions du Seuil (1965)

2013/11/10

Paroles de Poilus : le 11 novembre 1918

« Ça y est, c'est fini ! C'est l'Armistice ! D'un seul élan on se précipite en gesticulant... ça saute, ça danse, ça gueule, ça s'embrasse... et sans mot d'ordre on prend la direction d'Orléans dont les cloches nous appellent... » (A. Salesse, le 5 janvier 1960 - Ancien caporal-mitrailleur au 55ème R.I.)



Ils avaient vingt ans en 1914, ils s'appelaient Honoré, Emile, Otto, Alphonse, Henri, Auguste, Fernand, Charles, Edouard, Ludwig, Hermann, Léon, Joseph, Willy, Eugène, Albert, Gaston, Walter... Près de quatre millions d'entre-eux, français et allemands confondus, sont morts au combat ou furent portés disparus, leur corps disséminé par l'éclatement d'un obus, et parfois même enterrés vivants au fond d'une tranchée.

Morts et disparus, tous les Poilus de France et d'Outre-Rhin le sont désormais, cependant que l'Europe entière s'apprête à commémorer le centenaire de la Grande Guerre et qu'après-demain encore le président Hollande ranimera la flamme du soldat inconnu devant une foule immense, émue et recueillie. Mais à quoi bon ! Voilà bientôt un siècle que les cérémonies mémorielles se succèdent, tout comme se succèdent ici et là des conflits armés toujours aussi barbares. A quoi bon les gerbes et les discours officiels, de paix et de fraternité, quand la haine-des-autres est le dernier commerce encore prospère de ce Vieux monde ? A quoi bon...

Au début des années 60, tous les Poilus qui étaient revenu vivants, sinon entiers, de la "der des ders" furent conviés par voie de presse à témoigner de ce qu'ils avaient vécu et enduré durant la guerre la plus meurtrière de l'Histoire. Plusieurs centaines d'Anciens Combattants répondirent aussitôt à l'appel et de leur écriture appliquée racontèrent leurs souvenirs dans des lettres où s'entremêlaient de la fierté, de l'amertume et un soupçon d'humour. Ils n'avaient rien oublié, eux. Ils savaient ce que c'était, eux, que de se retrouver des heures durant sous le feu nourri des canons ou des mitrailleuses. Oh ! ils l'ont bien connu, eux, la peur de crever... Et tandis qu'ils sont à présent la plume à la main, penchés devant leur feuille de papier bon marché, se rappelant toutes les horreurs qu'ils ont vues, subies ou perpétrées, eh bien... eh bien pendant ce temps-là on s’entre-tue encore dans le maquis des Aurès. Alors à quoi bon ?

Ces centaines de lettres ont été rassemblées et intelligemment présentées par Roger Boutefeu dans un livre paru chez Fayard en 1966, à l'occasion du cinquantenaire de la bataille de Verdun.

Bien que constitué de souvenirs très a-posterioriques, ce recueil nous permet d'approcher d'un peu plus près la psychologie des soldats de 1914-15-16-etc. Parce que les hommes ont beau vieillir et grisonner, je crois qu'ils demeurent foncièrement identiques à ce qu'ils étaient à l'âge de vingt ans : la langue plus ou moins bien pendue, le sens de la Patrie plus ou moins développé... des nuances de caractère, des divergences d'opinion... et par-dessus tout ça une émotion commune : la joie ressentie le 11 novembre 1918 à 11h00 du matin quand sonnèrent les clairons... et aussi la tristesse pour ceux qui ne sont plus là.


Jamais réédité depuis 1966, ce livre est cependant disponible pour une dizaine d'euros dans toutes les bonnes librairies d'occasion. Qui le lira en retiendra une chose essentielle, vraie et profonde, c'est qu'entre ces millions d'hommes qui ont tout partagé, le pain et le vin, la boue et le froid, les poux et les rats, la peur et l'espoir, entre tous ces hommes pareillement éprouvés un même sentiment domine : la camaraderie.

Enfin, on trouvera ci-dessous quelques passages de lettres qui ne figurent pas dans le livre :

Le 7 novembre, nous apprenons que le Cessez-le-feu a sonné en ligne. Nous sommes heureux, mais nous ne pouvons y croire, car nous ne pensions plus nous en sortir, surtout ceux qui comme moi avaient 52 mois de calvaire. Enfin, le 11 novembre nous trouve dans un village de la Marne.
Le Commandant nous rassemble et nous apprend officiellement la signature de l'Armistice. Dire ce que fut cette nouvelle, personne ne peut se l'imaginer : de la joie, des pleurs, des chants, en un mot l'ivresse d'un jour qui fut un rêve, que seuls ceux qui sont sortis de la fournaise peuvent en parler, du fait que de la vision de la mort ils eurent soudain la vision de l'espérance. J'écrivis à mes vieux parents, et à celle qui est actuellement ma femme, que j'étais vivant et je pensais avant de m'endormir à mes camarades qui ne sont pas revenus. Ainsi finirent quatre années sous le souffle de la mort pour la défense de la Patrie.
(Emile Turles, sergent au 21ème Colonial)

Quelle joie pour nous, les survivants de la grande hécatombe ! Nous n'osons y croire, tellement la chose nous paraît impossible et pourtant elle est réelle maintenant… ! Mais cette immense joie est ternie cependant par une profonde tristesse, car nous ne pouvons oublier nos chers camarades disparus dans la tourmente...! Eux aussi auraient été si heureux de voir poindre l'aube de cette journée mémorable entre toutes et de revoir leur famille au pays natal...
(Jean Brugère, sergent au 59ème R.I.)

"Oui, elle est à nous, notre peau !"
11 novembre 1918, jour inoubliable ! Je m'en souviens toujours, malgré le temps passé. Après 40 mois de tranchées et de combats, c'était enfin la fin de nos souffrances [...] Au lever du jour, ceux de corvée allèrent au jus et c'est alors que ceux de la roulante leur apprirent cette bonne nouvelle : l'Armistice. Aussitôt tout le monde est debout ! Est-ce possible ? L'on n'ose y croire. On se regarde, on se bouscule, on s'embrasse. Que de cris de délivrance retentirent alors. 
(Jean Albert, marsouin au 22ème R.I.C)

A 10h30, l'ordre nous arrive par le cycliste du colonel que l'Armistice aura lieu à 11h, nous nous y attendions déjà depuis deux jours. Nous n'osons y croire, mais notre colonel, arrivant au poste de secours, nous le confirme. Alors là ce fut du délire, nous nous embrassons tous, y compris le colonel, les habitants du village partagèrent notre joie, mais étaient navrés de ne pouvoir nous offrir quelques bouteilles de pinard, ayant dû subir l'occupation depuis le début.
(L. Bonifay, brancardier musicien au 328ème R.I.)

Le colonel nous apprend que l'Armistice devait avoir lieu à 11h00. Nous n'osons pas le croire. L'artillerie donne à plein tube et le vacarme est infernal, on peut à peine se comprendre. De temps à autre, un camarade vous pousse du coude en disant : "C'est ça l'Armistice ?" Néanmoins nous suivons les aiguilles de nos montres. Stupéfaction, à 11 heures moins 5 tout s'arrête ! Rien, pas un bruit. On entendrait une mouche voler. On se regarde comme des abrutis, en silence. X, un camarade de 20 ans me saute au cou et m'embrasse en criant : "Ça y est, ça y est, elle est à nous !" et il continue "Oui, elle est à nous, notre peau !" et tout le monde s'embrasse en pleurant et en riant. Minutes inoubliables. L'artillerie française avait cessé le feu à 10h1/2, mais celle des Américains avait tiré jusqu'à 11 heures moins 5.
Après s'être restauré un tant soit peu, nous traversons la Meuse sur un grand pont construit par le Génie. Bientôt nous voyons nos batteries en plein champ, des cadavres allemands et français, des lignées d'américains tués sur place, plus loin ce sont des nids de mitrailleuses avec des monceaux de cartouches et les cadavres des mitrailleurs allemands qui s'étaient fait tuer sur leur pièce, plus loin encore ce sont deux énormes fours crématoires qui avaient servi à incinérer les morts de l'offensive de 1916. Sur tout notre parcours, nous étions dépassés par des quantités de camions chargés d'américains qui nous criaient "Guerre fainèche! Boches fainèche! Hurras hurras, etc" Le soir, grande fête de nuit, feu d'artifice avec les fusées éclairantes boches, françaises, américaines. Journée inoubliable.
(E. Descertaine, 2ème R.I.C, 1ère Compagnie)

"La première guerre mondiale au jour le jour" (F. Icher)
Revenant de permission (dite de détente), j'avoue que j'étais assez sceptique sur les bobards qui avaient couru parmi les cuistots de la roulante avant mon départ. Les copains avaient beau m'assurer que cette fois "ça y était… qu'on allait voir le cul des boches". Nous étions au semi-repos dans un petit village lorsqu'un camarade me dit "Viens voir, tiens, si c'est pas vrai". Était-il saoul ? Je sortis de la cagna et, seigneur, quelle illumination ! D'un bout à l'autre de l'horizon, s'étendant sur une vingtaine de km, ce n'était en effet qu'étoiles filantes, fusées vertes, jaunes, rouges, une débauche de lumière, un vrai feu d'artifice, éclatant, chantant de joie, dansant au nez des boches... Aucune de ces météores n'appelait un tir de barrage. Ah ! vous pouvez croire qu'il y avait du bruit, du pétard, mais à part ça, il n'y avait rien d’époustouflant  Le lendemain on repris le barda et en avant pendant une vingtaine de jours où chacun rouspétait de plus en plus, comme de juste, le ravitaillement n'arrivant jamais  à temps. Les cloches ne sonnaient pas pour la bonne raison qu'elles étaient fondues depuis longtemps ou alors à terre.
(Jean Jardette, aumônier volontaire au 2ème groupe du 36ème artillerie de campagne)

Je vis arriver le cycliste qui portait les lettres aux copains de première ligne. Dès qu'il fut à portée de voix, je lui criais :
 - J'ai une lettre ?
 - Tant fait pas pour les lettres : la guerre est finie !
 - Fais pas l'andouille, ça te va mal !
 - C'est pas du vent ! Les Boches ont demandé l'Armistice ce matin au lever du jour. C'est affiché à la porte du commandant du bataillon !
Je n'en demandais pas davantage et je partis en courant avertir les copains. Quelle foire nous avons fait ! On a trinqué plus d'une fois ! Le soir, un immense feu d'artifice est parti des deux côtés des premières lignes : fusées rouges de barrage, fusées vertes d'alerte aux gaz. De tous les côtés ça partaient et les lumières s'allumaient ça et là, alors que la nuit précédente il fallait se cacher pour allumer une cigarette !
Le lendemain, de très bonne heure, je suis allé voir en première ligne, avec un bon camarade. Pendant le trajet cela nous semblait anormal de ne pas entendre aucun départ ou arrivée d'obus, ni éclatement de minens, alors que c'était continuellement que l'on entendait ces éclatements en temps normal. Lorsque nous sommes arrivés en première ligne, quelques copains fumaient tranquillement, assis sur la banquette (de terre). Presque tout le monde était dans les trous à dormir, après les émotions et le pinard de la veille.
Avec mon camarade, nous regardons à travers le brouillard matinal, vers les tranchées allemandes. Après un long moment, celui-ci se dissipant peu à peu, nous voyons des silhouettes se dessiner. Elles bougent, nous bougeons aussi. Nous entendons : "Com... com... !" Mon camarade me dit : "On y va ? qu'est-ce qu'on risque ? On verra les trous de nos torpilles..." Je lui réponds que nous pourrions attendre, mais il part malgré cela et je le suis. Nous nous arrêtons à mi-chemin, car deux soldats allemands viennent à notre rencontre pour nous serrer la main et baragouinent : "Gamarat, guerre kapout !" Ils parlent beaucoup et nous ne comprenons pas grand chose. Je commence à faire demi-tour quand deux autres Fritz montent le parapet et s'approche avec une rapidité qui m'inquiète. A peine arrivé sur nous, l'un deux, la main sur l'étui de son pistolet automatique, nous dit en mauvais français : "Armistice seulement. Nich guerre finie. Vous venir avec nous" Je riais jaune. Je regarde le chemin derrière nous. Je pense que le Fritz nous a à l'estomac. Je sais que le pistolet ne partira pas, mais à présent il y a 6 gaillards autour de nous (deux autres sont arrivés). Le gradé allemand donne des ordres et deux hommes armés nous amènent au PC. Là encore le gradé essaie de nous faire comprendre que la guerre n'est pas finie, que nous avons été imprudents, tout cela dans un charabia à moitié français à moitié allemand. Après avoir téléphoné, sans doute pour prendre les ordres, nous repartons flanqués de nos deux Frtiz, un devant, un derrière, dans des boyaux propres mais qui nous ont semblé bougrement longs ! Après peut-être un kilomètre, nos gardes s'arrêtent et nous font comprendre que nous pouvons nous asseoir là, sur le bord de la route. Au bout d'un long moment, nous voyons arriver une voiture et nous sommes embarqués. Nous arrivons dans une ville, on nous fait descendre devant un bâtiment où il y a un factionnaire (il ne nous a pas présenté les armes, mais il avait un large sourire). Nous passons par plusieurs bureaux et devant plusieurs chefs pour aboutir devant un grand caïd qui, bien que parlant français, se servit par moment de son interprète.
"Nous étions des hommes"
(Jacques Moreau)
A partir du moment où nous lui avons dit que nous étions dans l'équivalent des Minenwerfer, nous n'avons plus paru l'intéresser. Il donna des ordres, renvoya nos gardes et nous dit que nous étions libres de circuler dans la ville jusqu'à 8h00 du soir. A peine avions-nous franchi la porte que nous n'avions plus qu'une idée : rentrer chez nous, mais à peine avions-nous fait six pas que nous fûmes entourés et happés par les habitants : "Des français, des français !" On nous paya à boire et encore à boire, si bien qu'à 8h00 du soir nous étions sans connaissance et dans un état lamentable. J'abrège. Le lendemain, nous nous sommes retrouvés dans la tranchée dont nous étions partis, entourés de boches qui riaient en nous regardant nous réveiller et parlant entre eux au milieu de leurs gros rires. Ils nous ont montré la direction de notre tranchée et nous sommes partis en courant comme des voleurs, dans le brouillard du matin. Notre absence avait été constatée, mais nous avons raconté une histoire qui n'était pas celle-là et, dans l'enthousiasme du moment, tout était vrai et bon !
(André Pradelles, sous-officier dans l'artillerie de tranchée)