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2015/03/01

Jorge Amado : Best-Of (entretien avec moi-même)

Quand et comment avez-vous rencontré Jorge Amado ?

C'est une longue histoire... Tu sais sans doute que le chemin qu'emprunte un lecteur n'est pas le fruit du hasard, mais plutôt de sa curiosité. Les uns se précipitent avec avidité sur les derniers prix Machin, histoire de voir de quoi ça cause afin de pouvoir en parler devant la machine à café... d'autres préfèrent explorer de fond en comble un genre ou un domaine particuliers, le romantisme, les polars, la S.F, n'importe. Quant à moi, je me laisse tout simplement guider par les auteurs, leurs ramifications... Je veux dire que si tu lis Depestre, comme ce fut mon cas, eh bien tu tombes nécessairement sur "J. Amado", soit par le biais d'une note en bas de page, soit par celui d'un clin d’œil amical qui éveille aussitôt ta curiosité, laquelle curiosité t'incite alors à acheter un premier Amado, puis un second, un troisième et ainsi de suite, moyennant quoi de nouvelles perspectives de lecture s'ouvriront bientôt devant toi, comme celle de poursuivre la route avec Pablo Neruda, Ilya Ehrenburg, Anna Seghers... ou bien encore celle d'étudier la "littérature brésilienne", mais c'est une autre histoire.
Et donc, en février 2013, j'ai lu la Boutique aux miracles, un livre à la fois drôle et sérieux — puisqu'il est question de cette bêtise infinie qu'est le racisme — en même temps qu'une espèce de guide touristique où l'on découvre un univers qui nous est foncièrement étranger, avec son folklore, ses mythes, tout son vocabulaire exotique : salgadinhos, macumba, candomblé, tereiros, cachaça... Bref, j'ai avalé tout ça d'un seul trait, puis j'ai dévoré l'oeuvre entière.

Avant d'aborder l'oeuvre de Jorge Amado, peux-tu nous parler de sa vie en deux ou trois mots ?

Un roman-fleuve.

Et moins succinctement ?

Je dirais que la biographie du bonhomme comporte certains éléments permettant de mieux apprécier la complexion de l'écrivain. Savoir qu'il est né en 1912, soit une vingtaine d'années seulement après l'abolition de l'esclavage et la proclamation de la République brésilienne — donc au sein d'une société encore baignée d'archaïsmes et de préjugés de toutes sortes — puis qu'il a grandi dans un monde où la force primait sur le droit et où la violence n'était pas l'exception mais la règle : coups de feu, embuscade au coin du bois, règlements de comptes, crues dévastatrices, épidémies de variole meurtrières, voilà, entre autres choses, de quoi fut témoin Jorge Amado dès son plus jeune âge, y compris dans la fazenda de son père, un petit planteur de cacao qui dormait toujours la main posée sur la crosse d'un fusil.

En somme, toute l'enfance d'Amado est ponctuée d'évènements tragiques.

Absolument ! Et il en fera d'ailleurs l'une des matières premières de ses livres.

Ceci explique sans doute également pourquoi la mort y est omniprésente.

Oui, mais pas d'égale manière. Par exemple, si tu prends Suor, l'un de ses premiers romans (1934), ou Les chemins de la faim (1946), la mort y est d'autant plus poignante et dramatique qu'elle découle de la misère sociale... mais dans Quinquin (1961), ou Dona Flor (1966), elle est traitée de manière humoristique et presque joyeuse. C'est un retournement complet, un peu comme si Victor Hugo se mettait tout à coup à faire du François Villon, ou comme si Zola passait de Germinal à Pantagruel. Pourquoi ce revirement ? Eh bien on peut supposer qu'après trois longues décennies de combats politiques menés en première ligne, Jorge Amado, qui frisait alors la cinquantaine, a éprouvé le besoin de souffler un peu, de mieux savourer la vie et l'instant présent.

Un changement de paradigme que tu sembles donc associer à sa rupture d'avec le Parti Communiste vers la fin des années cinquante.

Insinuerais-tu que les communistes manquent d'humour ?

Je dis simplement, et sans vouloir t'offenser, que la fantaisie n'est pas ce qui les caractérise le mieux...

Possible en effet qu'ils prennent la vie un peu trop au sérieux et que leur vision du monde ne soit pas des plus réjouissante, c'est vrai, mais, en même temps, la misère, les souffrances, l'injustice... leur credo politique est une réalité qui, permets-moi de te le dire, ne prête pas vraiment à la rigolade ou aux compromis, mais plutôt à l'insurrection. En fait, ce qui empêche un communiste d'être pleinement heureux, vois-tu, c'est le malheur des autres, et un malheur qu'il perçoit avec d'autant plus d'acuité qu'il est persuadé d'avoir les moyens d'y remédier. 

Mais l'Histoire a démontré le contraire !

Tous les "ismes" au pouvoir, qu'ils s'appellent communisme, capitalisme ou libéral-socialisme, tous ont démontré, et démontrent encore, leur incapacité à faire le bonheur du peuple, du moins durablement. Mais on peut cependant souligner qu'entre le début des années 30 et celui des années 60, les conditions de vie des masses laborieuses se sont quand même sensiblement améliorées, non pas par l'opération du Saint-Esprit, mais grâce aux combats d'hommes-de-gauche tels que Jorge Amado, il est bon de le rappeler. Et même après 1956, l'année de la "rupture", il a continué à défendre les mêmes causes que par le passé, mais d'une autre façon, de manière beaucoup plus détachée, moins partisane, et donc plus amadienne, au sens où, enfin libéré des contraintes artistiques du Parti, l'écrivain se permet de dire ce qu'il veut... comme il veut... quand il veut. Et on peut d'ailleurs rappeler ici une anecdote révélatrice d'une personnalité au caractère pas franchement compatible avec la discipline du PC : c'était en 1925, Jorge Amado avait alors 13 ans et était pensionnaire d'un collège jésuite aux règles non moins strictes et sévères que celles du Komintern. S'y sentant à l'étroit comme entre les quatre murs d'une prison, le jeune adolescent implorait instamment ses parents de l'en sortir, mais rien n'y faisait. Rien ! Aussi décida-t-il un beau jour de s'enfuir et de prendre la route, tout seul et à pied, direction le Sergipe où logeait son grand-père paternel. Sa fugue, longue de trois mois et 300km, de Bahia à Itaporanga, démontre assez bien, je crois, un goût prononcé pour la liberté et le vagabondage, deux penchants mieux en phase avec les concepts anarchistes qu'avec les pratiques communistes à la mode de Staline.

Une erreur d'orientation ?

En quelque sorte, oui. Disons que son engagement politique a répondu à la nécessité du moment et, qu'aveuglé par l'espoir peut-être insensé de changer le monde, il a sans doute été naïf mais sincère, sillonnant le monde et ses congrès en faveur de la paix, de la justice sociale, de l'union des peuples, etc... et n'hésitant pas à donner de sa personne quoiqu'il lui en coûtât — l'exil et la prison. Oui ! tu peux creuser la bio d'Amado de fond en comble, jamais tu n'y trouveras rien dont il ne puisse être fier, au contraire. Par exemple, en 1946, jeune élu député communiste de 36 ans, et bien qu'étant profondément athée, il fait voter par la nouvelle Assemblée une loi garantissant à tous la liberté de culte, permettant ainsi aux afro-brésiliens de pratiquer le Candomblé sans plus risquer la persécution. Tout Amado est là, dans cette ouverture d'esprit peu commune, propre aux grands humanistes et aux grands philanthropes...

Dans la lignée d'un Camus ?

Oh ! plutôt dans celle d'Eulália, dite Lalu, et João, ses parents. Jorge Amado n'est pas un intellectuel féru d'équations philosophiques, pas du tout. Son truc, ou ses préoccupations, sont exactement les mêmes que celles du "petit peuple" dans lequel il se fond en toute modestie, malgré ses études supérieures, son diplôme d'avocat et sa notoriété. L'humanisme d'Amado est po-pu-lai-re, en ceci que sa culture s'enracine dans le monde ouvrier dont il est issu et duquel, fidèle aux origines, il tire son amour des choses simples et vraies : plutôt les chansons d'un Dorival Caymmi que les élucubrations sérielles d'un Pierre Boulez, par exemple. Et ne pas oublier non plus qu'Amado a été formé en partie à l'école de la rue, quand, pas plus haut que trois pommes, il accompagnait son oncle dans les salles de jeux, les maisons de passes ou les cabarets d'Ilhéus. C'est là, plus qu'ailleurs encore, que l'enfant a fait ses premières classes, découvrant la vie au milieu des putes et des vagabonds, parmi les boit-sans-soif et les voyous, toujours entouré de leur affection, de leur tendre humanité, puis la leur rendant plus tard, lorsque, devenu écrivain, il fera d'eux tous des personnages positifs.

Tu dis "plus tard", mais Jorge Amado a publié très jeune, non ?

Jeunissime ! Peu après son escapade à travers le sertão, ses parents décident de lui lâcher la bride, d'abord en l'inscrivant dans un collège beaucoup plus libéral que le précédent, ensuite en l'autorisant à s'installer au cœur même du vieux quartier populaire du Pelourinho, sur les hauteurs de Bahia. Pour Jorge Amado commence alors une nouvelle vie, faite d'études et d'apprentissages, certes, mais aussi de folle bohème avec la bande d'adolescents rimbaldiens qui partagent avec lui la passion des Lettres et des virées nocturnes. Et puis, pour répondre à ta question, c'est également durant cette période que commencent à paraître dans un journal local les premières chroniques d'un gamin d'à peine 15 ans nommé Jorge Amado de Faria. Quant à son premier roman, Le pays du carnaval, il sortira quatre ans plus tard, soit à 19 ans !

Le début d'une longue série...

Plutôt, oui, puisque s'ensuivront une trentaine de livres, essentiellement des romans, tous publiés entre 1931 et 1997, donc reflétant la société des "années 30", puis celle des années 40, 50... jusqu'à nos jours ou presque. Plonger dans l'oeuvre amadienne, c'est comme s'embarquer pour un long voyage à travers l'histoire et pas seulement "brésilienne", malgré qu'elle soit parfois qualifiée, par des gens qui ne l'ont pas lue, d'oeuvre régionaliste. Le décor est brésilien, ça oui, et le folklore est omniprésent, notamment le candomblé ou la gastronomie, mais les thèmes évoqués, eux, sont universels : exploitation de l'homme par l'homme, délinquance juvénile, immigration, racisme, écologie, libération sexuelle, féminisme, etc. Dans n'importe lequel de ses livres, Amado traite toujours au moins un aspect social du "vivre ensemble", et il le fait tantôt avec gravité, tantôt avec légèreté, ce qui déconcerte la plupart des critiques littéraires...

Lesquels critiques lui ont quand même réservé un accueil des plus favorable.

Oui et non. En fait, ils tendent à scinder l'oeuvre en deux comme un pâté en croûte. Par exemple, pour un critique du Figaro hyper-allergique à la notion de lutte des classes, des livres engagés tels que Suor ou Cacao sont disqualifiés d'emblée, puis, par réflexe immuno-protecteur, taxés d'être manichéens parce qu'il y est simplement question d'oppression, donc d'oppresseurs et d'opprimés, tu vois...
A contrario, une critique d'inspiration gauchiste peut reprocher à Jorge Amado la trop grande légèreté d'un Vieux Marin, d'une Gabriela ou encore d'une Dona Flor, et ne pas hésiter à accuser l'auteur de s'être embourgeoisé, devenant de ce fait indifférent au malheur des autres... 
Il y a aussi les puristes de la littérature, ces précieux ridicules qui trouvent les phrases d'Amado mal tournées, son vocabulaire insuffisamment recherché, sa syntaxe approximative, ses personnages peu crédibles... ses romans bâclés.
Et puis il y a les lecteurs, tous ceux qui se reconnaissent dans ses livres ou ses personnages, aussi imparfaits soient-ils, parce qu'ils partagent avec eux une même façon d'être, de voir et de sentir, et donc qu'ils sont à leur image ainsi qu'à celle de l'auteur : à la fois désinvolte et sérieux, superficiel et profond, médiocre et génial... capable du meilleur comme du pire. Oui, Jorge Amado écrit dans un style accessible au plus grand nombre, et alors ? C'est un conteur d'histoire : sa lecture est facile, sans être stupide, et elle est variée, c'est tant mieux ! pour l'apprécier il ne suffit que d'une chose : aimer la prose vagabonde et souvent luxuriante, agrémentée de personnages comme s'il en pleuvait. Une anthologie de Paulo Tavares (Criaturas) en a d'ailleurs recensé pas moins de 3358, parmi lesquels des portraits de femmes inoubliables, telle que Tereza Batista, et quelques fameux loustics : Mané-la-Peste, Zé-la-Crevette, S'la-Coule-Douce, Chico-la-Graisse, Patte-Molle, Chéri-du-Bon-Dieu, José-la-Fouine, Pue-le-Bouc, N'a-Qu'une-Couille, etc. Surnommer les gens, voilà encore une pratique typiquement populaire par laquelle le peuple reconnaît comme l'un des siens celui qui s'y adonne.

Mais n'est-ce pas justement en vertu de cette "popularité" que le Prix Nobel lui a toujours été refusé ?

Je ne sais pas... En fait, on peut discuter à l'infini de savoir si Jorge Amado méritait ou non son Nobel, mais que l'Académie suédoise n'ait jamais honoré aucun écrivain brésilien, ça c'est incroyable ! On le sait peu par chez nous, mais le Brésil est vraiment un grandissime pays de littérature, avec des auteurs à mon sens injustement dédaignés par le public européen, lequel public a de ce pays une vision encore très archétypale : futebol, carnaval, bossa-nova, Corcovado et bimbos des plages. A la trappe, les Carlos Drummond de Andrade, les Graciliano Ramos, Guimarães Rosa, João Ubaldo Ribeiro, Clarice Lispector, Rachel de Queiroz, Érico Veríssimo et tant d'autres... Quand je pense qu'il y a à peine deux ans, j'ignorais jusqu'à leur nom...

Tu les a découverts grâce à Jorge Amado ?

Oui, petit à petit et pas à pas, en parcourant son oeuvre comme on parcoure et découvre un pays.

Une dernière question : quel mot résume le mieux cette oeuvre, selon toi ?

La Liberté, sans hésitation. Et peut-être aussi l'amitié.

(1912-2001)

Pour un tour d'horizon de l'oeuvre complète de Jorge Amado, on trouvera de-ci de-là sur ce blog des extraits de livres accompagnés d'avis pas toujours éclairés. On pourra aussi découvrir cet auteur en tapant dans la douzaine d'ouvrages listés ci-dessous. C'est une sélection, donc forcément subjective, mais qui me semble toutefois aussi représentative que possible de l'étendue de son talent :

1935 : Bahia de tous les saints
Le premier "grand livre" de Jorge Amado, encensé à juste titre par Albert Camus dans l'Alger républicain, en 1939. Un roman sans temps mort, au style très épuré, retraçant les mille aventures tragi-comiques du nègre Antonio Balduino, de son enfance jusqu'à l'âge adulte : l'histoire d'une prise de conscience politique et de tout ce qui s'ensuit. (très touchant)

1937 : Capitaines des sables
Un sujet sensible, la délinquance juvénile, vue par quelqu'un qui la connaît plutôt bien. Dans un hangar désaffecté du port de Bahia, des adolescents livrés à eux-mêmes vivent de petits larcins. D'où viennent-ils et qui sont-il ? Comment la bonne société les perçoit ? Qui les aide et qui les rejette ? (beaucoup d'émotion et de tendresse, mâtinées d'un peu de drôlerie)

1942 : Terre violente (Les terres du bout du monde)
L'un des quatre ou cinq livres de Jorge Amado dans lesquels il retrace la saga de l'or jaune du Brésil : le cacao. Ici, une histoire inspirée de faits réels qui raconte les sanglantes rivalités opposant entre elles des familles de fazendeiros pour la conquête de nouvelles terres à exploiter. (épique)

1946 : Les chemins de la faim
Sans doute le plus violent, le plus dur et le plus fort de ses romans, illustrant le drame des populations contraintes à fuir la sécheresse du Nordeste pour émigrer à Rio ou à São Paulo, où elles espèrent trouver de quoi survivre... sauf qu'il leur faut d'abord traverser à pied l'enfer de la caatinga survolée de vautours et parsemée de cangaceiros mi-anges mi-démons. (dramatique)

1954 : Les souterrains de la liberté
Mon préféré. L'équivalent brésilien des "Communistes" de Louis Aragon, soit une fresque historique de la société brésilienne de 1937 à 1940, donc sous l'ère dictatoriale de Gétulio Vargas. Un récit de grande amplitude, avec beaucoup de personnages, et sans doute un peu de parti-pris, mais davantage de complexité que certains vous le diront. (passionnant)

1961 : Le vieux marin
Un nouvel habitant débarque un beau jour à Péripéri avec des histoires fabuleuses de marins plein la bouche. Sont-elles vraies, sont-elles fausses ? voilà la question. Mais qu'est-ce que la vérité, après tout ? Eh bien... eh bien c'est un rêve qui prend corps, comme une histoire parfaitement racontée, nous répond ici Jorge Amado. (tonique)

1969 : La boutique aux miracles
Un sujet gravissime, le racisme, mais traité à la manière d'une farce au cours de laquelle le mulâtre Pedro Archanjo oppose son érudition, et sa joie de vivre, à la bêtise d'une high-society majoritairement hostile au mélange des races ou des croyances. Aussi une critique douce-amère de la manière de penser des z'élites à la zémour. (hautement salubre)

1972 : Tereza Batista
Ma préférée. L'histoire d'une pauvre et jolie orpheline qui découvre peu à peu toutes les formes que l'amour ou le désir peuvent prendre, et donc, par voie de conséquence, tout ce dont les hommes sont capables en bien comme en mal. Un personnage à la hauteur d'Antigone — celle en qui l'amour et l'espoir étaient plus forts que la mort ou la résignation. (poignant)

1977 : Tieta d'Agreste gardienne de chèvres
Tieta revient passer quelques mois dans son village natal après en avoir été chassée vingt ans plus tôt pour cause de mœurs jugées trop légères. Toujours aussi libertine, mais devenue riche à millions, elle va combattre l'hypocrisie et la morale à deux balles de ses parents et concitoyens, tout en défendant l'écologie contre les intérêts d'une multinationale étrangère. (réjouissant)

1984 : Tocaia Grande
Mon préféré. Au départ était la Nature, puis est venu l'homme... Il y eu d'abord le hameau, puis est venu le village, la ville... et la civilisation civilisatrice, avec ses rois, leurs lois, leurs juges, leurs flics et leurs prisons. Tocaia Grande : un lieu utopique, et comme hanté par des personnages de chair et de sang, pour ne pas dire de glaise et de boue. (formidable)

1988 : Yansan des orages
Une sorte d'enquête menée tambour battant pour retrouver une statue de Sainte-Barbe mystérieusement disparue. Aussi un roman d'aventure avec beaucoup d'humour, du sexe à gogo et un saisissant contraste entre deux pratiques religieuses : celle de l'Eglise apostolique et romaine, austère et contraignante, et celle du Candomblé, célébrant le plaisir des sens. (jubilatoire)

1990 : Conversations avec Alice Raillard
Une belle série d'entretiens accordés par Jorge Amado à sa traductrice et néanmoins amie Alice Raillard. De nature plutôt loquace, l'écrivain, mis en confiance, se livre ici encore un peu plus d'habitude, évoque ses parents avec émotion, nous parle de son enfance, de politique, d'histoire, de littérature... tout est passé au crible avec intelligence et pertinence. (captivant)

2014/07/06

Zélia Gattai : Le temps des enfants

« Celui qui écrit des Mémoires doit avoir des souvenirs » (Zélia Gattai)

Hormis un roman et trois livres pour enfants, Zélia Gattai n'a publié que des mémoires... mais en dix volumes, soit quasiment 3000 pages de souvenirs — ce qui s'appelle sans doute une vie bien remplie — avec beaucoup de voyages et beaucoup d'amis, les uns mondialement célèbres, les autres illustres inconnus, mais tous croqués avec le même amour, la même simplicité. Parce que Zélia est avant tout une femme simple et sensible, una signora ben educata, qui sait voir et écouter, s'effacer ou s'imposer, se battre pour ses idées ou sa vision du monde, aussi s'émerveiller de tout ce que la vie a pu lui donner, à commencer par un époux et des enfants, autour desquels s'articulent à nouveau ce cinquième et dernier volume de Mémoires disponible en français.

[...] Nous revenions dans notre pays après cinq ans d'absence, ou presque, au long desquels nous avions couru le monde, noué des amitiés, connu des gens et des mœurs différents, vu les paysages les plus extraordinaires ; cinq années au cours desquelles nous avions vécu de bons et de mauvais moments, des joies et des tristesses. A notre départ du Brésil, nous avions amené un fils âgé de quelques mois, et nous revenions avec deux enfants : notre fille Paloma était née à Prague. Après le gouvernement Dutra, sous lequel nous étions partis pour l'exil, Getúlio Vargas était revenu au pouvoir, élu cette fois par le scrutin populaire, et tout laissait croire qu'il y avait maintenant, au Brésil, place pour Jorge Amado et sa famille.

De 1952, retour d'exil, à 1963, veille du coup d'état militaire instigué par les Etats-Unis, Zélia Gattai, alors âgée de 76 ans, retrace ici encore quelques années d'une existence menée tambour battant. Elle le fait sans manières, sur le ton de la conversation, en entremêlant les petits événements familiaux et les grands bouleversements nationaux, où la politique et le Parti jouent toujours un rôle aussi majeur.

Extraits :

Conférencière improvisée :

[...] J'avais des quantités de choses à raconter sur nos années passées en Tchécoslovaquie, nos voyages en Union soviétique et dans les démocraties populaires. Le sujet devait susciter de l'intérêt car, à l'époque [1953], peu de gens avaient la possibilité de visiter ces pays.
[...] Je ne me sentais pas trop embarrassée devant une assistance composée en majorité de sympathisants du Parti. Je racontai ce que j'avais à raconter, fis part de mon expérience des pays socialistes, en insistant naturellement sur les côtés positifs de ce que j'avais vu : assistance sociale, gratuité des études, assistance médicale, garantie de l'emploi, etc. Je répondis franchement à toutes les questions qu'on me posa sur les restrictions existant dans ces pays, l'absence de démocratie et de liberté dénoncée par les journaux du monde capitaliste, « réactionnaires » selon les gens du Parti. On insistait beaucoup sur sur le mot réactionnaires, car on voulait m'entendre nier tout ce que racontaient ces journaux « vendus à l'impérialisme américain » sur ce qui allait mal dans les pays socialistes. Contrairement à l'attente de l'assistance, je dis qu'en effet les gens là-bas avaient peur, peur de parler, de s'engager, expliquant en même temps que la nécessité de défendre le socialisme contre ses ennemis les amenait à se méfier les uns des autres, à s'imaginer voir des espions partout, à entretenir une atmosphère de malaise et d'insécurité... D'où la conclusion, à laquelle beaucoup étaient conduits, qu'il n'y avait ni liberté ni démocratie derrière le « rideau de fer », expression déjà péjorative en soi.
Tout en montrant les contradictions internes du monde socialiste, je cherchais à justifier ce qui n'allait pas en utilisant les arguments que j'avais moi-même retenus des leçons du catéchisme communiste, les slogans appris par cœur : « La surveillance et le contrôle exercés par l'Etat socialiste sont nécessaires à la survie du régime, surveillance et contrôle présentés par nos ennemis comme un manque de démocratie et de liberté. »
Cette explication sur la nécessité d'une surveillance rigoureuse et d'un contrôle permanent m'avait été répétée chaque fois que j'avais été en désaccord avec des faits qui me paraissaient inacceptables, mais que j'avais fini par accepter pour continuer à croire en tout, parce que je voulais croire, parce que j'avais besoin de croire. Je portais en moi, solidement enraciné, ce que j'avais appris avec mon père quand j'étais enfant.


Les champions du monde

Simone [de Beauvoir] attira l'attention de Sartre sur une gravure en couleurs accrochée bien en vue dans la petite pièce de la maison modeste où nous venions d'entrer. C'était la photo de l'équipe victorieuse de la Coupe du Monde de football 1958. D'ailleurs, cette photo se retrouvait partout sur notre parcours depuis le départ de Rio de Janeiro ; dans les maisons particulières, les cafés, les restaurants, elle était là, montrant les joueurs de l'équipe, orgueil du Brésil, posant en triomphateurs. Nous vivions dans l'euphorie de la victoire. Deux idoles avaient surgi et conquis l'amour de tout un peuple : un gamin de seize ans, Pelé, génie du football, et un jeune aux jambes torses, Garrincha, le roi du dribble. Le sentiment de satisfaction qui découlait de cette grande victoire venait parfaire le climat d'enthousiasme et d'optimisme suscité par les réalisations du gouvernement démocratique et progressiste de Kubitschek. Les Brésiliens se sentaient confiants et heureux.


João Goulart, président

João Goulart avait été le vice-président du gouvernement Kubitschek, et l'était à nouveau avec Janio Quadros. Lors de la démission de ce dernier, il se trouvait en visite en Chine et dut rentrer en toute hâte, car un complot militaire était en formation dans le pays pour l'empêcher d'assumer ses fonctions.
Devant la menace d'un coup de force, des manifestations populaires avaient lieu partout pour exiger l'accession au pouvoir du vice-président. Avec courage, les manifestants affrontaient la police qui les matraquaient impitoyablement, opérait des arrestations , employait les gaz lacrymogènes pour disperser les rassemblements. Et cependant rien ne les intimidait ; les manifestations de rie continuaient.
Ce jour-là était annoncée l'arrivée au Brésil du futur président. Dans un climat chargé d'appréhension, les rumeurs couraient : on parlait de l'imminence d'un coup d'Etat militaire et de l'arrestation de João Goulart à l'instant où, se jetant dans la gueule du loup, il poserait le pied sur le sol brésilien.
La population, en état d'alerte à ce moment décisif, allait se manifester dans tout le pays, organiser des meetings, défiler dans les rues pour exiger l'application de la loi, l'accession à la présidence du successeur constitutionnel de Janio Quadros.
[...] Un meeting était prévu pour l'après-midi à Cinelandia. Nous ne pouvions faire moins que d'y participer, et João Jorge [leur fils de 16 ans] annonça à grands cris qu'il voulait y aller aussi. Prévoyant des brutalités policières qui promettaient d'être plus violences que jamais, Jorge me demanda de ne pas y aller en raison de mon état : enceinte de deux mois, je ne devais pas prendre de risques. Il serait également plus prudent de garder João à la maison : il était encore un peu jeune pour recevoir des coups de matraque.
Il était convenu que notre ami Letelba viendrait nous chercher pour aller à la manifestation. En me voyant triste, frustrée, il voulut me remonter le moral : rien ne m’empêchait de venir, je pourrais assister au meeting de la fenêtre de son bureau, à Cinelandia, sans courir le moindre risque ; et João pourrait aussi venir avec nous.
Nous arrivâmes, bien avant l'heure prévue, et malgré cela nous eûmes du mal à pénétrer dans l'immeuble. Cernée par la police civile et militaire, Cinelandia était transformée en place de guerre. Des files de paniers à salade étaient en stationnement devant le théâtre municipal, pour intimider les manifestants en montrant qu'ils étaient attendus.
Les gens arrivèrent peu à peu, envahissant la place de tous côtés, brandissant des banderoles de bienvenue au nouveau président, sans rien de provocant. Mais il n'y avait pas besoin de provocation pour que la police attaquât : elle était là pour disperser la foule, c'était expressément dans ce but qu'elle avait été envoyée.
Bataille de gens armés contre des gens désarmés. Sur cette place noire de monde se répétaient les scènes de violence habituelles : le peuple sans défense, de tout jeunes gens encore imberbes, des hommes et des femmes bousculés, frappés à coups de poing et de pied, à coups de matraque... le sang qui coulait, les gaz lacrymogènes qui suffoquaient, qui aveuglaient. Sous mes yeux, un tout jeune garçon, presque un gamin, était traîné à terre par deux brutes : tandis que l'un lui tordait le bras jusqu'à le briser, l'autre lui assénait des coups de poing et des coups de pied. Impuissante à empêcher cette sauvagerie, révoltée, désespérée, je ne pus me contenir davantage et, me penchant à la fenêtre, me mis à crier de toutes mes forces, à les traiter de lâches, de bandits, d'assassins. João Jorge se joignait à mes hurlements de protestation.
De retour à la maison, je commençai à ressentir des douleurs et, cette même nuit, hospitalisée, je perdis l'enfant.

Zélia Gattai : Le temps des enfants (1992)
Editions Ramsay (1996)
Excellentissime traduction de Jean Orecchioni
(à qui l'on doit également celles de Yansan des orages, Cacao, Tereza Batista et Tocaia Grande)


L'art de saisir les choses... 

Récapitulatif des traductions disponibles :
  • Zélia  (enfance de Zélia Gattai à São Paulo durant les années 20)
  • Un chapeau pour voyager  (rencontre avec Amado, dictature... 1945-1948)
  • La reine du bal  (exil parisien, 1948-1949)
  • Jardin d'hiver  (exil tchécoslovaque, 1949-1952)
  • Le temps des enfants  (retour au Brésil, 1952-1963)

2014/04/12

Jules Romains : Les Hommes de Bonne Volonté (Audio)

« Jamais tant d'hommes à la fois n'avaient dit adieu à leur famille et à leur maison pour commencer une guerre les uns contre les autres. Jamais non plus des soldats n'étaient partis pour les champs de bataille, mieux persuadés que l'affaire les concernait personnellement. Tous ne jubilaient pas, tous ne fleurissaient pas les wagons ou ne les couvraient pas d'inscriptions gaillardes. Beaucoup ne regardaient pas sans arrière-pensées les paysans qui, venus le long des voies, saluaient un peu trop gravement ces trains remplis d'hommes jeunes » (J. Romains, Prélude à Verdun)

Du prix de l'Académie Goncourt décerné en 1915 à René Benjamin pour son Gaspard soldat français, jusqu'à Pierre Lemaitre et son Au revoir là-haut, couronné en novembre 2013, la masse de romans ayant pour thème la Première Guerre Mondiale est tellement kolossale qu'elle pourrait occuper à elle seule plusieurs pans d'une vaste et belle bibliothèque. On y trouverait forcément du bon et du moins bon, on y croiserait quelques auteurs connus cernés par un bataillon d'anonymes et d'oubliés, et puis on y verrait aussi du flambant neuf, des inédits sentant encore la colle et l'encre fraîche, adossés à de vieux octavos défraîchis aux relents de moisi... une bibliothèque, quoi.
Quiconque a beaucoup lu sur le sujet est naturellement tenté d'établir une espèce de classement, eins-zwei-drei, le top-ten des meilleurs récits, the best-of world war : 1/ Léon Werth, 2/ Henri Barbusse... Mais faut pas. En revanche, rien n'empêche de signaler telles ou telles lectures qui, bien que rarement citées dans les bibliographies consacrées au conflit, nous paraissent indispensables à sa bonne compréhension. Ainsi des 15ème et 16ème tome des Hommes de bonne volonté, de Jules Romains, à savoir Prélude à Verdun et Verdun, deux volumes écrits en 1938 par un "non-combattant" (âgé de 29 ans lors de la mobilisation, Jules Romains, malade, fut affecté aux Services Auxiliaires de l'armée et n'a donc pas vraiment "vécu" la guerre). Toutefois, en historien scrupuleux mâtiné d'écrivain talentueux, les personnages qu'il décrit, tout comme les scènes qu'il dépeint sonnent toutes juste et vrai... on y croit.
Et puis Jules Romains ajoute encore à ses qualités de romancier, d'historien, de poète et de dramaturge, celles d'un grand comédien. Il faut en effet l'écouter dans des enregistrements sonores effectués pour la Radio-Télévision-Française en 1952, l'écouter présenter les 27 volumes de son oeuvre maîtresse, mais surtout l'écouter en lire de très larges extraits, de sa parfaite diction, adaptant sa voix et ses intonations au gré des personnages qu'il interprète avec un plaisir évident, et notamment ici (de la 15ème à la 20ème minute : un régal).
Et puis Les Hommes de bonne volonté, c'est enfin l'illustration par l'exemple d'une théorie littéraire attachée au nom de Jules Romains : l'unanimisme. Théorie selon laquelle l'écrivain doit exprimer la vie unanime et collective de l'âme des groupes humains et ne peindre l'individu que pris dans ses rapports sociaux. Or, pour l'illustrer, cette théorie, quoi de plus judicieux qu'une mobilisation générale et ses emballements collectifs ; quoi de plus idoine qu'une guerre mondiale englobant pour la première fois l'ensemble de la société ; et quoi de mieux approprié que cette grande mêlée qui eut lieu du 21 février au 19 décembre 1916 sur les bords de la Meuse.

Prélude à Verdun & Verdun :



L'intégralité des 28 émissions d'une trentaine de minutes chacune (13h08mn au total) est disponible ici, sur le site de l'INA.

2013/11/24

Roger Boutefeu : Le mur blanc

« Je serais mort à moi-même si je n’avais poussé la porte de la CGT et des milieux libertaires... Je dois à la CGT la connaissance. Aux milieux libertaires, la propreté » (Roger Boutefeu)

Un mot sur l'auteur [ébauche] : né en 1911 au Pré Saint-Gervais d'un père caoutchoutier, Roger Boutefeu a eu l'enfance pauvre des fils d'ouvrier, et courte des jeunes orphelins. Livré à lui-même dès l'âge de 13 ans, il entre prématurément sur le marché du travail où il exerce tour à tour les métiers de sangleur de journaux, camelot, plombier, typographe, berger, commis de ferme, etc. Souvent vagabond, et parfois même un peu clochard, il côtoie d'assez près la misère sociale des années d'avant-guerre où, à défaut de pain, les hommes se nourrissaient d'espoir.
Très tôt engagé dans le mouvement syndical, puis anarcho-syndicaliste, Roger Boutefeu s'enrôle presque naturellement dans l'armée républicaine espagnole durant l'été 36 et combat notamment sur le front d'Aragon en tant que mitrailleur :


           LES PRIMAIRES

            C'est un village de guerre
            Avec de la chair
            Avec du sang
            Avec des os
            De gars de vingt ans.

            C'est un village de guerre
            De guerre au néant —
            Comme tout le monde il dort
            Son présent, son hier —
            Et son lendemain
            Est une limite, un point d'interrogation
            A l'Humain.

             (Huerrios, 22 et 24 septembre 1936)


Il en revient un an plus tard, marqué à jamais et profondément antimilitariste. Sa virulente propagande en faveur de la désobéissance militaire lui vaut d'ailleurs un séjour de neuf mois à la prison de la Santé, d'où il ressort libre le 2 septembre 1939 (la veille de la déclaration de guerre de la France à l'Allemagne) et, surtout, converti au catholicisme après avoir lu l’Évangile au fond d'un cachot (!).
Mort le 24 juillet 1992, cet écrivain au parcours atypique a beaucoup publié, soit sous son propre nom, soit sous les pseudonymes de Roger Coudry, le Pédiculeux ou encore A. Duret. Ses livres, classés au rayon littérature prolétarienne ou bien spiritualité, sont pour la plupart introuvables aujourd'hui, tout comme sa bibliographie que j'ai donc essayé de reconstituer, très imparfaitement et très partiellement :

  • 1950 : Veille de fête (autobiographie : sa jeunesse et sa période anarchiste)
  • 1962 : Je reste un barbare (autobiographie : berger d'alpage, directeur d'un centre de formation professionnelle, secrétaire général d'une compagnie théâtrale...)
  • 1965 : Le mur blanc (roman sur la guerre d'Espagne)
  • 1966 : Les camarades (voir ici)
  • 1971 : Brassées de chardons
  • 1972 : Journal du barbare (autobiographie : sa conversion religieuse)
  • 1975 : Muets, ils hurlent (étude sur la schizophrénie et la marginalisation des familles)
  • 1981 : Le Quotidien de l'Eternel
  • 1982 : Les blouses (pièce radiophonique)
  • 1983 : Vert est le bois
  • ???? : Zoue ma poulpe (récits)
  • ???? : Cassure (roman)
  • ???? : Ile de Noël (théâtre)
  • ???? : Un vivant pour chacun (théâtre)
  • ???? : Souffle le vent (poésie)
  • ???? : Car douce est sa voix (roman)
  • ???? : Efficacité et Apostolat (essai)
  • ???? : Saint Bernard
  • ???? : Culture humaine
  • ???? : Centralisme
  • ???? : Coopérative
  • ???? : Tirant d'eau

Un mot sur le livre : aux environs de 1939, dix soldats de l'armée de Franco traquent à travers les Pyrénées un couple de républicains espagnols, Manuel et Juanita, qui essaient de franchir la frontière pour rejoindre la France. Seulement le terrain est terriblement escarpé, la chaleur étouffante, et leur marche rendue d'autant plus difficile que Manuel est blessé à un bras et Juanita enceinte de six mois. Heureusement pour eux, Coron, un vieux berger silencieux, décide de les héberger quelques jours — le temps de soigner la blessure de Manuel —, puis de les guider jusqu'à la frontière à travers le maquis des montagnes. Et c'est là, dans le huis-clos de la cabane de Coron, qu'un souvenir douloureux, le mur blanc, remonte peu à peu à la mémoire de Manuel, le forçant ainsi à s'interroger sur le sens du bien et du mal...
Pendant ce temps-là, le lieutenant Vista et ses hommes continuent leur chasse à courre avec plus ou moins d'entrain et de motivation. Car si les uns sont de parfaits salauds, les autres sont de pauvres bougres, ni bons ni méchants, mais sans volonté propre et donc simplement charriés par le cours de l'histoire. Quant au lieutenant Vista, lui aussi, tout comme Manuel, il s'interroge et se débat dans des souffrances morales plus insupportables encore que la pire des tortures...

On ne trouvera pas de héros dans ce récit, mais seulement des hommes faibles et faillibles, poignants de vérité. On y trouvera aussi une nature tantôt douce et tantôt sauvage, le tout servi par une écriture bien rythmée, captivante et parfois si évocatrice qu'elle en devient presque audible.

Extraits :

Sur la nature, un passage parmi d'autres :

L'air avait la senteur âpre du terreau frais retourné, des champignons; celle plus amère, du buis; celle plus douce, des gentianes et des genêts. Toutes ces odeurs, grâce à l'orage, se libéraient soudain de la terre et montaient aux narines, au grain du visage, aux yeux, enveloppaient et pénétraient toute chose.

Sur la guerre, celles d'hier et celles de demain :

... Dans la ville en délire, les sirènes d'usines avaient des cris longs et profonds comme des ravins. Des hommes armés coupaient rues et avenues de barricades en chicanes et fermaient à l'aide de véhicules toutes les places en esplanades.
La ville titubait de clameurs, de chants, d'appels au grand jour, dans le tumulte de couleurs des drapeaux rouges et noirs, des sarraus usés, des bleus de chauffe, des blouses grises et blanches.
Cela remontait à près de trois ans déjà, mais c'était tellement ancré en lui qu'il se voyait et s'entendait encore commander sa première épreuve du feu contre la caserne qui dominait de ses canons la ville dressée contre la nuit.
La caserne vaincue, à la tête des camions chargés de munitions et d'armes, il avait traversé la ville et rejoint l'immeuble où s'organisait la révolte. Puis ce furent les jours de joie générale, quand, pareils à un fleuve remonté par la mer à son estuaire où les eaux se mêlent et s'ébattent, tous ces hommes se livrèrent à l'euphorie de la fraternité et de la liberté recouvrée.
Il se souvenait de tout, des nuits d'angoisse, de fièvre et de colère, des combats où fleurissaient l'églantine de l'espoir, de ces jours d'allégresse, quand les nouvelles étaient bonnes, où la ville tanguait comme un navire, et des jours prostrés quand on savait que l'ennemi maintenait sa nuit sur des régions entières encore à sa merci.
Il avait assisté à plusieurs départs de colonnes pour le front. Un jour, il s'était retrouvé dans ce flot mouvant qui, au travers de la ville, avançait, piétinait, criait à l'unisson de la foule rassemblée sur son passage et pleine d'exhortations.
Jours, nuits, mois, années du même combat sanglant...
[...] Au-dessus de leurs têtes passaient les obus. Certains tombaient devant eux. Dans l'aube, la montagne noire était comme un dieu assis. A ses pieds l'ennemi tirait. Sur la gauche, un village brûlait.
Dans le torticolis des tranchées, les miliciens attendaient placidement l'attaque. L'un d'eux, au passage de Serry et de Manuel, lança :
— Qu'ils y viennent, ces fils de chiennes !
En arrière des lignes, un obus, dans un fracas, décoiffa l'église de son clocher. Serry se retourna :
— Ils diront que c'est nous !
Et sans transition, comme s'il eût convié Manuel à une promenade :
— Allons au poste 1, on les verra venir.
Une gerbe flamboyante, alors qu'ils avançaient, fit éclater un parapet. Un milicien plein de sang battait la terre de ses bras tandis que d'autres s'affairaient autour de lui. Le bombardement allait croissant. L'air était labouré; partout des entonnoirs se creusaient, certains à même les tranchées; des miliciens en sortaient, d'autres y restaient, privés de jambes.
Rapide, le moulin d'une mitrailleuse retentit.
— Va voir, Manuel, faut économiser les munitions.
Quand il revint, le poste 1 était éventré et Serry avait une étoile écarlate entre les deux yeux.
Hébété, Manuel l'avait regardé sans comprendre puis, saisissant son fusil mitrailleur, les doigts glacés, la haine au cœur, il avait tiré. Un moment, il lui avait semblé que Serry bougeait; haletant, il s'était précipité pour n'essuyer que du sang déjà froid.
Au plus fort de l'attaque, un milicien de liaison, le visage exsangue, bredouillant, une main en lambeaux, était arrivé vers Manuel : dans le petit matin, pareils à des scarabées, trois tanks fonçaient sur leurs lignes.
Manuel griffonna un message qu'il passa au milicien.
— Porte-le au P.C. et fais-toi panser.
Le milicien serra sa main blessée sur sa poitrine et hurla :
— La vie ou la mort, camarade.
Et sans hésiter, il s'élança hors de la tranchée.
Combien de fois ne l'avait-il pas entendue, cette fière réplique ! A cause d'elle, peut-être, comme un nageur épuisé, Manuel se dégagea du limon des souvenirs et écouta les respirations paisibles de Juanita et des autres.

Roger Boutefeu : Le mur blanc
Editions du Seuil (1965)