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2016/12/29

Paroles de Poilu : Jeannine Marcou (deux ans plus tard)


Après le Noël 1914 et le Noël 1915, voici donc le troisième Noël consécutif qu’une petite fille d'à peine dix ans vient de passer en l'absence de son père. 
Histoire de fêter la nouvelle année en fanfare... tout en pensant à ces milliers d'enfants qui, d’une manière ou d’une autre, subissent aujourd’hui encore la folie des hommes.


(A noter qu'entre les différentes techniques utilisées par nombre de Poilus pour échapper au Front, Georges Marcou a choisi la moins risquée et la plus fréquente d'entre-toutes, c'est-à-dire faire jouer ses relations à fond pour obtenir "la bonne planque", en l’occurrence un poste de mécanicien au sein des Convois Automobiles. D'autres que lui ont choisi la désertion, l'auto-mutilation ou encore la simulation de maladie, mais au risque de se faire prendre et d'être passé par les armes, devant ses camarades, après un simulacre de procès).


2016/07/02

Joe Sacco : la Grande Guerre

« Nous avons perdu la fleur d'une génération... »
( le prince William, duc de Cambridge, le 30 juin 2016 )


Et cependant que la famille royale d'Angleterre versait une larme au pied du mémorial de Thiepval tout en pensant au Brexit, je feuilletais, ou plutôt je dépliais "La Grande Guerre" vue et dessinée par Joe Sacco à la manière des tapisseries d'antan, comme celle de Bayeux, par exemple.
Originale par sa forme plus que par son contenu, la grande fresque de Joe Sacco reconstitue, scène après scène, le premier jour de la plus meutrière d'entre toutes les batailles : celle de la Somme, le 1er juillet 1916, soit les 24 heures d'une journée au cours de laquelle 1 soldat britannique périt toutes les 4 secondes, et ce simplement parce que Leurs Majestés en avaient décidé ainsi.






Publié aux Editions Futuropolis/Arte (2013)

2016/05/21

No pasarán...


Lors de mon séjour à Verdun, j'ai vu un beauf PMU et sa marmaille se faire tirer le portrait devant la porte grande ouverte de l'ossuaire de Douaumont et, pire encore, se bidonner comme un taré de la dernière espèce, à tel point que le gras de son bide tressaillait par-dessus la ceinture de son short. Il était blanc et con.

Un peu plus tard, au milieu d'un bois déserté, j'ai vu trois jeunes rastas jouer du tam-tam en fumant des oinjes à l'entrée de l'abri-caverne du Fort de Souville. Ça n'avait rien d'insultant ni même d'incorrect pour les restes des soldats encore enfouis sous terre à proximité. Au contraire, il se dégageait de cette scène une sorte d'émotion assez difficile à décrire... mais assurément belle.
~~~
Il y a de ça un siècle et des brouettes, l'extrême-droite française incitait à la haine contre les boches, les juifs et les métèques, aussi les francs-maçons et Jean Jaurès, abattu d'une balle en pleine tête par un partisan de la trop étroite idée nationale. Alors je ne sais pas ce qui est le plus indécent, du concert de Black M ou de la réaction du FN, mais puisqu'il est beaucoup question de Mémoire ces derniers temps, eh bien moi je n'oublie pas que les Maurras, Daudet, Pujo et autres leaders de la droite décomplexée, travaillaient les esprits depuis des lustres pour que la France entre en guerre contre ses voisins d'outre-Rhin... puis qu'ils ont fini par l'avoir, leur guerre... et s'en sont même félicité, noir sur blanc en première page de leur torchon... et pis surtout qu'ils n'ont jamais œuvré pour la faire cesser, cette guerre, quand bien même les morts s'empilaient sur les champs de bataille dans des proportions jusqu'alors inconnues. Hé non ! moi je n'oublie pas que sans ces nationalistes enragés, il n'y aurait peut-être pas eu Verdun, ni la Marne, la Somme ou le Chemin des Dames... qu'il n'y aurait peut-être pas eu la guerre et ses dix millions de morts, le seul genre de victoire dont peuvent se targuer ces gens-là :


Et puis cette belle archive audio de 1966 (Maurice Genevoix évoquant les cérémonies du cinquantenaire de la bataille de Verdun) :


2015/01/01

Paroles de Poilu : Lucien Bonnet (1881-????)

« Nous sommes correctement couverts, bien qu'habillés façon carnaval : pantalon de velours, gilet de tirailleur, veste de zouave et capote d'infanterie » (Lucien Bonnet, décembre 1914)

Si d'un strict point de vue historiographique l'hiver 1914-1915 est surtout marqué par la 1ère bataille de Champagne et par la trêve du 25 décembre, il constitue pour les combattants l'épisode sans doute le plus sentimentalement douloureux d'une guerre dont ils savent à présent qu'elle sera plus longue et plus meurtrière qu'ils ne le croyaient en quittant leur foyer. 
Et s'il est difficile de se figurer combien leur fut pénible ce premier Noël passé dans la boue glacée des tranchées, loin de leurs parents, de leur épouse, leurs enfants... il est non moins difficile d'imaginer comment ces derniers célébrèrent la nouvelle année en l'absence de l'être aimé. Mais on peut cependant essayer de s'en faire une idée, en parcourant les correspondances échangées durant cette période.

Sabre au clair et baïonnette au canon : illustration de la furia française, ou de la théorie dite de "l'offensive à outrance", pondue par de vieux généraux trop imbus d'eux-mêmes pour admettre qu'ils retardaient d'une guerre. 

Lucien Bonnet était natif de Boulogne, dans le département de la Seine, l'actuel 92, où il travaillait aux chiffres en tant qu'employé de bureau. Marié depuis deux ans à Antoinette Marie Fayet, dite "Toinon", et père d'un petit garçon qui n'avait pas encore fêté son premier anniversaire, le couple coulait des jours heureux dans son "petit intérieur cosy et fort confortable" du 60 route de Versailles, à Billancourt. 
Et puis, en août 1914, patatras ! Lucien doit rejoindre dare-dare son régiment, le 4ème Tirailleurs Indigènes, lequel régiment sera d'ailleurs souvent cité à l'ordre de l'Armée — avec Croix de guerre et tralala — et c'est dire aussi à quel point les hommes qui le composaient ont dû salement dérouiller. Bref, après cinq mois de combats plus qu'éprouvants, le caporal Lucien Bonnet profite d'un moment d'accalmie pour écrire à Toinon :
Puisieulx, 1er janvier 1915
 Ma chère Antoinette,
Voici la journée du 1er janvier passée. De tout le jour, je n'ai pas eu le courage d'écrire. J'étais avec toi et notre petit Maurice, t'accompagnant par la pensée dans les visites que tu as dû faire. J'espère, ma chère Antoinette, que tu as su être mon interprète auprès de chacun des membres de notre famille pour leur faire part des vœux de santé et de bonheur que je formule de grand cœur pour chacun d'eux à l'occasion de la nouvelle année, car tu dois bien penser que je n'ai pas du tout le cœur d'écrire à chacun en particulier.Il est sept heures du soir et je m'ennuie. Ma journée s'est passée bien tristement, surtout après celles encore plus tristes que nous venons de vivre. Nous sommes au repos depuis hier soir, à environ 3 kilomètres des lignes de feu, mais nous avons été fort éprouvés auparavant. Le 22 décembre nous avons fait une attaque contre les lignes allemandes. C'était, un peu prématurément, je crois, notre cadeau de Noël. Notre Compagnie, ce jour-là, n'a pas beaucoup souffert, mais un camarade et moi-même avons vu la mort de très près... Prématurée elle aussi, la fête du jour de l'An : sur un autre point que nous occupons, Messieurs les allemands se sont payés le luxe de faire sauter nos tranchées à la dynamite. Cela produit, je t'assure, un drôle d'effet que je ne puis décrire sur le papier. Ma Compagnie en a souffert et a été en partie décimée. Sur le petit groupe de quatre que nous étions, trois ont disparus ensevelis, dont un père de deux enfants, et vu l'amitié qui nous liait l'un à l'autre cela m'a fait beaucoup de peine.Enfin, ma chère petite Toinon, je veux espérer que cette maudite guerre sera bientôt terminée et que je pourrai alors revenir auprès de vous tous. C'est le seul souhait que je puisse actuellement formuler. Mes vœux pour toi et notre petit chérubin, tu les connais. Tu sais que ma pensée et mon cœur sont toujours avec vous et je ne saurais ici assez bien m'exprimer. Embrasse bien fort pour moi notre petit Maurice et sois, comme je te le dis en première page, mon interprète auprès des personnes de la famille auxquelles je n'aurai pas écrit à l'occasion de la nouvelle année.
Ton mari qui ne cesse de penser à vous et t'embrasse de tout cœur, 
Lucien Bonnet

(4ème Régiment de Tirailleurs Tunisiens - 2ème Compagnie - 1er Bataillon)

2014/12/27

Paroles de Poilu : Jeannine Marcou (1907-2004)

Ci-dessous l'émouvante lettre d'une fillette de 8 ans à l'approche de Noël 1914, son premier Noël sans papa...
Elle s'appelait Jeannine, mais son père l'avait affectueusement surnommée "Chipette"... et bien que Chipette évoluait au sein d'une famille aisée, on verra qu'elle pensait d'abord aux autres avant que de penser à soi-même :

Pour Noële

Petit Jésu, apportez moi s'il vous plaît la Victoire

Des chaussettes pour les soldats

20 francs pour envoyer aux soldats à papa

La fin de la guerre (dans un mois si vous voulez)

Je voudrais aussi que papa ne soit pas tuer

Que le paralytique de l'hopitale de maman ne soit pas si ennuyeux

Comme poupée : un soldat Anglais

Jeannine Marcou


(Le grand-père de Jeannine était Charles Chenu, bâtonnier du barreau de Paris, surtout connu pour avoir défendu la famille de Gaston Calmette lors du procès de l'épouse de Joseph Caillaux)

2013/11/10

Paroles de Poilus : le 11 novembre 1918

« Ça y est, c'est fini ! C'est l'Armistice ! D'un seul élan on se précipite en gesticulant... ça saute, ça danse, ça gueule, ça s'embrasse... et sans mot d'ordre on prend la direction d'Orléans dont les cloches nous appellent... » (A. Salesse, le 5 janvier 1960 - Ancien caporal-mitrailleur au 55ème R.I.)



Ils avaient vingt ans en 1914, ils s'appelaient Honoré, Emile, Otto, Alphonse, Henri, Auguste, Fernand, Charles, Edouard, Ludwig, Hermann, Léon, Joseph, Willy, Eugène, Albert, Gaston, Walter... Près de quatre millions d'entre-eux, français et allemands confondus, sont morts au combat ou furent portés disparus, leur corps disséminé par l'éclatement d'un obus, et parfois même enterrés vivants au fond d'une tranchée.

Morts et disparus, tous les Poilus de France et d'Outre-Rhin le sont désormais, cependant que l'Europe entière s'apprête à commémorer le centenaire de la Grande Guerre et qu'après-demain encore le président Hollande ranimera la flamme du soldat inconnu devant une foule immense, émue et recueillie. Mais à quoi bon ! Voilà bientôt un siècle que les cérémonies mémorielles se succèdent, tout comme se succèdent ici et là des conflits armés toujours aussi barbares. A quoi bon les gerbes et les discours officiels, de paix et de fraternité, quand la haine-des-autres est le dernier commerce encore prospère de ce Vieux monde ? A quoi bon...

Au début des années 60, tous les Poilus qui étaient revenu vivants, sinon entiers, de la "der des ders" furent conviés par voie de presse à témoigner de ce qu'ils avaient vécu et enduré durant la guerre la plus meurtrière de l'Histoire. Plusieurs centaines d'Anciens Combattants répondirent aussitôt à l'appel et de leur écriture appliquée racontèrent leurs souvenirs dans des lettres où s'entremêlaient de la fierté, de l'amertume et un soupçon d'humour. Ils n'avaient rien oublié, eux. Ils savaient ce que c'était, eux, que de se retrouver des heures durant sous le feu nourri des canons ou des mitrailleuses. Oh ! ils l'ont bien connu, eux, la peur de crever... Et tandis qu'ils sont à présent la plume à la main, penchés devant leur feuille de papier bon marché, se rappelant toutes les horreurs qu'ils ont vues, subies ou perpétrées, eh bien... eh bien pendant ce temps-là on s’entre-tue encore dans le maquis des Aurès. Alors à quoi bon ?

Ces centaines de lettres ont été rassemblées et intelligemment présentées par Roger Boutefeu dans un livre paru chez Fayard en 1966, à l'occasion du cinquantenaire de la bataille de Verdun.

Bien que constitué de souvenirs très a-posterioriques, ce recueil nous permet d'approcher d'un peu plus près la psychologie des soldats de 1914-15-16-etc. Parce que les hommes ont beau vieillir et grisonner, je crois qu'ils demeurent foncièrement identiques à ce qu'ils étaient à l'âge de vingt ans : la langue plus ou moins bien pendue, le sens de la Patrie plus ou moins développé... des nuances de caractère, des divergences d'opinion... et par-dessus tout ça une émotion commune : la joie ressentie le 11 novembre 1918 à 11h00 du matin quand sonnèrent les clairons... et aussi la tristesse pour ceux qui ne sont plus là.


Jamais réédité depuis 1966, ce livre est cependant disponible pour une dizaine d'euros dans toutes les bonnes librairies d'occasion. Qui le lira en retiendra une chose essentielle, vraie et profonde, c'est qu'entre ces millions d'hommes qui ont tout partagé, le pain et le vin, la boue et le froid, les poux et les rats, la peur et l'espoir, entre tous ces hommes pareillement éprouvés un même sentiment domine : la camaraderie.

Enfin, on trouvera ci-dessous quelques passages de lettres qui ne figurent pas dans le livre :

Le 7 novembre, nous apprenons que le Cessez-le-feu a sonné en ligne. Nous sommes heureux, mais nous ne pouvons y croire, car nous ne pensions plus nous en sortir, surtout ceux qui comme moi avaient 52 mois de calvaire. Enfin, le 11 novembre nous trouve dans un village de la Marne.
Le Commandant nous rassemble et nous apprend officiellement la signature de l'Armistice. Dire ce que fut cette nouvelle, personne ne peut se l'imaginer : de la joie, des pleurs, des chants, en un mot l'ivresse d'un jour qui fut un rêve, que seuls ceux qui sont sortis de la fournaise peuvent en parler, du fait que de la vision de la mort ils eurent soudain la vision de l'espérance. J'écrivis à mes vieux parents, et à celle qui est actuellement ma femme, que j'étais vivant et je pensais avant de m'endormir à mes camarades qui ne sont pas revenus. Ainsi finirent quatre années sous le souffle de la mort pour la défense de la Patrie.
(Emile Turles, sergent au 21ème Colonial)

Quelle joie pour nous, les survivants de la grande hécatombe ! Nous n'osons y croire, tellement la chose nous paraît impossible et pourtant elle est réelle maintenant… ! Mais cette immense joie est ternie cependant par une profonde tristesse, car nous ne pouvons oublier nos chers camarades disparus dans la tourmente...! Eux aussi auraient été si heureux de voir poindre l'aube de cette journée mémorable entre toutes et de revoir leur famille au pays natal...
(Jean Brugère, sergent au 59ème R.I.)

"Oui, elle est à nous, notre peau !"
11 novembre 1918, jour inoubliable ! Je m'en souviens toujours, malgré le temps passé. Après 40 mois de tranchées et de combats, c'était enfin la fin de nos souffrances [...] Au lever du jour, ceux de corvée allèrent au jus et c'est alors que ceux de la roulante leur apprirent cette bonne nouvelle : l'Armistice. Aussitôt tout le monde est debout ! Est-ce possible ? L'on n'ose y croire. On se regarde, on se bouscule, on s'embrasse. Que de cris de délivrance retentirent alors. 
(Jean Albert, marsouin au 22ème R.I.C)

A 10h30, l'ordre nous arrive par le cycliste du colonel que l'Armistice aura lieu à 11h, nous nous y attendions déjà depuis deux jours. Nous n'osons y croire, mais notre colonel, arrivant au poste de secours, nous le confirme. Alors là ce fut du délire, nous nous embrassons tous, y compris le colonel, les habitants du village partagèrent notre joie, mais étaient navrés de ne pouvoir nous offrir quelques bouteilles de pinard, ayant dû subir l'occupation depuis le début.
(L. Bonifay, brancardier musicien au 328ème R.I.)

Le colonel nous apprend que l'Armistice devait avoir lieu à 11h00. Nous n'osons pas le croire. L'artillerie donne à plein tube et le vacarme est infernal, on peut à peine se comprendre. De temps à autre, un camarade vous pousse du coude en disant : "C'est ça l'Armistice ?" Néanmoins nous suivons les aiguilles de nos montres. Stupéfaction, à 11 heures moins 5 tout s'arrête ! Rien, pas un bruit. On entendrait une mouche voler. On se regarde comme des abrutis, en silence. X, un camarade de 20 ans me saute au cou et m'embrasse en criant : "Ça y est, ça y est, elle est à nous !" et il continue "Oui, elle est à nous, notre peau !" et tout le monde s'embrasse en pleurant et en riant. Minutes inoubliables. L'artillerie française avait cessé le feu à 10h1/2, mais celle des Américains avait tiré jusqu'à 11 heures moins 5.
Après s'être restauré un tant soit peu, nous traversons la Meuse sur un grand pont construit par le Génie. Bientôt nous voyons nos batteries en plein champ, des cadavres allemands et français, des lignées d'américains tués sur place, plus loin ce sont des nids de mitrailleuses avec des monceaux de cartouches et les cadavres des mitrailleurs allemands qui s'étaient fait tuer sur leur pièce, plus loin encore ce sont deux énormes fours crématoires qui avaient servi à incinérer les morts de l'offensive de 1916. Sur tout notre parcours, nous étions dépassés par des quantités de camions chargés d'américains qui nous criaient "Guerre fainèche! Boches fainèche! Hurras hurras, etc" Le soir, grande fête de nuit, feu d'artifice avec les fusées éclairantes boches, françaises, américaines. Journée inoubliable.
(E. Descertaine, 2ème R.I.C, 1ère Compagnie)

"La première guerre mondiale au jour le jour" (F. Icher)
Revenant de permission (dite de détente), j'avoue que j'étais assez sceptique sur les bobards qui avaient couru parmi les cuistots de la roulante avant mon départ. Les copains avaient beau m'assurer que cette fois "ça y était… qu'on allait voir le cul des boches". Nous étions au semi-repos dans un petit village lorsqu'un camarade me dit "Viens voir, tiens, si c'est pas vrai". Était-il saoul ? Je sortis de la cagna et, seigneur, quelle illumination ! D'un bout à l'autre de l'horizon, s'étendant sur une vingtaine de km, ce n'était en effet qu'étoiles filantes, fusées vertes, jaunes, rouges, une débauche de lumière, un vrai feu d'artifice, éclatant, chantant de joie, dansant au nez des boches... Aucune de ces météores n'appelait un tir de barrage. Ah ! vous pouvez croire qu'il y avait du bruit, du pétard, mais à part ça, il n'y avait rien d’époustouflant  Le lendemain on repris le barda et en avant pendant une vingtaine de jours où chacun rouspétait de plus en plus, comme de juste, le ravitaillement n'arrivant jamais  à temps. Les cloches ne sonnaient pas pour la bonne raison qu'elles étaient fondues depuis longtemps ou alors à terre.
(Jean Jardette, aumônier volontaire au 2ème groupe du 36ème artillerie de campagne)

Je vis arriver le cycliste qui portait les lettres aux copains de première ligne. Dès qu'il fut à portée de voix, je lui criais :
 - J'ai une lettre ?
 - Tant fait pas pour les lettres : la guerre est finie !
 - Fais pas l'andouille, ça te va mal !
 - C'est pas du vent ! Les Boches ont demandé l'Armistice ce matin au lever du jour. C'est affiché à la porte du commandant du bataillon !
Je n'en demandais pas davantage et je partis en courant avertir les copains. Quelle foire nous avons fait ! On a trinqué plus d'une fois ! Le soir, un immense feu d'artifice est parti des deux côtés des premières lignes : fusées rouges de barrage, fusées vertes d'alerte aux gaz. De tous les côtés ça partaient et les lumières s'allumaient ça et là, alors que la nuit précédente il fallait se cacher pour allumer une cigarette !
Le lendemain, de très bonne heure, je suis allé voir en première ligne, avec un bon camarade. Pendant le trajet cela nous semblait anormal de ne pas entendre aucun départ ou arrivée d'obus, ni éclatement de minens, alors que c'était continuellement que l'on entendait ces éclatements en temps normal. Lorsque nous sommes arrivés en première ligne, quelques copains fumaient tranquillement, assis sur la banquette (de terre). Presque tout le monde était dans les trous à dormir, après les émotions et le pinard de la veille.
Avec mon camarade, nous regardons à travers le brouillard matinal, vers les tranchées allemandes. Après un long moment, celui-ci se dissipant peu à peu, nous voyons des silhouettes se dessiner. Elles bougent, nous bougeons aussi. Nous entendons : "Com... com... !" Mon camarade me dit : "On y va ? qu'est-ce qu'on risque ? On verra les trous de nos torpilles..." Je lui réponds que nous pourrions attendre, mais il part malgré cela et je le suis. Nous nous arrêtons à mi-chemin, car deux soldats allemands viennent à notre rencontre pour nous serrer la main et baragouinent : "Gamarat, guerre kapout !" Ils parlent beaucoup et nous ne comprenons pas grand chose. Je commence à faire demi-tour quand deux autres Fritz montent le parapet et s'approche avec une rapidité qui m'inquiète. A peine arrivé sur nous, l'un deux, la main sur l'étui de son pistolet automatique, nous dit en mauvais français : "Armistice seulement. Nich guerre finie. Vous venir avec nous" Je riais jaune. Je regarde le chemin derrière nous. Je pense que le Fritz nous a à l'estomac. Je sais que le pistolet ne partira pas, mais à présent il y a 6 gaillards autour de nous (deux autres sont arrivés). Le gradé allemand donne des ordres et deux hommes armés nous amènent au PC. Là encore le gradé essaie de nous faire comprendre que la guerre n'est pas finie, que nous avons été imprudents, tout cela dans un charabia à moitié français à moitié allemand. Après avoir téléphoné, sans doute pour prendre les ordres, nous repartons flanqués de nos deux Frtiz, un devant, un derrière, dans des boyaux propres mais qui nous ont semblé bougrement longs ! Après peut-être un kilomètre, nos gardes s'arrêtent et nous font comprendre que nous pouvons nous asseoir là, sur le bord de la route. Au bout d'un long moment, nous voyons arriver une voiture et nous sommes embarqués. Nous arrivons dans une ville, on nous fait descendre devant un bâtiment où il y a un factionnaire (il ne nous a pas présenté les armes, mais il avait un large sourire). Nous passons par plusieurs bureaux et devant plusieurs chefs pour aboutir devant un grand caïd qui, bien que parlant français, se servit par moment de son interprète.
"Nous étions des hommes"
(Jacques Moreau)
A partir du moment où nous lui avons dit que nous étions dans l'équivalent des Minenwerfer, nous n'avons plus paru l'intéresser. Il donna des ordres, renvoya nos gardes et nous dit que nous étions libres de circuler dans la ville jusqu'à 8h00 du soir. A peine avions-nous franchi la porte que nous n'avions plus qu'une idée : rentrer chez nous, mais à peine avions-nous fait six pas que nous fûmes entourés et happés par les habitants : "Des français, des français !" On nous paya à boire et encore à boire, si bien qu'à 8h00 du soir nous étions sans connaissance et dans un état lamentable. J'abrège. Le lendemain, nous nous sommes retrouvés dans la tranchée dont nous étions partis, entourés de boches qui riaient en nous regardant nous réveiller et parlant entre eux au milieu de leurs gros rires. Ils nous ont montré la direction de notre tranchée et nous sommes partis en courant comme des voleurs, dans le brouillard du matin. Notre absence avait été constatée, mais nous avons raconté une histoire qui n'était pas celle-là et, dans l'enthousiasme du moment, tout était vrai et bon !
(André Pradelles, sous-officier dans l'artillerie de tranchée)

2013/06/08

Paroles de Poilu : Charles Raguet

« Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer (...) Nos âmes ont marché si uniment ensemble (...) que non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais que je me serais certainement plus volontiers fié à lui qu’à moi à mon sujet » (Michel de Montaigne parlant de son ami Etienne de La Boétie)

Y a des gens avec qui le courant passe formidablement bien, et pas seulement des écrivains. Ça ne tient ni à l'âge, ni au sexe, ni même à la couleur de la peau : c'est une question de conductivité, d'atomes basiques, de particules élémentaires.
Ce peut être, par exemple, un gars croisé par hasard sur son lieu de travail — et ce sont alors des discussions à n'en plus finir, des pensées qui s'échangent en confiance, avec sincérité et sans faux-fuyants, ceux de la comédie sociale que l'on joue si souvent entre soi.
Ce peut être encore une fille rencontrée lors d'une soirée entre amis et que l'on croit connaître depuis toujours, tellement son regard posé sur le monde nous paraît d'emblée familier, tellement aussi sa voix, ses gestes et même jusqu'aux battements de son cœur s'accordent instantanément aux nôtres, tous deux vibrants d'un souffle si conjoint qu'on ne peut les séparer sans les déchirer — c'est une manière de se parler ET de s'écouter ; c'est la sensation d'être enfin compris ; l'illusion d'avoir trouvé l'âme sœur ; les heures qui filent sans qu'on les voit passer... et le vaste univers qui se réduit soudain à rien, comme englouti par l'amour qu'on ressent l'un pour l'autre. En un mot : le bonheur.
Ça peut donc être un gars ou une fille, n'importe qui de vivant, mais ça peut être aussi un ancien combattant dont on épluche la correspondance et avec lequel, malgré la distance, on se sent immédiatement proche, n'éprouvant bientôt pour lui que vive et belle sympathie, sans que l'on ne sache vraiment ni pourquoi ni comment, hormis : Parce que c'estoit luy et parce que c'estoit moy.

Charles Raguet, illustre inconnu dont on ne trouvera quasiment aucune trace sur le web, est né le 28 février 1882 à Colombé-le-Sec, dans le département de l'Aube, région Champagne-Ardenne. Issu d'une famille d'agriculteurs, et paysan lui-même, il exploitait sa propre ferme sans rien devoir à personne, en célibataire endurci, le dos déjà un peu voûté, les mains calleuses, la peau tannée par les travaux des champs. Il aurait pu vivre heureux et longtemps, finissant peut-être par trouver femme à son goût, puis lui faisant des enfants qu'il aurait vu grandir année après année, n'ayant d'autre ambition pour eux que d'en faire des hommes à leur tour et, le moment venu, ainsi que font les pères, de leur léguer à la fois ses terres et son grand savoir.
Courant des années 1960, Charles Raguet aurait pu être un vieillard usé et fatigué, malade de pied en cap et même quasi-mourant sur son grabat, mais il aurait somme toute bien vécu... si le sort n'en avait pas décidé autrement.
En août 1914, après avoir fauché et engrangé sa luzerne, Charles embrassa tendrement les siens, puis quitta son village avec l'espoir de les revoir un jour. Sergent à la 23ème Cie du 156ème R.I., il accompli durant 9 mois son devoir militaire, sans zèle ni plaisir, mais parce qu'il le fallait, tout simplement. C'est ainsi qu'il participa à la bataille des Frontières puis à la Course à la mer, aussi à la bataille des Flandres puis à l'offensive de l'Artois. Et c'est là, aux environs du Bois-le-Prêtre, tandis qu'il regagnait l'arrière, qu'un obus de 210mm devait lui ôter la vie, en mai 1915.
Ses lettres, à l'écriture vive et énergique, sont adressées pour la plupart à sa sœur, Marie-Antoinette — de cinq ans son aînée et veuve depuis peu —, et quelques autres sont destinées à sa mère, Hortense, veuve également. A toutes deux il ne cache rien de ce qu'il voit et ne camoufle qu'à peine les nombreux sentiments qu'il ressent.
De l'homme, j'ai apprécié la sensibilité non feinte, la franchise de ton, la dureté au mal, le sens des réalités, l'attention qu'il portait aux hommes aussi bien qu'aux bêtes et à la nature en général.
Du militaire, j'ai aimé l'absence de haine à l'égard des Allemands, l'aspiration constante à la paix, aussi l'instinct un peu animal de qui est aux aguets et, surtout, que son enthousiasme des premiers jours soit si rapidement remplacé par une prise de conscience de plus en plus fine de la tragédie humaine qui se déroulait sous ses yeux et à laquelle, sans jamais l'avoir pourtant désiré, il participait.

Morceaux choisis :

Août 1914 :

Tout va bien et je pense bien aller faire une manille en Allemagne.

La guerre, qui devait durer 5 ou 6 mois sera de beaucoup réduite. Notre Etat-Major est bien supérieur à celui de l'Allemagne, qui va se laisser prendre dans un traquenard, vous pouvez avoir confiance.

Tu n'es peut-être pas très rassurée en voyant les nouvelles des journaux. Je te conseille de ne pas faire attention à eux (...) Ici nous avons de vraies nouvelles, et des bonnes, quoique nous avons tout de même quelques tués.

Les allemands sont de mauvais soldats : leur force est constituée par leur nombre et c'est tout.

Septembre 1914 :

Je suis toujours en bonne santé. Malheureusement, il y en a beaucoup qui ne peuvent en dire autant et ce n'est pas fini. Si tu voyais les hôpitaux militaires t'en verrais des malheureux avec des bras et des jambes coupées et des yeux crevés ou la tête traversée d'une balle... enfin, j'ai vu une fois et cela m'a suffit.

Je voudrais bien savoir quand nous en serons quitte avec ces boches. Ils sont plus solides que je ne pensais, mais nous en viendrons à bout tout de même, avec le temps.

Octobre 1914 :

Je voudrais bien, si toutefois je laisse ma peau par là, que tu profites, ainsi que notre mère, du peu que je possède. Alors, si tu veux bien, tu feras faire un testament comme quoi je vous laisse tout, si jamais je meurs sur les champs de bataille.

Jusqu'à ce jour, rien de nouveau. Nous sommes en pleine gaieté, nous chantons tous sans penser à ce que l'avenir nous réserve. Il vaut mieux qu'il en soit ainsi, car si on réfléchissait, depuis 2 mois que nous sommes là, nous serions tous malades.

Novembre 1914 :

Vaudrait bien mieux que cette guerre soit finie et que l'on nous libère, mais on n'en est pas encore là. C'est bien malheureux, car ceux qui n'auront pas été tués seront probablement rhumatisés. Tu vois que l'avenir n'est pas épatant [cf. scan].

Décembre 1914 :

C'est drôle, nous sommes comme des lapins de garenne : on sort la tête de sa tanière dès que le canon cesse de tonner.

On se croirait au mois d'août par un fort orage : les pièces de marine ressemblent tout à fait, lorsqu'elles se font entendre, à des coups de tonnerre.

Hier matin, la canonnade a repris de plus belle. Nous avons 100 pièces de canon qui ont tiré chacune 2000 obus à 50 francs le coup : 10 millions de semer pour nous débarrasser des boches ! Nos grosses pièces tiraient derrière eux, nos moyennes au milieu et les plus petites à la fois devant et dans leurs tranchées. Beaucoup sont morts.

Avant hier, avant que je n'arrive, un cheval avait passé la nuit recouvert de boue. Seule la tête émergeait de cette boue et il a fallu deux chevaux, le lendemain, pour l'arracher de cette triste position. Il était comme paralysé et ne pouvait se tenir sur ses pattes. Je me demande ce qu'il est devenu.

Janvier 1915 :

C'est tout de même curieux que le mur de la grange se soit effondré. D'après ce que les maçons m'avaient dit, il pouvait tenir encore 10 ans. Enfin, ce n'est rien, ici il y en a d'autres qui se démolissent tous les jours.

Je ne veux pas donner de punitions à mes hommes, quoique mes officiers supérieurs le voudraient, car ces punitions seraient trop sévères, surtout en temps de guerre, et une balle aurait vite fait de s'égarer (...) J'ai affaire en grande partie à des parisiens très durs à commander. Il y en a beaucoup qui connaissent le couteau, mais, comme je te le disais, il ne faut pas te tourmenter pour moi : je passerai à travers tout cela et je m'en tirerai.
PS : ne fais pas voir ma lettre.

A Colombé-le-Sec vous vous plaignez avec juste raison, mais si vous habitiez le pays où nous sommes vous en verriez bien d'autres. Pas une maison ici qui n'ait été brûlée ou bombardée. L'église est criblée de balles, tout est saccagé, on ne rencontre que des vieilles horloges cassées sous les décombres, il ne reste plus rien.

Février 1915 :

D'après un livre que nous avons lu, chaque coup d'obus leur coûte 500 francs. Tu vois ce qu'ils dépensent pour ne pas nous faire grand mal.

Vivement que ce Guillaume II crève et que l'on soit enfin tranquille.

Mars 1915 :

Je me porte toujours bien, mais il faut avoir soin de baisser la tête. Le moindre bruit que l'on fait, ou le peu que l'on se montre, et les balles nous sifflent aux oreilles. Hier, deux têtes en l'air ont voulu faire les marioles en jetant des pierres aux boches, puis ils se sont mis à genoux au-dessus de nos abris pour tirer sur un petit poste allemand, mais ils sont vite redescendus, l'un avec trois balles dans la peau, l'autre une seule, mais juste au-dessus de l'œil.

Ici il faut être prudent. Nous sommes très près des boches. Les fusils sont braqués sur les sentinelles et au moindre mouvement ça y est. Malgré cela, je ne désespère pas encore. Il n'est pas possible de nous surprendre, il n'est pas non plus possible de se sauver. Il faut tenir bon et c'est tout.

Nous avons eu une attaque avant-hier. Ces messieurs avaient commencé par nous lancer des bombes qui dégagent beaucoup de fumée et font un bruit démoralisant. Quelques-uns se présentent et voilà l'attaque déclenchée. Après avoir tiré un cent de cartouche chaque homme, le feu s'est arrêté. Hier matin, nouvelle attaque : une de nos tranchées a sauté et il y a eu du sang de versé. A 6h00 du soir, ça reprend de plus belle, ce n'était qu'étincelles et vive canonnade. Et ce matin, à 4h1/2, ça recommence encore. Je ne peux pas te dire le résultat, toujours est-il qu'il faut des brancardiers après ces séances. Bref...

C'est bien malheureux de vivre comme ça, couché tout équipé, souliers aux pieds six jours sur huit, mais on s'y habitue. Les petits oiseaux aussi. Ils viennent chanter près de nous. Les balles sifflent et ils ne s'envolent pas. C'est curieux.

Il ne se passe pas 3 minutes sans qu'un boche nous envoie quelques balles. Si cela dure encore longtemps, ça me coûtera cher pour ne pas beaucoup me rapporter, surtout si je ne suis plus là. Ça commence par me dégoûter, cette vie-là.

Tu vois des hommes qui tombent de peur et d'autres qui tirent sans viser tellement ils ont les foies. Il est vrai que ça n'a rien d'amusant.

Je viens de recevoir une lettre de la mère m'annonçant la mort de Léon Mangé. Heureux celui qui en sortira sain et sauf de cette triste guerre. Vivement que tout cela finisse, car il ne restera pas grand monde si l'on continue.

C'est très dur de vivre comme ça. Par moment on s'en dégoûte et on voudrait savoir si on en sortira mort ou vif. Mais si c'est pour mourir, eh bien que ça soit tout de suite. Si je savais finir mes jours à la guerre, je demanderais à partir pour la Serbie, j'aurais toujours l'agrément d'en faire le voyage.

Le bruit court que nous allons attaquer d'ici quatre jours. Espérons que je m'en sorte. N'en parle pas à la mère.

Nous étions loin de penser, lorsque nous avons fait le dernier repas à Troyes, en compagnie de René Darlet, que quelques mois plus tard l'un de nous deux manquerait à l'appel.

Très heureux de descendre en seconde ligne pour me reposer deux nuits d'affilée, je chantais en compagnie de mes collègues, mais le chant a brusquement cessé en prenant connaissance de la mort de ce pauvre Léon.

On s'abrutit un peu par ici et il y a des moments où je ne sais plus comment certains mots s'écrivent. Après la guerre, tout se remettra en place, faut l'espérer.

Avril 1915 :

J'ai entendu un homme déclarer sans la moindre tristesse la mort de ses deux fils. Aussi une jeune femme qui venait de perdre son mari et trouvait cela presque naturel. Seule la mère de cette jeune femme versa une larme en y pensant et en nous disant que son gendre était bien gentil.

Je t'assure que voilà bien des obus de brûlés ces jours-ci. Par endroit, les boches sont accrochés aux arbres par l'explosion de nos obus. Un de nos régiments, qui se trouvait en première ligne, a sauté dans la tranchée ennemie et a tout sabré sans pitié. Les boches criaient Kamarade, mais se faisaient embrocher comme des cochons, les bons comme les mauvais. Bienheureux ceux d'entre eux qui ont été fait prisonniers. D'ailleurs, hier, il en est encore passé 11 qui étaient très heureux et riaient. Les femmes, par contre, bien souvent, si on les laissait faire, se jetteraient sur ces prisonniers pour les tuer.

Quelle vie ! Attendre comme un braconnier attend un lièvre.

Il serait préférable, par ces beaux jours, d'être derrière sa charrue plutôt qu'au Bois-le-Prêtre.

Les journaux vous racontent que le moral des troupes est bon, ils vous bluffent, ce n'est pas toujours vrai. Quand on sort du champ de bataille avec des pertes comme celles que nous avons subies, eh bien le moral n'est pas si bon qu'on veut bien vous le dire et chacun de nous réclame la paix.

Je vous envoie une photo pour que vous puissiez revoir encore une fois ma binette, si toutefois je ne la ramenais pas.

Nous sommes très bien aérés, près d'une soixantaine de cadavres que nous n'avons pas pu enterrer depuis voilà trois semaines. Ils sont tout noirs et gonflés et sentent forcément mauvais. Je ne désespère pas de voir une épidémie d'ici peu.

Je ne comprends pas que le civil ne s'occupe pas plus que ça de la guerre. Les journaux racontent ce qu'ils veulent, mais pas toujours la vérité. Ce n'est pas de la guerre, c'est une tuerie. Demain matin, le 353ème attaque pour prendre des mitrailleuses boches qui sont dans une tranchée que l'ennemi a perdue pour moitié. Nous sommes à un bout et les boches de l'autre, seulement séparés par quelques sacs de terre. Tu peux être certaine que ces mitrailleuses nous coûterons encore une fois beaucoup d'hommes, mais que si jamais nous les gagnons, certains officiers seront alors cités à l'ordre des armées et gagnerons même quelques galons dans l'histoire, c'est ça la guerre.
PS : brûle cette lettre... ou cache-là.

4 mai 1915 (jour de sa mort) :

Chère mère,

Tu veux que je ne te cache rien, alors je vais te parler un peu de ce que je vois tout autour de moi à travers les créneaux (petits trous pour passer le fusil). Derrière, un terrain bouleversé par les obus : des loques, des bidons, des fusils cassés, deux cadavres déchiquetés (impossible d'y remarquer une tête). Devant, même bouleversement, mais avec 25 cadavres presque aussi noirs que des nègres. Les mouches bourdonnent tout autour et ce tableau se trouve à 4 ou 5 mètres de moi. (...) Ce matin, nous avons reçu 50 obus. Pas de blessés, ce n'était que des 77, pas très dangereux dans les tranchées, mais quand un de ces obus tombe sur un de ces cadavres, tu penses l'effet produit... inutile d'insister. Ce qui me fait plaisir, c'est que ce matin 60 malades ont été reconnus et évacués. Nous autres sergents, il ne nous est pas permis d'être malade. Lorsque nous avons tant souffert à la tranchée de Fey-en-Haye, un sous-off a été à la visite et, s'étant fait porter malade, voici la réponse du Major : "Marche ou crève". Tu peux voir ce que c'est que la guerre. Jamais je ne me ferai porter malade, à moins d'être blessé ou de ne plus pouvoir marcher moi-même. Je n'aime pas ceux qui tirent au flanc, car il faut que leurs camarades tiennent leur place. J'avais dit que je ferais un livre de ce qui se passait dans nos parages, mais on a trop d'occupations dans la tête et après, au repos, on aime bien dormir. Voilà nos 75 qui viennent chatouiller les tranchées Boches. C'est souvent ennuyeux car ils sont obligés de raser nos têtes pour toucher les leurs. Quelques fois, mais très rarement, ils se trompent de cible et c'est nous qui recevons. Enfin, ce qu'il y a de bon c'est que nos abris sont maintenant secs et que nous n'avons plus la boue du mois d'avril, ni le froid. En suivant nos tranchées, là encore des cadavres. Nous essayons d'approcher le premier que les infirmiers ont mis sur une petite échelle et qu'ils traînent au moyen d'une corde. Je m'y suis repris à trois fois pour l'approcher. Après avoir mis mon mouchoir devant ma bouche et mon nez, j'y parviens, mais impossible de le reconnaître tellement il est noir et décomposé. Plus loin, à d'autres il manque la tête et certains sont à moitié enterrés. Voilà le temps qui se rafraîchit et la pluie qui vient. Cette nuit, les infirmiers vont encore transporter ces macchabées. C'est un rôle qui ne me plairait pas beaucoup non plus. Ne te fais pas de bile, va, je suis en bonne santé, parfois fatigué, mais le coffre est bon et après un peu de repos et de tranquillité tout se remettra en place.
Au revoir et bonjour aux amis.
Je t'embrasse, ton fils.
Charles Raguet.
VIVEMENT LA FUITE

5 mai 1915 (la lettre qu'un camarade de Charles Raguet adresse à la mère de ce dernier, alors qu'il vient d'être mortellement blessé par deux éclats d'obus) :

Chère madame,

Vous allez vous demander pourquoi cette carte. Si je prends la liberté de vous écrire, c'est pour vous prévenir que votre pauvre Charles vient d'être gravement blessé et, comme étant grand ami avec lui, j'ai cru faire mon devoir que de vous prévenir. Lui ne peut pas écrire. Je vous donnerai de ses nouvelles, j'irai le voir. Il a été blessé à l'épaule droite et à la tête. Nous sommes dans une mauvaise zone où l'on se bat jour et nuit tous les jours sans fin. Nous sommes arrosés par de gros obus qui font un mal affreux. Nous perdons des hommes tous les jours. J'aimais bien causer avec Charles... nous parlions du pays... Rien de plus à vous dire pour le moment.
Recevez, chère madame, mes salutations distinguées.
Portat Louis

(On notera ici la délicatesse avec laquelle le soldat Louis Portat prépare madame Raguet: l'avisant de l'accident mais lui cachant l'essentiel jusqu'au lendemain matin, où il lui révélera enfin la sinistre réalité)


Chère madame,

Je vais vous apprendre une bien triste nouvelle, Charles Raguet, mon pauvre ami, est mort. Il va être enterré au cimetière militaire qui se trouve un peu au-dessus du cimetière civil de Montauville. Il sera seul dans sa fosse et on le mettra dans un cercueil. N'ayez crainte, tout sera fait pour le mieux et il aura un service religieux. Je vous assure qu'il est bien regretté par tous ses hommes, ainsi que par les officiers. C'était un très bon garçon. C'est malheureux de voir ce qui tombe en ce moment dans ce bois. Je m'unis à vous pour partager la grande douleur qui vous frappe, ainsi que toute votre famille, en perdant ce bon Charles.
Recevez, chère madame, mes condoléances.
Portat Louis

Fin de l'histoire.