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2016/12/29

Paroles de Poilu : Jeannine Marcou (deux ans plus tard)


Après le Noël 1914 et le Noël 1915, voici donc le troisième Noël consécutif qu’une petite fille d'à peine dix ans vient de passer en l'absence de son père. 
Histoire de fêter la nouvelle année en fanfare... tout en pensant à ces milliers d'enfants qui, d’une manière ou d’une autre, subissent aujourd’hui encore la folie des hommes.


(A noter qu'entre les différentes techniques utilisées par nombre de Poilus pour échapper au Front, Georges Marcou a choisi la moins risquée et la plus fréquente d'entre-toutes, c'est-à-dire faire jouer ses relations à fond pour obtenir "la bonne planque", en l’occurrence un poste de mécanicien au sein des Convois Automobiles. D'autres que lui ont choisi la désertion, l'auto-mutilation ou encore la simulation de maladie, mais au risque de se faire prendre et d'être passé par les armes, devant ses camarades, après un simulacre de procès).


2015/07/05

Paroles de Poilu : Auguste Joux (1876-1953)

« Il ne fait point chaud, mais je n'ai point froid » (A. Joux, le 26 novembre 1914)

Au centre, en tablier et bonnet de boucher :
Auguste Joux - soldat 1ère classe - 56e R.I.T. - 4e Cie

Né en 1876 à Échallon, petit village de moins d'un millier d'âmes situé au pied du Jura, Pierre Auguste Joux avait 38 ans d'âge au déclenchement des hostilités entre la France et l'Allemagne, sa vie était donc déjà bien avancée, sinon déjà faite. 
Établi depuis longtemps à Saint Germain-de-Joux, localité voisine d'Échallon, Auguste menait une existence paisible et joyeuse au milieu des siens. Il venait d'ailleurs de fêter sa treizième année de mariage avec une certaine Marie Azélie Poncet, qu'il aimait encore tendrement, et avec laquelle il avait eu deux enfants, Aline (5 ans) et Paul (12 ans), lesquels ne manquaient pas non plus d'affection. 
La famille Joux était unie, heureuse et relativement aisée pour l'époque : tourneur sur bois de profession, Auguste co-dirigeait avec son frère aîné une scierie hydraulique implantée sur les rives de la Semine, cependant que sa compagne tenait une épicerie dans la Grand'Rue du village.


Et puis vint la guerre, la terrible guerre !
Sonnèrent les cloches et roulèrent les tambours...

Non encore libéré de ses obligations militaires, Auguste redevint soldat sitôt la mobilisation décrétée et les placards bleu-blanc-rouge affichés sur les murs de toutes les villes et villages de France. Il quitta donc son foyer le 2 août au matin afin de rejoindre au plus vite et par ses propres moyens son affectation : le 56ème R.T.I, caserné à Belley. Il y resta quelques jours, le temps d'être équipé de pied en cap, puis fut dirigé vers l'Alsace, lui qui n'avait jamais franchi les frontières du Rhône-Alpes.

Sonnèrent les clairons, roulèrent les canons...

Vingt-cinq mois plus tard, en septembre 1916, Auguste reviendra sain et sauf d'une campagne militaire qu'il aura traversée sans avoir jamais combattu à proprement parler, ni même tiré le moindre coup de feu : chargé de ravitailler en vivres ses camarades dans les tranchées de 1ère ligne d'un secteur assez calme mais non exempt de danger, il passera à travers les balles, les obus, les coups durs, en mettant son intelligence au service de sa survie :

« Tu me dis dans ta lettre que ma mère aimerait autant être privée de me voir, plutôt que je perde mon emploi à cause de la permission. Il ne faut pas qu'elle s'inquiète de cela : je m'arrangerai toujours de façon à me faire remplacer durant mon absence par un homme de la Compagnie qui ne fera pas l'affaire, de sorte que je retrouverai mon emploi dès mon retour. »

Et puis il s'arrangera surtout, après avoir longtemps tergiversé, pour faire réquisitionner sa scierie par l'armée afin d'être placé à sa tête et fournir le Génie en rondins destinés aux abris, manière de contribuer à l'effort de guerre sans plus risquer sa peau. 
En somme, durant ses deux ans passés sur le Front, le soldat Auguste Joux n'aura pas été le plus malheureux des Poilus, mais il aura cependant beaucoup souffert au moral, notamment de la séparation d'avec sa famille, du manque de considération des gradés à l'égard des sans-grades, aussi de la perte progressive de sa foi en l'homme et en la patrie.
Au fil de sa correspondance (un peu moins de 300 lettres), on découvre un homme affectueux et très attentionné, qui allait régulièrement à la messe sans manifester pour autant une grande ferveur religieuse. C'était un émotif qui ne prenait aucune décision sans l'avoir préalablement longtemps mûrie et réfléchie, puis pesée et contre-pesée, quitte à louper une opportunité. Quant à ses considérations sur la guerre, si elles dénotent un sens critique assez bien développé et peu sensible à la propagande, elles donnent surtout à voir et à entendre (cataclysme, boucherie, massacres d'hommes innocents...) le cri d'une génération d'hommes dont l'écho résonne aujourd'hui encore.

~o~

Précisons enfin que les lettres d'Auguste sont à l'image de ses journées : longues et répétitives, avec de temps à autre une formule vraiment saisissante, et que la syntaxe ou l'orthographe plus qu'approximatives 

« Je profite d'un momment de loisire pour te faire à savoir de mes nouvelles. Je me porte toujours aussi bien, j'ai bonne appéti et nous avons assez à manger, mais il y a le vin qui est assez chère et l'on entrouve dificilement. » 

ont été corrigées pour une meilleure lisibilité.







Le départ :

Ma chère femme, 
Nous sommes arrivés au dépôt de Belley vers 4 heures du soir. 
Tout s'est bien passé en route, mais nous étions si nombreux au départ que les trains étaient bondés.
Je me porte bien pour l'instant et t'en dirai davantage demain. 
Embrasse pour moi ma petite Lilly et mon petit Paul. 
Ton mari qui t'aime et t'embrasse bien fort. 
Auguste, le 3 août 1914.


Le temps qui passe, la guerre qui dure, l'attente, l'attente, l'attente... :

Les nouvelles de la guerre sont bonnes et, si cela continue, je crois qu'elle sera bientôt finie. (09/14)

D'après les journaux que nous lisons, les opérations militaires marchent assez bien. Assurément la guerre se terminera plus tôt que l'on ne croyait et nous ne passerons donc pas tout l'hiver ici. (10/14)

Personne ne croyait quand nous sommes partis que cela durerait si longtemps. (11/14)

Nous ne nous faisons pas trop de mauvais sang, si ce n'est que l'on commence à s'apercevoir que la campagne va être longue. Je crois bien que nous y passerons largement l'hiver. (12/14)

Voici bientôt les fêtes de Noël et du jour de l'An. Je n'avais guère songer à les passer en Alsace. Nous pensions tous être rentrés pour le Nouvel An, mais il n'y a plus beaucoup de raison d'espérer. Si seulement, l'on pouvait rentrer pour Pâques. (12/14)

Les opérations n'ont pas l'air de marcher bien fort. Avec cette guerre de tranchées, ça risque d'être long, très long, mais chacun conserve néanmoins son courage. (12/14)

Je n'ai jamais songé au début de cette guerre que l'on se quittait pour un si long temps. (12/14)

Sept mois de guerre : 200 jours sans avoir pu quitter son pantalon ! (02/15)

Je suis obligé de redonner du courage à certains camarades, car voilà les beaux jours qui arrivent et le père de famille, qui a du souci pour les siens, trouve le temps bien long. Espérons que la fin de cette terrible guerre soit plus proche que l'on ne peut le supposer. (02/15)

Il y en a qui se font davantage de bile que moi, mais cela n'avance à rien. Il nous faut de la patience et c'est précisément ce qui manque aux soldats Français. (02/15)

Au mois d'octobre nous avions deux ennemis à combattre : l'hiver et les boches. L'hiver est battu, mais non pas les boches ! Cela viendra, plus personne n'en doute. (03/15)

Eh bien, ma chère Marie, voici le 10ème mois de guerre d'entamé. Cela devient long et beaucoup d'hommes s'abrutissent de boisson : ils prennent de ces bitures, au point que certains deviennent fous. (05/15)

Je ne pense pas que la guerre puisse se prolonger encore bien longtemps : le rouleau ne doit plus être bien long. (07/15)

C'est aujourd'hui l'anniversaire de la mobilisation. Personne ne se doutait que nous partions pour si longtemps. (08/15)

C'est vraiment trop long ! Tu peux croire que s'il y en avait au début qui étaient patriote, on n'en trouve plus beaucoup. Chacun tient à faire son devoir jusqu'au bout mais, une fois libéré, je crois que le militarisme aura vécu. (01/16)

Mon camarade Bonneville est le plus optimiste de tout le régiment : il a parié des litres et des litres que la guerre sera finie au mois de juillet. Il a une confiance inébranlable dans la victoire finale. (05/16)

Ce n'est pas une guerre, ce sont des massacres inutiles. Il y en a beaucoup qui disent que cela finira bientôt, mais je n'y crois plus. Les peuples sont encore trop acharnés, il faut un vaincu et on ne le connaît pas encore. (06/16)

Le moral a beaucoup baissé dans notre régiment. Rester si longtemps dans les bois, surchargés de service, à vivre dans des souterrains, dans la boue, couchés sur des piquets de bois et toujours au 4 vents. Ceux qui crient "jusqu'au bout" feraient rien mal d'y venir un peu. (08/16)


La séparation :

J'espère que les petits sont toujours bien sages. Quoique je ne soye pas au milieu de vous, je le suis par la pensée : il ne s'écoule pas d'heure dans la journée où je ne pense à vous. (08/14)

En attendant le bonheur et la joie d'aller vous rejoindre, reçois de ton mari des millions de caresses et ses plus sincères amitiés. Celui qui t'aime pour la vie : Auguste. (09/14)

Je pense que ma petite Lilly va commencer l'école aujourd'hui. Comme je serais content si je pouvais la voir partir pour la première fois à l'école. (10/14)

Voici venir la fête de la Toussaint et nous allons la passer loin des nôtres, soit en poste de garde, soit dans les tranchées, avec une pioche et une pelle. (10/14)

Tu me dis que Lilly apprend bien à l'école et j'en suis bien content, mais il ne faut pas trop la pousser, ça lui fatiguerait trop le cerveau... Je vous envoie à tous des milliers de baisers à travers l'espace. (11/14)

Je suis très content, mon petit Paul, de te voir continuer les progrès que tu as déjà fait l'année dernière, mais il ne faut pas faire de l'exagération : il te faut bien travailler à l'école, mais il te faut aussi un peu de distraction. (12/14)

Je viens de recevoir à l'instant la lettre de Lilly et de voir comme elle écrit déjà bien me comble de joie. Je lui répondrai demain pour lui faire les compliments qu'elle mérite. (01/15)

Je t'envoie une photographie de mon escouade et tu me diras si Lilly sait encore reconnaître son papa. (03/15)

Quand nous passions un jour sans nous voir, nous trouvions que la journée avait été longue, mais voilà déjà 300 jours que nous n'avons pas eu le plaisir de parler ensemble... Je te vois bien souvent en rêve, mais à mon réveil tout a disparu. (06/15)

Le cafard commence à passer, mais les premiers jours depuis mon retour de permission m'ont parus bien longs. Sache que je pense sans cesse à toi et aux enfants et que j'avais le cœur tellement serré de vous avoir quitté que j'avais l'air hébété durant toute la journée. (11/15)

Ma pensée est toujours avec toi et avec nos petits, cela est ma seule patrie ! (12/15)


La découverte de l'Alsace :

Nous sommes dans un petit pays où il y a de la bonne culture, mais où les gens sont pauvres : sur 10 enfants que l'on voit, il y en a 9 qui n'ont point de souliers et qui marchent pieds nus. L'armée a presque tout réquisitionné et ne leur a laissé qu'une vache pour donner du lait aux enfants. Aussi, quand nous avons quelque chose de reste, nous le leur donnons et il faut voir comme ils mangent. (08/14)

L'Alsace est un pays de plaine avec quelques montagnes très jolies et très pittoresques. Les maisons n'ont rien d'épatant et ne sont pas tenues bien propres. (10/14)

Les villages sont pleins de boue et le fumier est étendu devant les portes et, parfois, jusque dans la cuisine. Les habitants n'ont point de goût pour la propreté. Les femmes sont sales et pas coquettes du tout. (11/14)

J'aime à contempler la nature de ce beau pays qu'est l'Alsace. A notre gauche, nous voyons les montagnes des Vosges et le ballon d'Alsace ; en face de nous, nous apercevons une partie de Mulhouse ; à notre droite, les montagnes de Suisse... Vraiment, le coup d’œil est assez joli. Les habitants y sont un peu fainéants et malpropres et ils ont le caractère boche, car voilà 44 ans qu'ils sont germanisés. Ceci est mon appréciation et celle de beaucoup de mes camarades. (02/15)

On voit l'herbe qui commence à pousser, les arbres à boutonner et, le matin, nous entendons les chants joyeux des oiseaux dans les plaines et les montagnes d'Alsace. (03/15)


Les communiqués de guerre du soldat Pierre Auguste Joux :

Nous sommes à Vétrigne à quelques km de Belfort, mais en arrière des lignes, donc à l'abri de tout danger, et l'ennemi est loin de nous, puisque les Français ont pris Mulhouse et Colmar. Nous entendons les pièces de canon qui font rage sur les Allemands. D'après les statistiques des soldats qui s'en reviennent du feu, il paraît que l'artillerie française leur fait beaucoup de ravage. En revanche, l'artillerie allemande n'est pas à craindre d'après leurs dires. Enfin, ayons un peu de courage et nous rentrerons dans nos foyers, en oubliant ce temps passé où tant de mères pleurent ceux qui leur sont chers. (08/14)

J'ai reçu des nouvelles du neveu d'Hippolyte, il est dans le Nord et l'a déjà échappé belle : il a eu son cheval tué sous lui. (08/14)

Des rapports, on en entend tous les jours, aussi n'y fait-on plus attention. Nous les appelons entre-nous des "rapports de cuisine". (08/14)

Nous ne sommes point malheureux, si ce n'est que l'on couche à la dure, sur la terre : 50 à 60 hommes serrés les uns sur les autres dans de petites granges. Autrement cela ne va pas mal, la nourriture n'est pas mauvaise. Ne te fais point de mauvais sang, nous sommes en 3ème ligne, à l'abri des mauvais coups. C'est autrement plus dur et plus terrible pour ceux qui sont en 1ère ligne. (08/14)

Louis m'a dit que le Léon de Bajat avait été tué. Son pauvre père, qui n'avait que ce garçon, doit être bien désolé. Sans doute qu'il y en a beaucoup d'autres qui ont perdu leur fils. (09/14)

Ma chère Marie, il ne faut plus m'envoyer de chemise ! Nous en avons touché deux chacun et avec les trois que j'avais déjà, cela en fait cinq. Si nous devions partir d'ici, je ne pourrais pas toutes les emporter, car nous sommes comme des escargots : il faut tout porter sur son dos ! (10/14)

Nous savons parfaitement que nous sommes en guerre et non pas en villégiature, donc que nous ne pouvons avoir toutes nos aises et que nous sommes même privilégiés en comparaison de ceux qui sont sur le Front. (10/14)

Hier, nous avons entendu tonner le canon à une distance d'environ 20km. Nous y sommes tellement habitués que nous ne sortons même plus dehors pour voir de quel côté il tonne. Ne vous faites pas de mauvais sang pour moi, je ne suis nullement malheureux et ne cours aucun danger. Dans notre régiment il y en a bien quelques-uns sur qui les allemands ont tiré, mais ce sont des hommes qui veulent faire les malins et qui s'avancent au plus près des Allemands. Il faut être prudent. (11/14)

Notre commandant a été renvoyé à la caserne de Belley, en punition. C'était un homme bon. S'il avait exécuté tous les ordres que le Général lui donnait, la moitié du bataillon aurait déjà été massacrée. (12/14)

Nous dormons à trois dans une cabane à cochons. (12/14)

Voici quelques jours que nous n'avons pas trop le temps d'écrire. Nous avons pris l'offensive sur tout le front, comme vous avez dû le lire dans les journaux. Hier, notre Cie s'est trouvé bombardée et nous avons eu des blessés, mais pas de blessures graves. Gilbert a été blessé au bras gauche, d'un éclat d'obus, et Bonneville l'a échappé belle : il a eu sa baïonnette toute brisée et toute tordue, sa capote toute déchirée, son talon de soulier arraché... et lui : point de mal. (12/14)

Les vieux Alsaciens qui ont fait la guerre de 1870 nous disent que c'était de la rigolade comparée à celle qui se fait aujourd'hui. (03/15)

Hippolyte va passer une vingtaine de jours à l'hôpital : un obus a éclaté tout près de lui et lui a fait sortir le sang par les oreilles. (03/15)

Ce sont les rats qui nous font le plus de misère. Tu ne peux pas te faire une idée de leur nombre et de leur taille ! Aussi, la nuit nous avons bien soin de nous couvrir la tête avec notre capote, autrement ils nous passent sur la figure. (04/15)

Les boches nous envoient bien de temps en temps des marmites, mais il n'y a que les premières qui nous font peur et nous allons tout de suite aux abris où nous sommes en sûreté. (08/15)

Nous sommes dans un bon secteur, à part les quelques fois où les boches nous envoient leurs marmites (on s'en passerait bien), mais nous leur en envoyons aussi. Pour dix coups que nous tirons, ils répondent par un seul coup, ce qui suffit parfois pour se faire amocher. (09/15)

Tu me dis que les vitres de ta chambre ont gelées, eh bien ce n'est pas le cas de celles de ma chambre à coucher, mais il faut dire que nous sommes une dizaine de poilus, plus 2 chevaux et 6 vaches, alors tu vois d'ici la chaleur concentrée de toute cette bande. (11/15)

Ici, c'est la vraie guerre : les maisons sont presque toutes touchées, démolies ou brûlées. A certains endroits, les boches sont à seulement 8 mètres de nous. Ils ne peuvent pas être plus près. (04/16)

Nous sommes aux avants-postes dans un grand bois où seules les voix du canon et des mitrailleuses se font entendre de temps en temps. Nous sommes si peu nombreux qu'il m'a fallu passer toute la nuit au poste d'écoute. Nous avons brassé 20cm d'eau pour y rentrer. Tu peux juger si l'on y est bien pour passer la nuit. (06/16)

De toutes les places possibles, il n'y en a guère de bonnes. Soit d'un régiment, soit de l'autre, il en tombe de tous les côtés et puis un jour c'est tranquille, un autre c'est mauvais. Notre capitaine a été tué hier soir par un éclat d'obus. Il n'y a eu que lui de touché et il n'a pas dû souffrir. (08/16)


Quelques observations, réflexions et considérations diverses :

Mon cher petit Paul, prions de tout notre cœur pour voir au plus tôt la fin de ce cauchemar où tant de pères de famille se font tuer pour le plaisir d'un Guillaume ou d'un François-Joseph. J'espère qu'ils ne l'emporteront pas au paradis et que bientôt les guerres seront supprimées. (10/14)

Les pauvres soldats qui vont passer l'hiver dans les tranchées ne remporteront pas la santé chez eux. (11/14)

Si tout le monde était comme nous, à la paye de cinq sous par jour, la paix ne tarderait pas. (12/14)

Les gros richards comme les petites gens couchent à même la paille. Il y a ici un notaire d'Oyonnax qui n'apprécie guère sa nouvelle vie. (01/15)

Les hommes sont fatigués et, pour se donner quelques heures de repos, se font porter malade. Les officiers aussi sont fatigués. Il n'y a que le Colon qui nous tient là. C'est un vieil abruti qui, soit-disant, aurait déjà fait massacrer un bataillon du 44ème. Et comme on lui a donné un régiment de territoriaux, c'est nous qui trinquons. Des vieux de 40 ans et plus ! Il nous fait faire du service comme un régiment d'active et voilà trois mois que nous tenons les avant-postes : les hommes se découragent. (01/15)

Faire tenir les avant-postes par des territoriaux durant tout l'hiver, tu peux croire que ceux qui rentreront s'en souviendront. (01/15)

Les hommes ne sont pas de fer et ne peuvent pas être patriote quand ils sont traités de cette façon là. (01/15)

Tu me demandes si l'on a vu le président de la République. Il paraît qu'il est passé dans des villages voisins, mais ce que nous souhaiterions surtout voir arriver, c'est la paix. (02/15)

Pour les quelques années que l'on a à passer sur terre, s'il faut en passer une partie en guerre, ce n'est vraiment pas la peine de venir au monde. (05/15)

Que les enfants profitent du beau temps pour bien s'amuser, car ce n'est pas quand on est grand qu'on est le plus heureux. (05/15)

Tu me dis que Marc a préféré les galons de caporal-fourrier à ceux de sergent, pour cause que les hommes ne veulent plus obéir. Ceci je le crois. Du reste, je crois aussi que si cela continue il en adviendra de même dans notre régiment. La faute ne viendra pas des hommes, car les hommes sont tous bien dévoués, mais des officiers. Figure-toi qu'ils ont fait venir des cuisines roulantes dans lesquelles il n'y a qu'une chaudière avec quoi on ne peut faire que de la soupe et du bouilli. Alors tu vois d'ici le menu : soupe et bouilli le matin; bouilli et soupe le soir. (06/15)

Il faut que les peuples soient bien méchants pour s’entre-tuer ainsi sans savoir seulement pourquoi ni pour qui. Nous jetons la responsabilité de cette guerre sur l'Empereur d'Allemagne, et ceci l'on ne peut pas en douter, mais il y a aussi des responsables dans notre gouvernement qui n'ont rien fait pour nous mettre à l'abri d'une guerre. Enfin, bref là-dessus, on ne peut pas en dire long, il faut se conformer à la discipline et se méfier de la censure. (07/15)

Ce n'est pas que je sois le plus mal loti, mais le son des obus commence à me casser la tête. (08/15)

On retarde nos permissions soit-disant parce qu'il manque des hommes pour assurer les avants-postes, mais ceux qui reviennent de permission disent que les dépôts sont pleins de soldats. On a même formé une musique au 36ème, de sorte qu'il y a des hommes qui jouent tranquillement du piston, pendant que d'autres ne peuvent pas avoir seulement une demi-heure pour se laver. Et puis ceux qui reviennent de permission dans les grandes villes de l'intérieur en racontent bien davantage. Tout marche au poil : théâtre, concert, cinéma... et la débauche bat son plein avec l'argent des allocations. Comment veux-tu que cela finisse dans ces conditions là ? (08/15)

Nous souhaitons tous la fin de ce cauchemar. Une pause, même sans aucun bénéfice, vaudrait mille fois mieux que la continuation de cette guerre qui est la ruine de l'Europe, en argent et en hommes. Nous en avons assez ! Il y a si longtemps que nous sommes parti qu'il me semble que j'ai toujours été soldat et tous les camarades sont comme moi. (09/15)

Si seulement les journaux ne nous bourraient pas tant le crâne, ce serait plus encourageant. Hier, l'Allemagne voulait la paix, aujourd'hui un autre journal le dément et ainsi de suite. C'est vraiment terrible cette guerre. Et il y en a qui ont encore le culot de dire qu'il faut aller jusqu'au bout. (12/15)

Tout le monde ici en a assez. Le patriotisme, il ne faut plus en parler. Il ne reste plus que les embusqués qui sont bien au chaud avec les employés du gouvernement, et qui ne sont donc pas sur le front, qui ont du patriotisme. Enfin, bref là-dessus. Vivement la fin que l'on puisse rejoindre sa femme et ses enfants, il n'y a que ce patriotisme-là qui est vrai, tout le reste c'est du bluff. C'est à celui qui peut s'enrichir le plus... Tu vas dire que j'ai bien changé, mais je crois que mes camarades sont encore pires que moi. (12/15)

On en entend de belles sur la vie qui se mène à Paris par des permissionnaires qui en reviennent : c'est Vive la Joie ! Et pendant ce temps-là, les poilus n'ont que le droit de se terre [sic] et de rester dans des tranchées pleines d'eau. (12/15)

Je crois qu'il n'y aura pas d'enfer assez dur pour les responsables de cette guerre. (12/15)

Alors comme ça, le beau Victor s'est fait débusqué d'avec les autos pour se ré-embusquer aussitôt avec les brancardiers. Espérons au moins qu'il n'a pas le culot de se plaindre. (12/15)

Les journaux disent que les Allemands auraient envie d'une paix. Je crois que l'on ferait mieux de traiter avec eux, plutôt que de continuer cette lutte sauvage et sauver ainsi quelques vies humaines. Continuer la guerre, c'est anéantir les peuples, et l'année prochaine on ne sera pas plus avancé que cette année. (12/15)

Le plus tôt que le pognon sera mangé, le plus tôt que la guerre sera fini ! (01/16)

Il faut espérer que tous les sacrifices et toutes les misères que supportent les peuples serviront de leçon et que, plus tard, ils comprendront que les guerres sont choses inhumaines et que cela ne doit pas exister chez des gens civilisés. (01/16)

Pourquoi un pauvre ouvrier qui a quitté son travail doit manger le peu d'économie qu'il a pu faire, pendant que l'employé du gouvernement touche son traitement et continue à se faire une retraite ? Ne sommes-nous pas là pour la même cause ? Je crois que le Patriotisme c'est le Porte-monnaie ! Et quand on voit ce qu'on voit et qu'on sait ce qu'on sait, alors on se dit qu'on est bien poire ! (01/16)

"Jusqu'au bout", c'est bien beau de le dire, mais s'il ne rentre personne ce sera bien le bout. (01/16)

Ceux qui ont déchaîné cette guerre sont de vrais criminels ! (01/16)

Les braves ce sont les petits soldats, pas ces grands officiers dont les journaux nous montrent les photographies. Nous avons eu le malheur de porter 12 des nôtres dans le cimetière de Dieffmaten. Chacun de nous était bien affligé et avait les larmes aux yeux. Seuls nos généraux avaient un air pas triste et la raie faite aux cheveux. Ils n'ont pas prononcé la moindre parole d'adieu à tous ces braves. C'est vraiment honteux pour notre armée de voir de pareils chefs à sa tête. Leur seul souci consiste à faire paraître des notes et des rapports. Pour peu que l'on ne salue pas assez ces Messieurs, ils pondent une note comme quoi on doit s'agenouiller à leur passage. Et tout cela dégoûte même les plus braves d'entre nous. Je t'écris tout ça parce que je fais passer ma lettre par un permissionnaire. Mais je peux te dire que je suis complètement dégoûté de la franc-maçonnerie et de l'aristocratie qui tiennent les rênes. (01/16)

Je me demande sans cesse si j'aurais le bonheur de rentrer. (05/16)

Tu peux croire que je quitterai le régiment sans regret. Je serais heureux de pouvoir aller jusqu'à la fin, mais j'ai tellement honte de voir l'administration militaire se foutre du petit soldat. Ainsi, on nous a fait passer en réserve pour nous reposer durant 4 jours. Et que trouve-t-on pour couchette ? Des claies en bâton et des branchages croisés, sans paille. Tu penses comme on se repose bien là-dessus. Dans le civil, on ne voudrait même pas y faire coucher des chiens. Nous avons eu aussi la visite d'un général qui se prenait pour un seigneur. Un homme de troupe n'a pas eu la frousse de lui réclamer de la paille. Deux jours plus tard des mulets sont arrivés avec des bottes de paille. Mais ce qu'il y a de malheureux, c'est que celui qui a réclamé est maintenant tenu à l’œil et quand il y aura un mauvais trou, peut-être qu'ils l'y mettront dedans. Jamais les officiers n'auront ma sympathie, ni celle de tous les camarades qui auront fait la campagne. Je t'écris un peu ma façon de penser, puisque je te fais parvenir cette lettre par occasion.

Si nous n'avons plus d'hommes pour faire la cuisine, nous avons toujours une bonne musique qui joue de jolis morceaux pour distraire à l'arrière messieurs les officiers. (06/16)

Les grosses têtes ne viennent que rarement par ici, et lorsqu'elles viennent elles ne font que passer vite fait bien fait. Enfin, bref là-dessus, on s'énerverait et on écrirait des choses qui nous attireraient des ennuis. (07/16)

Nous souhaitons tous, du fond du cœur, voir bientôt finir cette boucherie. (08/16)


2015/01/01

Boire un petit coup...

Vincent, Laurent et moi-même vous la souhaitons aussi bonne et heureuse que possible !


Paroles de Poilu : Lucien Bonnet (1881-????)

« Nous sommes correctement couverts, bien qu'habillés façon carnaval : pantalon de velours, gilet de tirailleur, veste de zouave et capote d'infanterie » (Lucien Bonnet, décembre 1914)

Si d'un strict point de vue historiographique l'hiver 1914-1915 est surtout marqué par la 1ère bataille de Champagne et par la trêve du 25 décembre, il constitue pour les combattants l'épisode sans doute le plus sentimentalement douloureux d'une guerre dont ils savent à présent qu'elle sera plus longue et plus meurtrière qu'ils ne le croyaient en quittant leur foyer. 
Et s'il est difficile de se figurer combien leur fut pénible ce premier Noël passé dans la boue glacée des tranchées, loin de leurs parents, de leur épouse, leurs enfants... il est non moins difficile d'imaginer comment ces derniers célébrèrent la nouvelle année en l'absence de l'être aimé. Mais on peut cependant essayer de s'en faire une idée, en parcourant les correspondances échangées durant cette période.

Sabre au clair et baïonnette au canon : illustration de la furia française, ou de la théorie dite de "l'offensive à outrance", pondue par de vieux généraux trop imbus d'eux-mêmes pour admettre qu'ils retardaient d'une guerre. 

Lucien Bonnet était natif de Boulogne, dans le département de la Seine, l'actuel 92, où il travaillait aux chiffres en tant qu'employé de bureau. Marié depuis deux ans à Antoinette Marie Fayet, dite "Toinon", et père d'un petit garçon qui n'avait pas encore fêté son premier anniversaire, le couple coulait des jours heureux dans son "petit intérieur cosy et fort confortable" du 60 route de Versailles, à Billancourt. 
Et puis, en août 1914, patatras ! Lucien doit rejoindre dare-dare son régiment, le 4ème Tirailleurs Indigènes, lequel régiment sera d'ailleurs souvent cité à l'ordre de l'Armée — avec Croix de guerre et tralala — et c'est dire aussi à quel point les hommes qui le composaient ont dû salement dérouiller. Bref, après cinq mois de combats plus qu'éprouvants, le caporal Lucien Bonnet profite d'un moment d'accalmie pour écrire à Toinon :
Puisieulx, 1er janvier 1915
 Ma chère Antoinette,
Voici la journée du 1er janvier passée. De tout le jour, je n'ai pas eu le courage d'écrire. J'étais avec toi et notre petit Maurice, t'accompagnant par la pensée dans les visites que tu as dû faire. J'espère, ma chère Antoinette, que tu as su être mon interprète auprès de chacun des membres de notre famille pour leur faire part des vœux de santé et de bonheur que je formule de grand cœur pour chacun d'eux à l'occasion de la nouvelle année, car tu dois bien penser que je n'ai pas du tout le cœur d'écrire à chacun en particulier.Il est sept heures du soir et je m'ennuie. Ma journée s'est passée bien tristement, surtout après celles encore plus tristes que nous venons de vivre. Nous sommes au repos depuis hier soir, à environ 3 kilomètres des lignes de feu, mais nous avons été fort éprouvés auparavant. Le 22 décembre nous avons fait une attaque contre les lignes allemandes. C'était, un peu prématurément, je crois, notre cadeau de Noël. Notre Compagnie, ce jour-là, n'a pas beaucoup souffert, mais un camarade et moi-même avons vu la mort de très près... Prématurée elle aussi, la fête du jour de l'An : sur un autre point que nous occupons, Messieurs les allemands se sont payés le luxe de faire sauter nos tranchées à la dynamite. Cela produit, je t'assure, un drôle d'effet que je ne puis décrire sur le papier. Ma Compagnie en a souffert et a été en partie décimée. Sur le petit groupe de quatre que nous étions, trois ont disparus ensevelis, dont un père de deux enfants, et vu l'amitié qui nous liait l'un à l'autre cela m'a fait beaucoup de peine.Enfin, ma chère petite Toinon, je veux espérer que cette maudite guerre sera bientôt terminée et que je pourrai alors revenir auprès de vous tous. C'est le seul souhait que je puisse actuellement formuler. Mes vœux pour toi et notre petit chérubin, tu les connais. Tu sais que ma pensée et mon cœur sont toujours avec vous et je ne saurais ici assez bien m'exprimer. Embrasse bien fort pour moi notre petit Maurice et sois, comme je te le dis en première page, mon interprète auprès des personnes de la famille auxquelles je n'aurai pas écrit à l'occasion de la nouvelle année.
Ton mari qui ne cesse de penser à vous et t'embrasse de tout cœur, 
Lucien Bonnet

(4ème Régiment de Tirailleurs Tunisiens - 2ème Compagnie - 1er Bataillon)

2014/12/27

Paroles de Poilu : Jeannine Marcou (1907-2004)

Ci-dessous l'émouvante lettre d'une fillette de 8 ans à l'approche de Noël 1914, son premier Noël sans papa...
Elle s'appelait Jeannine, mais son père l'avait affectueusement surnommée "Chipette"... et bien que Chipette évoluait au sein d'une famille aisée, on verra qu'elle pensait d'abord aux autres avant que de penser à soi-même :

Pour Noële

Petit Jésu, apportez moi s'il vous plaît la Victoire

Des chaussettes pour les soldats

20 francs pour envoyer aux soldats à papa

La fin de la guerre (dans un mois si vous voulez)

Je voudrais aussi que papa ne soit pas tuer

Que le paralytique de l'hopitale de maman ne soit pas si ennuyeux

Comme poupée : un soldat Anglais

Jeannine Marcou


(Le grand-père de Jeannine était Charles Chenu, bâtonnier du barreau de Paris, surtout connu pour avoir défendu la famille de Gaston Calmette lors du procès de l'épouse de Joseph Caillaux)

2014/10/04

Peter Englund : La beauté et la douleur des combats (1914-1918)

« Ce livre [...] est un morceau d'antihistoire, en ceci que j'ai cherché à ramener un événement historique majeur à sa plus petite composante, sa particule élémentaire : l'individu et son vécu. » 

Probablement l'un des livres les plus atypiques parus sur la Grande Guerre au cours de ces dernières années, car si l'on ne peut pas dire de l'historien suédois Peter Englund qu'il renouvelle ici l'Histoire, force est de reconnaître qu'il la recycle avec talent et sensibilité. Son idée ? Toute simple : raconter les 51 mois de guerre en se servant des traces écrites laissées par une vingtaine de témoins venant d'horizons divers, mais tous pris dans la même et tragique tourmente. Journaux intimes, carnets, correspondances... aucune des nombreuses sources utilisées par Englund n'est inédite, mais la manière toute personnelle dont il les agrège, voilà le petit plus qui rend son livre intéressant et très original.

En 212 chapitres ne dépassant pas cinq pages, l'auteur nous bringuebale en effet par sauts de puce en différents points du globe : des Dolomites aux Balkans et de la Meuse à l'Oural, mais aussi de la brousse africaine au marigot moyen-oriental, en passant par la Lorraine et par les Dardanelles... Il nous met tantôt dans la peau d'un engagé volontaire venu des grands froids nordiques, tantôt dans celle d'un artilleur de Sa très gracieuse Majesté, ou encore dans celle d'une infirmière russe, d'un marin allemand, d'un aviateur belge, d'un cavalier ottoman, d'un chirurgien ricain, d'un fantassin rital, d'une collégienne boche, d'un fonctionnaire de Paname, et cetera... Le résultat de ce grand melting-pot ? Une prise de conscience beaucoup plus fine de l'étendue du conflit, de sa dimension réellement mondiale et, au final, l'impression d'avoir vraiment plongé au cœur de la mêlée... d'avoir moi aussi espéré la Victoire, um einen schnellen Sieg, mais d'être monté si souvent à l'assaut de positions imprenables où mes camarades tombaient comme des mouches, d'avoir également si souvent éprouvé la disette et la peur, si cruellement souffert du froid et de la boue, tellement subi la censure, le bourrage de crâne et les ordres imbéciles... qu'à la fin j'ai perdu tout espoir.

Historien de formation, Peter Englund maîtrise bien évidemment la chronologie de la Grande Guerre, ainsi que la mise en perspective et les notes en bas de page, mais il ajoute encore à cette qualité celle du romancier, ou du dramaturge, qui fait saisir par les sens, plutôt que par l'esprit, ce qui a été ressenti durant quatre ans par la vingtaine d'acteurs de cette tragédie. Au fond, la seule critique que l'on puisse éventuellement faire à son travail, la même qu'à Paroles de Poilus (de Guénot et Laplume) : laisser croire que les personnages du corpus sont des "gens tout à fait ordinaires", et donc représentatifs, alors qu'ils sortent visiblement du lot, tant par leur destin hors du commun, que par leur origine sociale, leur degré d'instruction et leur qualité d'expression. Il convient donc de rappeler cette évidence toute simple que sont exclusivement publiés les témoignages de Poilus présentant un intérêt historique, émotionnel ou littéraire. Aussi que l'immense majorité des combattants étaient des paysans plus ou moins instruits, lesquels tenaient rarement un journal intime, mais correspondaient régulièrement avec leurs proches, s'enquérant des récoltes ou des semis, de la santé de l'épouse, des enfants, du temps qu'il faisait au pays... Rien de bien excitant, ni de bien exaltant. Et pourtant, c'est aussi et surtout à travers ces "vies minuscules", comme dirait Michon, que se donne à lire l'ordinaire de la guerre.

Extraits :


Du même Michel Corday, le 27 janvier 1918 :

"C'est vraiment la lutte déclarée entre les peuples et leurs maîtres. Les peuples qui veulent savoir pourquoi leurs maîtres les font battre. Il fallut attendre quatre ans pour que perçât ce légitime désir. En Russie, il s'est imposé. Il s'affirme en Angleterre Il éclate en Autriche. Nous ignorons sa force en Allemagne... et en France. Mais une nouvelle phase de la guerre s'ouvre, le choc des troupeaux et de leurs bergers" (in l'Envers de la guerre — Journal inédit 1914-1918, Flammarion, 1932)


Du même Paolo Monelli, un jour de l'été 1918, dans un camp de prisonniers :

"On piétine, on bat la semelle dans les couloirs sans fin des baraques attenantes éclairées par le toit, saisis parfois par ce cauchemar d'être déjà morts et enterrés, cadavres fébriles sortis de leurs tombes pour bavarder un peu à la promenade avec les autres défunts" (in Le scarpe al sole — Cronaca di gaie e tristi avventure di alpini di muli et di vino, Milan, 2008)

Peter Englund : La beauté et la douleur des combats (2009)
Traduction de Rémi Cassaigne
Aux Editions Denoël (2011)

2013/11/10

Paroles de Poilus : le 11 novembre 1918

« Ça y est, c'est fini ! C'est l'Armistice ! D'un seul élan on se précipite en gesticulant... ça saute, ça danse, ça gueule, ça s'embrasse... et sans mot d'ordre on prend la direction d'Orléans dont les cloches nous appellent... » (A. Salesse, le 5 janvier 1960 - Ancien caporal-mitrailleur au 55ème R.I.)



Ils avaient vingt ans en 1914, ils s'appelaient Honoré, Emile, Otto, Alphonse, Henri, Auguste, Fernand, Charles, Edouard, Ludwig, Hermann, Léon, Joseph, Willy, Eugène, Albert, Gaston, Walter... Près de quatre millions d'entre-eux, français et allemands confondus, sont morts au combat ou furent portés disparus, leur corps disséminé par l'éclatement d'un obus, et parfois même enterrés vivants au fond d'une tranchée.

Morts et disparus, tous les Poilus de France et d'Outre-Rhin le sont désormais, cependant que l'Europe entière s'apprête à commémorer le centenaire de la Grande Guerre et qu'après-demain encore le président Hollande ranimera la flamme du soldat inconnu devant une foule immense, émue et recueillie. Mais à quoi bon ! Voilà bientôt un siècle que les cérémonies mémorielles se succèdent, tout comme se succèdent ici et là des conflits armés toujours aussi barbares. A quoi bon les gerbes et les discours officiels, de paix et de fraternité, quand la haine-des-autres est le dernier commerce encore prospère de ce Vieux monde ? A quoi bon...

Au début des années 60, tous les Poilus qui étaient revenu vivants, sinon entiers, de la "der des ders" furent conviés par voie de presse à témoigner de ce qu'ils avaient vécu et enduré durant la guerre la plus meurtrière de l'Histoire. Plusieurs centaines d'Anciens Combattants répondirent aussitôt à l'appel et de leur écriture appliquée racontèrent leurs souvenirs dans des lettres où s'entremêlaient de la fierté, de l'amertume et un soupçon d'humour. Ils n'avaient rien oublié, eux. Ils savaient ce que c'était, eux, que de se retrouver des heures durant sous le feu nourri des canons ou des mitrailleuses. Oh ! ils l'ont bien connu, eux, la peur de crever... Et tandis qu'ils sont à présent la plume à la main, penchés devant leur feuille de papier bon marché, se rappelant toutes les horreurs qu'ils ont vues, subies ou perpétrées, eh bien... eh bien pendant ce temps-là on s’entre-tue encore dans le maquis des Aurès. Alors à quoi bon ?

Ces centaines de lettres ont été rassemblées et intelligemment présentées par Roger Boutefeu dans un livre paru chez Fayard en 1966, à l'occasion du cinquantenaire de la bataille de Verdun.

Bien que constitué de souvenirs très a-posterioriques, ce recueil nous permet d'approcher d'un peu plus près la psychologie des soldats de 1914-15-16-etc. Parce que les hommes ont beau vieillir et grisonner, je crois qu'ils demeurent foncièrement identiques à ce qu'ils étaient à l'âge de vingt ans : la langue plus ou moins bien pendue, le sens de la Patrie plus ou moins développé... des nuances de caractère, des divergences d'opinion... et par-dessus tout ça une émotion commune : la joie ressentie le 11 novembre 1918 à 11h00 du matin quand sonnèrent les clairons... et aussi la tristesse pour ceux qui ne sont plus là.


Jamais réédité depuis 1966, ce livre est cependant disponible pour une dizaine d'euros dans toutes les bonnes librairies d'occasion. Qui le lira en retiendra une chose essentielle, vraie et profonde, c'est qu'entre ces millions d'hommes qui ont tout partagé, le pain et le vin, la boue et le froid, les poux et les rats, la peur et l'espoir, entre tous ces hommes pareillement éprouvés un même sentiment domine : la camaraderie.

Enfin, on trouvera ci-dessous quelques passages de lettres qui ne figurent pas dans le livre :

Le 7 novembre, nous apprenons que le Cessez-le-feu a sonné en ligne. Nous sommes heureux, mais nous ne pouvons y croire, car nous ne pensions plus nous en sortir, surtout ceux qui comme moi avaient 52 mois de calvaire. Enfin, le 11 novembre nous trouve dans un village de la Marne.
Le Commandant nous rassemble et nous apprend officiellement la signature de l'Armistice. Dire ce que fut cette nouvelle, personne ne peut se l'imaginer : de la joie, des pleurs, des chants, en un mot l'ivresse d'un jour qui fut un rêve, que seuls ceux qui sont sortis de la fournaise peuvent en parler, du fait que de la vision de la mort ils eurent soudain la vision de l'espérance. J'écrivis à mes vieux parents, et à celle qui est actuellement ma femme, que j'étais vivant et je pensais avant de m'endormir à mes camarades qui ne sont pas revenus. Ainsi finirent quatre années sous le souffle de la mort pour la défense de la Patrie.
(Emile Turles, sergent au 21ème Colonial)

Quelle joie pour nous, les survivants de la grande hécatombe ! Nous n'osons y croire, tellement la chose nous paraît impossible et pourtant elle est réelle maintenant… ! Mais cette immense joie est ternie cependant par une profonde tristesse, car nous ne pouvons oublier nos chers camarades disparus dans la tourmente...! Eux aussi auraient été si heureux de voir poindre l'aube de cette journée mémorable entre toutes et de revoir leur famille au pays natal...
(Jean Brugère, sergent au 59ème R.I.)

"Oui, elle est à nous, notre peau !"
11 novembre 1918, jour inoubliable ! Je m'en souviens toujours, malgré le temps passé. Après 40 mois de tranchées et de combats, c'était enfin la fin de nos souffrances [...] Au lever du jour, ceux de corvée allèrent au jus et c'est alors que ceux de la roulante leur apprirent cette bonne nouvelle : l'Armistice. Aussitôt tout le monde est debout ! Est-ce possible ? L'on n'ose y croire. On se regarde, on se bouscule, on s'embrasse. Que de cris de délivrance retentirent alors. 
(Jean Albert, marsouin au 22ème R.I.C)

A 10h30, l'ordre nous arrive par le cycliste du colonel que l'Armistice aura lieu à 11h, nous nous y attendions déjà depuis deux jours. Nous n'osons y croire, mais notre colonel, arrivant au poste de secours, nous le confirme. Alors là ce fut du délire, nous nous embrassons tous, y compris le colonel, les habitants du village partagèrent notre joie, mais étaient navrés de ne pouvoir nous offrir quelques bouteilles de pinard, ayant dû subir l'occupation depuis le début.
(L. Bonifay, brancardier musicien au 328ème R.I.)

Le colonel nous apprend que l'Armistice devait avoir lieu à 11h00. Nous n'osons pas le croire. L'artillerie donne à plein tube et le vacarme est infernal, on peut à peine se comprendre. De temps à autre, un camarade vous pousse du coude en disant : "C'est ça l'Armistice ?" Néanmoins nous suivons les aiguilles de nos montres. Stupéfaction, à 11 heures moins 5 tout s'arrête ! Rien, pas un bruit. On entendrait une mouche voler. On se regarde comme des abrutis, en silence. X, un camarade de 20 ans me saute au cou et m'embrasse en criant : "Ça y est, ça y est, elle est à nous !" et il continue "Oui, elle est à nous, notre peau !" et tout le monde s'embrasse en pleurant et en riant. Minutes inoubliables. L'artillerie française avait cessé le feu à 10h1/2, mais celle des Américains avait tiré jusqu'à 11 heures moins 5.
Après s'être restauré un tant soit peu, nous traversons la Meuse sur un grand pont construit par le Génie. Bientôt nous voyons nos batteries en plein champ, des cadavres allemands et français, des lignées d'américains tués sur place, plus loin ce sont des nids de mitrailleuses avec des monceaux de cartouches et les cadavres des mitrailleurs allemands qui s'étaient fait tuer sur leur pièce, plus loin encore ce sont deux énormes fours crématoires qui avaient servi à incinérer les morts de l'offensive de 1916. Sur tout notre parcours, nous étions dépassés par des quantités de camions chargés d'américains qui nous criaient "Guerre fainèche! Boches fainèche! Hurras hurras, etc" Le soir, grande fête de nuit, feu d'artifice avec les fusées éclairantes boches, françaises, américaines. Journée inoubliable.
(E. Descertaine, 2ème R.I.C, 1ère Compagnie)

"La première guerre mondiale au jour le jour" (F. Icher)
Revenant de permission (dite de détente), j'avoue que j'étais assez sceptique sur les bobards qui avaient couru parmi les cuistots de la roulante avant mon départ. Les copains avaient beau m'assurer que cette fois "ça y était… qu'on allait voir le cul des boches". Nous étions au semi-repos dans un petit village lorsqu'un camarade me dit "Viens voir, tiens, si c'est pas vrai". Était-il saoul ? Je sortis de la cagna et, seigneur, quelle illumination ! D'un bout à l'autre de l'horizon, s'étendant sur une vingtaine de km, ce n'était en effet qu'étoiles filantes, fusées vertes, jaunes, rouges, une débauche de lumière, un vrai feu d'artifice, éclatant, chantant de joie, dansant au nez des boches... Aucune de ces météores n'appelait un tir de barrage. Ah ! vous pouvez croire qu'il y avait du bruit, du pétard, mais à part ça, il n'y avait rien d’époustouflant  Le lendemain on repris le barda et en avant pendant une vingtaine de jours où chacun rouspétait de plus en plus, comme de juste, le ravitaillement n'arrivant jamais  à temps. Les cloches ne sonnaient pas pour la bonne raison qu'elles étaient fondues depuis longtemps ou alors à terre.
(Jean Jardette, aumônier volontaire au 2ème groupe du 36ème artillerie de campagne)

Je vis arriver le cycliste qui portait les lettres aux copains de première ligne. Dès qu'il fut à portée de voix, je lui criais :
 - J'ai une lettre ?
 - Tant fait pas pour les lettres : la guerre est finie !
 - Fais pas l'andouille, ça te va mal !
 - C'est pas du vent ! Les Boches ont demandé l'Armistice ce matin au lever du jour. C'est affiché à la porte du commandant du bataillon !
Je n'en demandais pas davantage et je partis en courant avertir les copains. Quelle foire nous avons fait ! On a trinqué plus d'une fois ! Le soir, un immense feu d'artifice est parti des deux côtés des premières lignes : fusées rouges de barrage, fusées vertes d'alerte aux gaz. De tous les côtés ça partaient et les lumières s'allumaient ça et là, alors que la nuit précédente il fallait se cacher pour allumer une cigarette !
Le lendemain, de très bonne heure, je suis allé voir en première ligne, avec un bon camarade. Pendant le trajet cela nous semblait anormal de ne pas entendre aucun départ ou arrivée d'obus, ni éclatement de minens, alors que c'était continuellement que l'on entendait ces éclatements en temps normal. Lorsque nous sommes arrivés en première ligne, quelques copains fumaient tranquillement, assis sur la banquette (de terre). Presque tout le monde était dans les trous à dormir, après les émotions et le pinard de la veille.
Avec mon camarade, nous regardons à travers le brouillard matinal, vers les tranchées allemandes. Après un long moment, celui-ci se dissipant peu à peu, nous voyons des silhouettes se dessiner. Elles bougent, nous bougeons aussi. Nous entendons : "Com... com... !" Mon camarade me dit : "On y va ? qu'est-ce qu'on risque ? On verra les trous de nos torpilles..." Je lui réponds que nous pourrions attendre, mais il part malgré cela et je le suis. Nous nous arrêtons à mi-chemin, car deux soldats allemands viennent à notre rencontre pour nous serrer la main et baragouinent : "Gamarat, guerre kapout !" Ils parlent beaucoup et nous ne comprenons pas grand chose. Je commence à faire demi-tour quand deux autres Fritz montent le parapet et s'approche avec une rapidité qui m'inquiète. A peine arrivé sur nous, l'un deux, la main sur l'étui de son pistolet automatique, nous dit en mauvais français : "Armistice seulement. Nich guerre finie. Vous venir avec nous" Je riais jaune. Je regarde le chemin derrière nous. Je pense que le Fritz nous a à l'estomac. Je sais que le pistolet ne partira pas, mais à présent il y a 6 gaillards autour de nous (deux autres sont arrivés). Le gradé allemand donne des ordres et deux hommes armés nous amènent au PC. Là encore le gradé essaie de nous faire comprendre que la guerre n'est pas finie, que nous avons été imprudents, tout cela dans un charabia à moitié français à moitié allemand. Après avoir téléphoné, sans doute pour prendre les ordres, nous repartons flanqués de nos deux Frtiz, un devant, un derrière, dans des boyaux propres mais qui nous ont semblé bougrement longs ! Après peut-être un kilomètre, nos gardes s'arrêtent et nous font comprendre que nous pouvons nous asseoir là, sur le bord de la route. Au bout d'un long moment, nous voyons arriver une voiture et nous sommes embarqués. Nous arrivons dans une ville, on nous fait descendre devant un bâtiment où il y a un factionnaire (il ne nous a pas présenté les armes, mais il avait un large sourire). Nous passons par plusieurs bureaux et devant plusieurs chefs pour aboutir devant un grand caïd qui, bien que parlant français, se servit par moment de son interprète.
"Nous étions des hommes"
(Jacques Moreau)
A partir du moment où nous lui avons dit que nous étions dans l'équivalent des Minenwerfer, nous n'avons plus paru l'intéresser. Il donna des ordres, renvoya nos gardes et nous dit que nous étions libres de circuler dans la ville jusqu'à 8h00 du soir. A peine avions-nous franchi la porte que nous n'avions plus qu'une idée : rentrer chez nous, mais à peine avions-nous fait six pas que nous fûmes entourés et happés par les habitants : "Des français, des français !" On nous paya à boire et encore à boire, si bien qu'à 8h00 du soir nous étions sans connaissance et dans un état lamentable. J'abrège. Le lendemain, nous nous sommes retrouvés dans la tranchée dont nous étions partis, entourés de boches qui riaient en nous regardant nous réveiller et parlant entre eux au milieu de leurs gros rires. Ils nous ont montré la direction de notre tranchée et nous sommes partis en courant comme des voleurs, dans le brouillard du matin. Notre absence avait été constatée, mais nous avons raconté une histoire qui n'était pas celle-là et, dans l'enthousiasme du moment, tout était vrai et bon !
(André Pradelles, sous-officier dans l'artillerie de tranchée)