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2015/12/13

Victor Hugo : Quatrevingt-treize

« Si je faisais l'histoire de la Révolution, je dirais tous les crimes des révolutionnaires, seulement je dirais aussi quels sont les vrais coupables : ce sont les crimes de la monarchie » (Victor Hugo, 1854)

G. Moreau de Tours
(1848-1901)
Il y a des individus talentueux dans tous les domaines, des gars dont tu peux admirer les performances sportives ou intellectuelles, mais qui ne te laissent toutefois pas l'impression d'être radicalement différents de toi : plus brillants, certes, mais ni beaucoup plus grands ni beaucoup plus forts. 
Et puis il y a le génie à l'état pur, une espèce d'hominidé sur-évolué et comme pétri d'une autre pâte ; géant venu d'on ne sait d'où pour éclairer les hommes, les guider, les élever jusqu'à lui, mais en présence duquel, toujours, tu te sentiras infiniment petit : Victor Hugo.

Tout le monde connait Les Misérables pour l'avoir lu, ou vu, au moins une fois dans sa vie, mais c'est pourtant avec Quatrevingt-treize, écrit peu avant sa mort, qu'Hugo atteint le sommet de sa carrière littéraire. 93, c'est 1793, l'année de la Convention nationale et du régicide voté à une très courte majorité de voix après de longs et vifs débats au Palais des Tuileries, c'est aussi l'année des guerres intérieure et extérieure menées par la République contre les partisans d'un retour à l'Ancien Régime, d'où la Terreur et son principal instrument, la guillotine, parfois surnommée la Louisette en référence à son véritable inventeur : Antoine Louis. Bref, en terre de Vendée, cadre de ce roman riche de symboles et d'images, s'affrontent des colonnes de paysans désorganisés — mais fidèles aux seigneurs comme des chiens à leurs maîtres — et la toute jeune armée de soldats républicains, une cocarde bleu-blanc-rouge épinglée au bonnet ou au revers du veston. Français contre Français, donc. Et pour illustrer cette lutte fratricide, Hugo met en scène trois personnages principaux unis par des liens parentaux, mais séparés, opposés, déchirés par des aspirations différentes : d'abord le vieux marquis de Lantenac, un fervent royaliste chargé d'organiser l’insurrection sur le littoral afin d'ouvrir une brèche pour les frégates anglaises ; ensuite, envoyé de Paris pour l'en empêcher, son neveu, le commandant Gauvain, un jeune noble rallié par idéalisme aux valeurs de 1789 ; et enfin Cimourdain, l'ancien précepteur de Gauvain, un prêtre défroqué converti au jacobinisme et devenu commissaire délégué du trop sinistre Comité de salut public : de figure austère et d'esprit inflexible, c'est l'exécuteur des basses œuvres de la Révolution. 
Bien qu'Hugo laisse percevoir la sympathie qu'il a pour l'humaniste Gauvain, il ne juge pas pour autant les deux autres, mais montre chacun de ses personnages aller au bout de ce que lui dicte sa conscience, notamment à travers le sort réservé à trois malheureux gamins en bas âge. Recueillis par les républicains, puis enlevés par les royalistes après que ces derniers aient tenté d'assassiner leur mère, ces trois enfants s'appellent René-Jean, Gros-Alain et Georgette, mais pourraient tout aussi bien s'appeler Liberté, Egalité, Fraternité. Ils représentent aux yeux d'Hugo l'avenir et l'espoir, et sont le principal enjeu de ce formidable roman.

Publié en 1873, soit peu de temps après la Commune de Paris, on sent qu'avec Quatrevingt-treize Victor Hugo se plait à imaginer une France tolérante où les tenants du conservatisme et ceux du progrès social seraient enfin et à jamais réconciliés, aussi qu'il rêve d'une nation unie et pacifiée allant d'un même pas vers un même destin... 
Comme quoi même les plus grands esprits peuvent se gourer eux aussi. 

Max Adamo (1837-1901)

En même temps qu'elle dégageait de la révolution, cette assemblée produisait de la civilisation. Fournaise, mais forge. Dans cette cuve où bouillonnait la terreur, le progrès fermentait. De ce chaos d’ombre et de cette tumultueuse fuite de nuages, sortaient d’immenses rayons de lumière parallèles aux lois éternelles. Rayons restés sur l’horizon, visibles à jamais dans le ciel des peuples, et qui sont, l’un la justice, l’autre la tolérance, l’autre la bonté, l’autre la raison, l’autre la vérité, l’autre l’amour. La Convention promulguait ce grand axiome : La Liberté du citoyen finit où la Liberté d’un autre citoyen commence ; ce qui résume en deux lignes toute la sociabilité humaine. Elle déclarait l’indigence sacrée ; elle déclarait l’infirmité sacrée dans l’aveugle et dans le sourd-muet devenus pupilles de l’État, la maternité sacrée dans la fille-mère qu’elle consolait et relevait, l’enfance sacrée dans l’orphelin qu’elle faisait adopter par la patrie, l’innocence sacrée dans l’accusé acquitté qu’elle indemnisait. Elle flétrissait la traite des noirs ; elle abolissait l’esclavage. Elle proclamait la solidarité civique. Elle décrétait l’instruction gratuite. Elle organisait l’éducation nationale par l’école normale à Paris, l’école centrale au chef-lieu, et l’école primaire dans la commune. Elle créait les conservatoires et les musées. Elle décrétait l’unité de code, l’unité de poids et de mesures, et l’unité de calcul par le système décimal. Elle fondait les finances de la France, et à la longue banqueroute monarchique elle faisait succéder le crédit public. Elle donnait à la circulation le télégraphe, à la vieillesse les hospices dotés, à la maladie les hôpitaux purifiés, à l’enseignement l’école polytechnique, à la science le bureau des longitudes, à l’esprit humain l’institut. En même temps que nationale, elle était cosmopolite. Des onze mille deux cent dix décrets qui sont sortis de la Convention, un tiers a un but politique, les deux tiers ont un but humain. Elle déclarait la morale universelle base de la société et la conscience universelle base de la loi. Et tout cela, servitude abolie, fraternité proclamée, humanité protégée, conscience humaine rectifiée, loi du travail transformée en droit et d’onéreuse devenue secourable, richesse nationale consolidée, enfance éclairée et assistée, lettres et sciences propagées, lumière allumée sur tous les sommets, aide à toutes les misères, promulgation de tous les principes, la Convention le faisait, ayant dans les entrailles cette hydre, la Vendée, et sur les épaules ce tas de tigres, les rois.

Alfred Loudet (1836-1898)

Il y avait rue du Paon un cabaret qu'on appelait café. Ce café avait une arrière-chambre, aujourd'hui historique. C'était là que se rencontraient parfois à peu près secrètement des hommes tellement puissants et tellement surveillés qu'ils hésitaient à se parler en public. C'était là qu'avait été échangé, le 23 octobre 1792, un baiser fameux entre la Montagne et la Gironde. C'était là que Garat, bien qu'il n'en convienne pas dans ses Mémoires, était venu aux renseignements dans cette nuit lugubre où, après avoir mis Clavière en sûreté rue de Beaune, il arrêta sa voiture sur le Pont-Royal pour écouter le tocsin.
Le 28 juin 1793, trois hommes étaient réunis autour d'une table dans cette arrière-chambre. Leurs chaises ne se touchaient pas ; ils étaient assis chacun à un des côtés de la table, laissant vide le quatrième. Il était environ huit heures du soir ; il faisait jour encore dans la rue, mais il faisait nuit dans l'arrière-chambre, et un quinquet accroché au plafond, luxe d'alors, éclairait la table.
Le premier de ces trois hommes était pâle, jeune, grave, avec les lèvres minces et le regard froid. Il avait dans la joue un tic nerveux qui devait le gêner pour sourire. Il était poudré, ganté, brossé, boutonné ; son habit bleu clair ne faisait pas un pli. Il avait une culotte de nankin, des bas blancs, une haute cravate, un jabot plissé, des souliers à boucles d'argent. Les deux autres hommes étaient, l'un, une espèce de géant, l'autre, une espèce de nain. Le grand, débraillé dans un vaste habit de drap écarlate, le col nu dans une cravate dénouée tombant plus bas que le jabot, la veste ouverte avec des boutons arrachés, était botté de bottes à revers et avait les cheveux tout hérissés, quoiqu'on y vît un reste de coiffure et d'apprêt ; il y avait de la crinière dans sa perruque. Il avait la petite vérole sur la face, une ride de colère entre les sourcils, le pli de la bonté au coin de la bouche, les lèvres épaisses, les dents grandes, un poing de portefaix, l’œil éclatant. Le petit était un homme jaune qui, assis, semblait difforme ; il avait la tête renversée en arrière, les yeux injectés de sang, des plaques livides sur le visage, un mouchoir noué sur ses cheveux gras et plats, pas de front, une bouche énorme et terrible. Il avait un pantalon à pied, des pantoufles, un gilet qui semblait avoir été de satin blanc, et par-dessus ce gilet une rouppe dans les plis de laquelle une ligne dure et droite laissait deviner un poignard.
Le premier de ces hommes s'appelait Robespierre, le second Danton, le troisième Marat.

Pierre-Antoine Demachy (1723-1807)

Le jour ne tarda pas à poindre à l'horizon.
En même temps que le jour, une chose étrange, immobile, surprenante, et que les oiseaux du ciel ne connaissaient pas, apparut sur le plateau de la Tourgue au-dessus de la forêt de Fougères.
Cela avait été mis là dans la nuit. C'était dressé, plutôt que bâti. De loin sur l'horizon c'était une silhouette faite de lignes droites et dures ayant l'aspect d'une lettre hébraïque ou d'un de ces hiéroglyphes d'Egypte qui faisaient partie de l'alphabet de l'antique énigme.
Au premier abord, l'idée que cette chose éveillait était l'idée de l'inutile. Elle était là parmi les bruyères en fleur. On se demandait à quoi cela pouvait servir. Puis on sentait venir un frisson. C'était une sorte de tréteau ayant pour pieds quatre poteaux. A un bout du tréteau, deux hautes solives, debout et droites, reliées à leur sommet par une traverse, élevaient et tenaient suspendu un triangle qui semblait noir sur l'azur du matin. A l'autre bout du tréteau, il y avait une échelle. Entre les deux solives, en bas, au-dessous du triangle, on distinguait une sorte de panneau composé de deux sections mobiles qui, en s'ajustant l'une à l'autre, offraient au regard un trou rond à peu près de la dimension du cou d'un homme. La section supérieure du panneau glissait dans une rainure, de façon à pouvoir se hausser ou s'abaisser. Pour l'instant, les deux croissants qui en se rejoignant formaient le collier étaient écartés. On apercevait au pied des deux piliers portant le triangle une planche pouvant tourner sur charnière et ayant l'aspect d'une bascule. A côté de cette planche il y avait un panier long, et entre les deux piliers, en avant, et à l'extrémité du tréteau, un panier carré. C'était peint en rouge. Tout était en bois, excepté le triangle qui était en fer. On sentait que cela avait été construit par des hommes, tant c'était laid, mesquin et petit ; et cela aurait mérité d'être apporté là par des génies, tant c'était formidable.
Cette bâtisse difforme, c'était la guillotine.

Arturo Michelena (1863-1898)

[...] Cimourdain s'assit sur la paille à côté de Gauvain et lui dit :
— Je viens souper avec toi.
Gauvain rompit le pain noir, et le lui présenta. Cimourdain en prit un morceau ; puis Gauvain lui tendit la cruche d'eau.
— Bois le premier, dit Cimourdain.
Gauvain but et passa la cruche à Cimourdain qui but après lui. Gauvain n'avait bu qu'une gorgée.
Cimourdain but à longs traits.
Dans ce souper, Gauvain mangeait et Cimourdain buvait, signe du calme de l'un et de la fièvre de l'autre.
On ne sait quelle sérénité terrible était dans ce cachot. Ces deux hommes causaient.
Gauvain disait :
— Les grandes choses s'ébauchent. Ce que la révolution fait en ce moment est mystérieux. Derrière l'oeuvre visible il y a l'oeuvre invisible. L'une cache l'autre. L'oeuvre visible est farouche, l'oeuvre invisible est sublime. En cet instant je distingue tout très nettement. C'est étrange et beau. Il a bien fallu se servir des matériaux du passé. De là cet extraordinaire 93. Sous un échafaudage de barbarie se construit un temple de civilisation.
— Oui, répondit Cimourdain. De ce provisoire sortira le définitif. Le définitif, c'est-à-dire le droit et le devoir parallèles, l'impôt proportionnel et progressif, le service militaire obligatoire, le nivellement, aucune déviation, et, au-dessus de tous et de tout, cette ligne droite, la loi. La république de l'absolu.
— Je préfère, dit Gauvain, la république de l'idéal.
Il s'interrompit, puis continua :
— Ô mon maître, dans tout ce que vous venez de dire, où placez-vous le dévouement, le sacrifice, l'abnégation, l'entrelacement magnanime des bienveillances, l'amour ? Mettre tout en équilibre, c'est bien ; mettre tout en harmonie, c'est mieux. Au-dessus de la balance il y a la lyre. Votre république dose, mesure et règle l'homme ; la mienne l'emporte en plein azur ; c'est la différence qu'il y a entre un théorème et un aigle.
— Tu te perds dans le nuage.
— Et vous dans le calcul.
— Il y a du rêve dans l'harmonie.
— Il y en a aussi dans l'algèbre.
— Je voudrais l'homme fait par Euclide.
— Et moi, dit Gauvain, je l'aimerais mieux fait par Homère.
Le sourire sévère de Cimourdain s'arrêta sur Gauvain comme pour tenir cette âme en arrêt.
— Poésie. Défie-toi des poëtes.
— Oui, je connais ce mot. Défie-toi des souffles, défie-toi des rayons, défie-toi des parfums, défie-toi des fleurs, défie-toi des constellations.
— Rien de tout cela ne donne à manger.
— Qu'en savez-vous ? l'idée aussi est nourriture. Penser, c'est manger.
— Pas d'abstraction. La république c'est deux et deux font quatre. Quand j'ai donné à chacun ce qui lui revient...
— Il vous reste à donner à chacun ce qui ne lui revient pas.
— Qu'entends-tu par là ?
— J'entends l'immense concession réciproque que chacun doit à tous et que tous doivent à chacun, et qui est toute la vie sociale.
— Hors du droit strict, il n'y a rien.
— Il y a tout.
— Je ne vois que la justice.
— Moi, je regarde plus haut.
— Qu'y a-t-il donc au-dessus de la justice ?
— L'équité.
Par moments ils s'arrêtaient comme si des lueurs passaient.
Cimourdain reprit :
— Précise, je t'en défie.
— Soit. Vous voulez le service militaire obligatoire. Contre qui ? contre d'autres hommes. Moi, je ne veux pas de service militaire. Je veux la paix. Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée. Vous voulez l'impôt proportionnel. Je ne veux point d'impôt du tout. Je veux la dépense commune réduite à sa plus simple expression et payée par la plus-value sociale.
— Qu'entends-tu par là ?
— Ceci : d'abord supprimez les parasitismes ; le parasitisme du prêtre, le parasitisme du juge, le parasitisme du soldat. Ensuite, tirez parti de vos richesses ; vous jetez l'engrais à l'égout, jetez-le au sillon. Les trois quarts du sol sont en friche, défrichez la France, supprimez les vaines pâtures ; partagez les terres communales. Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait un homme. Vous centuplerez le produit social. La France, à cette heure, ne donne à ses paysans que quatre jours de viande par an ; bien cultivée, elle nourrirait trois cent millions d'hommes, toute l'Europe. Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les chutes d'eau, tous les effluves magnétiques. Le globe a un réseau veineux souterrain ; il y a dans ce réseau une circulation prodigieuse d'eau, d'huile, de feu ; piquez la veine du globe, et faites jaillir cette eau pour vos fontaines, cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers. Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marées. Qu'est-ce que l'océan ? une énorme force perdue. Comme la terre est bête ! ne pas employer l'océan !
— Te voilà en plein songe.
— C'est-à-dire en pleine réalité.
Gauvain reprit :
— Et la femme ? qu'en faites-vous ?
Cimourdain répondit :
— Ce qu'elle est. La servante de l'homme.
— Oui. A une condition.
— Laquelle ?
— C'est que l'homme sera le serviteur de la femme.
— Y penses-tu ? s'écria Cimourdain, l'homme serviteur ! jamais. L'homme est maître. Je n'admets qu'une royauté, celle du foyer. L'homme chez lui est roi.
— Oui. A une condition.
— Laquelle ?
— C'est que la femme y sera reine.
— C'est-à-dire que tu veux pour l'homme et pour la femme...
— L'égalité.
— L'égalité ! y songes-tu ? les deux êtres sont divers.
— J'ai dit l'égalité. Je n'ai pas dit l'identité.
— Il y eut encore une pause, comme une sorte de trêve entre ces deux esprits échangeant des éclairs.
Cimourdain la rompit.
— Et l'enfant ! à qui le donnes-tu ?
— D'abord au père qui l'engendre, puis à la mère qui l'enfante, puis au maître qui l'élève, puis à la cité qui le virilise, puis à la patrie qui est la mère suprême, puis à l'humanité qui est la grande aïeule.
— Tu ne parles pas de Dieu.
— Chacun de ces degrés, père, mère, maître, cité, patrie, humanité, est un des échelons de l'échelle qui monte à Dieu.
Cimourdain se taisait, Gauvain poursuivit :
— Quand on est au haut de l'échelle, on est arrivé à Dieu. Dieu s'ouvre ; on n'a plus qu'à entrer.
Cimourdain fit le geste d'un homme qui en rappelle un autre.
— Gauvain, reviens sur la terre. Nous voulons réaliser le possible.
— Commencez par ne pas le rendre impossible.
— Le possible se réalise toujours.
— Pas toujours. Si l'on rudoie l'utopie, on la tue. Rien n'est plus sans défense que l’œuf.
— Il faut pourtant saisir l'utopie, lui imposer le joug du réel, et l'encadrer dans le fait. L'idée abstraite doit se transformer en idée concrète ; ce qu'elle perd en beauté, elle le regagne en utilité ; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi ; et, quand le droit s'est fait loi, il est absolu. C'est là ce que j'appelle le possible.
— Le possible est plus que cela.
— Ah ! te revoilà dans le rêve.
— Le possible est un oiseau mystérieux toujours planant au-dessus de l'homme.
— Il faut le prendre.
— Vivant.
Gauvain continua :
— Ma pensée est : Toujours en avant. Si Dieu avait voulu que l'homme reculât, il lui aurait mis un oeil derrière la tête. Regardons toujours du côté de l'aurore, de l'éclosion, de la naissance. Ce qui tombe encourage ce qui monte. Le craquement du vieil arbre est un appel à l'arbre nouveau. Chaque siècle fera son oeuvre, aujourd'hui civique, demain humaine. Aujourd'hui la question du droit, demain la question du salaire. Salaire et droit, au fond c'est le même mot. L'homme ne vit pas pour n'être point payé ; Dieu en donnant la vie contracte une dette ; le droit, c'est le salaire inné ; le salaire, c'est le droit acquis.
Gauvain parlait avec le recueillement d'un prophète.
Cimourdain écoutait. Les rôles étaient intervertis, et maintenant il semblait que c'était l'élève qui était le maître.
Cimourdain murmura :
—Tu vas vite.
— C'est que je suis peut-être un peu pressé, dit Gauvain en souriant.
Et il reprit :
— Ô mon maître, voici la différence entre nos deux utopies. Vous voulez la caserne obligatoire, moi, je veux l'école. Vous rêvez l'homme soldat, je rêve l'homme citoyen. Vous le voulez terrible, je le veux pensif. Vous fondez une république de glaives, je fonde...
Il s'interrompit :
— Je fonderais une république d'esprits.
Cimourdain regarda le pavé du cachot, et dit :
— Et en attendant que veux-tu ?
— Ce qui est.
— Tu absous donc le moment présent ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que c'est une tempête. Une tempête sait toujours ce qu'elle fait. Pour un chêne foudroyé, que de forêts assainies ! La civilisation avait une peste, ce grand vent l'en délivre. Il ne choisit pas assez peut-être. Peut-il faire autrement ? Il est chargé d'un si rude balayage ! Devant l'horreur du miasme, je comprends la fureur du souffle.
Gauvain continua :
— D'ailleurs, que m'importe la tempête, si j'ai la boussole, et que me font les événements, si j'ai ma conscience !
Et il ajouta de cette voix basse qui est aussi la voix solennelle :
— Il y a quelqu'un qu'il faut toujours laisser faire.
— Qui ? demanda Cimourdain.
Gauvain leva le doigt au-dessus de sa tête. Cimourdain suivit du regard la direction de ce doigt levé, et, à travers la voûte du cachot, il lui sembla voir le ciel étoilé.
Ils se turent encore.
Cimourdain reprit :
— Société plus grande que nature. Je te le dis, ce n'est plus le possible, c'est le rêve.
— C'est le but. Autrement, à quoi bon la société ? Restez dans la nature. Soyez les sauvages. Otaïti est un paradis. Seulement, dans ce paradis on ne pense pas. Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu'un paradis bête. Mais non, point d'enfer. Soyons la société humaine. Plus grande que nature. Oui. Si vous n'ajoutez rien à la nature, pourquoi sortir de la nature ? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel comme l'abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d'être l'intelligence reine. Si vous ajoutez quelque chose à la nature, vous serez nécessairement plus grand qu'elle ; ajouter, c'est augmenter ; augmenter, c'est grandir. La société, c'est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies. Porter des fardeaux éternels, ce n'est pas la loi de l'homme. Non, non, non, plus de parias, plus d'esclaves, plus de forçats, plus de damnés ! Je veux que chacun des attributs de l'homme soit un symbole de civilisation et un patron de progrès ; je veux la liberté devant l'esprit, l'égalité devant le coeur, la fraternité devant l'âme. Non ! plus de joug ! l'homme est fait, non pour traîner des chaînes, mais pour ouvrir des ailes. Plus d'homme reptile. Je veux la transfiguration de la larve en lépidoptère ; je veux que le ver de terre se change en une fleur vivante, et s'envole. Je veux...
Il s'arrêta. Son œil devint éclatant.
Ses lèvres remuaient. Il cessa de parler.
La porte était restée ouverte. Quelque chose des rumeurs du dehors pénétrait dans le cachot. On entendait de vagues clairons, c'était probablement la diane ; puis des crosses de fusil sonnant à terre, c'étaient les sentinelles qu'on relevait ; puis, assez près de la tour, autant qu'on en pouvait juger dans l'obscurité, un mouvement pareil à un remuement de planches et de madriers, avec des bruits sourds et intermittents qui ressemblaient à des coups de marteau.
Cimourdain, pâle, écoutait. Gauvain n'entendait pas.
Sa rêverie était de plus en plus profonde. Il semblait qu'il ne respirât plus, tant il était attentif à ce qu'il voyait sous la voûte visionnaire de son cerveau. Il avait de doux tressaillements. La clarté d'aurore qu'il avait dans la prunelle grandissait.
Un certain temps se passa ainsi. Cimourdain lui demanda :
— A quoi penses-tu ?
— A l'avenir, dit Gauvain.
Et il retomba dans sa méditation. Cimourdain se leva du lit de paille où ils étaient assis tous les deux.
Gauvain ne s'en aperçut pas. Cimourdain, couvant du regard le jeune homme pensif, recula lentement jusqu'à la porte, et sortit. Le cachot se referma.

Victor Hugo : Quatrevingt-treize (1873)
Aux Editions Gallimard

2015/10/25

Jean-Noël Jeanneney : Victor Hugo et la République

« L'histoire de la Révolution est l'histoire de l'avenir. Il y a dans ce qu'elle nous a apporté plus de terre promise que de terrain gagné. » (Victor Hugo, 1876)

En février 2002, à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Victor Hugo, Jean-Noël Jeanneney donnait une conférence sur ce monument d'homme dont la notoriété dépasse largement nos frontières. Adulé de son vivant comme peu l'ont été avant ou après lui, ce génial touche-à-tout, élevé aujourd'hui au rang d'icône nationale, eut bien évidemment droit à d'imposantes funérailles auxquelles assistèrent, en juin 1885, deux ou trois millions de personnes venues des quatre coins de la France. Encore faut-il préciser ici qu'on dénombra davantage de Fantine, d'Enjolras ou de Cosette aux abords du cortège que de ci-devants ducs, barons ou marquis. Et que si le peuple de Gauche, venu en nombre, tenait sans doute à honorer son grand dramaturge, il tenait surtout, je crois, à remercier l'un des plus farouches défenseurs de la République en un temps où celle-ci, insuffisamment solide, vacillait encore sous les coups de boutoir répétés du peuple de Droite.

Républicain, Victor Hugo ne l'a pas toujours été, loin s'en faut. On sait les sympathies coupables qu'il eut pour Charles X ou Louis-Philippe, écrivant à leur gloire des odes qu'il qualifia par la suite de "bégaiements royalistes"... On sait aussi comment ce visionnaire de génie contribua à bâtir sa propre légende durant son exil à Guernesey... Mais il n'empêche que lorsque Victor Hugo épousa la Gueuse, aux alentours de 1850, c'est avec une ferveur quasi-religieuse qu'il l'embrassa, puis la protégea griffes et crocs contre les tenants d'un retour en arrière. Ainsi, parmi quelques-unes des batailles homériques livrées par Hugo figurent en bonne place : le suffrage universel (et son élargissement aux femmes), la séparation de l'Eglise et de l'Etat, l'abolition de la peine de mort, ainsi que l'introduction du principe des "circonstances atténuantes", sans oublier ses réflexions sur la nécessité de fédérer l'Europe, ce qui devrait suffire à souligner la modernité des idées politiques de cet esprit "éclairé", soit précisément ce que le livre de Jeanneney s'attache à mettre en avant (sans rien ajouter à ce que l'on savait déjà plus ou moins, hormis ses commentaires avisés) :

Au moment où s'élèvent si nombreuses les voix chagrines déplorant que "le progrès soit en crise" ou que "l'avenir s'efface", Victor Hugo nous invite, au nom même de l'idée qu'il se fait de la République française ou universelle, à retrouver le courage de croire à la possibilité d'un peu plus d'harmonie sur cette terre.
Il ne s'agit pas de s'aveugler (il ne le fit jamais lui-même) sur les multiples cahots, les trébuchements, les horreurs et les barbaries qui scandent la marche de l'humanité, mais seulement de rappeler à sa suite que dans l'effort immémorial des hommes le but compte moins que le mouvement. Albert Camus nous a encouragés à imaginer Sisyphe heureux. Victor Hugo ne nous dit pas autre chose. Il nous rappelle, selon une formule célèbre, que toute civilisation n'est jamais qu'une asymptote.
Qu'on refuse la paresse des béates certitudes, oui, assurément, bravo ! Mais en rejoignant le credo du poète, qui nous ramène, pour finir, à la France : « Je déclare que ce qu'il faut à la République, c'est l'ordre, mais l'ordre vivant, qui est le progrès, c'est l'ordre tel qu'il résulte de la croissance normale, paisible, naturelle, du peuple, dans les faits et dans les idées, pour le plein rayonnement de l'intelligence nationale. »

Jean-Noël Jeanneney : Victor Hugo et la République 
Aux Editions Gallimard (2002)

Ironie de l'histoire : deux mois après cette conférence, 17% d'électeurs propulsaient Le Pen au second tour des Présidentielles et Jospin dans les oubliettes ! Je me souviens que pour expliquer ce tsunami politique, les commentateurs attitrés évoquèrent diverses raisons, les unes psychologiques, les autres algébriques : expression d'un mécontentement populaire, discours sur l'insécurité grandissante, multiplicité des candidats de gauche, niveau d’abstention, etc. Mais personne pour évoquer le rapport ambigu que les Français entretiennent avec leur Histoire, à commencer par l'étrange fascination qu'ils éprouvent pour les fastes de Versailles, plutôt que pour les tenants et aboutissants de la Révolution ; un peu comme une victoire posthume des Louis sur les Sans-culottes, ou pour le dire autrement : de l'image sur les Idées. Eh oui ! tout le monde connaît Rihanna, Beyoncé, Ronaldo, mais qui se souvient encore de Jean Zay et de ce pour quoi il s'est battu et contre qui ? Un français sur dix ? Deux ? Trois ? Pas plus ! De même qu'il suffit de sonder un peu autour de soi pour constater que "les Canuts", "la Commune", "Février 34", "solidarités ouvrières", "conquêtes sociales", "esprit républicain", tout ça ne signifie rien, absolument RIEN : mémoire effacée ! > del *.*/s ...

       ... Et tu verras bientôt danser dans leurs yeux morts des brasiers d'incendie.

2013/01/19

Victor Hugo : Les Misérables (France Culture, 2013)


Monument du patrimoine national, peut-être plus célèbre encore que le Louvre, la Tour Eiffel ou Notre-Dame : Les Misérables, de Victor Hugo. Maçonné et ferraillé à l’ancienne, l’édifice, bâti en 1862, il y a déjà 150 ans, est encore solide sur ses fondations que sont la misère et l’injustice. Inaltérable au temps et à l’usure, incorruptible aux modes et aux critiques, si le chef d’œuvre d’Hugo paraît ne pas vieillir c’est sans doute parce que la société n’avance que pour mieux reculer et finalement stagne (ou bien qu’elle évolue moins vite qu’on ne le souhaiterait).

L’histoire des Misérables est archi-connue, elle a nourri de mots et d’images plusieurs générations d’enfants et marqué à jamais leur mémoire à la manière d’une catéchèse (la cohérence et le réalisme en plus). Inoubliables personnages : Gavroche, tout chant et tout sourire sous le feu de la mitraille devant les barricades ; Fantine, fille-mère contrainte à la prostitution jusqu’à ce que mort s’ensuive ; Thénardier-père, mauvais de bout en bout et de fond en comble ; Cosette, s’en allant pieds nus puiser l’eau à la nuit tombée ; Javert, stupide, borné, pathétique, haïssable ; et Jean Valjean, bien sûr, alias monsieur Madeleine, matricule 24601.
Interprété par les plus grands noms du 7ème art, le rôle de l’ancien bagnard est à nouveau merveilleusement servi, mais cette fois-ci par la voix de Jean-Marie Winling, dans l’adaptation radiophonique que voici :


Ci-dessous, en extrait sonore, la scène où monsieur Madeleine se rend à Montfermeil pour sortir Cosette des griffes des Thénardier :


Enfin, les 14 épisodes du feuilleton sont disponibles ici, au format MP3 :

http://www.mediafire.com/download.php?17uudhc7618ee9n

http://www.mediafire.com/download.php?zvs2088uqz0zumk