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2016/02/28

Sur la route de Verdun...

Puisqu'il est question de ruines et de désolation, que nous sommes en février et que j'ai envie d'écrire, je vous propose un petit tour sur la route de Verdun :


Une route vallonnée qui, avant d'arriver en Lorraine, vous fait traverser la Picardie, la Champagne-Ardenne et l'Argonne : des noms qui vous pètent aux oreilles comme des roulements de canons et vous feraient presque sentir l'odeur de la poudre au milieu des foins : 


Verdun, ville de province de moyenne importance, mais que l'Histoire et la folie des hommes ont carrément hissé au rang de mythe national. Pas vraiment le plus folichon des lieux de villégiatures possibles — malgré une agréable jetée piétonnière parsemée de bars et de brasseries — mais plutôt un lieu de Mémoire, voire de pèlerinage. On peut, si on veut, siroter une mousse sur la terrasse du Windsor en parcourant Paroles de Verdun, de Jean-Pierre Guéno : 


Un "Centre mondial de la Paix", établi dans l'ancien palais épiscopal, et jouxtant la Cathédrale Notre-Dame dont les cloches vous surprendront peut-être à sonner le mouvement final de l'Hymne à la Joie :



En périphérie de Verdun et en dehors des grands axes routiers, une dizaine de villages totalement détruits et non-reconstruits. Vous n'y croiserez strictement personne, sans doute parce qu'il n'y a rien à y voir, hormis une chapelle, un monument aux Morts et, parsemant la terre retournée, quelques débris de tuiles, de briques, de moellons... mais surtout du silence et encore du silence :


La butte de Vauquois et ses impressionnants cratères, parfois appelés "entonnoirs", fruits de la guerre des mines à laquelle se livrèrent durant quatre ans les boches et les poilus (cf. Bourru, soldat de Vauquois, de Jean des Vignes Rouges). Aussi quelques restes de tranchées bétonnées dans lesquelles vous croisez aujourd'hui autant de Français que d'Allemands :


Un grand et beau musée, le Mémorial de Verdun, créé sous l’égide de Maurice Genevoix et proposant notamment une reconstitution vraiment saisissante d'un champ de bataille, les cadavres et leur odeur de putréfaction en moins :


L'obligatoire visite à l’ossuaire de Douaumont, un monumental bâtiment chargé d'abriter les restes des 130000 soldats français et allemands non identifiés. Qui n'est pas ému aux larmes à l'intérieur de l'ossuaire, ou qui n'est pas simplement pris de vertige, n'est pas tout à fait humain :


Aussi la citadelle souterraine de Verdun qui se visite en wagonnet façon EuroDisney ; les Forts de Vaux et de Douaumont partiellement visitables ; la "légendaire" tranchée des baïonnettes et d'autres petites choses encore... mais surtout, oui surtout, ce moment qui n'appartient qu'à moi : les deux heures passées à la nuit tombée dans le village détruit de Bezonveaux, au milieu d'une forêt de pins et d'épicéas, seul ou presque seul, car il y avait le hibou quelque part sur sa branche... et puis il y eut aussi cette biche que ma présence effraya et qui, le temps d'une seconde, m'émerveilla comme un enfant. C'est mon meilleur souvenir :


Sur la route du retour, France-Info diffusait en boucle la nouvelle du jour : 10 militaires français venaient de trouver la mort dans une embuscade en Afghanistan. Devant les micros tendus, un homme parlait alors de "sacrifice ultime" et de "combat contre la barbarie". Il se gargarisait à tel point de bravoure, d'honneur et de devoir, que je crus un instant entendre le président Poincaré s'adressant aux Français en août 1914, mais... mais c'était seulement Sarkozy 94 ans plus tard.


2015/12/13

Victor Hugo : Quatrevingt-treize

« Si je faisais l'histoire de la Révolution, je dirais tous les crimes des révolutionnaires, seulement je dirais aussi quels sont les vrais coupables : ce sont les crimes de la monarchie » (Victor Hugo, 1854)

G. Moreau de Tours
(1848-1901)
Il y a des individus talentueux dans tous les domaines, des gars dont tu peux admirer les performances sportives ou intellectuelles, mais qui ne te laissent toutefois pas l'impression d'être radicalement différents de toi : plus brillants, certes, mais ni beaucoup plus grands ni beaucoup plus forts. 
Et puis il y a le génie à l'état pur, une espèce d'hominidé sur-évolué et comme pétri d'une autre pâte ; géant venu d'on ne sait d'où pour éclairer les hommes, les guider, les élever jusqu'à lui, mais en présence duquel, toujours, tu te sentiras infiniment petit : Victor Hugo.

Tout le monde connait Les Misérables pour l'avoir lu, ou vu, au moins une fois dans sa vie, mais c'est pourtant avec Quatrevingt-treize, écrit peu avant sa mort, qu'Hugo atteint le sommet de sa carrière littéraire. 93, c'est 1793, l'année de la Convention nationale et du régicide voté à une très courte majorité de voix après de longs et vifs débats au Palais des Tuileries, c'est aussi l'année des guerres intérieure et extérieure menées par la République contre les partisans d'un retour à l'Ancien Régime, d'où la Terreur et son principal instrument, la guillotine, parfois surnommée la Louisette en référence à son véritable inventeur : Antoine Louis. Bref, en terre de Vendée, cadre de ce roman riche de symboles et d'images, s'affrontent des colonnes de paysans désorganisés — mais fidèles aux seigneurs comme des chiens à leurs maîtres — et la toute jeune armée de soldats républicains, une cocarde bleu-blanc-rouge épinglée au bonnet ou au revers du veston. Français contre Français, donc. Et pour illustrer cette lutte fratricide, Hugo met en scène trois personnages principaux unis par des liens parentaux, mais séparés, opposés, déchirés par des aspirations différentes : d'abord le vieux marquis de Lantenac, un fervent royaliste chargé d'organiser l’insurrection sur le littoral afin d'ouvrir une brèche pour les frégates anglaises ; ensuite, envoyé de Paris pour l'en empêcher, son neveu, le commandant Gauvain, un jeune noble rallié par idéalisme aux valeurs de 1789 ; et enfin Cimourdain, l'ancien précepteur de Gauvain, un prêtre défroqué converti au jacobinisme et devenu commissaire délégué du trop sinistre Comité de salut public : de figure austère et d'esprit inflexible, c'est l'exécuteur des basses œuvres de la Révolution. 
Bien qu'Hugo laisse percevoir la sympathie qu'il a pour l'humaniste Gauvain, il ne juge pas pour autant les deux autres, mais montre chacun de ses personnages aller au bout de ce que lui dicte sa conscience, notamment à travers le sort réservé à trois malheureux gamins en bas âge. Recueillis par les républicains, puis enlevés par les royalistes après que ces derniers aient tenté d'assassiner leur mère, ces trois enfants s'appellent René-Jean, Gros-Alain et Georgette, mais pourraient tout aussi bien s'appeler Liberté, Egalité, Fraternité. Ils représentent aux yeux d'Hugo l'avenir et l'espoir, et sont le principal enjeu de ce formidable roman.

Publié en 1873, soit peu de temps après la Commune de Paris, on sent qu'avec Quatrevingt-treize Victor Hugo se plait à imaginer une France tolérante où les tenants du conservatisme et ceux du progrès social seraient enfin et à jamais réconciliés, aussi qu'il rêve d'une nation unie et pacifiée allant d'un même pas vers un même destin... 
Comme quoi même les plus grands esprits peuvent se gourer eux aussi. 

Max Adamo (1837-1901)

En même temps qu'elle dégageait de la révolution, cette assemblée produisait de la civilisation. Fournaise, mais forge. Dans cette cuve où bouillonnait la terreur, le progrès fermentait. De ce chaos d’ombre et de cette tumultueuse fuite de nuages, sortaient d’immenses rayons de lumière parallèles aux lois éternelles. Rayons restés sur l’horizon, visibles à jamais dans le ciel des peuples, et qui sont, l’un la justice, l’autre la tolérance, l’autre la bonté, l’autre la raison, l’autre la vérité, l’autre l’amour. La Convention promulguait ce grand axiome : La Liberté du citoyen finit où la Liberté d’un autre citoyen commence ; ce qui résume en deux lignes toute la sociabilité humaine. Elle déclarait l’indigence sacrée ; elle déclarait l’infirmité sacrée dans l’aveugle et dans le sourd-muet devenus pupilles de l’État, la maternité sacrée dans la fille-mère qu’elle consolait et relevait, l’enfance sacrée dans l’orphelin qu’elle faisait adopter par la patrie, l’innocence sacrée dans l’accusé acquitté qu’elle indemnisait. Elle flétrissait la traite des noirs ; elle abolissait l’esclavage. Elle proclamait la solidarité civique. Elle décrétait l’instruction gratuite. Elle organisait l’éducation nationale par l’école normale à Paris, l’école centrale au chef-lieu, et l’école primaire dans la commune. Elle créait les conservatoires et les musées. Elle décrétait l’unité de code, l’unité de poids et de mesures, et l’unité de calcul par le système décimal. Elle fondait les finances de la France, et à la longue banqueroute monarchique elle faisait succéder le crédit public. Elle donnait à la circulation le télégraphe, à la vieillesse les hospices dotés, à la maladie les hôpitaux purifiés, à l’enseignement l’école polytechnique, à la science le bureau des longitudes, à l’esprit humain l’institut. En même temps que nationale, elle était cosmopolite. Des onze mille deux cent dix décrets qui sont sortis de la Convention, un tiers a un but politique, les deux tiers ont un but humain. Elle déclarait la morale universelle base de la société et la conscience universelle base de la loi. Et tout cela, servitude abolie, fraternité proclamée, humanité protégée, conscience humaine rectifiée, loi du travail transformée en droit et d’onéreuse devenue secourable, richesse nationale consolidée, enfance éclairée et assistée, lettres et sciences propagées, lumière allumée sur tous les sommets, aide à toutes les misères, promulgation de tous les principes, la Convention le faisait, ayant dans les entrailles cette hydre, la Vendée, et sur les épaules ce tas de tigres, les rois.

Alfred Loudet (1836-1898)

Il y avait rue du Paon un cabaret qu'on appelait café. Ce café avait une arrière-chambre, aujourd'hui historique. C'était là que se rencontraient parfois à peu près secrètement des hommes tellement puissants et tellement surveillés qu'ils hésitaient à se parler en public. C'était là qu'avait été échangé, le 23 octobre 1792, un baiser fameux entre la Montagne et la Gironde. C'était là que Garat, bien qu'il n'en convienne pas dans ses Mémoires, était venu aux renseignements dans cette nuit lugubre où, après avoir mis Clavière en sûreté rue de Beaune, il arrêta sa voiture sur le Pont-Royal pour écouter le tocsin.
Le 28 juin 1793, trois hommes étaient réunis autour d'une table dans cette arrière-chambre. Leurs chaises ne se touchaient pas ; ils étaient assis chacun à un des côtés de la table, laissant vide le quatrième. Il était environ huit heures du soir ; il faisait jour encore dans la rue, mais il faisait nuit dans l'arrière-chambre, et un quinquet accroché au plafond, luxe d'alors, éclairait la table.
Le premier de ces trois hommes était pâle, jeune, grave, avec les lèvres minces et le regard froid. Il avait dans la joue un tic nerveux qui devait le gêner pour sourire. Il était poudré, ganté, brossé, boutonné ; son habit bleu clair ne faisait pas un pli. Il avait une culotte de nankin, des bas blancs, une haute cravate, un jabot plissé, des souliers à boucles d'argent. Les deux autres hommes étaient, l'un, une espèce de géant, l'autre, une espèce de nain. Le grand, débraillé dans un vaste habit de drap écarlate, le col nu dans une cravate dénouée tombant plus bas que le jabot, la veste ouverte avec des boutons arrachés, était botté de bottes à revers et avait les cheveux tout hérissés, quoiqu'on y vît un reste de coiffure et d'apprêt ; il y avait de la crinière dans sa perruque. Il avait la petite vérole sur la face, une ride de colère entre les sourcils, le pli de la bonté au coin de la bouche, les lèvres épaisses, les dents grandes, un poing de portefaix, l’œil éclatant. Le petit était un homme jaune qui, assis, semblait difforme ; il avait la tête renversée en arrière, les yeux injectés de sang, des plaques livides sur le visage, un mouchoir noué sur ses cheveux gras et plats, pas de front, une bouche énorme et terrible. Il avait un pantalon à pied, des pantoufles, un gilet qui semblait avoir été de satin blanc, et par-dessus ce gilet une rouppe dans les plis de laquelle une ligne dure et droite laissait deviner un poignard.
Le premier de ces hommes s'appelait Robespierre, le second Danton, le troisième Marat.

Pierre-Antoine Demachy (1723-1807)

Le jour ne tarda pas à poindre à l'horizon.
En même temps que le jour, une chose étrange, immobile, surprenante, et que les oiseaux du ciel ne connaissaient pas, apparut sur le plateau de la Tourgue au-dessus de la forêt de Fougères.
Cela avait été mis là dans la nuit. C'était dressé, plutôt que bâti. De loin sur l'horizon c'était une silhouette faite de lignes droites et dures ayant l'aspect d'une lettre hébraïque ou d'un de ces hiéroglyphes d'Egypte qui faisaient partie de l'alphabet de l'antique énigme.
Au premier abord, l'idée que cette chose éveillait était l'idée de l'inutile. Elle était là parmi les bruyères en fleur. On se demandait à quoi cela pouvait servir. Puis on sentait venir un frisson. C'était une sorte de tréteau ayant pour pieds quatre poteaux. A un bout du tréteau, deux hautes solives, debout et droites, reliées à leur sommet par une traverse, élevaient et tenaient suspendu un triangle qui semblait noir sur l'azur du matin. A l'autre bout du tréteau, il y avait une échelle. Entre les deux solives, en bas, au-dessous du triangle, on distinguait une sorte de panneau composé de deux sections mobiles qui, en s'ajustant l'une à l'autre, offraient au regard un trou rond à peu près de la dimension du cou d'un homme. La section supérieure du panneau glissait dans une rainure, de façon à pouvoir se hausser ou s'abaisser. Pour l'instant, les deux croissants qui en se rejoignant formaient le collier étaient écartés. On apercevait au pied des deux piliers portant le triangle une planche pouvant tourner sur charnière et ayant l'aspect d'une bascule. A côté de cette planche il y avait un panier long, et entre les deux piliers, en avant, et à l'extrémité du tréteau, un panier carré. C'était peint en rouge. Tout était en bois, excepté le triangle qui était en fer. On sentait que cela avait été construit par des hommes, tant c'était laid, mesquin et petit ; et cela aurait mérité d'être apporté là par des génies, tant c'était formidable.
Cette bâtisse difforme, c'était la guillotine.

Arturo Michelena (1863-1898)

[...] Cimourdain s'assit sur la paille à côté de Gauvain et lui dit :
— Je viens souper avec toi.
Gauvain rompit le pain noir, et le lui présenta. Cimourdain en prit un morceau ; puis Gauvain lui tendit la cruche d'eau.
— Bois le premier, dit Cimourdain.
Gauvain but et passa la cruche à Cimourdain qui but après lui. Gauvain n'avait bu qu'une gorgée.
Cimourdain but à longs traits.
Dans ce souper, Gauvain mangeait et Cimourdain buvait, signe du calme de l'un et de la fièvre de l'autre.
On ne sait quelle sérénité terrible était dans ce cachot. Ces deux hommes causaient.
Gauvain disait :
— Les grandes choses s'ébauchent. Ce que la révolution fait en ce moment est mystérieux. Derrière l'oeuvre visible il y a l'oeuvre invisible. L'une cache l'autre. L'oeuvre visible est farouche, l'oeuvre invisible est sublime. En cet instant je distingue tout très nettement. C'est étrange et beau. Il a bien fallu se servir des matériaux du passé. De là cet extraordinaire 93. Sous un échafaudage de barbarie se construit un temple de civilisation.
— Oui, répondit Cimourdain. De ce provisoire sortira le définitif. Le définitif, c'est-à-dire le droit et le devoir parallèles, l'impôt proportionnel et progressif, le service militaire obligatoire, le nivellement, aucune déviation, et, au-dessus de tous et de tout, cette ligne droite, la loi. La république de l'absolu.
— Je préfère, dit Gauvain, la république de l'idéal.
Il s'interrompit, puis continua :
— Ô mon maître, dans tout ce que vous venez de dire, où placez-vous le dévouement, le sacrifice, l'abnégation, l'entrelacement magnanime des bienveillances, l'amour ? Mettre tout en équilibre, c'est bien ; mettre tout en harmonie, c'est mieux. Au-dessus de la balance il y a la lyre. Votre république dose, mesure et règle l'homme ; la mienne l'emporte en plein azur ; c'est la différence qu'il y a entre un théorème et un aigle.
— Tu te perds dans le nuage.
— Et vous dans le calcul.
— Il y a du rêve dans l'harmonie.
— Il y en a aussi dans l'algèbre.
— Je voudrais l'homme fait par Euclide.
— Et moi, dit Gauvain, je l'aimerais mieux fait par Homère.
Le sourire sévère de Cimourdain s'arrêta sur Gauvain comme pour tenir cette âme en arrêt.
— Poésie. Défie-toi des poëtes.
— Oui, je connais ce mot. Défie-toi des souffles, défie-toi des rayons, défie-toi des parfums, défie-toi des fleurs, défie-toi des constellations.
— Rien de tout cela ne donne à manger.
— Qu'en savez-vous ? l'idée aussi est nourriture. Penser, c'est manger.
— Pas d'abstraction. La république c'est deux et deux font quatre. Quand j'ai donné à chacun ce qui lui revient...
— Il vous reste à donner à chacun ce qui ne lui revient pas.
— Qu'entends-tu par là ?
— J'entends l'immense concession réciproque que chacun doit à tous et que tous doivent à chacun, et qui est toute la vie sociale.
— Hors du droit strict, il n'y a rien.
— Il y a tout.
— Je ne vois que la justice.
— Moi, je regarde plus haut.
— Qu'y a-t-il donc au-dessus de la justice ?
— L'équité.
Par moments ils s'arrêtaient comme si des lueurs passaient.
Cimourdain reprit :
— Précise, je t'en défie.
— Soit. Vous voulez le service militaire obligatoire. Contre qui ? contre d'autres hommes. Moi, je ne veux pas de service militaire. Je veux la paix. Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée. Vous voulez l'impôt proportionnel. Je ne veux point d'impôt du tout. Je veux la dépense commune réduite à sa plus simple expression et payée par la plus-value sociale.
— Qu'entends-tu par là ?
— Ceci : d'abord supprimez les parasitismes ; le parasitisme du prêtre, le parasitisme du juge, le parasitisme du soldat. Ensuite, tirez parti de vos richesses ; vous jetez l'engrais à l'égout, jetez-le au sillon. Les trois quarts du sol sont en friche, défrichez la France, supprimez les vaines pâtures ; partagez les terres communales. Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait un homme. Vous centuplerez le produit social. La France, à cette heure, ne donne à ses paysans que quatre jours de viande par an ; bien cultivée, elle nourrirait trois cent millions d'hommes, toute l'Europe. Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les chutes d'eau, tous les effluves magnétiques. Le globe a un réseau veineux souterrain ; il y a dans ce réseau une circulation prodigieuse d'eau, d'huile, de feu ; piquez la veine du globe, et faites jaillir cette eau pour vos fontaines, cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers. Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marées. Qu'est-ce que l'océan ? une énorme force perdue. Comme la terre est bête ! ne pas employer l'océan !
— Te voilà en plein songe.
— C'est-à-dire en pleine réalité.
Gauvain reprit :
— Et la femme ? qu'en faites-vous ?
Cimourdain répondit :
— Ce qu'elle est. La servante de l'homme.
— Oui. A une condition.
— Laquelle ?
— C'est que l'homme sera le serviteur de la femme.
— Y penses-tu ? s'écria Cimourdain, l'homme serviteur ! jamais. L'homme est maître. Je n'admets qu'une royauté, celle du foyer. L'homme chez lui est roi.
— Oui. A une condition.
— Laquelle ?
— C'est que la femme y sera reine.
— C'est-à-dire que tu veux pour l'homme et pour la femme...
— L'égalité.
— L'égalité ! y songes-tu ? les deux êtres sont divers.
— J'ai dit l'égalité. Je n'ai pas dit l'identité.
— Il y eut encore une pause, comme une sorte de trêve entre ces deux esprits échangeant des éclairs.
Cimourdain la rompit.
— Et l'enfant ! à qui le donnes-tu ?
— D'abord au père qui l'engendre, puis à la mère qui l'enfante, puis au maître qui l'élève, puis à la cité qui le virilise, puis à la patrie qui est la mère suprême, puis à l'humanité qui est la grande aïeule.
— Tu ne parles pas de Dieu.
— Chacun de ces degrés, père, mère, maître, cité, patrie, humanité, est un des échelons de l'échelle qui monte à Dieu.
Cimourdain se taisait, Gauvain poursuivit :
— Quand on est au haut de l'échelle, on est arrivé à Dieu. Dieu s'ouvre ; on n'a plus qu'à entrer.
Cimourdain fit le geste d'un homme qui en rappelle un autre.
— Gauvain, reviens sur la terre. Nous voulons réaliser le possible.
— Commencez par ne pas le rendre impossible.
— Le possible se réalise toujours.
— Pas toujours. Si l'on rudoie l'utopie, on la tue. Rien n'est plus sans défense que l’œuf.
— Il faut pourtant saisir l'utopie, lui imposer le joug du réel, et l'encadrer dans le fait. L'idée abstraite doit se transformer en idée concrète ; ce qu'elle perd en beauté, elle le regagne en utilité ; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi ; et, quand le droit s'est fait loi, il est absolu. C'est là ce que j'appelle le possible.
— Le possible est plus que cela.
— Ah ! te revoilà dans le rêve.
— Le possible est un oiseau mystérieux toujours planant au-dessus de l'homme.
— Il faut le prendre.
— Vivant.
Gauvain continua :
— Ma pensée est : Toujours en avant. Si Dieu avait voulu que l'homme reculât, il lui aurait mis un oeil derrière la tête. Regardons toujours du côté de l'aurore, de l'éclosion, de la naissance. Ce qui tombe encourage ce qui monte. Le craquement du vieil arbre est un appel à l'arbre nouveau. Chaque siècle fera son oeuvre, aujourd'hui civique, demain humaine. Aujourd'hui la question du droit, demain la question du salaire. Salaire et droit, au fond c'est le même mot. L'homme ne vit pas pour n'être point payé ; Dieu en donnant la vie contracte une dette ; le droit, c'est le salaire inné ; le salaire, c'est le droit acquis.
Gauvain parlait avec le recueillement d'un prophète.
Cimourdain écoutait. Les rôles étaient intervertis, et maintenant il semblait que c'était l'élève qui était le maître.
Cimourdain murmura :
—Tu vas vite.
— C'est que je suis peut-être un peu pressé, dit Gauvain en souriant.
Et il reprit :
— Ô mon maître, voici la différence entre nos deux utopies. Vous voulez la caserne obligatoire, moi, je veux l'école. Vous rêvez l'homme soldat, je rêve l'homme citoyen. Vous le voulez terrible, je le veux pensif. Vous fondez une république de glaives, je fonde...
Il s'interrompit :
— Je fonderais une république d'esprits.
Cimourdain regarda le pavé du cachot, et dit :
— Et en attendant que veux-tu ?
— Ce qui est.
— Tu absous donc le moment présent ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que c'est une tempête. Une tempête sait toujours ce qu'elle fait. Pour un chêne foudroyé, que de forêts assainies ! La civilisation avait une peste, ce grand vent l'en délivre. Il ne choisit pas assez peut-être. Peut-il faire autrement ? Il est chargé d'un si rude balayage ! Devant l'horreur du miasme, je comprends la fureur du souffle.
Gauvain continua :
— D'ailleurs, que m'importe la tempête, si j'ai la boussole, et que me font les événements, si j'ai ma conscience !
Et il ajouta de cette voix basse qui est aussi la voix solennelle :
— Il y a quelqu'un qu'il faut toujours laisser faire.
— Qui ? demanda Cimourdain.
Gauvain leva le doigt au-dessus de sa tête. Cimourdain suivit du regard la direction de ce doigt levé, et, à travers la voûte du cachot, il lui sembla voir le ciel étoilé.
Ils se turent encore.
Cimourdain reprit :
— Société plus grande que nature. Je te le dis, ce n'est plus le possible, c'est le rêve.
— C'est le but. Autrement, à quoi bon la société ? Restez dans la nature. Soyez les sauvages. Otaïti est un paradis. Seulement, dans ce paradis on ne pense pas. Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu'un paradis bête. Mais non, point d'enfer. Soyons la société humaine. Plus grande que nature. Oui. Si vous n'ajoutez rien à la nature, pourquoi sortir de la nature ? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel comme l'abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d'être l'intelligence reine. Si vous ajoutez quelque chose à la nature, vous serez nécessairement plus grand qu'elle ; ajouter, c'est augmenter ; augmenter, c'est grandir. La société, c'est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies. Porter des fardeaux éternels, ce n'est pas la loi de l'homme. Non, non, non, plus de parias, plus d'esclaves, plus de forçats, plus de damnés ! Je veux que chacun des attributs de l'homme soit un symbole de civilisation et un patron de progrès ; je veux la liberté devant l'esprit, l'égalité devant le coeur, la fraternité devant l'âme. Non ! plus de joug ! l'homme est fait, non pour traîner des chaînes, mais pour ouvrir des ailes. Plus d'homme reptile. Je veux la transfiguration de la larve en lépidoptère ; je veux que le ver de terre se change en une fleur vivante, et s'envole. Je veux...
Il s'arrêta. Son œil devint éclatant.
Ses lèvres remuaient. Il cessa de parler.
La porte était restée ouverte. Quelque chose des rumeurs du dehors pénétrait dans le cachot. On entendait de vagues clairons, c'était probablement la diane ; puis des crosses de fusil sonnant à terre, c'étaient les sentinelles qu'on relevait ; puis, assez près de la tour, autant qu'on en pouvait juger dans l'obscurité, un mouvement pareil à un remuement de planches et de madriers, avec des bruits sourds et intermittents qui ressemblaient à des coups de marteau.
Cimourdain, pâle, écoutait. Gauvain n'entendait pas.
Sa rêverie était de plus en plus profonde. Il semblait qu'il ne respirât plus, tant il était attentif à ce qu'il voyait sous la voûte visionnaire de son cerveau. Il avait de doux tressaillements. La clarté d'aurore qu'il avait dans la prunelle grandissait.
Un certain temps se passa ainsi. Cimourdain lui demanda :
— A quoi penses-tu ?
— A l'avenir, dit Gauvain.
Et il retomba dans sa méditation. Cimourdain se leva du lit de paille où ils étaient assis tous les deux.
Gauvain ne s'en aperçut pas. Cimourdain, couvant du regard le jeune homme pensif, recula lentement jusqu'à la porte, et sortit. Le cachot se referma.

Victor Hugo : Quatrevingt-treize (1873)
Aux Editions Gallimard

2015/10/25

Jean-Noël Jeanneney : Victor Hugo et la République

« L'histoire de la Révolution est l'histoire de l'avenir. Il y a dans ce qu'elle nous a apporté plus de terre promise que de terrain gagné. » (Victor Hugo, 1876)

En février 2002, à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Victor Hugo, Jean-Noël Jeanneney donnait une conférence sur ce monument d'homme dont la notoriété dépasse largement nos frontières. Adulé de son vivant comme peu l'ont été avant ou après lui, ce génial touche-à-tout, élevé aujourd'hui au rang d'icône nationale, eut bien évidemment droit à d'imposantes funérailles auxquelles assistèrent, en juin 1885, deux ou trois millions de personnes venues des quatre coins de la France. Encore faut-il préciser ici qu'on dénombra davantage de Fantine, d'Enjolras ou de Cosette aux abords du cortège que de ci-devants ducs, barons ou marquis. Et que si le peuple de Gauche, venu en nombre, tenait sans doute à honorer son grand dramaturge, il tenait surtout, je crois, à remercier l'un des plus farouches défenseurs de la République en un temps où celle-ci, insuffisamment solide, vacillait encore sous les coups de boutoir répétés du peuple de Droite.

Républicain, Victor Hugo ne l'a pas toujours été, loin s'en faut. On sait les sympathies coupables qu'il eut pour Charles X ou Louis-Philippe, écrivant à leur gloire des odes qu'il qualifia par la suite de "bégaiements royalistes"... On sait aussi comment ce visionnaire de génie contribua à bâtir sa propre légende durant son exil à Guernesey... Mais il n'empêche que lorsque Victor Hugo épousa la Gueuse, aux alentours de 1850, c'est avec une ferveur quasi-religieuse qu'il l'embrassa, puis la protégea griffes et crocs contre les tenants d'un retour en arrière. Ainsi, parmi quelques-unes des batailles homériques livrées par Hugo figurent en bonne place : le suffrage universel (et son élargissement aux femmes), la séparation de l'Eglise et de l'Etat, l'abolition de la peine de mort, ainsi que l'introduction du principe des "circonstances atténuantes", sans oublier ses réflexions sur la nécessité de fédérer l'Europe, ce qui devrait suffire à souligner la modernité des idées politiques de cet esprit "éclairé", soit précisément ce que le livre de Jeanneney s'attache à mettre en avant (sans rien ajouter à ce que l'on savait déjà plus ou moins, hormis ses commentaires avisés) :

Au moment où s'élèvent si nombreuses les voix chagrines déplorant que "le progrès soit en crise" ou que "l'avenir s'efface", Victor Hugo nous invite, au nom même de l'idée qu'il se fait de la République française ou universelle, à retrouver le courage de croire à la possibilité d'un peu plus d'harmonie sur cette terre.
Il ne s'agit pas de s'aveugler (il ne le fit jamais lui-même) sur les multiples cahots, les trébuchements, les horreurs et les barbaries qui scandent la marche de l'humanité, mais seulement de rappeler à sa suite que dans l'effort immémorial des hommes le but compte moins que le mouvement. Albert Camus nous a encouragés à imaginer Sisyphe heureux. Victor Hugo ne nous dit pas autre chose. Il nous rappelle, selon une formule célèbre, que toute civilisation n'est jamais qu'une asymptote.
Qu'on refuse la paresse des béates certitudes, oui, assurément, bravo ! Mais en rejoignant le credo du poète, qui nous ramène, pour finir, à la France : « Je déclare que ce qu'il faut à la République, c'est l'ordre, mais l'ordre vivant, qui est le progrès, c'est l'ordre tel qu'il résulte de la croissance normale, paisible, naturelle, du peuple, dans les faits et dans les idées, pour le plein rayonnement de l'intelligence nationale. »

Jean-Noël Jeanneney : Victor Hugo et la République 
Aux Editions Gallimard (2002)

Ironie de l'histoire : deux mois après cette conférence, 17% d'électeurs propulsaient Le Pen au second tour des Présidentielles et Jospin dans les oubliettes ! Je me souviens que pour expliquer ce tsunami politique, les commentateurs attitrés évoquèrent diverses raisons, les unes psychologiques, les autres algébriques : expression d'un mécontentement populaire, discours sur l'insécurité grandissante, multiplicité des candidats de gauche, niveau d’abstention, etc. Mais personne pour évoquer le rapport ambigu que les Français entretiennent avec leur Histoire, à commencer par l'étrange fascination qu'ils éprouvent pour les fastes de Versailles, plutôt que pour les tenants et aboutissants de la Révolution ; un peu comme une victoire posthume des Louis sur les Sans-culottes, ou pour le dire autrement : de l'image sur les Idées. Eh oui ! tout le monde connaît Rihanna, Beyoncé, Ronaldo, mais qui se souvient encore de Jean Zay et de ce pour quoi il s'est battu et contre qui ? Un français sur dix ? Deux ? Trois ? Pas plus ! De même qu'il suffit de sonder un peu autour de soi pour constater que "les Canuts", "la Commune", "Février 34", "solidarités ouvrières", "conquêtes sociales", "esprit républicain", tout ça ne signifie rien, absolument RIEN : mémoire effacée ! > del *.*/s ...

       ... Et tu verras bientôt danser dans leurs yeux morts des brasiers d'incendie.

2015/10/16

Jean-Noël Jeanneney : L'avenir vient de loin

« Les Républicains, c'est comme le fromage : plus il y en a, plus ça pue ! »
( Le révérend père Ollivier, du temps de Mac-Mahon )

Au soir des élections législatives de 1993, la coalition RPR-UDF emportait nettement la victoire avec près de 82% des sièges à l'Assemblée Nationale. Conséquence directe du choix des Français : le président Mitterrand nommait Balladur Edouard à l'Hôtel Matignon, à charge pour celui-ci de remplacer le ministère Bérégovoy auquel participait jusqu'alors Jean-Noël Jeanneney, en tant que secrétaire d'Etat à la Communication.
A peine quelques mois plus tard, ce dernier publiait non pas un recueil de souvenirs ou de confidences sur ses années passées au sein du pouvoir — quoique perce parfois un soupçon d'amertume — mais un livre d'histoire politique censé démontrer la vitalité d'un clivage auquel les Français ne croyaient déjà plus : l'opposition entre la gauche et la droite (en 1991, une étude SOFRES révélait qu'ils étaient en effet 55% à estimer que cette ligne de partage n'existait plus vraiment ou n'avait plus lieu d'être, cependant qu'une enquête plus récente du CEVIPOF montre qu'ils sont à présent près de 75% à le penser...).
Or, en 1993, Jean-Noël Jeanneney, lui, voulait encore y croire, au bien-fondé de cette opposition. Et c'est donc avec son incurable optimisme d'homme-de-gauche qu'il cherche à nous convaincre ici d'une chose ô combien capitale à ses yeux : que les idéaux hérités de la Révolution sont non moins valides et pertinents aujourd'hui qu'ils ne l'étaient lors de leur avènement. Pour lui, si les hommes se sont entre-déchirés comme des bêtes durant deux siècles et des brouettes pour voir triompher telle ou telle autre de leurs convictions, c'est pour la raison toute simple et toute vraie qu'il y a différentes façons de concevoir la Justice, l'Education, la laïcité, l'économie, l'Etranger, la fiscalité et j'en passe. A l'appui de sa démonstration sont alors naturellement conviées à la barre les grandes figures tutélaires que furent Saint-Simon, Clemenceau, de Gaulle, Blum et quelques autres, mais surtout Victor Hugo et Jean Jaurès, abondamment cités et célébrés tout au long des chapitres... De sorte qu'en nous rappelant quelques-unes des plus farouches oppositions gauche#droite dont fourmille notre histoire, Jean-Noël Jeanneney nous fait peu à peu ressentir (pour la mieux déplorer si besoin était) l'absence de contraste (et d'idées) dans les débats politiques de ces dernières années. De sorte aussi que son livre, pour daté qu'il soit, est toujours aussi pertinent et même plus que jamais d'actualité au vu de ce qu'est devenu aujourd'hui le parti à la rose : une pâlichonne copie du centre-droit. De sorte, enfin, que si L'Avenir vient de loin s'adresse à chacun d'entre nous, il s'adresse encore davantage aux socialistes en charge du pays, tous invités qu'ils sont à revenir à leurs fondamentaux ou, ainsi que Jeanneney le dit lui-même : à s'inspirer du passé "pour servir de nouvelles ardeurs".

Intelligemment mises en parallèle par le cevipof, ces trois courbes montrent
à quel point la Gauche a perdu la bataille de l'opinion...

Signalons encore que L'avenir vient de loin est un livre à la Jeanneney, c'est-à-dire bourré de références et de citations qui, d'admiration, vous laissent un peu sur le flanc :

« Le marché ! le marché ! le marché !... » A tous les défis du temps nos libéraux répliquent sur le ton de Toinette dans Le Médecin malgré lui : « Le poumon, le poumon, le poumon, vous dis-je ! »
Le cri, certes, s'est un peu assourdi — déceptions théologiques obligent —, mais l'obsession est bien vivante, à droite. Le marché y est célébré comme un nouveau seigneur, bienveillant à qui le respecte, garant impérieux de tous nos bonheurs futurs, vengeur effroyable pour les peuples qui osent douter de son génie.
C'est à voir de plus près. Car voici l'un des critères les plus propres à fonder aujourd'hui l'opposition entre droite et gauche. La confiance absolue, d'un côté, faite au seul marché, animé par la recherche du profit qui pousse les individus en compétition, pour dessiner l'équilibre le plus harmonieux possible d'une communauté nationale. Et de l'autre, à gauche, la certitude qu'il revient à la puissance publique de faire jouer d'autres ressorts que ceux qui stimulent le monde marchand, pour servir d'autres desseins et pour corriger la brutalité des égoïsmes affrontés.

[...] La métaphore du « renard libre dans le poulailler libre » est un peu usée ? Bon ! Retrouvons donc Clemenceau brocardant vers 1895 « ces économistes dont tout l'art consiste à faire courir des culs-de-jatte ficelés dans des sacs contre le vainqueur du dernier Grand Prix de Paris. Liberté pour tout le monde ! En avant les culs-de-jatte, et bonne chance ! Tiens, le pur-sang est vainqueur ! Qui l'aurait cru ? Eh bien, il est le plus fort voilà tout. Ce n'est ni juste ni injuste. La liberté du faible, c'est le droit du plus fort. Culs-de-jatte mes amis, tâchez qu'il vous pousse des jambes !... »

[...] Et voyez aussi les cris d'orfraie que suscita la loi sur la « dotation de solidarité urbaine » du 13 mai 1991, qui pour la première fois organisait le transfert de quelques ressources des communes les plus favorisées au profit des plus plus pauvres : même jeu, mêmes réflexes, même clivage...
On y revient toujours : la gauche moderne ne se voudra pas plus égalitariste que ne l'étaient Saint-Simon et ses disciples. Mais elle croira toujours à l'indispensable intervention de l'Etat, pour compenser au maximum ce qui, dans les inégalités entre les hommes, peut l'être par une répartition moins inégale des ressources.
Depuis les débuts de la Révolution industrielle, c'est le mouvement ouvrier, ce sont les syndicats, ce sont les partis de gauche qui ont peu à peu arraché à la droite, que ce soit de l'intérieur ou de l'extérieur du gouvernement, des corrections aux effroyables duretés du capitalisme libéral. Et l'on voudrait que soudain cela soit dépassé et qu'on soit entré dans la félicité d'un consensus social généreux ! Le droit des citoyens est d'être sceptique et leur devoir d'ouvrir les yeux.

Jean-Noël Jeanneney : L'avenir vient de loin
Aux Editions du Seuil (1994)

Et puis, en guise d'illustration sonore, cet extrait d'un discours du député Jules Ferry, prononcé en juin 1889 à l'Assemblée Nationale (et lu par Guillaume Gallienne, France Inter, Ça peut pas faire de mal) :

2015/08/30

Robert O. Paxton : Le fascisme en action

« Par définition, la vaccination de la plupart des Européens contre le fascisme originel, à la suite de son humiliation et de sa déchéance publiques en 1945, est temporaire. Les tabous de l'époque vont inévitablement disparaître avec la génération des témoins oculaires des faits. De toute façon, le fascisme du futur – réaction en catastrophe à quelque crise non encore imaginée – n'a nul besoin de ressembler trait pour trait, par ses signes extérieurs et ses symboles, au fascisme classique. Un mouvement qui, dans une société en proie à des troubles, voudrait "se débarrasser des institutions libres" afin d'assurer les mêmes fonctions de mobilisation des masses pour sa réunification, sa purification et sa régénération, prendrait sans aucun doute un autre nom et adopterait de nouveaux symboles. Il n'en serait pas moins dangereux pour autant. » (Paxton, 2004)

Très bon livre de Robert O. Paxton à qui l'on devait déjà La France de Vichy, paru en 1973, et dans lequel l'historien new-yorkais démontait pas à pas la légende alors communément admise selon laquelle Pétain aurait joué double-jeu avec l'occupant nazi et mené durant quatre ans une politique dite de "moindre mal". Moindre mal : l'ensemble des lois portant sur le statut des Juifs de France et d'ailleurs, la fin du multipartisme, du parlementarisme et du suffrage universel, aussi la traque faite aux communistes et autres "anti-français", l'interdiction des syndicats et du droit de grève, l'exaltation de la hiérarchie, des chefs et des traditions datant d'avant la Bastille... toutes choses qui en disent long sur les actuels défenseurs du régime de Vichy et d'une politique (de droite) jadis mise en oeuvre par un vieux Maréchal, mais préalablement prônée par une partie des intellectuels, cooptée par les milieux industrio-financiers et finalement acceptée par une fraction de la population française de l'entre-deux-guerres.

Moins sulfureux, mais non moins intéressant, Le fascisme en action s'attache à définir le fascisme et à déterminer son essence sur la base de ses actions concrètes plutôt qu'à l'aune de ses discours ou de sa seule apparence. Et ça change tout. Parce qu'au-delà les grandes cérémonies de Nuremberg, avec feux de joie, retraite aux flambeaux et flonflons d'orchestre en culottes bavaroises, au-delà aussi les stimuli lancés en pâture à la foule depuis un balcon de la piazza Venezia, le fascisme est une mécanique aux rouages autrement plus complexes et perfides que nous ne sommes généralement portés à le croire par paresse et facilité d'esprit. D'où ça vient ? Comment ça marche ? Selon quelles règles et sous quelles conditions ? Voilà ce à quoi répond d'abord l'historien avant de livrer sa propre définition, puis de conclure sur les possibles résurgences... 

Robert O. Paxton

Pour qui n'a pas encore compris que le diable avançait masqué, ces quelques extraits à méditer tranquillement :

«Autre caractère supposément fondamental du fascisme, son esprit foncièrement anticapitaliste et antibourgeois. Les premiers mouvements fascistes affichaient en effet leur mépris pour les valeurs bourgeoises et tous ceux qui ne pensaient qu'à "gagner de l'argent, de l'argent, du sale argent". Ils attaquaient le "capitalisme financier international" presque aussi bruyamment que les socialistes. Ils promirent même d'exproprier les propriétaires de grands magasins au profit d'artisans patriotes, et les grands domaines fonciers au profit des paysans.
Cependant, les partis fascistes qui ont accédé au pouvoir n'ont jamais rien fait pour concrétiser ces menaces anticapitalistes, alors qu'ils ont au contraire mis en oeuvre, avec une violence inouïe et sans le moindre compromis, toutes celles qu'ils avaient proférées contre le socialisme [...] Une fois au pouvoir, les régimes fascistes ont interdit les grèves, dissous les syndicats indépendants, abaissé le pouvoir d'achat des salariés et généreusement financé les industries de l'armement, pour le plus grand bonheur des employeurs.»

«Hitler maîtrisait l'art de manipuler un électorat de masse. Il joua habilement des ressentiments et des peurs des Allemands ordinaires, au cours d'innombrables réunions publiques, rendues plus excitantes encore par la présence de sbires en uniforme, par l'intimidation physique des ennemis, par une ambiance électrique surchauffée, et par des harangues fiévreuses et des arrivées spectaculaires en avion ou en grosse Mercedes décapotable. Les partis traditionnels, eux, s'en tenaient, sans en démordre, aux longs discours argumentés, convenant davantage à un électorat réduit et cultivé [...] Alors que les autres partis s'identifiaient clairement à un intérêt, à une classe ou à une approche politique, les nazis s'arrangeaient pour promettre quelque chose à tout le monde. Ils furent les premiers, en Allemagne, à cibler différentes professions par des promesses sans mesure, sans se soucier de savoir si les unes ne contredisaient pas les autres.»

«Les propagandistes fascistes ont cherché à créer l'image d'un chef solitaire sur son pinacle : ils y ont remarquablement réussi. Cette image d'un pouvoir monolithique fut plus tard renforcée, pendant la guerre, par l'effroi que la machine de guerre allemande suscitait chez les Alliés, ainsi que par l'insistance des élites conservatrices allemandes et italiennes à proclamer, après la guerre, qu'elles avaient davantage été les victimes des fascistes que leurs complices. L'idée que la plupart des gens se font aujourd'hui du règne fasciste est encore influencée par cette représentation.
Les observateurs les plus perspicaces ont toutefois rapidement perçu que les dictatures fascistes n'avaient rien de monolithique ni de statique. Aucun dictateur ne règne sans partage. Il doit obtenir la collaboration, ou au moins l'accord, des différents éléments décisifs du pouvoir — armée, police, juges, hauts fonctionnaires — et des puissantes forces sociales et économiques. Dans le cas particulier du fascisme, qui avait dépendu des élites conservatrices pour accéder au pouvoir, les nouveaux dirigeants ne pouvaient mettre tranquillement ces élites au rancart. L'obligation d'avoir, au moins dans une certaine mesure, à partager le pouvoir avec l'establishment conservateur préexistant a rendu les dictatures fascistes fondamentalement différentes, dans leurs origines, leur développement et leurs pratiques, de celle de Staline.»

«Les signes avant-coureurs bien connus – propagande nationaliste exacerbée et crimes haineux – sont importants, mais insuffisants. Avec ce que nous savons aujourd'hui sur le cycle fasciste, nous sommes en mesure de découvrir des signes avant-coureurs beaucoup plus menaçants dans des situations de paralysie politique lors d'une crise, dans l'attitude de conservateurs à la recherche d'alliés plus énergiques et prêts à renoncer aux procédures légales et au respect de la loi afin d'obtenir un support de masse via la démagogie nationaliste et raciste. Les fascistes sont proches du pouvoir lorsque les conservateurs commencent à leur emprunter leurs méthodes, font appel aux passions mobilisatrices et essaient de coopter la clientèle fasciste.»

«Toute nouvelle forme de fascisme diaboliserait forcément un ennemi, intérieur et/ou extérieur: mais cet ennemi ne serait pas forcément les Juifs. Un mouvement fasciste américain authentique serait religieux, anti-Noirs et, depuis le 11 septembre 2001, de surcroît anti-islamique; en Europe occidentale, il serait séculier et, ces temps-ci, sans doute plus anti-islamique qu'antisémite; en Russie et en Europe de l'Est, il serait religieux, antisémite, slavophile et anti-occidental.»

Et enfin, établie au terme d'une étude comparative entre l'Allemagne hitlérienne et l'Italie musolinienne, la liste de tous les ressorts susceptibles de hisser à nouveau la bête au sommet du pouvoir :

- Un sentiment de crise d'une telle ampleur qu'aucune solution ne pourrait en venir à bout;

- La primauté du groupe, envers lequel les devoirs de chacun sont supérieurs à tous les droits, individuels ou universels, et la subordination à lui de l'individu;

- La croyance que le groupe d'appartenance est une victime, sentiment qui justifie n'importe quelle action, sans limitations légales ou morales, menée contre les ennemis, internes ou externes;

- La peur du déclin du groupe sous les effets corrosifs du libéralisme individualiste, des conflits de classe et des influences étrangères;

- Le besoin d'une intégration plus étroite, d'une communauté plus pure, par consentement si possible, ou par la violence exclusiviste, si nécessaire;

- Le besoin d'une autorité exercée par des chefs naturels (toujours de sexe masculin), culminant dans un super-chef national, seul capable d'incarner la destinée historique du groupe;

- La supériorité des instincts du chef sur la raison abstraite et universelle;

- La beauté de la violence et l'efficacité de la volonté, quand elles sont consacrées à la réussite du groupe;

- Le droit du peuple élu de dominer les autres sans contraintes de la part d'une loi divine ou humaine, la loi étant décidée sur le seul critère des réussites du groupe dans un combat darwinien.

Robert O. Paxton : Le fascisme en action (2004)
Traduction de William Olivier Desmond (2004)
Aux Editions du Seuil

2015/07/26

Jean-Noël Jeanneney : Concordances des Temps

« Le savant britannique qui travaillait au centre de recherche secret en matière de guerre bactériologique est mort de la peste, cela nous ramène en plein moyen-âge... Et qui sont exactement les mêmes que celles dont nous fûmes comblés sans en être accablés, depuis le 18 juin 1940... Le coup d’œil sur l’Histoire, le recul vers une période passée ou, comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous donne des perspectives sur votre époque et vous permet d’y penser davantage, d'y voir davantage les problèmes qui sont les mêmes ou les problèmes qui diffèrent ou les solutions à y apporter... »

Tout le monde ici connaît le brillantissime Jean-Noël Jeanneney, et nombreux sont ceux à considérer son émission du samedi, Concordance des Temps, comme l'une des meilleures, sinon la meilleure émission de France Culture. Sans doute le talent et les qualités humaines de Jeanneney y sont pour beaucoup, d'autant plus qu'il fait contrepoids à celui qui le précède sur la grille des programmes. Sans doute apprécions-nous également le ton employé entre l'animateur et son invité durant cette heure d'antenne consacrée tout à la fois à l'histoire et à l'actualité, loin du prophétisme à deux balles, des vaines polémiques ou du clinquant des m'as-tu-vu. Mais peut-être aussi l'intérêt que nous portons à son émission répond-il à quelque chose de plus sourd, de plus secret, de moins palpable, comme le sentiment profondément inscrit dans la chair d'être à la fois de son temps et des temps qui nous ont précédés ou, comme l'a dit Braudel avant nous, que "le temps d'aujourd'hui date à la fois d'hier, d'avant-hier, de jadis", soit précisément ce que met en lumière chaque numéro de Concordance

Illustration : Michel Granger
Ce que l'on sait moins, en revanche, c'est que durant l'été 1987, soit douze ans avant d'animer sa première émission, Jean-Noël Jeanneney fit paraître dans les colonnes du Monde une série de trente-six chroniques entièrement consacrées à l'actualité du passé et toutes intitulées, je vous le donne en mille, Concordance des temps. Même titre et même principe aussi : "débusquer dans le passé des similitudes avec nos conjonctures contemporaines" afin de pallier les défaillances de la mémoire collective, tout en rabattant cette prétention naturelle qui nous pousse à exagérer l'originalité de notre époque et de nos comportements respectifs. Ainsi, parmi quelques-uns des thèmes abordés-comparés : la syphilis # le sida, l'absinthe # la bière, Rodin # Buren, la guerre des manuels scolaires, terreur et démocratie, etc... mais aussi des sujets plus légers comme, par exemple, une histoire pluriséculaire du poil qui vaut son pesant de follicules et seulement trois euros dans toutes les bonnes librairies d'occasion.
Ou bien alors tous les samedis entre 10 et 11 sur 93.5 FM : une heure durant laquelle les faits du présent sont juxtaposés sur ceux du passé afin de les mieux comparer, donc les mieux comprendre, et s'autoriser ainsi à penser notre temps autrement qu'à travers le biais des emballements médiatiques et leur "sensationnelle" hémorragie d'infos sans suite ni raison.



Terreur et démocratie

Le mot est désuet, la chose est d'aujourd'hui : c'est bien de "propagande par le fait" qu'Action directe et les terroristes de l'automne 1986 ont renouvelé la pratique. L'expression appartenait à la pensée anarchiste et a trouvé tout son éclat au moment de la vague des attentats qui culmina en France en 1892, 1893 et 1894.
L'évolution des techniques de destruction et de mort est, en somme, assez limitée d'un siècle à l'autre et ne mérite guère qu'on s'y attarde, mais en revanche la typologie des crimes anarchistes, selon leurs ressorts et selon leurs buts, appelle par comparaison quelque attention : l'histoire précise qu'en a donnée Jean Maitron [in Le mouvement anarchistes en France-Tome 1) permet de la dresser assez aisément.
Les cibles varient de la plus symbolique à la plus abstraite. Pour le symbole : l'assassinat, en 1884, de la supérieure d'un couvent de la banlieue de Marseille ou, en mars 1886, l'attentat de Gallo qui jeta une bouteille d'acide prussique et tira plusieurs balles au hasard dans l'enceinte de la Bourse de Paris. Et voici encore le fameux Emile Henry qui, le 8 novembre 1892, déposa un engin explosif devant la Compagnie des mines de Carmaux et provoqua un carnage dans un commissariat de police voisin, où la bombe avait été transportée. Symbolique aussi le crime de Vaillant qui, le 9 décembre 1893, lança une sorte de machine infernale dans la salle des séances du Palais-Bourbon et blessa plusieurs députés : il visait indistinctement, expliqua-t-il, "les bouffe-galette de l'Aquarium". Symbolique enfin l'assassinat du président de la République Sadi Carnot par Caserio, à Lyon, le 24 juin 1894.
A l'aveugle, les coups de revolver tirés le 20 octobre 1881 par un ouvrier tisseur anarchiste contre un docteur de Neuilly pris au hasard dans une rue, ou le terrible coup de tranchet asséné dans un restaurant de l'avenue de l'Opéra au ministre de Serbie, Georgewitch, par Léon-Jules Léauthier qui affirma qu'il "ne frappait pas un innocent en frappant le premier bourgeois venu". A l'aveugle encore, la bombe lancée au café Terminus de la gare Saint-Lazare, le 12 février 1893, par le même Emile Henry, qui causa parmi la foule un mort et une vingtaine de blessés.
De Fauchon au CNPF, de l'OCDE à Tati, les catégories en cent ans n'ont guère changé. Ni non plus une troisième, celle où s'inscrivent les attentats d'Action directe contre la brigade de répression du banditisme, ou l'attentat organisé au début de 1987 contre le juge Bruguière : violences dirigées contre les magistrats mêlés à la répression dite "bourgeoise", et qu'il s'agit soit d'intimider, soit de punir. "L'épidémie terroriste" commença en mars 1892, quand Ravachol déposa une bombe qui causa de graves dommages à un immeuble situé 136 boulevard Saint-Germain à Paris : habitait là le président Benoît, qui avait dirigé avec rigueur les débats d'un procès d'anarchistes l'année précédente (il s'agissait d'une échauffourée survenue à Clichy le 1er mai 1891; les inculpés avaient été passés à tabac au commissariat, et le chef de la Sûreté s'était, dans une interview, flatté de l'énergie déployée par les policiers sous ses ordres...) Ravachol récidiva quelques jours plus tard en s'en prenant à l'immeuble de la rue de Clichy où vivait le substitut Bulot, avocat général au même procès : l'explosion provoqua plus de dégâts encore. Ainsi le terrorisme se nourrit-il lui-même, la répression entraînant la vengeance et réciproquement selon un mouvement familier de balançoire. D'où l'attentat meurtrier commis plus tard contre le restaurant Véry, boulevard Magenta, où Ravachol avait été repéré par un garçon, dénoncé et arrêté.
Au surplus les terroristes isolés sont encouragés par la psychose collective qui se crée aux moments les plus chauds des attentats, et qui est entretenue par une presse populaire à sensation. Celle-ci tient sa rubrique quotidienne de la peur collective. "Je n'ai jamais vu une pareille terreur à Paris", note Dabot dans ses Calendriers d'un bourgeois à Paris, le 28 mars 1892, au lendemain de l'explosion de la rue de Clichy. Et le chroniqueur judiciaire H. Varennes, dans son livre de notes d'audience intitulé De Ravachol à Caserio et publié en 1895, raconte : "L'imagination excitée voyait partout des bombes. La moindre boîte à sardines jetée au tas d'ordures était prise pour un engin explosif et envoyée au laboratoire municipal qui l'ouvrait avec mille précautions."
Il faut dire que la presse anarchiste, en développant sans relâche, au cours des années précédentes, ses suggestions pour toutes les actions les plus violentes, non sans de fréquentes rodomontades, fournissait de la copie et des arguments aux tempéraments les plus répressifs. Ainsi, en mai 1885, pour prendre un exemple parmi les plus farfelus, cette suggestion de la feuille intitulée le Droit social : "Dans chaque ville où se trouvent des entrepôts, un bon moyen d'en faire un feu de joie, c'est de se munir de quatre ou cinq rats ou souris, de les tremper dans du pétrole ou de l'essence minérale, d'y mettre le feu et de les lancer dans le bâtiment à détruire. Les bêtes, folles de douleur, s'élancent, bondissent et allument le feu en vingt endroits à la fois..." Même si ce type de littérature se fit plus rare à partir de 1886 dans les feuilles anarchistes, elle n'en fut pas moins citée jusqu'à plus soif, comme bien l'on pense, à la tribune des deux Chambres entre 1892 et 1894.
Rare est le sang-froid, et encore joue-t-il souvent à s'habiller d'un anticonformisme ostentatoire, d'une désinvolture "fin de siècle" propres à lui ôter une bonne part de sa vertu contagieuse. Le jour de l'attentat du Palais-Bourbon, le poète Laurent Tailhade dit à un journaliste qui lui demandait sa réaction : "Qu'importe les victimes si le geste est beau ? Qu'importe la mort de vagues humanités si, par elle, s'affirme l'individu ?" Mot qui frappa d'autant plus que, quelques mois plus tard, le même Tailhade se trouva être la première victime d'une bombe lancée contre le restaurant Foyot, où il déjeunait : gravement blessé au visage, il y perdit un œil, et plusieurs contemporains pieux ne manquèrent pas de dénicher dans ce hasard vraiment prodigieux quelque chose comme un châtiment frappant une légèreté qui finissait par se faire la complice plus ou moins inconsciente de la barbarie des anarchistes.
L'esprit public répond d'une autre manière, et l'on signale de vrais mouvements de panique — tandis que le commissaire de police Dresch, qui vient d'arrêter Ravachol, reçoit aussitôt congé de sa propriétaire par crainte de représailles, et a toutes les peines du monde à trouver un autre logis... Notre actualité a connu de semblables mouvements, l'attitude des voisins de Chapour Bakhtiar réclamant son expulsion de leur immeuble ayant frappé, voici quelques années, l'attention.
Au demeurant, le rapprochement prend-il plus de prix si, montant d'un cran, on s'arrête sur les comportements politiques qui résultèrent de ces événements tragiques et sur la genèse d'une législation très répressive que le gouvernement fit voter à la fin de 1893 et en juillet 1894 sous le coup de l'émotion. Autrement dit, pour reprendre un vocable dont la gauche les souffleta, les fameuses "lois scélérates". Ce qui s'agita alors est de longue portée.
D'emblée, les pouvoirs publics posèrent le problème en termes martiaux : "Nous sommes en guerre contre le terrorisme", dit Jacques Chirac, Premier ministre, à l'automne de 1986; exclamation qui fait comme un écho lointain aux propos du président du Sénat des années 1890, Challemel-Lacour, qui s'écriait après la bombe du Palais-Bourbon : "Il ne s'agit plus seulement de rendre impossible ou du moins plus difficile un système de crime qui a déjà souvent épouvanté et d'en assurer la répression, il s'agit d'extirper une secte abominable en guerre ouverte avec la société [...] qui s'est placée elle-même hors de toutes les lois du monde entier."
Sans délai fleurit la tentation de priver du bénéfice des libertés publiques ceux qui refusent la règle du jeu de base, ou qui paraissent menacer de le faire. Et de fait, les trois "lois scélérates" de 1893-1894 sont exorbitantes par rapport à la tradition et à la doctrine républicaines.
La loi du 12 décembre 1893 apporte de graves exceptions à la législation libérale du 29 juillet 1881 sur la presse et renoue avec les lois les plus sévères de la Restauration. Elle frappe de peines de prison tous ceux qui, par leurs écrits, même dans les termes les plus généraux, inciteraient au vol, au meurtre, à l'incendie ou à la désobéissance militaire, ou qui présenteraient l'apologie de ces mêmes actes (notion dangereusement floue). La loi du 18 décembre 1893 punit de prison la fabrication et la détention illégitime de matières explosives, quelles qu'elles soient, de produits propres à les fabriquer, et des travaux forcés ceux qui se rapprocheraient en vue de commettre des attentats contre les personnes ou les propriétés. La loi du 28 juillet 1894, enfin, incrimine également la propagande anarchiste non publique, par exemple dans une conversation ou une correspondance privée (ainsi fait-on virtuellement de la seule opinion anarchiste un délit de droit commun) tout en transférant ces cas du jury à la juridiction correctionnelle, qu'on escompte à la fois plus rapide et plus rigoureuse.
Un article de Léon Blum dans la Revue blanche, publié anonymement en juin 1898 et qui demeure aujourd'hui encore la plus pertinente analyse critique des débats, aide à y regarder de plus près.
On est frappé d'abord par la célérité extrême avec laquelle furent votés ces textes si lourds : la loi du 12 décembre sur la presse fut adoptée en une seule séance, tant à la Chambre qu'au Sénat, malgré de nombreuses protestations émanant des bancs de la gauche, le gouvernement de Charles Dupuy ayant mis tout son poids dans la balance pour affirmer l'urgence extrême, et elle ne fut pas sérieusement discutée. Les députés durent se prononcer sans même que le texte ait été imprimé ou distribué : lu seulement par le garde des Sceaux à la tribune ! (Alors que la grande loi du 29 juillet 1881 avait demandé deux ans d'élaboration...) Le vote intervint quarante-huit heures après la bombe de Vaillant lancée dans l'hémicycle du Palais-Bourbon. La loi du 18 décembre fut à peine à peine plus longuement débattue et celle de juillet 1894 fut adoptée en quelques jours aussi, dans l'émotion qui suivit l'assassinat de Sadi Carnot.
Ces diverses circonstances étaient peu propices à la sérénité d'âme nécessaire à l'élaboration de textes destinés à n'être pas seulement conjoncturels, et le compte rendu des débats n'est guère à l'honneur du monde parlementaire. Sèchement, le président du Conseil Charles Dupuy disait le 23 juillet à ses contradicteurs de gauche : "Le gouvernement et la commission se sont mis d'accord sur un texte que nous considérons comme définitif; nous vous déclarons qu'il est impossible d'accepter aucun amendement..." Il ne disposait pas à l'époque de l'arme du 49.3 mais n'en fut pas moins entendu... Et le résultat fut une belle illustration des inconvénients de toute législation de circonstance, adoptée dans la hâte, non sans de nombreuses incohérences de rédaction et sous la pression d'émotions collectives.
L'inquiétude républicaine ne concerne pas seulement la restauration du délit d'opinion, dont la suppression était l'une des plus belles conquêtes de l'esprit des Lumières au long du XIXe siècle (bien des journaux du temps, à droite et au centre, jusqu'au rapporteur général de la loi à la Chambre, n'hésitant pas à parler tout de go de "délit d'anarchisme") : elle s'aggrave de la mise en cause du principe fondamental de la responsabilité individuelle. Les débats qui précédèrent le vote de la "loi anticasseurs" du 4 juin 1970, au temps où Raymond Marcellin était le ministre de l'Intérieur de l'après-68, tournèrent autour de cette même grande question quand il s'agit de faire condamner, en cas de manifestation provoquant des déprédations, non pas les "casseurs" avérés, mais les participants au défilé, quels qu'ils fussent : législation abrogée après 1981. La deuxième "loi scélérate", celle du 18 décembre 1893 sur les associations de malfaiteurs, était construite sur la condamnation de "l'entente", expression très floue, et sur la violation du principe selon lequel le fait coupable ne peut être puni que quand il s'est manifesté par un acte précis d'exécution. En condamnant "l'entente en vue de commettre des attentats contre les personnes et les propriétés", la loi permettait de plus périlleux amalgames.
L'amalgame... La tentation, si dangereuse en démocratie, s'élargit aisément dans le champ du politique. Il fut délibérément pratiqué par les républicains modérés au pouvoir, non seulement pour attaquer les théoriciens mêmes de l'anarchie qui condamnaient explicitement le "reprise individuelle" ou la "propagande par le fait", mais aussi pour assimiler socialisme et anarchisme, à une époque où le socialisme français, à peu près anéanti après la Commune, retrouvait une vigueur nouvelle.
"On était si résolu, écrit Léon Blum, à confondre le socialisme et l'anarchie que M. Deschanel, répondant à M. Jules Guesde, l'accusait explicitement, grâce à des citations qui naturellement furent reconnues falsifiées, d'être l'auteur responsable des crimes de Vaillant et de Caserio." Et Blum fait un sort aux commentaires ultérieurs d'un éminent magistrat, le procureur général Fabreguettes, qui observait, après le vote de la loi : "On sait combien il est difficile de distinguer [...]. On n'aura pas toujours la ressource de trouver dans les antécédents la preuve que le coupable est affilié à l'anarchie. Du reste, les criminels sortent presque tous du socialisme révolutionnaire [...]. La nature du propos, du discours, de l'écrit ne donnera presque jamais une clarté suffisante. On pourra les attribuer indifféremment à un anarchiste ou à un socialiste révolutionnaire..." Sait-on qu'après la guerre de 1914-1918, la loi du 28 juillet 1894 fut utilisée pour réprimer la propagande communiste ?
Les gouvernants de 1893-1894, au reste, s'en justifient en disant aux socialistes et à certains radicaux de gauche que leur seule complaisance les rend complices de la barbarie. Pratique polémique ancienne dont Jacques Toubon, secrétaire général du RPR, nous a donné récemment, quand il s'en est pris à François Mitterrand après l'arrestation des dirigeants d'Action directe, un exemple qui est demeuré présent dans les mémoires. Un inconvénient dérivé peut être le développement, dans la gauche républicaine, d'un penchant à faire de la surenchère répressive, quitte à perdre de vue son propre équilibre. Car, dans ce camp, on se sent cruellement pris en tenaille entre les indignations intéressées de la droite et les défis du terrorisme d'extrême-gauche, celui-ci ayant été peut-être encouragé par le glissement progressif du socialisme vers un réformisme plus ou moins avoué. Au lendemain de l'attentat de Vaillant, Jules Guesde se hâte d'écrire dans Le Journal : "Monstrueux, tout simplement. C'est l'acte d'un fou. Ceux qui font cela ne sont plus hors la loi, ils sont hors de l'humanité [...]. La violence en toutes circonstances est odieuse. Le socialisme ne triomphera que par le droit et la volonté pacifiquement exprimée de tous les peuples..." Ce qui, observe sévèrement Jean Maitron, est "à proprement parler anti-marxiste...".
Les attentats terroristes de l'automne 1986 ont trouvé une opinion publique gardant mieux son sang-froid que celle d'il y a un siècle. Ce n'est pas seulement l'effet d'une plus grande maturité politique. C'est aussi parce que la menace, paraissant venir en grande partie de l'étranger, n'était pas faite pour soulever les mêmes passions que les crimes anarchistes des années 1890, et parce que "l'ennemi de l'extérieur" se prête mieux à des solidarités civiques contre lui. Au reste — ceci tient probablement à cela — les lois "sécuritaires" élaborées entre juin et août 1986, à l'initiative du gouvernement Chirac, en dépit des réserves formulées à gauche, demeurent-elles fort en deçà, au regard des libertés publiques, des dispositions des "lois scélérates".
Le péril n'en subsiste pas moins que, par des glissements progressifs, le système politique ne consente, sous le coup de telle ou telle émotion collective, à des atteintes graves portées aux principes mêmes de la démocratie, au nom de sa défense même. Souci ancien, débat de toujours. 

Jean-Noël Jeanneney : Concordances des temps
Aux Editions du Seuil (1987)

[Pour mémoire, liste des attentats meurtriers perpétrés en France durant les années 80 par le CSPPA, le FPLP, l'ASALA, le groupe Charles Martel, les FARL, Action Directe, etc : 
03/10/1980 : attentat à la bombe devant la synagogue de la rue Copernic, 4 morts et 22 blessés - 16/04/81 : bombe à l'aéroport d'Ajaccio, 1 mort et 8 blessés - 29/03/82 : bombe dans un train reliant Paris à Toulouse, 5 morts et 27 blessés - 22/04/82 : voiture piégée devant le siège du magazine Al Watan, rue Marbeuf à Paris, 1 mort et 63 blessés - 09/08/82 : fusillade rue des Rosiers, 6 morts et 22 blessés - 15/07/83 : bombe à l'aéroport de Paris-Orly, 8 morts et 56 blessés - 30/09/83 : bombe au Palais des congrès de Marseille, 1 mort et 26 blessés - 31/12/83 : double attentat à la gare Saint-Charles et dans le TGV Marseille-Paris, 5 morts et 45 blessés - 25/01/85: assassinat de l'ingénieur René Audran - 20/03/86 : bombe dans la galerie Point Show des Champs-Élysées, 2 morts et 29 blessés - 09/07/86 : bombe au 4ème étage de la Brigade de Répression du Banditisme, 1 mort - 08/09/86 : bombe dans le bureau de Poste de l'hôtel de ville de Paris, 1 mort et 21 blessés - 14/09/86 : bombe au Pub Renault des Champs-Élysées, 3 morts - 15/09/86 : bombe à la préfecture de Paris, 1 mort et 45 blessés - 17/09/86 : bombe devant le magasin Tati de la rue de Rennes, 7 morts et 55 blessés...]