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2015/12/13

Victor Hugo : Quatrevingt-treize

« Si je faisais l'histoire de la Révolution, je dirais tous les crimes des révolutionnaires, seulement je dirais aussi quels sont les vrais coupables : ce sont les crimes de la monarchie » (Victor Hugo, 1854)

G. Moreau de Tours
(1848-1901)
Il y a des individus talentueux dans tous les domaines, des gars dont tu peux admirer les performances sportives ou intellectuelles, mais qui ne te laissent toutefois pas l'impression d'être radicalement différents de toi : plus brillants, certes, mais ni beaucoup plus grands ni beaucoup plus forts. 
Et puis il y a le génie à l'état pur, une espèce d'hominidé sur-évolué et comme pétri d'une autre pâte ; géant venu d'on ne sait d'où pour éclairer les hommes, les guider, les élever jusqu'à lui, mais en présence duquel, toujours, tu te sentiras infiniment petit : Victor Hugo.

Tout le monde connait Les Misérables pour l'avoir lu, ou vu, au moins une fois dans sa vie, mais c'est pourtant avec Quatrevingt-treize, écrit peu avant sa mort, qu'Hugo atteint le sommet de sa carrière littéraire. 93, c'est 1793, l'année de la Convention nationale et du régicide voté à une très courte majorité de voix après de longs et vifs débats au Palais des Tuileries, c'est aussi l'année des guerres intérieure et extérieure menées par la République contre les partisans d'un retour à l'Ancien Régime, d'où la Terreur et son principal instrument, la guillotine, parfois surnommée la Louisette en référence à son véritable inventeur : Antoine Louis. Bref, en terre de Vendée, cadre de ce roman riche de symboles et d'images, s'affrontent des colonnes de paysans désorganisés — mais fidèles aux seigneurs comme des chiens à leurs maîtres — et la toute jeune armée de soldats républicains, une cocarde bleu-blanc-rouge épinglée au bonnet ou au revers du veston. Français contre Français, donc. Et pour illustrer cette lutte fratricide, Hugo met en scène trois personnages principaux unis par des liens parentaux, mais séparés, opposés, déchirés par des aspirations différentes : d'abord le vieux marquis de Lantenac, un fervent royaliste chargé d'organiser l’insurrection sur le littoral afin d'ouvrir une brèche pour les frégates anglaises ; ensuite, envoyé de Paris pour l'en empêcher, son neveu, le commandant Gauvain, un jeune noble rallié par idéalisme aux valeurs de 1789 ; et enfin Cimourdain, l'ancien précepteur de Gauvain, un prêtre défroqué converti au jacobinisme et devenu commissaire délégué du trop sinistre Comité de salut public : de figure austère et d'esprit inflexible, c'est l'exécuteur des basses œuvres de la Révolution. 
Bien qu'Hugo laisse percevoir la sympathie qu'il a pour l'humaniste Gauvain, il ne juge pas pour autant les deux autres, mais montre chacun de ses personnages aller au bout de ce que lui dicte sa conscience, notamment à travers le sort réservé à trois malheureux gamins en bas âge. Recueillis par les républicains, puis enlevés par les royalistes après que ces derniers aient tenté d'assassiner leur mère, ces trois enfants s'appellent René-Jean, Gros-Alain et Georgette, mais pourraient tout aussi bien s'appeler Liberté, Egalité, Fraternité. Ils représentent aux yeux d'Hugo l'avenir et l'espoir, et sont le principal enjeu de ce formidable roman.

Publié en 1873, soit peu de temps après la Commune de Paris, on sent qu'avec Quatrevingt-treize Victor Hugo se plait à imaginer une France tolérante où les tenants du conservatisme et ceux du progrès social seraient enfin et à jamais réconciliés, aussi qu'il rêve d'une nation unie et pacifiée allant d'un même pas vers un même destin... 
Comme quoi même les plus grands esprits peuvent se gourer eux aussi. 

Max Adamo (1837-1901)

En même temps qu'elle dégageait de la révolution, cette assemblée produisait de la civilisation. Fournaise, mais forge. Dans cette cuve où bouillonnait la terreur, le progrès fermentait. De ce chaos d’ombre et de cette tumultueuse fuite de nuages, sortaient d’immenses rayons de lumière parallèles aux lois éternelles. Rayons restés sur l’horizon, visibles à jamais dans le ciel des peuples, et qui sont, l’un la justice, l’autre la tolérance, l’autre la bonté, l’autre la raison, l’autre la vérité, l’autre l’amour. La Convention promulguait ce grand axiome : La Liberté du citoyen finit où la Liberté d’un autre citoyen commence ; ce qui résume en deux lignes toute la sociabilité humaine. Elle déclarait l’indigence sacrée ; elle déclarait l’infirmité sacrée dans l’aveugle et dans le sourd-muet devenus pupilles de l’État, la maternité sacrée dans la fille-mère qu’elle consolait et relevait, l’enfance sacrée dans l’orphelin qu’elle faisait adopter par la patrie, l’innocence sacrée dans l’accusé acquitté qu’elle indemnisait. Elle flétrissait la traite des noirs ; elle abolissait l’esclavage. Elle proclamait la solidarité civique. Elle décrétait l’instruction gratuite. Elle organisait l’éducation nationale par l’école normale à Paris, l’école centrale au chef-lieu, et l’école primaire dans la commune. Elle créait les conservatoires et les musées. Elle décrétait l’unité de code, l’unité de poids et de mesures, et l’unité de calcul par le système décimal. Elle fondait les finances de la France, et à la longue banqueroute monarchique elle faisait succéder le crédit public. Elle donnait à la circulation le télégraphe, à la vieillesse les hospices dotés, à la maladie les hôpitaux purifiés, à l’enseignement l’école polytechnique, à la science le bureau des longitudes, à l’esprit humain l’institut. En même temps que nationale, elle était cosmopolite. Des onze mille deux cent dix décrets qui sont sortis de la Convention, un tiers a un but politique, les deux tiers ont un but humain. Elle déclarait la morale universelle base de la société et la conscience universelle base de la loi. Et tout cela, servitude abolie, fraternité proclamée, humanité protégée, conscience humaine rectifiée, loi du travail transformée en droit et d’onéreuse devenue secourable, richesse nationale consolidée, enfance éclairée et assistée, lettres et sciences propagées, lumière allumée sur tous les sommets, aide à toutes les misères, promulgation de tous les principes, la Convention le faisait, ayant dans les entrailles cette hydre, la Vendée, et sur les épaules ce tas de tigres, les rois.

Alfred Loudet (1836-1898)

Il y avait rue du Paon un cabaret qu'on appelait café. Ce café avait une arrière-chambre, aujourd'hui historique. C'était là que se rencontraient parfois à peu près secrètement des hommes tellement puissants et tellement surveillés qu'ils hésitaient à se parler en public. C'était là qu'avait été échangé, le 23 octobre 1792, un baiser fameux entre la Montagne et la Gironde. C'était là que Garat, bien qu'il n'en convienne pas dans ses Mémoires, était venu aux renseignements dans cette nuit lugubre où, après avoir mis Clavière en sûreté rue de Beaune, il arrêta sa voiture sur le Pont-Royal pour écouter le tocsin.
Le 28 juin 1793, trois hommes étaient réunis autour d'une table dans cette arrière-chambre. Leurs chaises ne se touchaient pas ; ils étaient assis chacun à un des côtés de la table, laissant vide le quatrième. Il était environ huit heures du soir ; il faisait jour encore dans la rue, mais il faisait nuit dans l'arrière-chambre, et un quinquet accroché au plafond, luxe d'alors, éclairait la table.
Le premier de ces trois hommes était pâle, jeune, grave, avec les lèvres minces et le regard froid. Il avait dans la joue un tic nerveux qui devait le gêner pour sourire. Il était poudré, ganté, brossé, boutonné ; son habit bleu clair ne faisait pas un pli. Il avait une culotte de nankin, des bas blancs, une haute cravate, un jabot plissé, des souliers à boucles d'argent. Les deux autres hommes étaient, l'un, une espèce de géant, l'autre, une espèce de nain. Le grand, débraillé dans un vaste habit de drap écarlate, le col nu dans une cravate dénouée tombant plus bas que le jabot, la veste ouverte avec des boutons arrachés, était botté de bottes à revers et avait les cheveux tout hérissés, quoiqu'on y vît un reste de coiffure et d'apprêt ; il y avait de la crinière dans sa perruque. Il avait la petite vérole sur la face, une ride de colère entre les sourcils, le pli de la bonté au coin de la bouche, les lèvres épaisses, les dents grandes, un poing de portefaix, l’œil éclatant. Le petit était un homme jaune qui, assis, semblait difforme ; il avait la tête renversée en arrière, les yeux injectés de sang, des plaques livides sur le visage, un mouchoir noué sur ses cheveux gras et plats, pas de front, une bouche énorme et terrible. Il avait un pantalon à pied, des pantoufles, un gilet qui semblait avoir été de satin blanc, et par-dessus ce gilet une rouppe dans les plis de laquelle une ligne dure et droite laissait deviner un poignard.
Le premier de ces hommes s'appelait Robespierre, le second Danton, le troisième Marat.

Pierre-Antoine Demachy (1723-1807)

Le jour ne tarda pas à poindre à l'horizon.
En même temps que le jour, une chose étrange, immobile, surprenante, et que les oiseaux du ciel ne connaissaient pas, apparut sur le plateau de la Tourgue au-dessus de la forêt de Fougères.
Cela avait été mis là dans la nuit. C'était dressé, plutôt que bâti. De loin sur l'horizon c'était une silhouette faite de lignes droites et dures ayant l'aspect d'une lettre hébraïque ou d'un de ces hiéroglyphes d'Egypte qui faisaient partie de l'alphabet de l'antique énigme.
Au premier abord, l'idée que cette chose éveillait était l'idée de l'inutile. Elle était là parmi les bruyères en fleur. On se demandait à quoi cela pouvait servir. Puis on sentait venir un frisson. C'était une sorte de tréteau ayant pour pieds quatre poteaux. A un bout du tréteau, deux hautes solives, debout et droites, reliées à leur sommet par une traverse, élevaient et tenaient suspendu un triangle qui semblait noir sur l'azur du matin. A l'autre bout du tréteau, il y avait une échelle. Entre les deux solives, en bas, au-dessous du triangle, on distinguait une sorte de panneau composé de deux sections mobiles qui, en s'ajustant l'une à l'autre, offraient au regard un trou rond à peu près de la dimension du cou d'un homme. La section supérieure du panneau glissait dans une rainure, de façon à pouvoir se hausser ou s'abaisser. Pour l'instant, les deux croissants qui en se rejoignant formaient le collier étaient écartés. On apercevait au pied des deux piliers portant le triangle une planche pouvant tourner sur charnière et ayant l'aspect d'une bascule. A côté de cette planche il y avait un panier long, et entre les deux piliers, en avant, et à l'extrémité du tréteau, un panier carré. C'était peint en rouge. Tout était en bois, excepté le triangle qui était en fer. On sentait que cela avait été construit par des hommes, tant c'était laid, mesquin et petit ; et cela aurait mérité d'être apporté là par des génies, tant c'était formidable.
Cette bâtisse difforme, c'était la guillotine.

Arturo Michelena (1863-1898)

[...] Cimourdain s'assit sur la paille à côté de Gauvain et lui dit :
— Je viens souper avec toi.
Gauvain rompit le pain noir, et le lui présenta. Cimourdain en prit un morceau ; puis Gauvain lui tendit la cruche d'eau.
— Bois le premier, dit Cimourdain.
Gauvain but et passa la cruche à Cimourdain qui but après lui. Gauvain n'avait bu qu'une gorgée.
Cimourdain but à longs traits.
Dans ce souper, Gauvain mangeait et Cimourdain buvait, signe du calme de l'un et de la fièvre de l'autre.
On ne sait quelle sérénité terrible était dans ce cachot. Ces deux hommes causaient.
Gauvain disait :
— Les grandes choses s'ébauchent. Ce que la révolution fait en ce moment est mystérieux. Derrière l'oeuvre visible il y a l'oeuvre invisible. L'une cache l'autre. L'oeuvre visible est farouche, l'oeuvre invisible est sublime. En cet instant je distingue tout très nettement. C'est étrange et beau. Il a bien fallu se servir des matériaux du passé. De là cet extraordinaire 93. Sous un échafaudage de barbarie se construit un temple de civilisation.
— Oui, répondit Cimourdain. De ce provisoire sortira le définitif. Le définitif, c'est-à-dire le droit et le devoir parallèles, l'impôt proportionnel et progressif, le service militaire obligatoire, le nivellement, aucune déviation, et, au-dessus de tous et de tout, cette ligne droite, la loi. La république de l'absolu.
— Je préfère, dit Gauvain, la république de l'idéal.
Il s'interrompit, puis continua :
— Ô mon maître, dans tout ce que vous venez de dire, où placez-vous le dévouement, le sacrifice, l'abnégation, l'entrelacement magnanime des bienveillances, l'amour ? Mettre tout en équilibre, c'est bien ; mettre tout en harmonie, c'est mieux. Au-dessus de la balance il y a la lyre. Votre république dose, mesure et règle l'homme ; la mienne l'emporte en plein azur ; c'est la différence qu'il y a entre un théorème et un aigle.
— Tu te perds dans le nuage.
— Et vous dans le calcul.
— Il y a du rêve dans l'harmonie.
— Il y en a aussi dans l'algèbre.
— Je voudrais l'homme fait par Euclide.
— Et moi, dit Gauvain, je l'aimerais mieux fait par Homère.
Le sourire sévère de Cimourdain s'arrêta sur Gauvain comme pour tenir cette âme en arrêt.
— Poésie. Défie-toi des poëtes.
— Oui, je connais ce mot. Défie-toi des souffles, défie-toi des rayons, défie-toi des parfums, défie-toi des fleurs, défie-toi des constellations.
— Rien de tout cela ne donne à manger.
— Qu'en savez-vous ? l'idée aussi est nourriture. Penser, c'est manger.
— Pas d'abstraction. La république c'est deux et deux font quatre. Quand j'ai donné à chacun ce qui lui revient...
— Il vous reste à donner à chacun ce qui ne lui revient pas.
— Qu'entends-tu par là ?
— J'entends l'immense concession réciproque que chacun doit à tous et que tous doivent à chacun, et qui est toute la vie sociale.
— Hors du droit strict, il n'y a rien.
— Il y a tout.
— Je ne vois que la justice.
— Moi, je regarde plus haut.
— Qu'y a-t-il donc au-dessus de la justice ?
— L'équité.
Par moments ils s'arrêtaient comme si des lueurs passaient.
Cimourdain reprit :
— Précise, je t'en défie.
— Soit. Vous voulez le service militaire obligatoire. Contre qui ? contre d'autres hommes. Moi, je ne veux pas de service militaire. Je veux la paix. Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée. Vous voulez l'impôt proportionnel. Je ne veux point d'impôt du tout. Je veux la dépense commune réduite à sa plus simple expression et payée par la plus-value sociale.
— Qu'entends-tu par là ?
— Ceci : d'abord supprimez les parasitismes ; le parasitisme du prêtre, le parasitisme du juge, le parasitisme du soldat. Ensuite, tirez parti de vos richesses ; vous jetez l'engrais à l'égout, jetez-le au sillon. Les trois quarts du sol sont en friche, défrichez la France, supprimez les vaines pâtures ; partagez les terres communales. Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait un homme. Vous centuplerez le produit social. La France, à cette heure, ne donne à ses paysans que quatre jours de viande par an ; bien cultivée, elle nourrirait trois cent millions d'hommes, toute l'Europe. Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les chutes d'eau, tous les effluves magnétiques. Le globe a un réseau veineux souterrain ; il y a dans ce réseau une circulation prodigieuse d'eau, d'huile, de feu ; piquez la veine du globe, et faites jaillir cette eau pour vos fontaines, cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers. Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marées. Qu'est-ce que l'océan ? une énorme force perdue. Comme la terre est bête ! ne pas employer l'océan !
— Te voilà en plein songe.
— C'est-à-dire en pleine réalité.
Gauvain reprit :
— Et la femme ? qu'en faites-vous ?
Cimourdain répondit :
— Ce qu'elle est. La servante de l'homme.
— Oui. A une condition.
— Laquelle ?
— C'est que l'homme sera le serviteur de la femme.
— Y penses-tu ? s'écria Cimourdain, l'homme serviteur ! jamais. L'homme est maître. Je n'admets qu'une royauté, celle du foyer. L'homme chez lui est roi.
— Oui. A une condition.
— Laquelle ?
— C'est que la femme y sera reine.
— C'est-à-dire que tu veux pour l'homme et pour la femme...
— L'égalité.
— L'égalité ! y songes-tu ? les deux êtres sont divers.
— J'ai dit l'égalité. Je n'ai pas dit l'identité.
— Il y eut encore une pause, comme une sorte de trêve entre ces deux esprits échangeant des éclairs.
Cimourdain la rompit.
— Et l'enfant ! à qui le donnes-tu ?
— D'abord au père qui l'engendre, puis à la mère qui l'enfante, puis au maître qui l'élève, puis à la cité qui le virilise, puis à la patrie qui est la mère suprême, puis à l'humanité qui est la grande aïeule.
— Tu ne parles pas de Dieu.
— Chacun de ces degrés, père, mère, maître, cité, patrie, humanité, est un des échelons de l'échelle qui monte à Dieu.
Cimourdain se taisait, Gauvain poursuivit :
— Quand on est au haut de l'échelle, on est arrivé à Dieu. Dieu s'ouvre ; on n'a plus qu'à entrer.
Cimourdain fit le geste d'un homme qui en rappelle un autre.
— Gauvain, reviens sur la terre. Nous voulons réaliser le possible.
— Commencez par ne pas le rendre impossible.
— Le possible se réalise toujours.
— Pas toujours. Si l'on rudoie l'utopie, on la tue. Rien n'est plus sans défense que l’œuf.
— Il faut pourtant saisir l'utopie, lui imposer le joug du réel, et l'encadrer dans le fait. L'idée abstraite doit se transformer en idée concrète ; ce qu'elle perd en beauté, elle le regagne en utilité ; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi ; et, quand le droit s'est fait loi, il est absolu. C'est là ce que j'appelle le possible.
— Le possible est plus que cela.
— Ah ! te revoilà dans le rêve.
— Le possible est un oiseau mystérieux toujours planant au-dessus de l'homme.
— Il faut le prendre.
— Vivant.
Gauvain continua :
— Ma pensée est : Toujours en avant. Si Dieu avait voulu que l'homme reculât, il lui aurait mis un oeil derrière la tête. Regardons toujours du côté de l'aurore, de l'éclosion, de la naissance. Ce qui tombe encourage ce qui monte. Le craquement du vieil arbre est un appel à l'arbre nouveau. Chaque siècle fera son oeuvre, aujourd'hui civique, demain humaine. Aujourd'hui la question du droit, demain la question du salaire. Salaire et droit, au fond c'est le même mot. L'homme ne vit pas pour n'être point payé ; Dieu en donnant la vie contracte une dette ; le droit, c'est le salaire inné ; le salaire, c'est le droit acquis.
Gauvain parlait avec le recueillement d'un prophète.
Cimourdain écoutait. Les rôles étaient intervertis, et maintenant il semblait que c'était l'élève qui était le maître.
Cimourdain murmura :
—Tu vas vite.
— C'est que je suis peut-être un peu pressé, dit Gauvain en souriant.
Et il reprit :
— Ô mon maître, voici la différence entre nos deux utopies. Vous voulez la caserne obligatoire, moi, je veux l'école. Vous rêvez l'homme soldat, je rêve l'homme citoyen. Vous le voulez terrible, je le veux pensif. Vous fondez une république de glaives, je fonde...
Il s'interrompit :
— Je fonderais une république d'esprits.
Cimourdain regarda le pavé du cachot, et dit :
— Et en attendant que veux-tu ?
— Ce qui est.
— Tu absous donc le moment présent ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que c'est une tempête. Une tempête sait toujours ce qu'elle fait. Pour un chêne foudroyé, que de forêts assainies ! La civilisation avait une peste, ce grand vent l'en délivre. Il ne choisit pas assez peut-être. Peut-il faire autrement ? Il est chargé d'un si rude balayage ! Devant l'horreur du miasme, je comprends la fureur du souffle.
Gauvain continua :
— D'ailleurs, que m'importe la tempête, si j'ai la boussole, et que me font les événements, si j'ai ma conscience !
Et il ajouta de cette voix basse qui est aussi la voix solennelle :
— Il y a quelqu'un qu'il faut toujours laisser faire.
— Qui ? demanda Cimourdain.
Gauvain leva le doigt au-dessus de sa tête. Cimourdain suivit du regard la direction de ce doigt levé, et, à travers la voûte du cachot, il lui sembla voir le ciel étoilé.
Ils se turent encore.
Cimourdain reprit :
— Société plus grande que nature. Je te le dis, ce n'est plus le possible, c'est le rêve.
— C'est le but. Autrement, à quoi bon la société ? Restez dans la nature. Soyez les sauvages. Otaïti est un paradis. Seulement, dans ce paradis on ne pense pas. Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu'un paradis bête. Mais non, point d'enfer. Soyons la société humaine. Plus grande que nature. Oui. Si vous n'ajoutez rien à la nature, pourquoi sortir de la nature ? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel comme l'abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d'être l'intelligence reine. Si vous ajoutez quelque chose à la nature, vous serez nécessairement plus grand qu'elle ; ajouter, c'est augmenter ; augmenter, c'est grandir. La société, c'est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies. Porter des fardeaux éternels, ce n'est pas la loi de l'homme. Non, non, non, plus de parias, plus d'esclaves, plus de forçats, plus de damnés ! Je veux que chacun des attributs de l'homme soit un symbole de civilisation et un patron de progrès ; je veux la liberté devant l'esprit, l'égalité devant le coeur, la fraternité devant l'âme. Non ! plus de joug ! l'homme est fait, non pour traîner des chaînes, mais pour ouvrir des ailes. Plus d'homme reptile. Je veux la transfiguration de la larve en lépidoptère ; je veux que le ver de terre se change en une fleur vivante, et s'envole. Je veux...
Il s'arrêta. Son œil devint éclatant.
Ses lèvres remuaient. Il cessa de parler.
La porte était restée ouverte. Quelque chose des rumeurs du dehors pénétrait dans le cachot. On entendait de vagues clairons, c'était probablement la diane ; puis des crosses de fusil sonnant à terre, c'étaient les sentinelles qu'on relevait ; puis, assez près de la tour, autant qu'on en pouvait juger dans l'obscurité, un mouvement pareil à un remuement de planches et de madriers, avec des bruits sourds et intermittents qui ressemblaient à des coups de marteau.
Cimourdain, pâle, écoutait. Gauvain n'entendait pas.
Sa rêverie était de plus en plus profonde. Il semblait qu'il ne respirât plus, tant il était attentif à ce qu'il voyait sous la voûte visionnaire de son cerveau. Il avait de doux tressaillements. La clarté d'aurore qu'il avait dans la prunelle grandissait.
Un certain temps se passa ainsi. Cimourdain lui demanda :
— A quoi penses-tu ?
— A l'avenir, dit Gauvain.
Et il retomba dans sa méditation. Cimourdain se leva du lit de paille où ils étaient assis tous les deux.
Gauvain ne s'en aperçut pas. Cimourdain, couvant du regard le jeune homme pensif, recula lentement jusqu'à la porte, et sortit. Le cachot se referma.

Victor Hugo : Quatrevingt-treize (1873)
Aux Editions Gallimard

2014/02/22

Jorge Amado : Le Chevalier de l'Espérance (Vie de Luis Carlos Prestes)

« Je n’appelle pas héros ceux qui ont triomphé par la pensée ou par la force. J’appelle héros, seuls ceux qui furent grands par le cœur. » (Romain Rolland : Vie de Beethoven, 1903)

Entre 1922 et 1935, une succession de révoltes, révolutions, insurrections et mutineries agitèrent le Brésil, de Récife à Rio Grande, en passant par Salvador et São Paulo. On luttait alors contre l'oligarchie, pour la liberté, la justice, l'égalité... Et bien souvent même on mourrait pour elles.
De tous ces mouvements qualifiés à l'époque d'insurrectionnels émerge aujourd'hui encore la figure légendaire de Luis Carlos Prestes, héros pugnace et populaire, fort justement surnommé Chevalier de l'Espérance par ses nombreux fidèles, dont l'écrivain Jorge Amado qui consacra en son temps tout un livre à sa gloire. Non pas une biographie au sens strict du terme, avec soucis de précision et d'exactitude, mais plutôt une vie romancée, un chant d'amour à la fois pour l'homme et sa cause, son pays et son peuple. Quatre-cent pages d'éloge au cours desquelles nous est d'abord présentée l'enfance pauvre et difficile de Luis Carlos Prestes, fils d'une institutrice et d'un officier du Génie, décédé alors qu'il avait à peine dix ans, puis son entrée à l'Institut militaire de Rio Janeiro, où son charisme et son intelligence lui valurent rapidement l'admiration de ses pairs. Et puis arrive les années vingt, plombées par la corruption, les fraudes électorales, la crise économique...
En juillet 1924 a lieu une nouvelle tentative de soulèvement auquel le capitaine, alors âgé de vingt-six ans, participe activement... mais vainement. C'est l'échec, la déconvenue, un terrible fiasco. Toutefois, bien que cernés et bombardés par les forces du Gouvernement, Carlos Prestes et ses hommes parviennent à leur échapper de justesse, puis à rejoindre les mutins des autres casernes, eux aussi vaincus. Dès lors, pour ces quelques milliers de rebelles commence un périple que l'histoire a retenu sous le nom de Colonne Prestes : une marche d'environ 26000 km à travers le Brésil entre octobre 1924 et février 1927. Vingt-huit mois durant lesquels la Colonne, brillamment dirigée par son capitaine, tient tête à l'ensemble des forces lancées à ses trousses. Traqués sans relâche par une armée régulière largement supérieure en nombre et en équipement, pourchassés par les cangaceiros, alliés d'occasion du gouvernement, les fugitifs parviennent malgré tout à semer leurs poursuivants, tantôt en se frayant un passage à travers la brousse de la catinga, tantôt en franchissant les abruptes montagnes du Nordeste ou les marécages du Mato-Grosso. Souvent affamés, parfois malades ou blessés, ils marchent la nuit, ils marchent le jour, essaimant dans chacun des villages traversés le germe des révolutions futures. De plus en plus sales et hirsutes, ils marchent malgré la fatigue, le froid, les douleurs de toutes sortes, et sous la plume d'Amado cette Grande et Longue Marche prend naturellement des allures d'épopée, quand bien même elle s'achève en folle débandade, sans avoir jamais réussi à rallier le peuple à sa cause, derrière la frontière bolivienne où les 600 rescapés de la Colonne trouvent enfin refuge et repos.


Le dernier tiers du livre est, de loin, le plus intéressant. Le plus tragique aussi. Sont tour à tour passés en revue le coup d'état de Gétulio Vargas et la conspiration communiste pour renverser le dictateur — encore un échec —, puis la traque et l'arrestation de Carlos Prestes de retour d'exil, aussi le procès truqué et les dix ans de cachot, ponctués pour le révolutionnaire de tortures à la fois physiques et morales. Pire, Olga Benàrio, son épouse, brésilienne depuis son mariage, mais juive d'origine allemande, et bien qu'enceinte de sept mois, est livrée à la Gestapo par Gétulio Vargas en 1936 ; elle mourra au camp de Bernbourg, gazée au monoxyde de carbone en 1942, soit précisément l'année où paraîtra et circulera clandestinement au Brésil Le Chevalier de l'Espérance, un livre écrit à chaud, en quelques semaines, que l'on ne peut apprécier qu'à la condition expresse de garder non seulement présent à l'esprit le contexte historique mais aussi le public auquel il s'adressait. Un livre qu'il faut donc prendre tel qu'il est, pour ce qu'il est : un acte de foi et de combat, la geste militante d'un écrivain engagé dans une juste cause, mélange de rêves et d'espoirs, de réalité truquée, falsifiée par naïveté et soif de liberté, mais... mais tout cela n'empêche pas l'auteur d'énoncer aussi par-ci par-là quelques vérités bien senties.

Article du 18 février 1937 (L'Humanité)

Morceaux choisis :

Une page d'histoire sociale à travers le portrait du père de Carlos Prestes :

Par cette matinée glorieuse du 15 novembre 1889, où la monarchie s'écroulait au Brésil, les élèves de l'Ecole Militaire s'étaient groupés autour de leur professeur et chef, le lieutenant-colonel Benjamin Constant Botelho de Magalhaes, et avaient juré de "vaincre ou mourir" pour la République et la démocratie. [...] Ces élèves officiers sur le point de terminer leurs études, prenaient sur leurs épaules le lourd fardeau du destin de la Patrie. Ils avaient appris le sens du patriotisme, du civisme et de la dignité, par la bouche de cet honnête lieutenant-colonel qui était à la fois un homme de science, un homme juste et un héros.
Ils s'avancèrent l'un après l'autre, mon amie. L'un était pâle d'émoi, l'autre souriant, un autre encore avait la bouche contractée par la haine, car il était mulâtre et se souvenait que ses aïeux avaient été esclaves de l'Empire. Lorsque le tour de l'élève Antonio Pereira Prestes arriva, celui-ci avança, décidé et ferme, la tête haute, regardant droit devant lui. Il prêta serment et se plaça à côté de Benjamin, prêt à l'accompagner.
[...] Cet élève avait été sept ans durant soldat ; il s'était mêlé au peuple, dont il connaissait les problèmes, non pas comme les aurait connus un observateur ou un spectateur, mais comme quelqu'un qui les avait vécus. Il savait combien il était difficile à un soldat de franchir les portes de l'Ecole Militaire et de l'Ecole d'Etat-Major, alors que ces portes s'ouvraient si facilement aux parasites de la noblesse et aux fils de gens riches. Mais il savait plus, beaucoup plus, mon amie. Il savait ce qui se passait dans les villes et dans les campagnes, où les soldats vivent en contact avec les gens les plus pauvres, les plus exploités et les plus éprouvés. Il connaissait les nègres : parmi eux, il avait appris les souffrances indescriptibles d'une race réduite à l'esclavage. Il avait assisté à leurs luttes révolutionnaires. Il avait vu, jour après jour, sous l'Empire, la montée de la réaction, hypocrite, prudente, mais forte, qui luttait contre le courant en faveur de l'abolition de l'esclavage. Vivant à côté d'ex-esclaves et de fils d'esclaves, ayant le même métier qu'eux, il ne s'était pas laisser tromper par la démagogie de la famille royale, qui s'efforçait de faire passer l'Empereur et les siens pour "des abolitionnistes qui ne décrétaient pas l'abolition, parce que les forces politiques du pays ne le leur permettaient pas". Il avait compris que l'esclavage des noirs était la base sur laquelle reposait l'Empire. Et que pour cette raison même, l'Empereur et sa famille en étaient nécessairement partisans. Il avait compris que lorsque l'esclavage serait aboli et que le peuple aurait triomphé, même alors, la mission des patriotes ne serait pas finie. Qu'il fallait un régime où le peuple fût représenté, où il pût choisir ses gouvernants, où il pût faire entendre la clameur de ses besoins. Besoins que le soldat Antonio Pereira Prestes avait vus avec les yeux étonnés d'un enfant qui s'était enfui de chez lui pour vivre, dans l'armée, l'aventure de la vie. Il avait découvert que la vie du peuple était une bien triste aventure, mon amie, une aventure amère et douloureuse, parfois héroïque, presque toujours tragique. Il avait vu la famine dans laquelle vivaient les artisans, alors qu'au Palais, devant les "buffets" garnis de plats exquis les danseurs se reposaient des fatigues de la danse, en goûtant à des mets aux noms français et compliqués. Il avait vu dans les sertaos du Nord-Est les hommes sans terre devenir prophètes du malheur, s'improviser chefs militaires et religieux afin de lutter pour obtenir les terres que les comtes, les barons, les marquis d'alors avaient reçues de l'Empereur, pour un mot d'esprit, une valse bien dansée, une bastonnade bien appliquée sur les reins d'un nègre. Il avait vu les nègres fuir les masures immondes et misérables et gagner la libre forêt vierge. Il avait connu des victimes anonymes et des héros anonymes. Il avait vu le peuple, il avait vécu sa vie, il avait partagé ses souffrances. C'est ainsi, mon amie, que le jeune Antonio Pereira Prestes était devenu un homme et qu'à l'âge de 20 ans il avait terminé ses études militaires.

Pour se donner du courage dans les moments difficiles :

Une fois, — c'était une nuit pluvieuse et venteuse, — nous avancions dans la rue pauvre d'une ville lointaine. Nous marchions courbés, ton corps tout près du mien. D'une salle obscure, à travers les volets de bois, la rumeur de voix d'hommes conversant amèrement, parvint jusqu'à nous. Tout à coup, quelqu'un dans la salle prononça un nom. L'amertume et le désespoir s'envolèrent, l'espoir seul resta. Au-dessus de nous, au-dessus de la pluie et du vent, une étoile brilla dans la rue pauvre. Une joie printanière gagna la nuit pluvieuse de l'hiver. Une autre fois nous vîmes des hommes qu'on menait en prison. Ils souriaient, ce n'était ni des voleurs ni des assassins, ils n'exploitaient pas de femmes et ne vendaient pas de drogues. Ceux qui les conduisaient étaient des voleurs, des assassins, ils exploitaient les hommes, vendaient des drogues, c'étaient des policiers. Ces hommes qu'on menait en prison souriaient, les femmes qui les voyait passer pleuraient, les hommes serraient leurs poings. Quelqu'un murmura un nom, le nom d'un autre prisonnier. Et l'espoir brilla dans le sourire des prisonniers, dans les larmes des femmes, dans les poings serrés de ceux qui restaient.
[...] Si à un moment quelconque, notre pauvre cœur se sent faiblir devant les souffrances et appelle la mort pour éviter de supporter la douleur et la pourriture, pensons une minute à Luis Carlos Prestes, pensons à celui qui, au summum de la douleur et de la pourriture, souffrant, voyant souffrir les siens, voyant le peuple souffrir, voyant comment certains mouraient, cédaient ou se vendaient, continua à se dresser vivant pour la liberté. Et alors nous aurons des forces neuves, du courage, de l'espoir. De l'espoir, mon amie.

La parabole du bon samaritain :

Dans le Piaui... La Colonne passait devant un rancho aux murs en pisé et au toit de paille, habité par Joal, un sertanejo semblable aux milliers d'autres sertanejos du Brésil. La Colonne passait, il voulait lui offrir un cadeau, témoigner de n'importe quelle manière sa reconnaissance aux soldats de la liberté. Joal s'avance vers Luis Carlos Prestes, portant une jarre pleine de farine. C'était tout ce qu'il y avait à manger dans son rancho. Et il lui dit :
- Mon général, prenez cette farine, c'est tout ce que j'ai à manger dans mon rancho... Donnez-la aux soldats...
Puis se ravisant, il trouva que  cela ne suffisait pas. Il retourna vers son rancho. Il avait un âne. Il le prit par le licou, et s'avança à nouveau vers Prestes :
- Mon général, voilà ce petit âne, c'est tout ce que j'ai pour vivre... Prenez-le, ne marchez plus à pied...
Puis il s'en retourna au rancho. Rentré chez lui, il trouva néanmoins que ce qu'il venait de faire n'était pas suffisant, mon amie. Mais il n'avait plus rien à donner, il ne possédait rien d'autre au monde. Non, mon amie, il possédait encore quelque chose, il possédait sa vie, qu'il pouvait donner pour la liberté. Alors, il alla une troisième fois vers Prestes. Il ne portait plus rien dans ses mains de mulâtre, mais il marchait en souriant :
- Mon général, dit-il. Je vous ai donné tout ce que je possédais, donnez-moi maintenant un fusil et une place dans votre Colonne...
Voilà, mon amie, comment le soldat Joal s'engagea dans la Colonne Prestes sur le haut sertao du Piaui.

Qui sème le vent... :

L'U.R.S.S, mon amie, c'est la patrie des travailleurs du monde, la patrie de la science, de l'art, de la culture, de la beauté et de la liberté. C'est la patrie de la justice humaine, le rêve des poètes dont les ouvriers et les paysans ont fait une réalité merveilleuse.
Auparavant, sur ces terres blanches de neige, noires de pétrole et blonde de blé, dans les campagnes et dans les usines, les hommes étaient des esclaves, ils étaient prisonniers dans les universités et dans les bibliothèques. Ce peuple menait une vie malheureuse, les femmes ne riaient pas sous les tsars et les grands ducs ; il n'y avait pas de joie sur le visage des enfants affamés. Un vent de famine et d'oppression soufflait sur les steppes de la Russie. On fouettait les hommes, le cri des foules était étouffé par le crépitement des mitrailleuses balayant les places publiques. Des millions d'hommes travaillaient pour quelques-uns, l'aube en Russie était le prolongement d'une nuit horrible et se levait sur le ciel sans étoiles de l'esclavage, sur un jour sans soleil, sans espoir.
[...] La Russie tsariste, mon amie, c'était le pays de l'oppression et de la haine, du malheur et de la famine au milieu des champs de blé, c'était le pays où les vêtements manquaient alors que les métiers fonctionnaient, tissant du drap et de la toile. Des races entières étaient réduites à l'esclavage, des nations étaient courbées sous le fouet d'un maître et de quelques contremaîtres. Telle était la Russie, mon amie, il n'y a que vingt et quelques années, et cela semblait devoir durer toujours.
[...] Aujourd'hui, l'U.R.S.S. est le pays des peuples libres, des patries et des races libres, des hommes heureux. Il n'y a plus de riches ni de pauvres, il n'y a que des hommes dans leur intégrité, dignes et maîtres de leur vie. Pendant vingt ans, ces hommes ont construit un monde nouveau. Les enfants joyeux des campagnes et des villes de l'U.R.S.S. ont le rire aux lèvres et ne connaîtront jamais le malheur de naître esclave.

Jorge Amado : Le Chevalier de l'Espérance (1942)
Traduit du brésilien par Julia et Georges Soria