2012/11/18

Cannelloni, Macaroni, Pennacchioni, Tortellini…

Contrairement aux apparences, le Pennacchioni n’est pas une variété de pâtes à la semoule de blé dur, mais un dérivé de l’italien Pennacchio, signifiant panache. Furent donc surnommés Pennacchioni tous les Transalpins portant des plumes à leur galure ou, ce qui revient au même, ayant allure d’épouvantail. Voyez pas ? Une fiche du commissariat de la rue Ramponneau précise encore ceci :

             Prénom : Daniel
             Adresse : Belleville
             Profession : écrivain


Relu avec délectation La Petite Marchande de Prose, le troisième roman de la saga Malaussène. Me souvenais plus à quel point l’écriture de Pennac(chioni, de son vrai nom) était tout à la fois drôle, tendre, sensible, inventive et intelligente.
Si toute l’intrigue de cet épisode, forcément rocambolesque, s’articule autour du monde du livre, je crois cependant qu’on aurait tort de n’y voir qu’un feu d’artifice tiré à la gloire du roman, ainsi que le stipule un peu trop benoîtement la quatrième de couv’. L’histoire étant souvent double, celle de La Petite Marchande de Prose permet effectivement à Pennac d’évoquer et de partager son amour des livres et sa passion des mots, mais aussi de dénoncer, en creux, un univers dont il connaît l’envers du décor et ses coulisses à la Dallas : manuscrits volés, supercherie littéraire, combines éditoriales et plumitifs narcissiques. Voici donc quelques passages plutôt bien épicés.
D’abord, le portrait d’un écrivaillon tombant en pleurs dans les bras de Benjamin Malaussène, l’un des employés des Editions du Talion :
- On vous a refusé un manuscrit, n’est-ce pas ?
- Pour la sixième fois.
- Le même ?
De nouveau oui de la tête, qu’il décolle enfin de mon épaule. Puis, un hochement très lent :
- Je l’ai tellement retravaillé, si vous saviez, je le connais par cœur.
- Comment vous appelez-vous ?
Il m’a donné son nom, et j’ai aussitôt revu la tête hilare de la reine Zabo [la patronne] commentant le manuscrit en question : « Un type qui écrit des phrases du genre ‘’Pitié ! hoqueta-t-il à reculons’’, ou qui croit faire de l’humour en appelant Farfouillettes les Galeries Lafayette, et qui remet ça six fois de suite, imperturbable, pendant six ans, de quel genre de maladie prénatale souffre-t-il, Malaussène, vous pouvez me le dire ? »
Après l’écrivaillon, voici l’écrivain de renom :
[…] Les couloirs des Editions du Talion sont encombrés de premières personnes du singulier qui n’écrivent que pour devenir des troisièmes personnes publiques. Leur plume se fane et leur encre sèche dans le temps qu’ils perdent à courir les critiques et les maquilleuses. Ils sont gendelettres dès le premier éclair du premier flash et chopent des tics à force de poser de trois-quarts pour la postérité. Ceux-là n’écrivent pas pour écrire, mais pour avoir écrit – et qu’on se le dise […]
Bien évidemment, fruit de l’imagination et pures coïncidences sont les ressemblances du dénommé J.L.B. avec l’auteur à succès Paul-Loup Sulitzer : 
« J.L.B. [le personnage parle de lui à 3ème personne] est un écrivain d’un genre nouveau, monsieur Malaussène. Il tient plus de l’homme d’entreprise que de l’homme de plume. Or, son entreprise, précisément, c’est la plume. […] Dès mes premiers romans : Dernier baiser à Wall Street, Pactole, Dollar ou L’Enfant qui savait compter, j’ai creusé les fondations d’une école littéraire nouvelle que nous appellerons, si vous le voulez bien, le réalisme capitaliste. […] Notre monde est un monde de boutiquiers, monsieur Malaussène, et j’ai entrepris de donner à lire à tous les boutiquiers du monde ! Si les aristocrates, les ouvriers, les paysans, ont eu droit à leurs héros au cours des âges littéraires, les commerçants jamais ! […] Le lecteur que je vise n’est pas celui qui sait lire, mais celui qui sait compter. Or, tous les boutiquiers savent compter, et aucun romancier, jamais, n’en a fait une valeur romanesque. Moi, si ! Et je suis le premier. Résultat : deux cent vingt-cinq millions d’exemplaires vendus à travers le monde. J’ai élevé la comptabilité au niveau de l’épique, monsieur Malaussène. Il y a dans mes romans des énumérations de chiffres, des cascades de valeurs boursières, belles comme des charges de cavalerie. C’est une poétique à quoi les commerçants de tous poils sont sensibles. Le succès de J.L.B. tient à ce que j’ai enfin donné sa représentation mythique à la multitude mercantile. Grâce à moi les commerçants ont désormais leurs héros dans l’Olympe romanesque »
Cette très belle digression sur le parcours de la reine Zabo, devenue patronne des Editions du Talion : 
La reine Zabo est sortie du ruisseau pour régner sur un royaume de papier […] Il fallait la voir fermer les yeux, dilater les narines, aspirer une bibliothèque tout entière, et repérer par petites expirations les cinq exemplaires nominatifs en pur Japon sur des rayons bourrés de Verger, de Van Gelder, et de l’humble armée des Alfas. Elle ne se trompait jamais. Elle les classait à l’odeur, tous, papiers chiffons, toile, jute, fibre de coton, chanvre de Manille… […] Elle dissociait le parfum aérien de l’encre de la puissante animalité de la colle, puis en énonçait les composants un à un, jusqu’à retrouver le nom de l’artisan disparu qui produisait jadis cette merveille d’encre-là, et la date exacte du cru. […] Sur quoi, elle sortait le nom du moulin d’où venait le papier, le nom du seul imprimeur à utiliser cette combinaison d’ingrédients, et le titre du livre, et le nom de l’auteur, et la date de parution. […]
La scène qui suit se déroule une nuit durant laquelle le père de la petite Zabo baguenaudait dans le Faubourg Saint-Honoré. Après avoir assommé les deux arsouilles qui rouaient de coups un bourgeois en goguette, Papa Zabo aida ce dernier à se relever et, tandis qu’il le nettoyait, l’autre bégaya :
- Mon Loti, mon Loti...
Son estomac crachait des caillots, et parmi eux, ce seul mot :
- Mon Loti…
Il pleurait d’une autre douleur :
- Une édition originale, monsieur…[…] Un japon impérial…[…] Oh ! monsieur… monsieur… si vous saviez …
[…] Quand le Chauve [Papa Zabo] raconta l’aventure à sa fille, la gamine eut un de ses plus rares sourires :
- C’était un bibliophile.
- Un bibliophile ? demanda le Chauve.
- Un type qui préfère les livres à la littérature, expliqua l’enfant.
Le Chauve flottait.
- Pour ces gens-là, il n’y a que le papier qui compte, dit Zabo.
- Même s’il n’y rien d‘écrit dessus ?
- Même si ce sont des bêtises. Ils rangent les livres à l’abri de la lumière, ils ne les coupent pas, ils les caressent avec des gants fins, ils ne les lisent pas : ils les regardent.
Et cette dernière citation, formule saisissante de la reine Zabo :
- Je ne décourage plus aucune vocation ; si on avait donné le prix de Rome à Hitler, il n’aurait jamais fait de politique…


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