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2015/11/22

João Ubaldo Ribeiro : Sergent Getúlio

Petit come-back en terre brésilienne, qu'on ne finira jamais d'explorer tellement ce pays est immense, y compris d'un point de vue littéraire, avec des auteurs à ranger au rayon des plus grands, tels qu'Erico Veríssimo, Antônio Torres ou encore João Ubaldo Ribeiro. De ce dernier, nous avions beaucoup apprécié Vive le peuple brésilien, un livre au titre un peu rebutant mais superbement rédigé, d'une incomparable drôlerie et de grande érudition, toutes deux mises au service d'une noble cause : le métissage des cultures. Pour Sergent Getúlio, son deuxième opus, nous serons nettement moins élogieux, sans doute parce que Ribeiro use du même procédé romanesque que pour Ô luxure, à savoir le monologue narratif, mais un monologue ici tant et si bien déjanté que l'on peine à en suivre le fil, malgré un thème intéressant : la violence ; celle du narrateur, bien sûr, mais surtout celle de tout un corps social pour ainsi dire cristallisée dans le narrateur.

Nous sommes aux alentours des années 50, sur fond de campagne électorale et, ainsi qu'il en était encore de coutume au Brésil, de luttes sanguinaires pour la conquête du pouvoir, de règlements de compte et autres vengeances personnelles. Le narrateur, Getúlio Santos Bezerra, est un ancien cireur de godasses devenu sergent de la police militaire et homme-à-tout-faire d'un chef de Parti qui l'a pris sous son aile après qu'il ait tué son épouse adultère quelques années plus tôt. Nous savons aussi qu'il a froidement assassiné depuis lors deux ou trois dizaines d'individus désignés par son "patron", et qu'il a reçu cette fois-ci pour mission de s'emparer d'un rival politique afin de le conduire de Paulo Afonso jusqu'à Barra dos Coqueiros ; soit un voyage d'environ 200km à travers le Sergipe et à bord d'une vieille Hudson conduite par Amaro, son fidèle acolyte. En cours de route, tandis que les deux hommes infligent à leur prisonnier d'impensables sévices, un subalterne vient les trouver pour les informer d'un contre-ordre émanant du Chef et leur intimant de libérer le prisonnier sur le champ pour cause de pressions médiatiques, ce à quoi ne peut se résoudre le sergent Getúlio, un homme d'honneur pour qui une parole donnée est une parole sacrée, aussi un homme qui obéit d'abord et avant tout à des principes, quoi qu'il en coûte, y compris le bain de sang par lequel s'achève cette histoire.

Voilà, voilà... En fait, je ne sais pas trop quoi penser de ce livre, si ce n'est qu'il ressemble à un puzzle assez difficile à assembler, et qu'il est ponctué d'un bout à l'autre par des scènes de violence comme on en lit rarement... hormis dans les journaux.

João Ubaldo Ribeiro (1941-2014)

La goutte sereine est ainsi, vagabonde. On la laisse, elle se transforme en chancre et dégénère en autres misères, de sorte qu'il faut se précautionner contre les femmes de rencontre. Premier précepte. De Paulo Afonso jusque-là, une tirée, encore pire de nuit dans ces conditions. [...] C'est du sertão sauvage : cactus et chardons géants, tout traîtrise, queues-de-rat en dessous, un enfer. Plantes et femmes nuisibles, possibilitant des plaies ; bestioles sournoises, fourmis, scorpions, tiques, faut voir. J'ai tué trois malheureux par-dessus des queues-de-rat, dont un qui arriva doucement à terre, redoutant les épines sans doute. Comme si un qui va mourir se préoccupe de son confort. J'aurais eu le goût de saigner j'achevais le vivant sur le coup, pourtant il fait un bruit bizarre et il n'est pas propre à cause de tout ce jus qui sort. De façon que je lui tirai dans le crâne, en visant bien pour ne pas gaspiller de munitions. Là-dessus je jurai contre lui, qui m'obligeait à chasser à travers ces maquis, perdu dans cette fournaise, gâchant mes bottines neuves dans ces ronces difficultueuses. On ne voit que têtes-de-moine, yuccas, méchants buissons et urubus. Il n'entendit même pas le juron, il retomba et refroidit. Du travail régulier. [...] Ensuite les urubus, car le travail n'est plus de punition, il est de nettoyage. L'urubu c'est la propreté des campagnes, il repère la minute où quelqu'un cesse de marcher dans ces agrestes et reste à tournoyer comme un espirite. Il tournoie comme ça, claquant du bec et ufeufant des ailes, ces planements plumés, âmesempennés. Il va et reva et va et vient. Il doit avoir un souffle notable. On sait que le petit urubu naît blanc et qu'ensuite il devient noir et s'il voit un homme il vomit de dégoût, il a le cœur soulevé. Eux ils nous dégoûtent, nous on les dégoûte. [...]

~oOo~

[...] Ce n'est qu'après un moment qu'il exposa ses idées.
— Impossible de tuer l'homme, quelqu'un peut venir ici. Ça ferait parler de moi, ça je ne supporte pas.
— D'accord, d'accord. On peut le rosser.
— En plus, je le laisse estropié. Vous, vous brûlez ?
— Je n'ai jamais brûlé même un œuf de bouc, encore moins lui.
— Il n'y a pas de difficulté. On pose le fer chaud. Ça fait comme une odeur de viande roussie, mais c'est nécessaire, parce que sinon il peut saigner de trop et l'animal meurt de se vider. Comme ça, on brûle et ça sèche, ça reste parfait.
Amaro dit qu'on pouvait attacher un crin de queue de cheval à la racine des couilles, et on étrangle, étrangle jusqu'à ce que ce soit comme de la bouillie de manioc. Juste, dit Nestor, mais alors il peut tirer, dans un moment de distraction de celui qui surveille. Mais c'est le mieux, dit Amaro, c'est le meilleur moyen pour ôter les verrues, on ne souffre même pas, ça déconforte seulement. Si vous coupez, votre main peut glisser et tout couper d'un coup, ça fait des dégâts. Il n'y a pas d'homme qui reste calme dans un de ces moments.
— On l'avise : regarde, si tu brailles, je t'enfile dans la bouche un chiffon bien enfoncé et tu peux t'étouffer. Mieux vaut te conformer, parce que le destin ne se trompe pas. Ne remue pas non plus, parce que ça complique. Laisse que je coupe d'un coup, à la racine, c'est l'affaire d'un instant.
— On peut aussi écraser au pilon, pas besoin d'envelopper, il y a déjà un emballage naturel. On peut piler, piler, jusqu'à ce que ça se mette en farine, et alors on laisse, ça enfle et ça pend. Ça donne un couillon impressionnant, il peut aller jusqu'au genou. [...]

~oOo~

[...] Alors donc assis dans ce pacage, avec ces cendres que j'ai mises sur ma tête et tous ces chemins que j'ai creusé de mes pieds, tournant en rond je ne sais combien de temps et me frappant la poitrine et hoquetant dans ma gorge, j'ai poussé un cri qui s'est entendu dans tout l'Etat de Sergipe, de tous les côtés, en bas, en haut, jusqu'au bout du monde, qui a retenti, j'ai poussé le cri le plus terrible qu'on ai poussé sur terre, parce que c'est maintenant que j'ai senti. D'abord, je me suis assis sur une souche et j'ai plongé ma tête entre mes deux jambes allongées et je suis resté assis vingt-deux heures, cinquante-huit heures, je suis resté assis plus d'heures que jamais personne n'est resté assis, et je n'ai pas bougé ; je regardais le sol mais sans rien voir, seulement le sol d'une couleur seule. Ensuite je me suis levé et il m'est venu une rage, la plus grande rage qu'il y ait jamais eu dans tout l'Etat de Sergipe, il m'est venu une rage drue comme du sang et lourde comme cinq cent sacs de sucre et chaude comme une braise de la taille d'un bœuf. Et une fois debout j'ai étiré un bras le poing fermé, j'ai étiré l'autre bras et je me suis frappé la poitrine, tant qu'il tonna et que les feuilles des arbres tombèrent, et ensuite j'ai marché des pas de deux brasses et quand je marchais à chaque pas montaient des nuages de poussière qui devinrent de la boue sur ma figure avec les larmes qui sortaient.

João Ubaldo Ribeiro : Sergent Getúlio (1971)
Traduit et préfacé par Alice Raillard (1978)
Aux Editions Gallimard

2015/06/06

Rachel de Queiroz : Maria Moura

« Je repris les rênes et freinai ma bête, pour que les hommes puissent me suivre » (Maria Moura)

Très bon roman d'aventure de Rachel de Queiroz écrit à la manière des feuilletons d'autrefois, quand la presse tenait ses lecteurs en haleine en publiant journellement un épisode inédit des Mystères de Paris, du Comte de Monte-Cristo, des Pardaillan, d'Oliver Twist... toute cette littérature parfois qualifiée de populaire, voire de bas-étage, simplement parce qu'elle connaissait la recette et les ingrédients pour susciter l'intérêt, l'émotion, la curiosité... en un mot : le plaisir.

Maria Moura est donc un roman polyphonique où plusieurs narrateurs racontent successivement et tout à la fois un bout de leur propre histoire et celle de Maria Moura, une femme de caractère qui défia le pouvoir masculin dans une société encore très largement misogyne. 
Vouée de par son sexe à devenir l'épouse fidèle et servile d'un quelconque fazendeiro, Maria va s'employer sa vie durant à démonter l'ordre établi, au point d'inverser les rôles, faisant des hommes ses valets et inspirant à chacun d'eux le respect et la crainte.

Avec ses cheveux courts, ses pantalons et ses manières d'homme, Maria est un personnage ambigu, limite hermaphrodite. Elle est froide, calculatrice, déterminée... aussi généreuse avec ses alliés qu'impitoyable avec ses ennemis... souvent sensible à la misère d'autrui, mais à la condition que cette misère puisse servir ses intérêts... hostile à l'esclavage et cependant presque plus dure avec ses hommes de main qu'un négrier avec sa cargaison d'esclaves... etc. Plus équivoque encore, le fait que lorsqu'elle écume les routes pour détrousser de ses biens quelque riche voyageur, Maria ne vole pas uniquement pour survivre, mais aussi pour thésauriser pièces d'or et objets de valeur. Se dessine alors, en creux, le portrait d'une femme vraiment fascinante, mais avec laquelle le lecteur peine à s'identifier, celui d'une capitaliste ambitieuse et prête à tout pour atteindre son but : le pouvoir.

Extrait :
(quand les deux cousins de Maria Moura, encore  jeunette et orpheline,
réfléchissent au moyen de s'approprier la ferme et la fermière...)

Le Tonio

On revenait à la maison, l'Ireneu et moi, au petit trot de vacher. On ne parlait pas. De temps en temps Ireneu piquait son cheval, qui se ramassait en boule, comme si le mal de la selle ne lui suffisait pas. On avançait, toujours sans rien dire, et puis soudain Ireneu a voulu savoir :
— Tu penses qu'elle a eu peur ?
J'ai soufflé à travers ces satanés trous que j'ai entre les dents.
— Qu'est-ce que j'en sais moi ? C'est une petite garce celle-là. Je ne parle pas de la Tante : elle, on ne peut pas dire que c'était une sainte, mais avec ce mari qu'elle avait, elle en a vu de toutes les couleurs ! Et puis elle a fini comme elle a fini.
— Et tu crois pour de bon que c'est Liberato qui l'a tuée la Tante ?
— Il a prouvé au commissaire que non. Qu'il était à trois jours de voyage de Vargem da Cruz quand la chose est arrivée. Il a fourni des témoins.
Ireneu n'était pas convaincu.
— Va savoir, ça peut très bien être un faux témoignage ! Il peut avoir dit qu'il était là-bas et puis revenir au galop. Il avait un fameux bourin, tu te souviens, Tonio ? L'alezan de l'Oncle : Tiran qu'il s'appelait.
Tout d'un coup j'ai freiné ma bête :
— Je me dis qu'on a peut-être eu tort d'avoir remis l'affaire entre les mains du commissaire. La cousine est bien capable de le recevoir comme elle nous a reçus nous : le foutre dehors, avec les gendarmes et tout.
Ireneu lui aussi avait arrêté son cheval :
— On a peut-être bien eu tort, oui. Ce qu'il fallait c'était qu'on y aille nous autres avec les soldats. C'est qu'elle est pas commode la gamine. Elle est bien foutue de les envoyer paître. En plus, une orpheline comme ça, une fille de fazendeiro, les hommes ont de la considération.
— Et puis il y a encore des amis de son père, d'anciens associés, à Vargem da Cruz. Elle peut vouloir les mettre dans le coup.
— D'après moi, d'ami à lui, il n'y en a plus aucun. L'Oncle avait surtout des accointances avec le major Caiado. Celui-là, oui, il était dangereux.
Je me souvenais bien du major :
— Que oui ! Mais ils ont eu sa peau à celui-là, ça fait bien six ans déjà. Tu dois avoir raison : avec la mort du major, c'est tout qui s'est éparpillé, ses amis et sa bande de gars.
On est resté un moment arrêtés sur le bord de la route, à hauteur d'une maison en ruine, au lieu-dit Tapera Velha, dont la masse se détachait sur un bouquet d'arbres encore bas.
— Nous voilà à Tapera Velha : il n'y a pas plus d'une demi-lieue d'ici au village. Et si on y retournait ?
— Pour voir ce qui se passe ? T'as raison.
On a tourné bride aussitôt. Le vieux canasson d'Ireneu y a mis de la mauvaise volonté, il aurait bien préféré rentrer à la maison. Ma jument a pris de l'avance. On a fait toute la route sans rien dire, chacun pensant à ce qu'on devait faire, ou plutôt à ce qu'on pouvait faire. On avait dit au commissaire qu'on ne voulait pas lui chercher des poux à la cousine : c'était juste histoire de faire respecter nos droits. On restait bien tranquillement à la maison en attendant l'action de l'autorité, l'intimation : ça pouvait suffire pour effrayer la donzelle, et la décider à nous rendre notre bien...
Je continuais à échafauder : si le commissaire ne faisait rien, il fallait qu'on prenne nos intérêts en main. Avec une poignée de gars armés, arriver là-bas de nuit, enlever la panthère, au besoin ligotée, et la ramener aux Marias Pretas.
J'en ai parlé à mon frère. Je savais qu'il lisait dans mes pensées, tellement qu'il m'a dit :
— On l'enlève de force et on fait croire que c'est pour la marier.
J'ai éclaté de rire :
— Dame, tu pourrais bien la marier toi ! On resterait en famille comme ça.
L'Ireneu s'est gratté la tête, pensif :
— La marier, ça oui, même que ça me déplairait point. Elle est bien mignonne.
Seulement à moi, l'idée me déplaisait :
— Mais elle a mauvaise réputation. Il y en a même qui ont jasé sur elle et le Liberato.
— Sa mère aussi avait mauvaise réputation. Et elles ne sont pas les premières, dans la famille les femmes ont toujours fait du scandale. Tu te souviens de la Tante Vivinha ? Qui est partie avec ce mulâtre là, un affranchi, qui venait des confins là-bas avec le Maranhon.
— Ah ça oui ! Les femelles chez nous, on dirait qu'elles naissent avec le feu au cul. C'est comme les indiennes, aucun homme n'en vient à bout.
Ireneu n'avait pas l'air d'apprécier ma conversation :
— Bien prise en main par un mari, un vrai de vrai, un dur de dur, fais-moi confiance qu'elle se calme la cousine. Quand bien même ce serait à coups de trique.
C'était à mon tour de ne pas apprécier :
— J'ai jamais battu une femme moi !
— Oh là frangin, et la raclée que t'as donnée à cette satanée Sabina Roxa, hein ? Que la pauvre a dû rester toute une semaine enroulée dans des feuilles de bananier pour se réparer le cuir.
— Quand je dis une "femme", c'est autre chose, ça c'était juste une drôlesse, une dévergondée.
— Ça se peut bien. Mais t'as quand même bien failli la tuer la gamine.

Rachel de Queiroz : Maria Moura (1992)
Traduction de Cécile Tricoire (1995)
Aux Editions Métailié

Trois peintures de Enio Crusius, natif de Porto Alegre

2015/05/28

Livres et disques à 50 % sur les prix marqués

Pourquoi ne pas lire deux fois plus avec un prix de livre de moitié ? Déjà le livre d'occasion, il  n'est pas cher. Et le conseil avisé du libraire, il est précieux. A partir de ce jour, les livres et les disques à la Librairie Entropie sont à moitié prix. Oui, vous avez bien lu. 50 % sur les prix marqués, et à partir de 10 euros d'achat. Donc, direction métro Charonne, 198 boulevard Voltaire pour vos emplettes.

Une option possible pour faire cadeau de livres choisis (et non subis, pour citer Nicolas) à vos amis avec un bon achat, à échanger à la librairie Entropie contre les livres qu'il plaira à l'heureux bénéficiaire. En imprimant ce bon, le fichier pdf s'obtient en cliquant sur l'image.


2015/03/01

Jorge Amado : Best-Of (entretien avec moi-même)

Quand et comment avez-vous rencontré Jorge Amado ?

C'est une longue histoire... Tu sais sans doute que le chemin qu'emprunte un lecteur n'est pas le fruit du hasard, mais plutôt de sa curiosité. Les uns se précipitent avec avidité sur les derniers prix Machin, histoire de voir de quoi ça cause afin de pouvoir en parler devant la machine à café... d'autres préfèrent explorer de fond en comble un genre ou un domaine particuliers, le romantisme, les polars, la S.F, n'importe. Quant à moi, je me laisse tout simplement guider par les auteurs, leurs ramifications... Je veux dire que si tu lis Depestre, comme ce fut mon cas, eh bien tu tombes nécessairement sur "J. Amado", soit par le biais d'une note en bas de page, soit par celui d'un clin d’œil amical qui éveille aussitôt ta curiosité, laquelle curiosité t'incite alors à acheter un premier Amado, puis un second, un troisième et ainsi de suite, moyennant quoi de nouvelles perspectives de lecture s'ouvriront bientôt devant toi, comme celle de poursuivre la route avec Pablo Neruda, Ilya Ehrenburg, Anna Seghers... ou bien encore celle d'étudier la "littérature brésilienne", mais c'est une autre histoire.
Et donc, en février 2013, j'ai lu la Boutique aux miracles, un livre à la fois drôle et sérieux — puisqu'il est question de cette bêtise infinie qu'est le racisme — en même temps qu'une espèce de guide touristique où l'on découvre un univers qui nous est foncièrement étranger, avec son folklore, ses mythes, tout son vocabulaire exotique : salgadinhos, macumba, candomblé, tereiros, cachaça... Bref, j'ai avalé tout ça d'un seul trait, puis j'ai dévoré l'oeuvre entière.

Avant d'aborder l'oeuvre de Jorge Amado, peux-tu nous parler de sa vie en deux ou trois mots ?

Un roman-fleuve.

Et moins succinctement ?

Je dirais que la biographie du bonhomme comporte certains éléments permettant de mieux apprécier la complexion de l'écrivain. Savoir qu'il est né en 1912, soit une vingtaine d'années seulement après l'abolition de l'esclavage et la proclamation de la République brésilienne — donc au sein d'une société encore baignée d'archaïsmes et de préjugés de toutes sortes — puis qu'il a grandi dans un monde où la force primait sur le droit et où la violence n'était pas l'exception mais la règle : coups de feu, embuscade au coin du bois, règlements de comptes, crues dévastatrices, épidémies de variole meurtrières, voilà, entre autres choses, de quoi fut témoin Jorge Amado dès son plus jeune âge, y compris dans la fazenda de son père, un petit planteur de cacao qui dormait toujours la main posée sur la crosse d'un fusil.

En somme, toute l'enfance d'Amado est ponctuée d'évènements tragiques.

Absolument ! Et il en fera d'ailleurs l'une des matières premières de ses livres.

Ceci explique sans doute également pourquoi la mort y est omniprésente.

Oui, mais pas d'égale manière. Par exemple, si tu prends Suor, l'un de ses premiers romans (1934), ou Les chemins de la faim (1946), la mort y est d'autant plus poignante et dramatique qu'elle découle de la misère sociale... mais dans Quinquin (1961), ou Dona Flor (1966), elle est traitée de manière humoristique et presque joyeuse. C'est un retournement complet, un peu comme si Victor Hugo se mettait tout à coup à faire du François Villon, ou comme si Zola passait de Germinal à Pantagruel. Pourquoi ce revirement ? Eh bien on peut supposer qu'après trois longues décennies de combats politiques menés en première ligne, Jorge Amado, qui frisait alors la cinquantaine, a éprouvé le besoin de souffler un peu, de mieux savourer la vie et l'instant présent.

Un changement de paradigme que tu sembles donc associer à sa rupture d'avec le Parti Communiste vers la fin des années cinquante.

Insinuerais-tu que les communistes manquent d'humour ?

Je dis simplement, et sans vouloir t'offenser, que la fantaisie n'est pas ce qui les caractérise le mieux...

Possible en effet qu'ils prennent la vie un peu trop au sérieux et que leur vision du monde ne soit pas des plus réjouissante, c'est vrai, mais, en même temps, la misère, les souffrances, l'injustice... leur credo politique est une réalité qui, permets-moi de te le dire, ne prête pas vraiment à la rigolade ou aux compromis, mais plutôt à l'insurrection. En fait, ce qui empêche un communiste d'être pleinement heureux, vois-tu, c'est le malheur des autres, et un malheur qu'il perçoit avec d'autant plus d'acuité qu'il est persuadé d'avoir les moyens d'y remédier. 

Mais l'Histoire a démontré le contraire !

Tous les "ismes" au pouvoir, qu'ils s'appellent communisme, capitalisme ou libéral-socialisme, tous ont démontré, et démontrent encore, leur incapacité à faire le bonheur du peuple, du moins durablement. Mais on peut cependant souligner qu'entre le début des années 30 et celui des années 60, les conditions de vie des masses laborieuses se sont quand même sensiblement améliorées, non pas par l'opération du Saint-Esprit, mais grâce aux combats d'hommes-de-gauche tels que Jorge Amado, il est bon de le rappeler. Et même après 1956, l'année de la "rupture", il a continué à défendre les mêmes causes que par le passé, mais d'une autre façon, de manière beaucoup plus détachée, moins partisane, et donc plus amadienne, au sens où, enfin libéré des contraintes artistiques du Parti, l'écrivain se permet de dire ce qu'il veut... comme il veut... quand il veut. Et on peut d'ailleurs rappeler ici une anecdote révélatrice d'une personnalité au caractère pas franchement compatible avec la discipline du PC : c'était en 1925, Jorge Amado avait alors 13 ans et était pensionnaire d'un collège jésuite aux règles non moins strictes et sévères que celles du Komintern. S'y sentant à l'étroit comme entre les quatre murs d'une prison, le jeune adolescent implorait instamment ses parents de l'en sortir, mais rien n'y faisait. Rien ! Aussi décida-t-il un beau jour de s'enfuir et de prendre la route, tout seul et à pied, direction le Sergipe où logeait son grand-père paternel. Sa fugue, longue de trois mois et 300km, de Bahia à Itaporanga, démontre assez bien, je crois, un goût prononcé pour la liberté et le vagabondage, deux penchants mieux en phase avec les concepts anarchistes qu'avec les pratiques communistes à la mode de Staline.

Une erreur d'orientation ?

En quelque sorte, oui. Disons que son engagement politique a répondu à la nécessité du moment et, qu'aveuglé par l'espoir peut-être insensé de changer le monde, il a sans doute été naïf mais sincère, sillonnant le monde et ses congrès en faveur de la paix, de la justice sociale, de l'union des peuples, etc... et n'hésitant pas à donner de sa personne quoiqu'il lui en coûtât — l'exil et la prison. Oui ! tu peux creuser la bio d'Amado de fond en comble, jamais tu n'y trouveras rien dont il ne puisse être fier, au contraire. Par exemple, en 1946, jeune élu député communiste de 36 ans, et bien qu'étant profondément athée, il fait voter par la nouvelle Assemblée une loi garantissant à tous la liberté de culte, permettant ainsi aux afro-brésiliens de pratiquer le Candomblé sans plus risquer la persécution. Tout Amado est là, dans cette ouverture d'esprit peu commune, propre aux grands humanistes et aux grands philanthropes...

Dans la lignée d'un Camus ?

Oh ! plutôt dans celle d'Eulália, dite Lalu, et João, ses parents. Jorge Amado n'est pas un intellectuel féru d'équations philosophiques, pas du tout. Son truc, ou ses préoccupations, sont exactement les mêmes que celles du "petit peuple" dans lequel il se fond en toute modestie, malgré ses études supérieures, son diplôme d'avocat et sa notoriété. L'humanisme d'Amado est po-pu-lai-re, en ceci que sa culture s'enracine dans le monde ouvrier dont il est issu et duquel, fidèle aux origines, il tire son amour des choses simples et vraies : plutôt les chansons d'un Dorival Caymmi que les élucubrations sérielles d'un Pierre Boulez, par exemple. Et ne pas oublier non plus qu'Amado a été formé en partie à l'école de la rue, quand, pas plus haut que trois pommes, il accompagnait son oncle dans les salles de jeux, les maisons de passes ou les cabarets d'Ilhéus. C'est là, plus qu'ailleurs encore, que l'enfant a fait ses premières classes, découvrant la vie au milieu des putes et des vagabonds, parmi les boit-sans-soif et les voyous, toujours entouré de leur affection, de leur tendre humanité, puis la leur rendant plus tard, lorsque, devenu écrivain, il fera d'eux tous des personnages positifs.

Tu dis "plus tard", mais Jorge Amado a publié très jeune, non ?

Jeunissime ! Peu après son escapade à travers le sertão, ses parents décident de lui lâcher la bride, d'abord en l'inscrivant dans un collège beaucoup plus libéral que le précédent, ensuite en l'autorisant à s'installer au cœur même du vieux quartier populaire du Pelourinho, sur les hauteurs de Bahia. Pour Jorge Amado commence alors une nouvelle vie, faite d'études et d'apprentissages, certes, mais aussi de folle bohème avec la bande d'adolescents rimbaldiens qui partagent avec lui la passion des Lettres et des virées nocturnes. Et puis, pour répondre à ta question, c'est également durant cette période que commencent à paraître dans un journal local les premières chroniques d'un gamin d'à peine 15 ans nommé Jorge Amado de Faria. Quant à son premier roman, Le pays du carnaval, il sortira quatre ans plus tard, soit à 19 ans !

Le début d'une longue série...

Plutôt, oui, puisque s'ensuivront une trentaine de livres, essentiellement des romans, tous publiés entre 1931 et 1997, donc reflétant la société des "années 30", puis celle des années 40, 50... jusqu'à nos jours ou presque. Plonger dans l'oeuvre amadienne, c'est comme s'embarquer pour un long voyage à travers l'histoire et pas seulement "brésilienne", malgré qu'elle soit parfois qualifiée, par des gens qui ne l'ont pas lue, d'oeuvre régionaliste. Le décor est brésilien, ça oui, et le folklore est omniprésent, notamment le candomblé ou la gastronomie, mais les thèmes évoqués, eux, sont universels : exploitation de l'homme par l'homme, délinquance juvénile, immigration, racisme, écologie, libération sexuelle, féminisme, etc. Dans n'importe lequel de ses livres, Amado traite toujours au moins un aspect social du "vivre ensemble", et il le fait tantôt avec gravité, tantôt avec légèreté, ce qui déconcerte la plupart des critiques littéraires...

Lesquels critiques lui ont quand même réservé un accueil des plus favorable.

Oui et non. En fait, ils tendent à scinder l'oeuvre en deux comme un pâté en croûte. Par exemple, pour un critique du Figaro hyper-allergique à la notion de lutte des classes, des livres engagés tels que Suor ou Cacao sont disqualifiés d'emblée, puis, par réflexe immuno-protecteur, taxés d'être manichéens parce qu'il y est simplement question d'oppression, donc d'oppresseurs et d'opprimés, tu vois...
A contrario, une critique d'inspiration gauchiste peut reprocher à Jorge Amado la trop grande légèreté d'un Vieux Marin, d'une Gabriela ou encore d'une Dona Flor, et ne pas hésiter à accuser l'auteur de s'être embourgeoisé, devenant de ce fait indifférent au malheur des autres... 
Il y a aussi les puristes de la littérature, ces précieux ridicules qui trouvent les phrases d'Amado mal tournées, son vocabulaire insuffisamment recherché, sa syntaxe approximative, ses personnages peu crédibles... ses romans bâclés.
Et puis il y a les lecteurs, tous ceux qui se reconnaissent dans ses livres ou ses personnages, aussi imparfaits soient-ils, parce qu'ils partagent avec eux une même façon d'être, de voir et de sentir, et donc qu'ils sont à leur image ainsi qu'à celle de l'auteur : à la fois désinvolte et sérieux, superficiel et profond, médiocre et génial... capable du meilleur comme du pire. Oui, Jorge Amado écrit dans un style accessible au plus grand nombre, et alors ? C'est un conteur d'histoire : sa lecture est facile, sans être stupide, et elle est variée, c'est tant mieux ! pour l'apprécier il ne suffit que d'une chose : aimer la prose vagabonde et souvent luxuriante, agrémentée de personnages comme s'il en pleuvait. Une anthologie de Paulo Tavares (Criaturas) en a d'ailleurs recensé pas moins de 3358, parmi lesquels des portraits de femmes inoubliables, telle que Tereza Batista, et quelques fameux loustics : Mané-la-Peste, Zé-la-Crevette, S'la-Coule-Douce, Chico-la-Graisse, Patte-Molle, Chéri-du-Bon-Dieu, José-la-Fouine, Pue-le-Bouc, N'a-Qu'une-Couille, etc. Surnommer les gens, voilà encore une pratique typiquement populaire par laquelle le peuple reconnaît comme l'un des siens celui qui s'y adonne.

Mais n'est-ce pas justement en vertu de cette "popularité" que le Prix Nobel lui a toujours été refusé ?

Je ne sais pas... En fait, on peut discuter à l'infini de savoir si Jorge Amado méritait ou non son Nobel, mais que l'Académie suédoise n'ait jamais honoré aucun écrivain brésilien, ça c'est incroyable ! On le sait peu par chez nous, mais le Brésil est vraiment un grandissime pays de littérature, avec des auteurs à mon sens injustement dédaignés par le public européen, lequel public a de ce pays une vision encore très archétypale : futebol, carnaval, bossa-nova, Corcovado et bimbos des plages. A la trappe, les Carlos Drummond de Andrade, les Graciliano Ramos, Guimarães Rosa, João Ubaldo Ribeiro, Clarice Lispector, Rachel de Queiroz, Érico Veríssimo et tant d'autres... Quand je pense qu'il y a à peine deux ans, j'ignorais jusqu'à leur nom...

Tu les a découverts grâce à Jorge Amado ?

Oui, petit à petit et pas à pas, en parcourant son oeuvre comme on parcoure et découvre un pays.

Une dernière question : quel mot résume le mieux cette oeuvre, selon toi ?

La Liberté, sans hésitation. Et peut-être aussi l'amitié.

(1912-2001)

Pour un tour d'horizon de l'oeuvre complète de Jorge Amado, on trouvera de-ci de-là sur ce blog des extraits de livres accompagnés d'avis pas toujours éclairés. On pourra aussi découvrir cet auteur en tapant dans la douzaine d'ouvrages listés ci-dessous. C'est une sélection, donc forcément subjective, mais qui me semble toutefois aussi représentative que possible de l'étendue de son talent :

1935 : Bahia de tous les saints
Le premier "grand livre" de Jorge Amado, encensé à juste titre par Albert Camus dans l'Alger républicain, en 1939. Un roman sans temps mort, au style très épuré, retraçant les mille aventures tragi-comiques du nègre Antonio Balduino, de son enfance jusqu'à l'âge adulte : l'histoire d'une prise de conscience politique et de tout ce qui s'ensuit. (très touchant)

1937 : Capitaines des sables
Un sujet sensible, la délinquance juvénile, vue par quelqu'un qui la connaît plutôt bien. Dans un hangar désaffecté du port de Bahia, des adolescents livrés à eux-mêmes vivent de petits larcins. D'où viennent-ils et qui sont-il ? Comment la bonne société les perçoit ? Qui les aide et qui les rejette ? (beaucoup d'émotion et de tendresse, mâtinées d'un peu de drôlerie)

1942 : Terre violente (Les terres du bout du monde)
L'un des quatre ou cinq livres de Jorge Amado dans lesquels il retrace la saga de l'or jaune du Brésil : le cacao. Ici, une histoire inspirée de faits réels qui raconte les sanglantes rivalités opposant entre elles des familles de fazendeiros pour la conquête de nouvelles terres à exploiter. (épique)

1946 : Les chemins de la faim
Sans doute le plus violent, le plus dur et le plus fort de ses romans, illustrant le drame des populations contraintes à fuir la sécheresse du Nordeste pour émigrer à Rio ou à São Paulo, où elles espèrent trouver de quoi survivre... sauf qu'il leur faut d'abord traverser à pied l'enfer de la caatinga survolée de vautours et parsemée de cangaceiros mi-anges mi-démons. (dramatique)

1954 : Les souterrains de la liberté
Mon préféré. L'équivalent brésilien des "Communistes" de Louis Aragon, soit une fresque historique de la société brésilienne de 1937 à 1940, donc sous l'ère dictatoriale de Gétulio Vargas. Un récit de grande amplitude, avec beaucoup de personnages, et sans doute un peu de parti-pris, mais davantage de complexité que certains vous le diront. (passionnant)

1961 : Le vieux marin
Un nouvel habitant débarque un beau jour à Péripéri avec des histoires fabuleuses de marins plein la bouche. Sont-elles vraies, sont-elles fausses ? voilà la question. Mais qu'est-ce que la vérité, après tout ? Eh bien... eh bien c'est un rêve qui prend corps, comme une histoire parfaitement racontée, nous répond ici Jorge Amado. (tonique)

1969 : La boutique aux miracles
Un sujet gravissime, le racisme, mais traité à la manière d'une farce au cours de laquelle le mulâtre Pedro Archanjo oppose son érudition, et sa joie de vivre, à la bêtise d'une high-society majoritairement hostile au mélange des races ou des croyances. Aussi une critique douce-amère de la manière de penser des z'élites à la zémour. (hautement salubre)

1972 : Tereza Batista
Ma préférée. L'histoire d'une pauvre et jolie orpheline qui découvre peu à peu toutes les formes que l'amour ou le désir peuvent prendre, et donc, par voie de conséquence, tout ce dont les hommes sont capables en bien comme en mal. Un personnage à la hauteur d'Antigone — celle en qui l'amour et l'espoir étaient plus forts que la mort ou la résignation. (poignant)

1977 : Tieta d'Agreste gardienne de chèvres
Tieta revient passer quelques mois dans son village natal après en avoir été chassée vingt ans plus tôt pour cause de mœurs jugées trop légères. Toujours aussi libertine, mais devenue riche à millions, elle va combattre l'hypocrisie et la morale à deux balles de ses parents et concitoyens, tout en défendant l'écologie contre les intérêts d'une multinationale étrangère. (réjouissant)

1984 : Tocaia Grande
Mon préféré. Au départ était la Nature, puis est venu l'homme... Il y eu d'abord le hameau, puis est venu le village, la ville... et la civilisation civilisatrice, avec ses rois, leurs lois, leurs juges, leurs flics et leurs prisons. Tocaia Grande : un lieu utopique, et comme hanté par des personnages de chair et de sang, pour ne pas dire de glaise et de boue. (formidable)

1988 : Yansan des orages
Une sorte d'enquête menée tambour battant pour retrouver une statue de Sainte-Barbe mystérieusement disparue. Aussi un roman d'aventure avec beaucoup d'humour, du sexe à gogo et un saisissant contraste entre deux pratiques religieuses : celle de l'Eglise apostolique et romaine, austère et contraignante, et celle du Candomblé, célébrant le plaisir des sens. (jubilatoire)

1990 : Conversations avec Alice Raillard
Une belle série d'entretiens accordés par Jorge Amado à sa traductrice et néanmoins amie Alice Raillard. De nature plutôt loquace, l'écrivain, mis en confiance, se livre ici encore un peu plus d'habitude, évoque ses parents avec émotion, nous parle de son enfance, de politique, d'histoire, de littérature... tout est passé au crible avec intelligence et pertinence. (captivant)

2015/02/07

João Ubaldo Ribeiro : vive le peuple brésilien

« L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation » (Ernest Renan, 11 mars 1882)

"Negroes washing
for diamonds"
John Mawe (1821)
Toi aussi tu verras qu'avec l'âge les occasions de t'enthousiasmer deviendront peu à peu de plus en plus rare : ça sera tantôt un petit air de guitare pas trop mal maîtrisé (si toutefois tu te rappelles des accords), tantôt une encore assez bonne performance sportive (à condition que ton arthrose le permette)... et tantôt la lecture d'un bouquin qui, malgré tout ce que tu auras déjà lu dans ta vie, t’enivrera de bonheur et te fera crier sur les toits : Ce livre est for-mi-da-ble !
Formidable, ce pavé de 600 pages l'est à plus d'un titre, d'abord par sa qualité d'écriture, son érudition et son humour délicieux, ensuite par le thème qui le parcourt, à savoir l'intrusion de la lutte des classes dans la formation du plus fumeux des concepts : l'identité nationale. Difficile en effet d'imaginer qu'au sein d'un pays aussi composite que le Brésil, cette identité soit demeurée si longtemps à l'image de l'aristocratie, puis de la bourgeoisie — blanche, riche, catholique et conservatrice —, sans admettre qu'elle ne fut utilisée qu'à seule fin d'affermir la domination d'une caste sur le reste de la population au prétexte que celle-ci n'était pas "brésilienne". Or, qui donc, de Manaus à Bahia et de Porto Alegre à Belém, a bâti la nation pierre à pierre ? Essentiellement des noirs et des aborigènes, tout un prolétariat maintenu des siècles durant dans l'ignorance et l'asservissement. Et qui s'enrichissait à leurs dépens ? Les brésiliens ! C'est-à-dire une poignée de rentiers, d'homme d'affaires, de banquiers, tous auréolés des vertus cardinales que sont le courage, la justice, la bonté, si si ! et tous défendant leurs intérêts exclusifs, je veux dire : "partageant les mêmes valeurs nationales". Bref, ce à quoi nous convie João Ubaldo Ribeiro à travers son opus, c'est à revisiter l'Histoire officielle qu'il considère comme un tissu de mensonges mis au service des puissants. Pour lui, l'âme d'une nation ne prend corps qu'au sein des opprimés et si "identité" il y a, alors elle se forge sur l'enclume des siècles à grands coups de conquêtes, fruits des combats menés par ceux qui n'ont rien contre ceux qui ont tout — car de quoi pourrait s'enorgueillir un pays sans les combats des femmes pour obtenir le droit de vote, des ouvriers pour le droit de grève, des journalistes pour celui d'informer, etc etc... 
Iconoclaste, subversif et drôlissime, voilà résumé en trois mots ce livre enthousiasmant : 















João Ubaldo Ribeiro : vive le peuple brésilien (1984)
Traduction de Jacques Thiériot (1989)
Aux Editions Belfond

2014/09/13

Radio, télévision, livres, images

La radio, c'est la télévision, avec des images dans la tête. "Et tout s'éclaire", sur France Culture (ce matin, c'était Concordance des temps).

France Culture à la télévision

2014/07/29

Mathématiques souterraines : éléments

Librairie Entropie, les livres d'en-dessous
Dans les tréfonds de la librairie Entropie; tu t'es aventuré avec l'accord réservé du libraire. Dans le dédale des planches, une couverture attire l’œil symbolique : des livres de mathématiques anciens, du genre qu'on n'avait pas conscience au brevet, voire au bac. C'est quasiment le début des fondements modernes, Euclide qui serait venu en taxi sur le boulevard Voltaire. Jugeons-en :

Nicolas Bourbaki : Éléments de mathématique IV, Les structures fondamentales de l'analyse Première partie, Les structures fondamentales de l'analyse Livre II, Algèbre Chapitre I, Structures algébriques [Texte imprimé] / par N. Bourbaki / Paris : Hermann , 1942
Les structures mathématiques sont pourvues de noms magiques : anneaux et groupoïdes, catégories et monoïdes, tours et corps, qui rappellent parfois la langue commune, avec un parfum d'étrangeté. Ces inventions sont au cœur de nos cartes bancaires, de la musique mp3, dans les GPS. Certains pensent que la réalité serait architecturée par un squelette proto-mathématique. Voir par exemple ce petit texte d'Alain Connes (médaille Fields, prix Crafoord, médaille d'or du CNRS) intitulé : La réalité archaïque mathématique.
Nicolas Bourbaki : Éléments de mathématique [Fasc.] XVI, Les structures fondamentales de l'analyse Première partie, Les structures fondamentales de l'analyse Livre III, Topologie générale [Texte imprimé] : (Fascicule de résultats) / par N. Bourbaki / Paris : Hermann & Cie , 1953
La topologie, c'est en deux mots l'étude des lieux. Son ancienne appellation était "analysis situ". La branche des mathématiques qui s’intéresse à la plastique des nappes de caoutchouc, aux nœuds. Ou : que devient la réalité si on la tord, mais sans l'arracher, et sans la recoller.
Boll, Marcel. Manuel de logique scientifique. Remplaçant et complétant les Eléments de logique scientifique 1942. Dunod, Paris 1948.
Marcel Boll : Manuel de logique scientifique. Remplaçant et complétant les Éléments de logique scientifique 1942. Dunod, Paris 1948.

La logique désigne à la fois la raison, le langage et le raisonnement. C'est beaucoup pour un seul terme. A l'école, c'est l'étude des règles formelles d'une argumentation correcte. Avec sa fusion-acquisition dans l'informatique, la linguistique, la psychologie, la communication, cette science reste une grande survivante. Qui me donne d'un coup l'envie de relire, de Ian Watson, L'enchâssement (The Embedding). Un roman très teinté de structuralisme, s'intéressant aux liens entre cerveau, langage et structure du monde : un langage et un environnement artificiels pour éduquer de jeunes enfants (infans : qui ne parle pas), langage enchâssé de tribus indiennes (inspiré des Nouvelles impressions d'Afrique de Raymond Roussel), et extra-terrestres hyper-technologiques, à la recherche de plus.


 Nicolas Bourbaki : Éléments de mathématique [Texte imprimé]. Fascicule 1, Livre 1, Théorie des ensembles : Fascicule de résultats / N. Bourbaki. - 4e édition

La théorie des ensembles est sûrement l'un des monuments les plus impressionnants du siècle dernier. On l'attribue au mathématicien Georg Cantor. Certains la considère comme un paradis créé par les mathématiciens. Un paradis paradoxal, comme celui de Banach-Tarski, qui appliqué aux petits pois, réglerait leur sort à la famine et à l'agriculture intensive, au risque d'un régime alimentaire un peu barbant.


Quittant les tribus et les groupes, ayant perdu ton algèbre, tu remontes à contrecœur l'escalier de service. Plongée dans les mathématiques souterraines. Ouvrages anciens, un peu coûteux, mais ils le valent.Ce sont les dernières balises (avant mutation). C'était en 1981.

2014/07/07

Librairie Entropie : Kultur Pop 23, vacances et ANPéRo

Le libraire travaille du chapeau
Ça chauffe. Tandis :
  • que vous avez un nouvel ANPéRO à la librairie Entropie, annoncé le vendredi 11 juillet 2014 (198 boulevard Voltaire, Paris XI), à partir de 18h00-18h30, et jusqu'à pas d'heure,
  • que si les ANPéRistes causent avinés, le diable parle aqueux (je sais, je déménage),
  • que France Culture lâche Veinstein, dans des conditions discutables, et fort discutées 
  • que nous saluons l'éparpillement culturel de notre radio chérie d'une Diaspora, par Julien Loureau, un ancien générique de Du jour au lendemain,
le volume 23 des génériques d'émissions de Radio France, et surtout France Culture - Kultur Pop, 2014 point 23 vient de paraître. Il s'agit de morceaux de vacances, au lit dès le matin, au canapé la journée.

Vous pouvez venir comme vous êtes avec un peu d'alimentation solide ou liquide, à partager. Au programme donc Kultur Pop 2014.23 "Holidays", en direct de la librairie Entropie, un spécial génériques et interludes des nuits de France Culture, pour l'ANPéRo :