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2015/03/29

Alexandre Soljenitsyne

Apostrophe (1975)
Soljenitsyne : un nom et un visage sans doute parmi les plus connus de la littérature mondiale et même chez les moins lettrés de mes congénères. En tout cas, quiconque était gamin dans les années 70 a forcément en mémoire des images de ce déjà vieillard à longue barbe grise que l'on voyait, je ne dirais pas tout le temps, mais suffisamment souvent pour imprimer durablement nos rétines.
Ramené dans le contexte de la guerre froide, Soljenitsyne c'était le dissident par excellence, la figure de proue d'une Europe de l'Ouest toujours inquiète des agissements du Kremlin, aussi d'une France pompido-giscardienne si peu sûre d'elle-même qu'elle n'avait d'autre recours, pour vanter son modèle économique et social face au danger que représentait pour elle les communistes français, d'autre recours que faire appel à un nostalgique de la Russie des tsars pour dénoncer la Russie des soviets. Mouais, même si on tend un peu à l'oublier aujourd'hui, on vivait alors une époque assez trouble et paradoxale. Je me souviens par exemple du climat délétère qui régnait sur le plateau d'Apostrophe lorsque Soljenitsyne, entouré d'égards, en était l'invité d'honneur et que, sous couvert de littérature, l'émission se transformait quasiment en tribune politico-religieuse où la propagande réactionnaire de Soljenitsyne allait si bon train que l'inaltérable d'Ormesson, invité lui aussi, prenait presque figure de grand progressiste ! Mais ce dont je me souviens surtout, c'est d'un homme au regard un peu fuyant, d'un écrivain à l'air un peu hautain, faussement inspiré, pas franc du collier... et voilà sans doute pourquoi je n'ai jamais rien lu d'Alexandre Soljenitsyne.

2014/09/13

Radio, télévision, livres, images

La radio, c'est la télévision, avec des images dans la tête. "Et tout s'éclaire", sur France Culture (ce matin, c'était Concordance des temps).

France Culture à la télévision

2014/07/29

Livres de vacances


Les ouvrages et le taulier de la librairie sont toujours là pendant la période estivale. Il est temps de venir y acheter des livres. Que faire d'autre l'été humide et tiède à Paris ?


2014/05/23

Libraire au naturel

Photos du libraire au naturel, par champ clair
Juste une pincée de colorant organique
Librairie Entropie, Paris - Tokyo
What else?

 Avant - pendant - après

2014/01/13

La non-demande obituaire

Librairie Entropie (occasion, livres anciens), métro Charonne, Paris
"Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d'été si doux". Entre :
la librairie Entropie se porte bien, merci, attente attentez à votre orthographe quand vous cherchez sur l'Internet.

2014/01/12

Spacca : Jean-Baptiste Debret (BD historique)

En 2006, soit presque deux siècles après que Jean-Baptiste Debret ait foulé pour la première fois le sol brésilien, João SPACCA de Oliveira retraçait les aventures de l'artiste dans une bande dessinée d'environ quarante pages où se combinent à la fois l'histoire et l'humour. Une histoire peut-être insuffisamment détaillée, mais à laquelle ne manquent aucun des faits les plus marquants d'une époque croquées à grands coups de crayon incisif. Sont particulièrement bien restitués l'esprit de cour, la morgue des élites, les rivalités d'artistes et l'atmosphère ouvrieuse des rues de Rio, autrefois parcourues par l'un de nos compatriotes, entre deux cours donnés à la toute neuve Académie des Beaux-Arts. Et c'est d'ailleurs sur une évocation d'un élève de J.-B. Debret promis à un brillant avenir, Manuel de Araújo Porto-Alegre, que s'achève ce Voyage en terre-dessinée.

Avec aussi une préface de l'historienne Elaine Dias, des repères chronologiques, une petite galerie d’œuvres d'art, une bibliographie et, pour finir, une richissime idée : le making-of de la BD.

Un montage :



Une pleine planche :
 A 6h1/2 de l'après-midi du 26 mars 1816, les voyageurs foulent les quais de la Place du Palais.
Peu après, le canon annonce la fermeture du port et, ding-dong ! les cloches sonnent l'heure de l'Ave-Maria.
Jusqu'à 10h00 du soir, on entend les appels des vendeurs de boissons et de sucreries :
" Brioche ! Eau fraîche ! Maïs frit, monsieur ? " 


Et un extrait du making-of :



Debret em Viagem Histórica e Quadrinhesca ao Brasil, by Spacca ©

2013/12/29

J.M. Machado de Assis : Dom Casmurro

« Chez Machado de Assis, conteur né, le mélange d'humour léger et de scepticisme délibéré donne à chaque roman un charme tout spécial » (Stefan Zweig)

Malgré ses 325 pages et ses 148 chapitres, ce roman de Machado de Assis peut se résumer en quelques mots : le narrateur, un quinquagénaire blasé, pour se désennuyer, se décide à raconter certains épisodes de sa vie, à commencer par sa conception, puisque sa mère, Dona Maria da Gloria Fernandes Santiago, après avoir accouché d'un enfant mort-né, promit à Dieu, s'Il lui accordait la grâce d'avoir un fils, d'en faire un serviteur de Sa très sainte Eglise. Et comme l'enfant qui lui vint peu après fut un bébé de sexe mâle, elle honora sa promesse en l'éduquant dans cette seule optique : jouets liturgiques, livres pieux, messe le dimanche et cellule monastique bien évidemment réservée au séminaire de São José... Seulement, c'était sans compter sur la volonté personnelle d'un adolescent de 15 ans à l'heure de ses premiers émois, et c'était oublier un peu vite les sentiments amoureux que Bentinho commençait à nourrir à l'égard de Capitou, sa jeune et jolie voisine...

Bento parviendra-t-il à contrecarrer un destin tout tracé par sa mère ? Fera-t-il de Capitou sa chère et tendre épouse ? Suivant quel stratagème, avec quels soutiens et quelles complicités ? Capitou est-elle vraiment celle qu'il croit qu'elle est, ou bien n'est-ce pas plutôt l'amour qui l'aveugle ? Voilà, en gros, de quoi il retourne dans ce roman d'un conteur-né, au style bien léché et à l'humour léger — Zweig a raison. Sauf que la légèreté de Machado de Assis confine parfois à de la superficialité, son humour à du cynisme, et son style soigné à une forme de dandysme littéraire. De sorte que cette lecture m'a été tout à la fois agréable et pénible, et qu'elle me laisse finalement l'impression d'avoir été convié à déguster des feuilletés Fauchon dans un salon bourgeois, le cul coincé sur un fauteuil Empire, entouré de personnages ni attachants ni repoussants, mais simplement transparents...
On regrette surtout que l'auteur aborde ici des questions de fond — notamment la prépondérance de la religion dans la société brésilienne à la fin du 19ème siècle, ou encore l'opposition entre déterminisme familial et libre-arbitre — qu'il les aborde mais avec des pincettes à sucre, sans jamais vraiment les saisir à bras-le-corps, ni prendre parti, me laissant ainsi sur ma faim, c'est dommage.

Enfin, par un curieux hasard de l'Histoire, le siège de l'académicien Joaquim Maria Machado de Assis sera occupé 64 ans plus tard par un certain Jorge Amado de Faria, lequel Amado déclara en 1961, lors de son discours de réception à l'A.B.L., ce qu'il avait déjà dit de son prédécesseur, en 1941, et donc de manière moins "académique", dans Le Bateau Négrier, la Vie d'un Poète :

[...] Le romancier de Dom Casmurro était un métis, qui, de très basse origine, désirait avant tout s'élever dans l'échelle sociale. Cette classe supérieure [...] était pour le métis carioca la seule chose belle et désirable. Il considérait comme la victoire de sa vie de s'intégrer à cette classe et d'en être le chef de file [...] Machado, homme de faible nature, mettait ses sentiments en sourdine. Non seulement il ne mentionna jamais les grands problèmes de l'époque, mais il oublia aussi, c'était son caractère, ses petits détails sentimentaux, ce qui dénote [...] une idolâtrie pour une classe sociale qui l'éblouissait. Il ne s'éleva pas à force d'audace, en s'imposant comme un égal, en réclamant une place due à son talent. Il quémanda sa place, dans une démarche faite de tristes flatteries, de mesquineries, de silences et de réticences. Cet homme au talent remarquable avait de petits sentiments où n'entrait que l'amour de lui-même. Il voulait parvenir à une place importante dans la classe dominante, mais cela sans blesser personne [...] Même parvenu à son but, entouré de respect et d'admiration, reconnu par tous, il ne se sentait pas en sécurité. Sa voix ne s'élève jamais, elle reste toujours en sourdine, et même si c'est une belle voix, elle est, sur beaucoup de points, une voix stérile. Aucun des grands hommes de notre patrie ne nous donne une telle impression de peureuse neutralité que le romancier carioca. On dit qu'il est timide, mais c'est un adjectif bien faible. Il est peureux et même plus que peureux, il est lâche. C'est pour cela que le peuple l'admire mais de loin. Aucun écrivain n'a été moins aimé que cet homme qui aurait pu être le plus grand de tous. Personne ne se retrouve en lui, il a traversé l'histoire politique du Brésil sans en prendre connaissance. Comme si seuls les petits évènements trouvaient un écho dans son cœur. Même son bonheur fut fait de petites choses, petit homme jamais sûr de lui-même. Il se complaisait à rendre hommage à ceux qui ne pouvaient le concurrencer, craignant toujours l'apparition d'un nom qui pourrait l'éclipser. Fier d'être considéré comme le meilleur romancier de langue portugaise de son temps, il gardait un silence prudent sur tous ceux qui auraient pu lui faire de l'ombre. Rien de plus triste dans l'histoire de notre littérature que le spectacle mélancolique de cet homme de talent qui ne croyait pas à la force de ce talent, qui ne participait pas à la défense des grandes causes, qui avait peur de la vie et n'a jamais voulu l'affronter. Une pénombre triste que le soleil ne réchauffe pas.

On ne saurait mieux dire.

Extraits de Dom Casmurro :

[...] Un certificat qui me donnerait l'âge de vingt ans pourrait tromper les étrangers, comme tous les faux-papiers, mais ne me tromperait pas. Les amis qui me restent le sont depuis peu ; les anciens sont tous allés étudier la géologie des cimetières. Quant à mes amies, certaines datent de quinze ans, d'autres de moins, et presque toutes croient à leur jeunesse. Deux ou trois d'entre elles y feraient croire les autres, mais la langue qu'elles parlent oblige souvent à consulter les dictionnaires, ce qui finit par être lassant.


[...] A la maison, je jouais à la messe, — un peu en cachette, car ma mère disait que la messe n'était pas un jeu. Capitou et moi, nous installions un autel. Elle faisait le sacristain, et nous altérions le rituel, en ce sens que nous nous partagions l'hostie ; l'hostie était toujours un gâteau. A l'époque où nous nous amusions ainsi, ma voisine me posait très souvent la question : « Est-ce qu'il y a messe aujourd'hui ? » Je savais bien ce que cela voulait dire, je répondais affirmativement et j'allais demander une hostie sous un autre nom. Je revenais avec, nous arrangions l'autel, nous écorchions le latin et nous accélérions la liturgie. Dominus, non sum dignus... Cette phrase, que je devais dire trois fois, je crois bien que je ne la disais qu'une seule, telle était la gourmandise du prêtre et du sacristain.


[...] Je bondis, et avant qu'elle eût gratté le mur, je lus ces deux noms, gravés au clou, et disposés ainsi :
BENTO
CAPITOLINA
Je me tournai vers elle ; Capitou avait les yeux baissés. Elle les leva aussitôt, lentement, et nous restâmes à nous regarder l'un l'autre... Aveu d'enfants, tu mériterais bien deux ou trois pages, mais je veux être concis. En vérité, nous ne dîmes pas un mot ; le mur parla pour nous. Nous ne fîmes pas un mouvement, nos mains seules se tendirent peu à peu, toutes les quatre, se saisirent, se pressèrent, se fondirent. Je ne notai pas l'heure exacte de ce geste. J'aurais dû la noter ; je regrette de ne pas avoir une note, écrite dès ce soir-là, et que je placerais ici avec ses fautes d'orthographe, mais il n'y en aurait aucune, tant il y avait de distance entre l'étudiant et l'adolescent. Il connaissait les règles de l'écriture, et ne soupçonnait pas celles de l'amour ; il faisait des orgies de latin et ne savait pas ce qu'était une femme.


[...] - Je n'aime que vous, maman.
Il n'y eut pas de calcul dans cette phrase, mais je fus heureux de l'avoir dite, pour lui faire croire qu'elle était ma seule affection ; je détournais les soupçons qui pesaient sur Capitou. Combien n'y a-t-il pas d'intentions perverses qui embarquent ainsi, en cours de route, dans une phrase innocente et pure ! On en arrive à se demander si le mensonge, souvent, n'est pas aussi involontaire que la transpiration.


[...] Escobar ne savait pas seulement louer et penser, il savait aussi calculer vite et bien. Il était de ces têtes arithmétiques de Holmes (2 + 2 = 4). On n'imagine pas avec quelle facilité il additionnait ou multipliait mentalement. La division, qui a toujours été pour moi une opération difficile, était pour lui une bagatelle : il fermait à demi les yeux, les tournait vers le plafond, et murmurait le nom des chiffres : c'était tout. Et cela avec sept, treize, vingt chiffres. Sa vocation était telle qu'elle lui faisait aimer jusqu'aux signes des additions, et il affichait cette opinion que les chiffres en raison de leur petit nombre, étaient plus chargés de sens que les vingt-cinq lettres de l'alphabet.
- Il y a des lettres inutiles et des lettres dont on peut se passer, disait-il. Le d et le t, ont-ils chacun leur utilité ? Ils ont presque le même son. Même chose pour b et p, même chose pour s, c et z, même chose pour k et g, etc. Ce sont des embrouilles calligraphiques. Regarde les chiffres: il n'y en a pas deux qui servent au même usage ; 4 c'est 4 et 7 c'est 7. Et admire avec quelle beauté un 4 et un 7 forment cette chose qui s'exprime par 11. Maintenant double 11 et tu auras 22 ; multiplie 22 par lui-même, cela donne 484, et ainsi de suite. Mais le comble de la perfection, c'est l'emploi du zéro. La valeur du zéro en lui-même est nulle ; mais le rôle de ce signe négatif est justement d'augmenter les autres. Un 5 tout seul c'est un 5 ; ajoute-lui deux 00, c'est 500. Ainsi ce qui ne vaut rien fait valoir beaucoup, ce que ne font pas les doubles lettres, car moi, j'approuve aussi bien avec un p qu'avec deux pp.


[...] Là où le charme et le mystère étaient les plus grands, c'était aux heures de l'allaitement. Quand je voyais mon fils sucer le lait de sa mère, et toute la nature communiant dans le but de nourrir et de faire vivre un être qui avait été néant, mais dont notre destin avait affirmé qu'il serait, et dont notre constance et notre amour avaient fait qu'il finît par être, j'étais dans un état que je ne saurais dire et que je ne dis pas.

J.M. Machado de Assis : Dom Casmurro et les yeux de ressac (1899)
330 pages - Editions Métailié.
Traduit par Anne-Marie Quint.

2013/10/26

Jorge Amado : Les Souterrains de la Liberté (T1-T2)

« Ecrit durant les années 1951/1953, publié pour la première fois au Brésil en 1954, le roman Les Souterrains de la liberté porte en lui, à travers sa composition, sa forme et son contenu la marque de l'époque où il fut conçu. C'est un roman daté et sa conception correspond à la bataille que nous menions contre la guerre froide et ses conséquences.
Je ne désire pas discuter ni m'expliquer, seulement constater. Je n'ai jamais voulu ni accepté de réécrire aucun de mes livres, les éditions se succèdent, toujours pareilles, il n'y a que les coquilles typographiques qui vont croissant et qui s'accumulent au long des années. Aucune édition n'a été revue, actualisée ou corrigée [...] Ce sont par conséquent des documents sur ma façon de voir, de penser et d'agir quand je les ai mis sur le papier. Mes livres témoignent de ma vie d'homme et d'écrivain (l'homme et l'écrivain formant un tout indivisible) à l'époque dramatique, terrible et magnifique qui est la nôtre, époque d'horreur, de menaces, de luttes et d'espoirs, de tueries et de morts, de sang versé, de cruelles injustices. Ils reflètent ma façon de combattre l'oppression, la faim, la misère, l'obscurantisme, les préjugés les plus divers, la dictature, de lutter pour la liberté et pour l'avenir, ils reflètent chaque moment de ce combat, de cette lutte que j'ai commencée avec la publication de mon premier roman et que je continue à mener avec le livre auquel je travaille en ce moment.
Les Souterrains de la liberté correspondent à une certaine façon de voir le monde, les hommes, la société, la réalité, en une époque déterminée, à un processus littéraire inhérent à beaucoup d'écrivains directement engagés dans la bataille politique [...]
En accomplissant notre devoir d'écrivains, nous qui militions au plus dur du combat, nous subissions des influences immédiates et circonstancielles qui marquent la littérature de ce temps. Pour la situer on peut parler de Jdanov et de Staline, reconnaître des erreurs politiques et condamner d'énormes injustices, mais je crois que la passion véritable qui anime ces livres reste intacte [...]
Je peux dire — et j'en suis fier — que mon oeuvre de romancier a pour héros le peuple brésilien : j'ai cherché, et je crois avoir réussi, à fixer dans mes livres le visage de mon peuple, à raconter sa vérité et à garder vivant son espoir. »
(J. Amado, dans sa préface à la première et dernière édition française publiée en 1984 aux Ed. Messidor)

On l'aura compris, Les Souterrains de la liberté est assurément le livre d'Amado le plus éminemment politique de toute sa carrière, sans doute aussi le plus "engagé", dans le droit fil du roman d'Aragon : Les Communistes. Deux livres somme toute assez comparables, avec les défauts et les qualités inhérents à leur genre : parti pris, idéologie partisane... et fresque historique aussi passionnante qu'émouvante, avec pour toile de fond la vie clandestine, les dissensions internes au Parti, les grèves ouvrières, la répression policière ou encore le pacte germano-soviétique.
Découpé en trois volumes d'égale importance (Les temps difficiles / L'agonie de la nuit / La lumière dans le tunnel), le livre retrace la lutte menée par une partie de la population brésilienne contre la dictature de l'Estado Novo qui domina le pays de 1937 à 1945.
Tout comme en Europe à la même époque, trois forces principales sont ici en présence :
  • le courant libéral-conservateur (Armando Sales de Oliveira)
  • le Parti Communiste Brésilien (Luís Carlos Prestes)
  • le mouvement Intégraliste (Plínio Salgado, fasciste d'inspiration mussolinienne).
Ces trois forces gravitent autour de l'incontournable et très complexe figure de Getúlio Vargas, un homme politiquement inclassable, d'aucun parti à proprement parler, tantôt d'un bord, tantôt d'un autre : naviguant du socialisme le plus avancé au nationalisme le plus débridé, tour à tour autoritariste, populiste puis démocrate, qualifié de dictateur par les uns, de "Père des Pauvres" par les autres, en un mot : varguiste.

L'action du roman débute en octobre 1937, à la veille du coup d'état du président Vargas, et s'achève en novembre 1940, au terme du troisième et dernier procès intenté par l'Etat contre Carlos Prestes. Elle se situe dans la ville de São-Paulo, sur les quais du port de Santos et dans l'épaisse forêt du Mato-Grosso — parfois aussi sur les boulevards parisiens durant l'Occupation et dans l'Espagne en guerre du général Franco : partout où la lutte contre l'exploitation, la tyrannie, la misère, s'avère nécessaire, partout où l'histoire s'écrit avec le sang de milliers d'hommes, partout... sauf en URSS. Mais celle-ci est cependant omniprésente tout au long du récit, tant dans l'esprit des militants et des sympathisants du Parti que dans celui de leurs adversaires déclarés. Pour les uns, l'Union Soviétique représente le rêve, l'idéal, l'espoir, la lumière ; pour les autres : la pire des menaces, les ténèbres sans fin, le plus monstrueux des cauchemars. Et entre ces deux pôles opposés, à mi-chemin des extrêmes, la cohorte des indifférents, des opportunistes et autres sceptiques, tout un panel humain qu'Amado dissèque à loisir, plongeant et remuant sa plume au cœur de la société brésilienne afin d'explorer une à une ses différentes strates — ouvrière, paysanne, bourgeoise, artistique, intellectuelle, financière — chacune d'elle étant incarnée par une foule de personnages tirés de la réalité (*). De sorte que le principal intérêt du livre, indépendamment des partis pris de l'auteur, repose sur la confrontation des points de vue des uns et des autres, ce qui les motive et les détermine.
Les portraits psycho-sociologiques qui en découlent sont à mon avis assez bien sentis, souvent antagonistes mais à peine outrés. Radicalement différentes en effet les façons d'être et de concevoir la vie de Manuela, une jeune fille pauvre, intègre, naïve et romantique, de celles de Lucas, son frère aîné prêt à tout pour devenir l'homme riche et puissant qu'il a toujours rêvé d'être. Inconciliables aussi le rapport au monde et la relation aux autres de João et de Paulo, de l'ouvrier follement épris de justice et de liberté, et du fils privilégié d'un vieux diplomate, blasé de la vie, noceur invétéré, cynique en diable, etc.

Alors oui, comme le dit Amado dans sa courte préface, il y a des erreurs de jugement, des choix politiques pas toujours judicieux, aux conséquences parfois déplorables, mais au-delà de tout ça, par-delà nos opinions et nos positions, qui sommes-nous ? Quelles sont les valeurs fondamentales qui nous constituent, les sentiments profonds qui nous animent (et parfois nous dominent) ? Vers quoi chacun d'entre-nous tend, selon quels modèles et quelle ligne directrice ? Que désirons-nous et qu'espérons-nous ? voici quelques-unes des questions que soulèvent cette lecture.

En 1956, trois ans après avoir écrit Les Souterrains, et suite au rapport Khrouchtchev dénonçant les crimes de Staline, Jorge Amado quittait le Parti communiste sans pour autant renoncer à défendre l'idéal pour lequel il y avait adhéré : une société sans classes, égalitaire et pacifiste. Mieux, en se consacrant exclusivement à son travail d'écrivain désormais affranchi des dogmes, Jorge Amado ne trahira ni le peuple ni sa cause, mais les épousera d'un même mouvement, en ajoutant au tragique de certaines situations la drôlerie des individus et sa propre fantaisie. Au fil des années son tempérament foncièrement libertaire ira s'épanouissant, mais il restera toute sa vie un homme-de-gauche, désaffilié du Parti mais toujours ancré dans ses traditions, un peu à l'image des deux personnages de son roman suivant, Nacib et Gabriela, qui après s'être mariés, puis séparés, finissent par redevenir amants, mais dans une libre relation, sans exigence de fidélité ni d'allégeance d'aucune sorte.

(*) Hermes Resende = Gilberto Freyre / Marcos de Sousa = Oscar Niemeyer / Shopel = Augusto Frederico Schmidt / Cicero d'Almeida = Caio Prado Júnior / Apolinário = Apolônio de Carvalho / Saquila = Herminio Sacchetta / etc.

Une toile de Clóvis Graciano (1907-1988)
Extraits :

Trois considérations sur l'amour (Manuela / Marieta / Mariana) :

Manuela était nerveuse [...] Elle savait, et d'une manière totale, qu'elle allait se donner à Paulo. Elle ne doutait pas de ses promesses de mariage ni de son amour et ne considérait pas ce don de soi comme un sacrifice. Mais elle avait été élevée dans le sentiment que le mariage doit précéder le lit et elle avait du mal à accepter cette idée nouvelle, que Paulo répétait à chaque instant. Que dirait Lucas [son frère] s'il venait à l'apprendre ? Que dirait tante Ernestina et les vieux grands-parents ? Mais elle comprenait qu'il lui était impossible de résister plus longtemps, elle ne trouvait même pas en elle le désir réel de le faire. Elle l'aimait d'un amour infini, un amour fou de jeune fille pauvre et modeste pour le prince charmant. S'il la désirait tant, pourquoi lui refuser ce qu'il demandait ? [...]
Je ne dois pas avoir peur, pense-t-elle, avoir peur de Paulo, être injuste envers lui, douter de ses sentiments, de son amour, de sa promesse de mariage. Il avait donné sa parole d'honneur qu'il se marierait aussitôt promu, que pouvait-elle désirer de plus ? C'était même injuste de sa part de se refuser à lui, injuste envers lui et envers elle-même, car Manuela sentait bouillonner dans son sang le désir d'être entièrement à lui, de le sentir comme une partie d'elle-même. Après la première [représentation], qui sait? Elle sourit, troublée à cette idée, ah ! quelle chose compliquée, l'amour ! Un mélange de joie et de crainte, de bonheur et de souffrance...
Marieta Vale, la femme enviée du millionnaire, pensait, elle aussi, pendant ses heures solitaires au milieu du luxe, des visites, des expositions, des soirées au théâtre et des fêtes, que l'amour était amer comme du fiel, qu'il était souffrance aiguë, tourment désespéré. Elle, elle s'en moque du mariage, des sentiments délicats, des mots romantiques, ses problèmes sont différents. L'amour pour elle ne signifie pas la même chose que pour Manuela, elle ne possède pas la même complexité de sentiments. L'amour n'est pas pour elle la vie matrimoniale, le dévouement à son mari, la lutte pour bien élever ses enfants. Elle n'avait pas acquis sa conception de l'amour au sein d'une famille petite-bourgeoise, débordant de religion et de préjugés. L'amour pour elle signifie la possession, la passion de la chair délirante, les rencontres clandestines dans les garçonnières, les fêtes arrosées au champagne, c'est un amour limité mais pour cela même d'une brutale violence. Le mot amour ne veut rien dire d'autre pour elle. Ce qui la rend folle et la fait le plus souffrir c'est de ne pas oser avouer à Paulo son désir. Le seul sentiment qui la fait reculer c'est la peur qu'il la trouve vieille, usée et maternelle et la repousse avec horreur. Pour elle, l'amour n'est pas source de joie, ne fait éprouver aucune douce sensation, aucune tendresse reposante. Si elle devait définir l'amour, elle dirait qu'il est d'abord désir violent et puis fatigue et lassitude, qu'il brûle comme le feu pour ne laisser que cendres, que le vent emporte avec le temps. C'est ce genre d'amour qu'elle rencontre autour d'elle, l'amour de ses amis, l'amour d'Henriqueta Alves Neto, la femme aux innombrables amants, l'amour de Susana Vieira, la demi-vierge aux nombreuses aventures, l'amour chanté dans la poésie chrétienne de Shopel, décrit dans les romans qu'elle lit, appris avec les gens qui l'entourent. Souffrance aiguë, tourment désespéré, lassitude mortelle le jour suivant. L'amour dénué de toute grandeur, même de cette grandeur médiocre faire de dévouement, de tendresse sirupeuse, de peur et d'espoir comme l'amour de Manuela pour Paulo.
Une autre femme soupire aussi d'amour [...], c'est Mariana, l'ouvrière, et pour elle aussi le mot amour veut dire autre chose encore. L'amour pour elle ne veut pas dire égoïsme ni désir avide et impératif. Son amour contient de l'admiration et de l'amitié, elle pense à João comme à un époux et à un amant, mais avant tout comme à un compagnon, son compagnon de chaque jour. Son amour est infiniment plus profond que celui de Marieta. Sa grandeur est bien au-delà du lit rêvé par Marieta, du mariage que Manuela attend si anxieusement, son amour embrasse les frontières de tous les sentiments, il est la vie dans toute sa plénitude et pour elle il signifie joie ardente, confiance absolue, il l'illumine et lui donne des forces. Cet amour ne lui apporte aucune souffrance, aucune douleur, ne lui fait pas peur, ne la fait pas pleurer ni désespérer, ne l'amoindrit pas comme Marieta, ne lui fait pas honte comme Manuela. Son amour lui donne des forces nouvelles pour son dur travail, son amour la rend meilleure chaque matin, peuple de beaux rêves ses nuits lasses, ses brèves heures de sommeil.

Une vision du bonheur :

Le journaliste était horrifié par le spectacle des travailleurs ignorants et pour la plupart malades, une humanité sous-alimentée, parlant une langue au vocabulaire très réduit, le dos courbé par une humilité née de la terreur. Un après-midi, il fit remarquer à l'historien Hermes Resende l'impressionnante réalité :
- Ils végètent... Quelle différence y a-t-il avec l'époque de l'esclavage ? A côté de l'abondance et du luxe de la maison des maîtres il y a un contraste frappant : la misère des colons...
Il raconta ce que l'un des métayers lui avait dit, en réponse à l'une de ses questions : toutes ces terres alentour, le village, les bois, les bêtes et même les gens appartiennent au colonel Florival.
L'historien expliquait :
- Même dans ces conditions misérables ils sont heureux.
- Heureux ? — s'étonnait le journaliste.
- Oui, mon cher, puisqu'ils ignorent qu'ils vivent dans la misère. C'est la conscience, la connaissance de la misère qui apporte la sensation du malheur. C'est le cas des ouvriers. Ils sont malheureux parce que l'agitation révolutionnaire leur donne la connaissance de l'exploitation dont ils sont victimes. Sans cela ils se seraient fait une raison et, par conséquent, ils seraient heureux. Voyez le cas des travailleurs ruraux. Ils se sont résignés et donc ils ne souhaitent rien de mieux, ce sont les seules personnes heureuses de ce pays. Enviables dans leur misère... C'est comme un mari trompé : il commence à être malheureux au moment où il apprend qu'il est trahi. N'est-ce pas ?
- Donc on peut conclure que le mieux est de laisser courir...
- Que faire d'autre ? La réforme agraire ? Leur donner des terres ? C'est transformer ces êtres frustes et sans complications en des hommes ambitieux et pleins de problèmes. Le morceau de terre que chacun d'eux recevrait ne leur apporterait pas le bonheur. Ils continueraient à vivre misérablement et ils auraient perdu leur innocence...
Le journaliste se gratta la tête :
- Vous avez peut-être raison...

L'arrestation de l'épouse et de l'enfant d'un dirigeant communiste :

Les têtes curieuses des voisins se montraient peureusement à travers les fenêtres entrouvertes. Quelques policiers gardaient encore leur arme à la main. L'enfant s'était remis à pleurer, le morceau de pain avait roulé dans la rue parmi les détritus et Josefa demanda :
- Je vous en prie, laissez-moi au moins donner quelque chose à manger à l'enfant, l'heure de son repas est passée.
- Un enfant de communiste n'a pas besoin de manger — plaisanta l'un des policiers.
Un autre poussa du pied le morceau de pain tombé par terre :
- Vous faites la difficile ? Prenez ce pain !
Une femme se pencha à la fenêtre de la maison d'à coté. C'était une grosse matrone aux cheveux en bataille:
- Voisine, je peux vous donner un peu de lait — Elle s'adressa aux policiers : — C'est inhumain d'emmener l'enfant sans lui donner à manger.
De l'intérieur de la maison quelqu'un s'efforçait de lui faire quitter la fenêtre, la femme tourna la tête :
- Laisse-moi ! Ça m'est égal qu'ils soient communistes, même s'ils étaient les pires des assassins, on n'a pas idée d'emmener un bébé en prison ? Et sans manger, qui plus est ? — Elle se pencha de nouveau à la fenêtre : — Attendez une minute, je vais apporter du lait — et elle disparut à l'intérieur de la maison.
Elle sortit tout de suite après, une robe sur sa chemise de nuit, portant un verre de lait qu'elle donna à Josefa en faisant une caresse à l'enfant [...] L'un des policiers dit à la femme :
- Un jour vous regretterez d'avoir porté secours à des communistes... Quand ils viendront et vous prendront tout...
La femme mit les mains sur ses hanches dans un geste de défi, le visage fier :
- Prendre quoi ? Comme si nous avions quelque chose, comme si le pauvre dans ce pays vivait dans l'abondance... Pire que ce qui est maintenant c'est impossible...
Josefa lui tendit le verre vide :
- Merci beaucoup.
Le flic poussait Josefa vers la voiture et criait à la femme :
- Fous le camp, grosse vache !
De l'intérieur de la maison on l'appelait avec des voix apeurées, mais elle resta sur le trottoir jusqu'au départ des voitures :
- Lâches ! Misérables !

Emigrantes, toile de Lasar Segall (1891-1957)



Une confrontation d'idées dans un parloir de prison (peut-être aussi l'amorce d'un débat intérieur à l'auteur) :

- Vous savez de quoi vous êtes accusé ?
- Je ne connais pas le dossier de l'accusation.
Le juge résuma brièvement les conclusions de la police. Il était de plus en plus nerveux en constatant que le détenu n'avait pas eu une connaissance préalable des chefs d'accusation et qu'il n'avait pas d'avocat. João lui fit remarquer chacune de ces illégalités et protestait contre toutes [...] Il fit de nouveau une profession de foi communiste, assuma la responsabilité de ses actes en tant que dirigeant régional du Parti, mais il refusa de donner des renseignements sur ses activités et celles de ses camarades. Il lut attentivement son témoignage avant de le signer et exigea deux ou trois corrections dans le texte dactylographié. Quand tout fit fini le juge, sur le ton de la conversation, lui demanda :
- N'êtes-vous pas avocat par hasard ? Vous pourriez en être un excellent.
- Je suis ouvrier — répondit João avec une note d'orgueil dans sa voix posée.
Le juge s'était remis de la première impression que lui avait donnée le détenu en constatant les sévices policiers, il était de nouveau possédé par le démon de la curiosité intellectuelle :
- Mais un ouvrier instruit, une exception dans votre milieu.
- Un jour viendra où tous les ouvriers seront instruits, quand ils seront avocats et juges.
Le juge sourit avec complaisance :
- Vous avez une grande imagination.
- Imagination ? En Russie c'est déjà comme ça et un jour ici ce sera la même chose.
- Me permettez-vous de poser quelques questions d'ordre personnel ? — demanda le juge. — Je suis passionné de psychologie et j'avoue ma curiosité pour votre cas. Qu'est-ce qui vous pousse à tant de dévouement, à tant de sacrifices ? Que voyez-vous dans le communisme ?
- Je ne fais aucun sacrifice, je fais mon devoir d'ouvrier, de dirigeant ouvrier, ce que vous appelez sacrifice est ma raison d'être, je ne pourrais agir autrement sans être dégoûté de moi-même.
- Mais pourquoi ?
- Depuis le moment où j'ai été convaincu de la vérité des idées que je défends je serais un misérable si je ne me consacrais pas à les propager, à lutter pour leur victoire, il me serait impossible de vivre en paix avec moi-même. Ni la prison ni les tortures ne peuvent me faire renoncer à mes convictions, ce serait comme renoncer à ma dignité d'homme. Je lutte pour transformer la vie de millions de Brésiliens qui ont faim et vivent dans la plus noire misère. Cette cause est si belle et si noble qu'un homme peut supporter pour elle la prison la plus dure et les sévices les plus sadiques. Ça en vaut la peine.
- Moi j'appelle ça du fanatisme — dit le juge. — On m'avait déjà raconté que vous étiez tous des fanatiques, maintenant j'en suis convaincu.
- Ce que vous appelez fanatisme, monsieur le juge, moi je l'appelle patriotisme et cohérence avec moi-même.
- Patriotisme ? — La voix du juge était presque une protestation. — Voilà une étange façon d'être patriote.
- Les anciens juges portugais ont dit la même chose à Tiradentes. Pour les rois du Portugal les hommes qui luttaient pour l'indépendance du Brésil étaient des fanatiques, mais ces fanatiques étaient sûrs de la justice de leur cause et cela leur donnait la force de continuer, de même que moi j'ai la certitude que ma cause est juste.
- Si c'était encore pour une autre cause... Mais le communisme... La liquidation de la personnalité, l'homme réduit à une pièce de la machine d'Etat. Vous ne pouvez pas nier qu'avec le communisme l'individu disparaît devant l'Etat, devenu le maître tout-puissant. C'est ce qui se passe en Russie où l'individu ne compte pas...
João sourit, ce n'était pas la première fois qu'il entendait ces affirmations :
- C'est au contraire dans le socialisme que l'homme peut développer sa personnalité. Je vois que vous ne connaissez pas tout ce qui concerne le communisme et l'Union Soviétique. Vous vous contentez du raisonnement des personnalités que vous appelez les élites : les classes dominantes, les riches. Nous faisons notre politique en fonction de millions d'exploités, ceux qui ne pourront développer leurs qualités d'homme que lorsque la classe ouvrière prendra le pouvoir. Un homme qui a faim dans une usine ou une fazenda n'est pas un homme libre.
- J'espère que vous ne voulez pas me convaincre que c'est avec la dictature du prolétariat que l'homme sera libre...
- Je ne veux pas vous convaincre de quoi que ce soit, monsieur le juge, il me suffit que les ouvriers me comprennent. La dictature du prolétariat libère l'homme de la misère, de l'ignorance, de l'exploitation, de l'égoïsme, de toutes les chaînes dont la dictature de la bourgeoisie et des grands propriétaires les entrave, ce que vous appelez démocratie et qui devient maintenant le fascisme. Démocratie pour un groupe et dictature pour les masses. La dictature du prolétariat c'est la démocratie pour le peuple?
Le juge eut un sourire contraint :
- J'ai déjà lu ça quelque part : "Un genre supérieur de démocratie..." C'est même amusant. Il n'y a pas de liberté d'expression, ni de critique, ni de religion...
- Vous êtes en train de décrire l'Estado Novo et non le régime socialiste — commenta João. — Dans un Etat socialiste comme la Russie il y a liberté d'expression, de religion, de critique, il suffit de lire la Constitution soviétique pour s'en rendre compte. La connaissez-vous ? Je vous en recommande la lecture, pour un juriste c'est primordial.
- La liberté en Russie... Liberté d'être esclave de l'Etat, de travailler pour les autres, liberté de ne rien posséder.
- Oui, la liberté d'exploiter les autres ou de posséder les moyens de production n'existe pas en Union Soviétique, mais elle existe ici, monsieur le juge, pour les riches et quelques autres. L'immense majorité des Brésiliens ne connaît que la liberté d'avoir faim et d'être analphabète et si on proteste c'est la prison, les coups, la cellule solitaire. Vous oubliez que vous parlez à un accusé, une victime de votre liberté. Vous vous contentez de la liberté de votre classe, nous, nous voulons la véritable liberté : liberté de l'homme qui n'a plus faim, de l'homme libéré de l'ignorance, de l'homme qui a un travail assuré qui lui permet de nourrir ses enfants. Ne parlez pas de liberté dans cette prison, monsieur le juge. Ici notre liberté ne vaut pas grand-chose, c'est abuser d'un mot qui pour nous a un sens bien concret.
- Il est impossible de parler avec vous, vous voulez imposer vos idées par la force.
- Par la force ? — sourit João de nouveau. — Attention, monsieur le juge, vous allez finir par affirmer que c'est moi qui ai rossé les policiers...
- Vous êtes un homme intelligent. — La voix du juge se fit avisée. — Il est même difficile de croire que vous êtes un ouvrier. Si vous abandonniez ces idées vous pourriez devenir un homme utile au pays, qui sait même si vous ne pourriez...
- Non, je ne pourrais, je suis communiste, je suis fier et orgueilleux de l'être. Je n'échangerais ce titre contre aucun autre. — Il regarda par la fenêtre les toits des maisons voisines. — Ecoutez, tel que vous me voyez ici, entre ces quatre murs, je suis plus libre que vous, même avec ces traces de coups je suis plus heureux que vous. Je n'aime pas être en prison, ni être rossé, j'aime marcher dans les rues, respirer l'air pur, mais malgré tout cela je ne me sens pas malheureux parce que je sais que l'avenir sera comme je le souhaite, le monde, pour mon fils, sera beau et joyeux et pour votre fils aussi, monsieur le juge, si vous en avez un. Vous aurez beau faire, c'est inéluctable. Demain il n'y aura plus de faim nulle part, tous les hommes sauront lire et écrire, la tristesse disparaîtra.
Il ne s'adressait même plus au juge, c'était comme s'il envoyait un message par-delà les murs de la prison. Même le greffier l'écoutait, intéressé. Après un moment de silence João regarda son interlocuteur :
- Bientôt vous vous en irez en toute liberté, vous rentrerez chez vous au sein de votre famille. Moi je retourne vers le secret de ma cellule, cependant je peux vous affirmer que je suis plus heureux et plus libre que vous.
Le juge secoua la tête :
- Il est tout à fait inutile de discuter avec vous autres...
Quand on emmena João le directeur de la prison commenta :
- Ils sont tous comme ça, ils ne perdent pas une occasion de faire de la propagande, on dirait qu'ils ont suivi des cours d'éloquence, ils abusent beaucoup de monde, même celui qui n'a pas les yeux dans sa poche peut se laisser tromper.
Le juge se leva :
- Il est vrai qu'il est tout de même étrange d'invoquer la liberté ici, de défendre ce concept devant un prisonnier, sans parler des méthodes de la police. Ce qu'ils ont fait à cet homme est une absurdité. Pourquoi ?
- Si on ne les rosse pas ils n'avouent rien et même en les frappant il est bien rare qu'ils le fassent. Les communistes ne sont pas des hommes comme les autres.
- Oui, en effet, ils ne sont pas comme les autres...
Il le répétait en son for intérieur en marchant dans la rue. Les choses pour lesquelles cet homme luttait pouvait n'être qu'un rêve, mais il était impossible de nier que ce rêve avait sa beauté et sa séduction. Il pensait au visage abîmé couvert d’ecchymoses violacées. Pourquoi fallait-il employer la force brutale contre ces idées sinon parce qu'on n'avait pas d'arguments à leur opposer ?

Et en guise de conclusion :

- [...] J'ai connu des gens qui sont venus au Parti le cœur plein de haine pour la vie et pour leurs semblables, la haine était le seul sentiment qui les avait conduits jusqu'à nous. J'en ai connu plusieurs, aucun n'est resté longtemps au Parti. Il n'y a que la haine de classe qui est légitime, la haine contre l'exploiteur, mais cette même haine implique l'amour pour les exploités, vous comprenez ?

(Traduction d'Isabel  Meyrelles)

On trouvera ici quelques vieilles coupures de journaux français évoquant les affaires du Brésil (1920-1942).

Et tous les passages des Mémoires d'Amado (Navigation de Cabotage) ayant trait à son engagement politique, ses doutes, ses espoirs, sa désillusion (1951-1957).

2013/09/08

"Ne pas toucher aux livres, S.V.P."

Quelque part sur le quai des Grands Augustins, Paris VIème, années 60, avant les manifs, la grève générale et les accords de Grenelle :


C'est un peu comme ces pancartes à la noix qui vous prient de ne pas marcher sur la pelouse, un peu aussi comme une paire de patins à l'entrée d'un bastringue, ou bien comme ce flic de province, un sacré vieux con, qui m'avait à moitié assommé parce qu'il était soi-disant défendu de jouer de la gratte dans le jardin public du village, et même simplement interdit de s'asseoir au pied du Monument aux Morts, sur lequel, pourtant, chiaient librement les pigeons. J'avais alors à peine vingt ans, les idées courtes et les cheveux longs jusque-là, n'empêche que cet épisode de ma jeunesse m'avait beaucoup fait réfléchir sur le sens du sacré et celui du profane, prétexte à bien des abus pour les gardiens du Temple.

2013/09/07

Jorge Amado : Tieta d'Agreste (ou Le retour de la fille prodigue)

B. Pivot : Est-ce qu'y a beaucoup de... d'euuh... de femmes comme cette Tieta, au Brésil ? Parce que non seulement elle est belle, mais elle a beaucoup de fantaisie, beaucoup de drôlerie, beaucoup d'euuh... volupté... Y en a beaucoup comm' ça, au Brésil ? Vous m'emmenez là-bas, dites ?
J. Amado : Oh, je crois que vous pouvez y aller tout seul... mais si vous arrivez là-bas, alors ça va être la folie, vous savez ! Ha ha ha !
R. Fallet : Moi aussi j' peux venir ?
J. Amado : Ohhhh, mon Dieu !

Antonieta, Tieta pour les intimes, était gardienne de chèvres dans un modeste village aux us et coutumes sans doute un peu trop rétrogrades pour cette jeune fille libertine s'offrant à qui lui plaisait dès que ça la chatouillait. Rien que de plus naturel, de plus normal et de plus humain, mais pour des cul-bénis à la morale hypocrite : l'aiguillon du Diable, la tentation du Malin, Satan personnifié. Aussi, un jour, dénoncée par sa propre sœur,  puis chassée du foyer par son paternel, Tieta se vit contrainte à l'exil loin des siens. Commença alors pour elle une vie d'aventure et d'errance, de bonnes et de mauvaises fortunes, qui la conduisirent jusqu'à São Paulo, ville-lumière où Tieta finit par se faire une place au soleil, et d'où, sans la moindre rancune, elle envoya tous les mois à sa parenté quelques mots d'affection, ainsi qu'un chèque plutôt bien rempli.

Une vingtaine d'années plus tard, suite à la mort de son époux, un industriel multi-millionnaire, Tieta décide de revenir passer deux ou trois semaines dans son village natal. Sitôt prévenue du retour au bercail de la jeune bergère dépravée, aujourd'hui richissime héritière, la famille vient s'agglutiner au grand complet devant l'arrêt du car, avec aussi les amis, les amants éconduits, le curé du village et les enfants de chœur,  tous en rangs bien serrés, tenue de circonstance et condoléances aux lèvres, mentalement préparés à recevoir dignement la veuve qu'ils supposent en larmes et en deuil, sauf que... Sauf que ce n'est pas une vieille femme éplorée qui descend du bus, mais une quadra encore appétissante, toute colorée de la tête aux pieds, la croupe aguichante, le sachant et le montrant, pourquoi s'en priver. Ce que Tieta leur cache, en revanche, c'est qu'elle n'est pas l'épouse légitime du défunt mais seulement sa maîtresse attitrée, qu'elle n'est pas non plus à la tête d'entreprises florissantes mais tenancière d'un bordel de luxe, et enfin que la splendide créature qui l'accompagne n'est pas sa belle-fille mais la préférée de ses putains. Mieux encore : à peine débarquée du bus, Tieta-la-Cougar s'amourache de l'un de ses neveux, un jeune et séduisant séminariste en soutane, mais aussi bien monté qu'un âne et dix fois plus ardent qu'un bouc. Comment le sait-elle ? Devinez !
Lan (Samba de Roda)
Voilà pour l'aspect comédie de mœurs à la Balzac, l'humour et les histoires de fesses en plus. Ajoutez-y une trame purement écolo, avec pour point d'orgue la tentative d'une multinationale d'implanter au village une usine de bioxyde de titane, et c'est toute la question du progrès, le bon et le mauvais, qui est ici posée, avec légèreté, tout au long de ce roman où s'opposent constamment l'évolution des mœurs et les arriérations mentales, l'intégrité des uns et la corruption des autres, la sagesse des anciens et les appétits sans frein, la force des humbles et celle des puissants.
Ajoutez-y encore une grosse cuillerée de mensonges, tromperies et joyeuses trahisons, et le tout dresse un tableau plutôt savoureux des diverses mentalités et comportements humains, miroir de nos travers et de nos ridicules : réjouissant.

Seul petit bémol à ce roman-feuilleton, outre les coquilles (nombreuses dans l'édition Stock de 1979) : sa longueur. Qu'Amado se soit beaucoup amusé à l'écrire, c'est certain, qu'il nous amuse beaucoup par la même occasion, c'est incontestable, mais il arrive parfois qu'un peu de lassitude vienne gâcher la lecture, c'est dommage.

A noter enfin que l'auteur, ce malotru, s'immisce de temps à autre dans le récit, pour le commenter, l'expliquer ou l'emberlificoter, comme ici par exemple :

[...] Quand nous frayons de nouvelles voies comparables aux meilleures de l'étranger ; quand sont implantées des industries à la pelle, quand, répondant aux appels du progrès, s'éveille un nouveau Nordeste, délivré des sécheresses, des épidémies, de cette faim centenaire et — ne l'oublions pas — de l'analphabétisme rapidement enrayé ; quand la presse, la radio, la TV uniformisent mœurs  morale, modes et langage, balayant comme une lie les coutumes régionales, les expressions, les divertissements, quand les gratte-ciel monumentaux unifient le paysage citadin, se dressant sur les décombres de l'histoire et des quartiers d'une prétendue valeur artistique ; quand notre musique populaire se fonde enfin sur des mélodies et des thèmes universels, surtout yankees, et abandonne les rythmes d'un méprisable folklore national ; quand le mysticisme hindou (et annexes) illumine l'âme des jeunes dans la fumée de la drogue d'Alagoas : quand des idéologues avancés s'efforcent de liquider les principes du métissage et d'implanter le racisme parmi nous, le Blanc, le Noir et le Jaune, pour que nous ne soyons pas en reste sur les nations réellement civilisées et que la violence marque notre face, la lavant de l'antique cordialité brésilienne, signe de retard ; quand l'art conscient de son rôle nie la terre et l'homme et se fait concret, abstrait, objet identique en tout à l'européen, au nord-américain, au japonais ; quand nous créons un langage nouveau pour les écrivains, ésotérique mais extrêmement révolutionnaire dans son fond et sa forme, d'autant plus actuel que plus inintelligible ; quand appuyés sur la censure et sur la trique, nous créons la démocratie, la vraie, pas l'ancienne qui menait le pays à l'abîme ; quand nous entrons miraculeusement dans l'ère de la prospérité au rythme des nations riches, productrices de pétrole, de blé, de bombes atomiques et de satellites, de whisky et de bandes dessinées, summum de la littérature ; quand nous sommes en passe d'occuper notre place parmi les grandes puissances et que, dans des usines installées ici, nous produisons des véhicules nationaux — Mercedes Benz, Ford, Alfa-Romeo, Volkswagen, Dodge, Chevrolet, Toyota, etc. — comment un écrivain ose-t-il appeler "marineti" le bus qui conduit les passagers de Sant'Ana de l'Agreste à Esplanada et vice versa ? Un arriéré, l'auteur, perdu dans le temps, aux calendes grecque.
(Jorge Amado, Tieta do Agreste, 1977)

2013/09/01

J.-H. Rosny / Jean Eriez (correspondance)

Tous les chineurs et brocanteurs du dimanche vous le diront : "On tombe parfois sur une perle rare." Pour preuve, cette lettre autographe de J.-H. Rosny adressée à Jean Eriez, et trouvée dans un lot de vieux papiers où elle n'avait pourtant rien à faire :




Pont-sur-Yonne, le 3 septembre 1903

Monsieur et cher confrère,

Nous avions été profondément touchés de l'envoi de votre livre, de sa dédicace et de son épigraphe, et voilà que nous arrive votre très éloquent et très généreux témoignage dans La Grande France [revue], avant que nous ayons pu vous remercier des joies que nous devons à La Forêt [roman]. Croyez à notre profonde gratitude et soyez sûr que nous n'oublierons pas ces très précieuses marques de sympathie.
Votre roman est délicieux, et par sa psychologie si subtile et si sûre, et par ses observations pénétrantes, et par son sentiment si profond, si exquis, si vrai et personnel de la nature. Ce beau livre est de ceux que nous aimons sincèrement.
De tout cœur,
J H Rosny

Et puis cette curiosité datant d'avant l'internet, ses moteurs de recherche et autres google-rank : l'Argus de la Presse, une société de service chargée de dépouiller des dizaines de journaux ou revues à la recherche d'articles concernant ses clients, dont était Jean Eriez.
Aujourd'hui l’Argus de la Presse surveille environ 17.500 sources d'informations écrites ou parlées (presse, web, radio, télé), ainsi que 2 millions de médias et réseaux sociaux, mais en 1903 c'était simplement ça, que vous receviez alors par courrier postal :

L'Argus de la Presse (1903)