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2015/05/09

Ilya Ehrenbourg : La chute de Paris

Un réel travail de mémoire devrait davantage consister à évoquer les raisons de la défaite de juin 1940, plutôt qu'à célébrer en grande pompe la Victoire du 8 mai 1945. A quoi bon en effet se féliciter d'avoir triomphé des fascismes, si plus personne ne sait de quoi il s'agit, ni pourquoi et comment ils accédèrent au pouvoir, de Rome à Berlin en passant par Madrid et Paris. Et ce n'est pas non plus s'auto-flageller que de rappeler qu'en 1939 la moitié des Français réclamaient à l'Etat plus d'ordre et plus d'autorité ; aussi qu'une majeure partie des dirigeants de cette époque — hommes politiques de droite, intellectuels, brasseurs d'affaires — avaient des sympathies marquées pour Hitler, Franco ou Mussolini ; et enfin qu'il était devenu monnaie courante d'afficher ouvertement sa haine envers les juifs ou les métèques, aussi les francs-maçons, les fonctionnaires, les communistes, le Front populaire... tous accusés d'être à l'origine des maux dont souffrait la société d'alors. De sorte que l'avènement du régime de Vichy n'est rien moins que le fruit d’un malencontreux hasard, mais bien l'expression d'une volonté, sinon générale, du moins très majoritaire, ne jamais l'oublier.

Ce sont les cinq années parmi les plus troubles de notre histoire, de 1935 à 1940, que retrace ici l'écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg dans ce livre écrit sur le vif alors qu'il résidait à Paris. Tous les principaux événements de la période y sont relatés de manière romancée, mais convaincante, avec en point central les accords de Munich et, au final, les prémisses de la Résistance à l'occupation nazie. On y retrouve quantité de personnages tirés des milieux les plus divers, de l'ouvrier d'usine au député-girouette, dont les attitudes évoluent au fil d'une histoire que tous contribuent à écrire à travers leurs actes ou leur passivité. Ce sont des gens comme vous et moi, avec leurs parts de courage et de conviction, de lâcheté et de compromission... A eux tous, ils dressent le portrait pas vraiment reluisant, mais fidèle, d'une France d'avant-guerre attirée par les sirènes du fascisme ; d'une France qui, ne sachant plus trop où se situait le bien et où se situait le mal, décida d'ouvrir sa porte à la bête immonde.
Et puis, lire la Chute de Paris, c'est aussi replonger en un temps pas si lointain où les rues étaient encore éclairées par des becs de gaz ; où l'on pouvait fumer sa gauldo dans un café en écoutant la TSF ; où les ouvriers et les employés, instruits de qui défendait leurs intérêts, ne défilaient pas le bras tendu au premier rang des ligues d'extrême-droite... mais plutôt le poing levé sous un drapeau rouge.

Ilya Ehrenbourg (1891- 1967)

Extraits :

1935 marqua pour la France un tournant. Le Front populaire, né au lendemain de l’émeute fasciste, devint le souffle, la colère, l’espoir du pays ; le 14 juillet et le 7 septembre — jour des funérailles de Barbusse — un million d’hommes emplirent les rues de Paris ; ils brûlaient du désir de combattre. On leur parlait des élections prochaines, des urnes où tout allait se décider ; mais ils serraient les poings d’impatience. Pour la première fois, le peuple voyait se dresser devant lui le spectre de la guerre ; l’Allemagne avait fait entrer ses troupes dans la Rhénanie limitrophe ; les Italiens soumettaient la malheureuse Ethiopie. La France était gouvernée par des hommes de rien qui craignaient, tout à la fois, les pays voisins et leur propre peuple. Ils se croyaient des stratèges astucieux ; ils disaient des douceurs aux Anglais, nullement sentimentaux, pour ensuite exciter Rome contre Londres. Ces sages étaient des naïfs ; l’un après l’autre, les petits États se détournaient de la France ; et l’heure n’était pas éloignée où elle allait rester seule. L’approche des élections préoccupait les ministres infiniment plus que les destinées du pays. Ils cherchaient à scinder le Front populaire. Les préfets achetaient les hésitants, intimidaient les pusillanimes. Chaque jour voyait naître de nouvelles organisations fascistes. Le soir, les fils de famille parcouraient les quartiers de la capitale au cri de : « À bas les sanctions ! À bas l’Angleterre ! Vive Mussolini ! » Dans les faubourgs ouvriers, on parlait de la révolution prochaine. Le petit bourgeois terrifié redoutait tout : la guerre civile et l’invasion allemande, les espions et les émigrés politiques, la prolongation du service militaire et les grèves.
À tous l’année nouvelle s’annonçait décisive.

***

Le financier Jacques Dessère frisait la cinquantaine : visage légèrement empâté, regard perçant sous les sourcils épais et plantés bas. Parfois ses bajoues, son dos voûté, son teint terreux, maladif, le faisaient paraître beaucoup plus âgé ; d'autres fois on lui aurait à peine donné quarante ans : il avait les mouvements d'un jeune homme, et dans les yeux une étonnante vivacité. Il négligeait sa mise, buvait sec et ne lâchait jamais sa pipe, courte et culottée.
A la différence des autres représentants de l'oligarchie d'argent, Dessère méprisait toute gloire spectaculaire ; il tenait à distance les reporters et les photographes, il se refusait obstinément aux gestes politiques, niait son influence sur les affaires de l'Etat, bien que sans son approbation aucun gouvernement n'eût pu tenir un mois. Dessère préférait rester dans la coulisse. Invisible, avec le concours d'hommes payés grassement et qui lui étaient dévoués, il dictait ses lois, donnait à la politique étrangère son orientation, faisait et défaisait les ministres.

***

La victoire du Front populaire avait jeté l'émoi parmi les philistins. On parlait de grèves imminentes, de crises, de désordres. Ces dames chuchotaient, angoissées : « Depuis ce jour-là, la bonne est d'une insolence !... » Les petits commerçants cachaient leurs marchandises. Les hauts fonctionnaires déclaraient dédaigneusement qu'ils n'obéiraient pas aux nouveaux ministres, ces « califes d'une heure ». Breteuil invita « tous les bons Français » à arborer à leurs fenêtres le drapeau national pour protester contre le Front populaire. Telles façades s'ornaient de drapeaux tricolores, telles autres de drapeaux rouges, et on eût dit que les pierres, de même que les hommes, allaient se jeter les unes sur les autres. Dans les milieux financiers régnait le désarroi ; on parlait de lourds impôts sur le capital, et même de nationalisation des banques. Les capitalistes se hâtaient de faire passer leur argent en Amérique...

***

La carrière diplomatique ne fut pas du goût de Lucien. A la vérité, ses obligations lui prenaient peu de temps, mais il ne savait que faire de ses loisirs. D'un oeil indifférent il regardait les somptueuses façades Renaissance, les étudiants et les mulets. Il ne pouvait vivre loin de Paris et de ses cafés, avec leurs discussions futiles ; loin des potins et des drames, qui lui étaient aussi familiers que son fume-cigarette ou que son lit. Et déjà Lucien se disposait à renoncer à ses beaux émoluments, lorsque les événements d'Espagne vinrent tout à coup l'accaparer. Une fois de plus, cet homme pareil aux signaux de la route que la lumière des phares semble allumer soudain, décida qu'il avait trouvé la vérité.
La rébellion passionna Lucien avant tout par ses effets extérieurs ; il lui semblait parfois assister à la représentation de quelques vieux mystère. Des hommes aux longs visages ascétiques tuaient et brûlaient les mécréants ; certains, brandissant la croix, se fiançaient à la mort ; de partout sortaient de ces êtres difformes : bossus, aveugles et innocents, qui pullulent en Espagne ; des femmes en mantille étreignaient des mitrailleurs et les éventails de dentelle se déployaient au-dessus des grenades. Tout cela était nouveau pour Lucien ; ce bariolage, cette absence de goût, cette emphase le séduisaient.
Il fit la connaissance d'un des dirigeants de la phalange, le major José Guarnez, maigre et taciturne. C'était un frénétique et pourtant un être froid. Il fusillait le jour et prêchait la nuit. Avec stupeur Lucien retrouvait chez cet officier espagnol ses pensées les plus secrètes. José parlait du caractère sacré de la hiérarchie, du sublime de l'inégalité, de la subordination de la foule à l'intelligence, au talent, à la volonté. Et Lucien se rappelait son humiliation à Paris, le butor de l'Humanité, la médiocrité de Pierre, de tous les Pierre, l’arithmétique électorale, sa supériorité méconnue de tous. Les phalangistes s'imposaient par le feu. José écrivait des pamphlets sans compter avec l'opinion des tailleurs ou des terrassiers. Lucien l'avait toujours dit : le vieux monde ne pourrait être renversé que par l'audace de quelques-uns — par un complot. Pour toute réponse, les communistes lui avaient ri au nez ; ils parlaient du l'éducation du peuple, de l'activité des masses. Ils vivaient dans le passé : Marx, la Commune, la démocratie, le progrès... Vieillerie que tout cela ! Ne voyaient-ils donc pas que le marxisme procède de la Déclaration des droits de l'homme, des Encyclopédistes, de la foi dans la science, de cette détestable idée que l'homme est naturellement bon. La société n'est pas un édifice carré comme cette maison, c'est une pyramide ! Le fascisme apporte des normes nouvelles : l'exaltation de la force physique ; au lieu de livres, des records sportifs ; au lieu de rapports et de débats, l'occupation armées des édifices gouvernementaux ; au lieu d'élections, des fusils-mitrailleurs.

***

Il y avait près de deux ans que le Front populaire avait triomphé. Comme disait Dessère, tout était rentré dans l'ordre. Les affaires allaient bien. Les usines étaient débordées de commandes. Dans les magasins les vendeuses ne suffisaient pas à la tâche. Les avis « A louer » avaient disparu : plus d'immeubles vacants. Les économistes saluaient la fin de la crise et prédisaient une longue période de prospérité.
Mais sous ce calme apparent couvait un mécontentement général. Les bourgeois n'avaient pas oublié les grève de juin ; ils ne pardonnaient pas au Front populaire la peur qu'ils avaient eue. Les 40 heures et les congés payés, voilà d'où venait tout le mal : ainsi parlaient non seulement les commensaux de M. Montigny, mais encore bien des petites gens sur la foi des journaux. Et la boutiquière, en annonçant à ses clientes que le savon avait encore renchéri de quatre sous, ne manquait pas d'ajouter : « Que voulez-vous ? Messieurs les ouvriers prennent les eaux !... » « Tas de feignants ! » grondait le fermier en déclarant ses revenus. Les « feignants », pour lui, c'était l'instituteur, les deux employés de la poste et les ouvriers du bourg voisin. A leur tour les ouvriers s'indignaient. La vie augmentait tous les jours et le relèvement des salaires qu'ils avaient arraché deux années auparavant, se trouvait annulé. A tout moment, des grèves éclataient. Les patrons ne cédaient pas. Au vu et au su de tous, les fascistes organisaient des détachements de combat, et les ouvriers se demandaient : « Qui donc nous défendra ? La police ? Elle n'attend qu'une occasion pour régler avec nous de vieux comptes ! » En Espagne, on se battait toujours ; mais la Catalogne était coupée de Madrid, et les ouvriers murmuraient, pleins de rancœur : « On les a livrés aux fascistes... » La trahison, telle une rouille, rongeait l'âme de la nation. Toute la presse parlait du danger de guerre. A Vienne, les divisions allemandes défilaient sur le Ring. On se perdait en conjectures : et maintenant, à qui le tour ? On s'alarmait, on discutait le soir dans les cafés, et puis on s'endormait paisiblement. Le printemps si extraordinairement froid de 1938 trouva Paris tranquille et désemparé, rassasié et mécontent.

***

Comme au début de la guerre en Espagne, Paris était partagé en deux camps. Le « pacifisme » triomphait aux Champs-Elysées : on y maudissait les horreurs de la guerre, on en appelait à l'humanité et même à la « fraternité ». Avec une facilité déconcertante, les gens oubliaient non seulement des paroles tout récemment prononcées, mais encore leurs antécédents, les traditions de leur milieu, les mythes de leur caste. La haine obtuse des « feignants » (c'est ainsi que les fascistes continuaient à appeler les ouvriers) dominait tout. Des officiers coloniaux qui avaient combattu dans le Rif, des durs-à-cuire qu'une vie humaine de plus ou de moins ne troublait guère, juraient maintenant leurs grands dieux que rien ne pouvait justifier une effusion de sang. Des académiciens qui hier encore exaltaient avec morgue la « France invincible » et ne juraient que par le maréchal Foch, affirmaient à présent qu'il était impossible que l'on s'embarquât dans la guerre : les Allemands n'avaient qu'à souffler et toute la ligne Maginot s'écroulerait comme un château de cartes. Et Breteuil, le Lorrain qui considérait comme la plus belle heure de sa vie celle où le premier détachement français était entré dans Metz, Breteuil disait : « La question des frontières passe à l'arrière-plan quand il s'agit de défendre notre civilisation occidentale contre les bolchéviks. » 
Les quartiers riches se vidaient rapidement : les villes d'eaux avaient été délaissées et les villégiateurs alarmés par les nouvelles des journaux avaient regagné la capitale ; mais une fois la mobilisation affichée, la ville fut plongée dans l'obscurité, les bourgeois recommencèrent à quitter Paris ; ils expédiaient leurs familles au loin. Et on vit se ranimer en cette saison insolite les plages et les hameaux dans la montagne [...]
Mais dans les quartiers populeux, on tenait d'autres propos. Là non plus, la guerre ne faisait plaisir à personne ; mais les hommes partaient en silence défendre leur patrie ; le pays était mis au pied du mur, on le savait ; et on ne voulait pas continuer à vivre ainsi.

***

Le gouvernement s'était fixé à Clermont-Ferrand, parce que tout autour ce ne sont que villes d'eaux avec hôtels confortables. Laval resta à Clermont ; les autres ministres avaient arrêté leur choix qui sur Vichy, qui sur le Mont-Dore, qui sur La Bourboule. Tessat jugea plus digne de choisir Royat : c'était là qu'on avait retenu des chambres pour le président de la République.
La spacieuse confiserie A la Marquise de Sévigné regorgeait de monde. Dans la rue les gens se pressaient, attendant qu'une petite table fût libre. Ce qui attirait les réfugiés à la confiserie, ce n'était pas tant le chocolat réputé que la société qui s'y réunissait : après les terribles épreuves traversées, il était agréable de rencontrer des amis, de se retrouver en pays de connaissance. On eût dit que tous les cafés des Champs-Elysées s'étaient donné rendez-vous ici : le Rond-Point et Marigny, le bar Carlton et le Fouquet's.
Madame Montigny, suffoquant de chaleur et de chagrin, racontait :
— Une semaine avant la catastrophe j'ai dû rentrer à Paris : mon mari avait une angine. Et puis nous avons eu bien du mal à repartir. Quel voyage affreux ! Près de Nevers il a fallu abandonner notre Cadillac : plus d'essence. Une espèce de filou nous a conduits jusqu'à Vichy. Mais j'espère que ma voiture est intacte.
A une autre table, un auteur dramatique en vogue se lamentait :
— La première avait été fixée au seize... Et le dix, tout à commencé... Maintenant on ne sait plus quand s'ouvrira la saison théâtrale...
Un boursier criait à son interlocuteur, un sourd qui tenait un cornet acoustique :
— Sans avoir les cours de New-York, il est difficile de dire quelque chose de précis. Mais, à votre place, j'attendrais pour vendre... Quand tout se calmera, ces valeurs remonteront.
Dessère entendait tous ces récits, ces lamentations, ces prophéties, et souriait amèrement. Ces gens n'avaient pas encore compris ce qui était arrivé ; ils croyaient qu'au bout d'une semaine ou d'un mois la vie d'autrefois reprendrait.

Ilya Ehrenbourg : La chute de Paris (1941)
Traduction d'Alice Orane et Marguerite Liénard (1944)
Aux Editions d'Hier et Aujourd'hui


2013/12/29

Comme si de rien n'etait : Kultur Pop 2013.19 (Pearls)

La Perle et la vague, Paul-Jacques-Aimé Baudry, 1862
Tandis que les huitres ont perdu une bonne occasion de faire des perles, qu'en 2014 il faudra mettre un coup de collier, que d'aucuns viennent de découvrir la réponse à La Grande Question sur la vie, l'univers et le reste et que les clochards ne peuvent se cacher dans leurs coquilles, le volume 19, peut-être l'ultième de l'an 2013, des génériques d'émissions de Radio France - Kultur Pop, 2013 point 19 vient de paraitre à retrouver en liens sur Kultur Pop, et en clair ici même.

Quelques perles anciennes qui ne trouvèrent pas place dans les précédents, du Marc-Olivier Dupin, un Popol Vuh en colère, un Didier Squiban en contre-chant, un poil de Yo-Yo Ma et Bobby McFerrin musettant Bach, et Michel Portal. Ouala.

2013/12/01

Comme si de rien n'etait : Kultur Pop 2013.18 (Rarities)

Tandis que les bonnets rouges boivent du blanc, que Stéphane est au cassis, mais que l’absinthe n'y touche, le dernier ANPéRo d'automne  à la librairie Entropie s'accompagna du volume 18 des génériques d'émissions de Radio France - Kultur Pop, 2013 point 18.

Quelques raretés : un morceau de Sylvie Fleury & Sidney Stücki, un extrait, Rompsay, du spectacle de Xavier Boussiron (Menace De Mort Et Son Orchestre, 2004), et ce morceau etrange de  Vito Acconci, Ten Packed Minutes, qui ouvre les Regardeurs. Et un petit plaisir avec Mogwai. Oh c'est sur, ce n'est pas l'album de la maturité, ce Kultur Pop 18, mais il commence a se laisser ecouter. Au programme :

 http://laurent-duval.blogspot.fr/p/kultur-pop-generiques-france-culture.html#kultur-pop-18

2013/10/05

Céline : L'extraordinaire épopée de Ferdinand Bardamu (audio)




J'ai adoré Céline durant des années. De Semmeilweis à Rigodon j'ai presque tout lu, relu et re-relu, y compris ses trois pamphlets qu'on trouvait déjà sous le manteau, notamment au marché des livres anciens de la rue Brancion, sous les halles désaffectées d'un ancien abattoir. Me souviens aussi avoir plus d'une fois minimisé auprès de mes amis l'antisémitisme du génialissime écrivain : faut pas tout mélanger, tu comprends, y a le Céline des Beaux Draps, pis y a çui du Voyage, ça n'a rien à voir et blablabla... Des contorsions d'acrobate, oui ! J'en sortais d'ailleurs tout contusionné, un peu gêné aux entournures, mal dans ma peau, vraiment, mais c'était plus fort que moi, j'étais accro à ses petits points, sa petite musique, son "rendu" émotif, qu'on disait... et pas moyen de décrocher, voyez-vous, toujours je replongeais ! Suis même allé voir l'Eglise, le premier jus du Voyage, monté par J.-L. Martinelli au théâtre des Amandiers — avec Berling dans le rôle de Bardamu et J.P. Sentier dans celui de Pistil —, un plutôt bon souvenir on en garde, d'autant qu'en excellente compagnie nous étions alors. Et puis c'est comme le reste : un jour la magie disparaît et ce qu'on aimait on ne l'aime plus. Du tout. M'en suis rendu compte en voulant le relire encore une fois. Pour voir. J'ai vu et, crois-moi si tu veux, mais j'étais plus du tout célino-compatible. Finis les grands frissons, les transes épileptiques, les emballements cardiaques et cétéra : j'avais perdu la foi, tout simplement. J'étais non seulement devenu insensible à son style, mais aussi allergique à sa vision du monde, écœuré par sa manière de toujours et encore rabaisser les hommes, sans doute pour mieux leur cracher dessus... bref, j'étais devenu tu sais quoi : un phi-lan-thro-pe.

De cette époque il me reste une quinzaine de bouquins, ainsi qu'une cassette audio que j'ai numérisée à l'attention de mes amis célino-dépendants :
http://www.mediafire.com/?9d7ar0l6kbwheke
On y entend la voix d'André Dunand dans L’extraordinaire épopée de Ferdinand Bardamu, un spectacle d'1h38mn composé d'extraits du Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit et D'un château l'autre, le tout dans une mise en scène de Marie-Françoise et Jean-Claude Broche. C'était en 1991, à Paris, au théâtre du Roseau (devenu aujourd'hui du Renard).
Bon vent...


2013/09/08

"Ne pas toucher aux livres, S.V.P."

Quelque part sur le quai des Grands Augustins, Paris VIème, années 60, avant les manifs, la grève générale et les accords de Grenelle :


C'est un peu comme ces pancartes à la noix qui vous prient de ne pas marcher sur la pelouse, un peu aussi comme une paire de patins à l'entrée d'un bastringue, ou bien comme ce flic de province, un sacré vieux con, qui m'avait à moitié assommé parce qu'il était soi-disant défendu de jouer de la gratte dans le jardin public du village, et même simplement interdit de s'asseoir au pied du Monument aux Morts, sur lequel, pourtant, chiaient librement les pigeons. J'avais alors à peine vingt ans, les idées courtes et les cheveux longs jusque-là, n'empêche que cet épisode de ma jeunesse m'avait beaucoup fait réfléchir sur le sens du sacré et celui du profane, prétexte à bien des abus pour les gardiens du Temple.

2013/05/24

Jorge Amado : Suor

On commence par lire en flânant, les mains dans les poches, le regard un peu blasé, et puis... et puis on est bientôt pris par l'envie d'en finir au plus vite, tellement ça nous saisit les narines d'un remugle écœurant. Odeurs d'huile rance et d'humidité, d'eau croupie et de cabinets bouchés, le tout parfumé à la sueur aigre des hommes macérant depuis longtemps dans des vêtements crasseux. Alors, oui, ça schlingue du début à la fin, mais... mais ce n'est pas l'homme qui pue, c'est la vie qu'il mène au fond de son cloaque, et c'est d'elle aussi dont on veut s'échapper.

Ladeira do Pelourinho 
En un peu moins de deux-cent pages et vingt tableaux d'un réalisme cru, Amado dresse la typologie d'un clapier de quatre étages et de sa faune plutôt cosmopolite. Le clapier, c'est un vieil immeuble du vieux Bahia situé sur les hauteurs de la ville, là-même où les esclaves d'Afrique étaient jadis ficelés au pilori, puis fouettés au sang jusqu'à ce que mort s'ensuive. A l'époque de Suor (courant des années 30), le pilori a été rasé rasibus et l'esclavage aboli, mais le nom est resté et la symbolique aussi : le Pelourinho est devenu le quartier de Bahia où les pauvres s'entassent les uns sur les autres, dans la promiscuité et l'absence d'hygiène, vivant de petits boulots ingrats et mal-payés, jusqu'à ce que la maladie les prenne et que la mort les emporte.
São Salvador da Bahia de Todos os Santos
C'est donc au n°68 de la Montée-du-Pelourinho, à deux pas de l'église de São Francisco, dont on entend parfois sonner les cloches, et juste en face du bistrot de seu Fernandès, où les plus misérables des gueux se conservent à la gnôle, que nous amène cette fois-ci Jorge Amado. 
L'immeuble, vétuste propriété d'un antipathique espagnol, comprend cent seize chambres insalubres, exiguës et bruyantes, où subsistent environ six cent personnes et autant de ventres affamés.
O Pelourinho é o nome de um bairro de Salvador
se localiza no Centro Historico da cidade
On y entend sans discontinuer le gargouillis des tuyaux, le tap-tap des machines à coudre à pédale des grisettes, le blabla des lingères et, venant de la soupente, la toux grasse d'une tuberculeuse au dernier degré. En passant par l'escalier branlant, sous lequel se meurt lentement un clochard, on peut croiser le manchot du troisième (souvent martyrisé par les rejetons du quartier), la sourde-muette du second (une fille étrange mais moins cinglée qu'il n'y paraît), ou encore une très mystérieuse et jolie jeune femme (toujours habillée en bleu, avec des larmes aux yeux). Habitent aussi au numéro 68 : un colporteur de babioles, un agitateur politique, un clown sans emploi, un violoniste hasbeen, un syndicaliste russe, un cordonnier de Cordoue, un homo romantique, un vieux savant fou, des putes au grand cœur, des travailleurs de force et des chômeurs à bout, sans oublier Toufik, Linda, Chico, dona Risoleta Silva... et des rats par centaines. Car les hommes et les rats cohabitent ici sans s'effrayer ni se soucier plus que ça les uns des autres. Ils sont pour ainsi dire de la même espèce, pareillement chassés et méprisés par la classe supérieure, à cette différence près que les rongeurs, beaucoup plus malins, logent au n°68 à titre gracieux. Bref, toute cette humanité rampante vit là en agrégat, côte à côte mais pas vraiment ensemble, séparés qu'ils sont par des cloisons, des planchers, des paliers, des couloirs. Un manque d'unité criant, dont rend parfaitement compte le livre de par sa construction fragmentaire, en chapitres courts et concis, parfois de seulement sept ou huit lignes, sans personnage principal, ni même d'histoire à proprement parler, mais avec une incroyable imbrication d'anecdotes en tout genre, de petites tranches de vie et surtout de misères qui, s'additionnant, finissent peu à peu par former un tout homogène. C'est alors la voix d'Henrique s'accordant à celle d'Artur et d'Alvaro, faisant elle-même écho à celle de Julieta, puis chorus avec celle de Fernandès et, finalement, des 600 locataires du 68. Et c'est alors une clameur unanime qui jaillit des poitrines... c'est une foule solidaire qui descend du calvaire... et un sourire lumineux qui éclaire enfin le visage de la jeune femme en bleu.

2013/05/17

Gallimard : L'imaginaire

Petit florilège des plus élégantes couvertures de l'Imaginaire, une collection inaugurée en l'an 1977, avec la parution d'Un rude hiver, et qui compte aujourd'hui plus de 600 titres et près de 300 auteurs (histoire de saluer aussi les graphistes, les typographes et tous les travailleurs du livre) :


Les 655 couvertures :

L'historique de la collection, avec tous les chiffres clés et quelques anecdotes :
http://www.gallimard.fr/Divers/Plus-sur-la-collection/L-Imaginaire/(sourcenode)/116163

- Robert Massin (artiste typographe) -

2012/12/29

Henry Bauchau (1913-2012) : Mao Zedong (1893-1976)


Rarement transition entre deux livres que tout paraissait pourtant opposer, Relevé de Terre et Mao Zedong, n’aura été si parfaite. A tel point que les deux épigraphes ci-dessous, l’une placée dans le roman de Saramago, l’autre dans l’essai de Bauchau, semblent se faire écho : 

«Je demande aux économistes politiques, aux moralistes, s’ils ont déjà calculé le nombre d’individus qu’il est nécessaire de condamner à la misère, à un travail disproportionné, au découragement, à l’infantilisation, à une ignorance crapuleuse, à une détresse invincible, à la pénurie absolue, pour produire un riche ?» (Du poète et romancier portugais Almeida Garret, en 1843)

«Personne n’a jamais calculé le coût en vies humaines des grandes fortunes amassées sur le dos des travailleurs de Shanghai… Aujourd’hui encore, des fourgons mortuaires parcourent chaque jour les rues de Shanghai pour enlever les cadavres. On en ramasse ainsi tous les ans de trente à cinquante mille que l’on enterre dans les fosses communes» (Du militaire et homme politique chinois Zhu De, en 1937)

Entre Lisbonne et Pékin, 11000 kilomètres et seize heures d’avion ! Au Portugal, des toits de chaume, des murs en argile, de la morue salée et des airs de fado. En Chine, des maisons en bambou, de vastes rizières, le timbre des flûtes, des lyres et des cymbales. Ici et là, la même misère paysanne au début du siècle dernier. Aussi les mêmes soulèvements populaires et la même répression policière s’abattant soudain sur les manifestants. Autres lieux, autres dieux, et cependant, des rives de l’Atlantique à celles de la mer Jaune, partout sur terre, des plaies d’un homme blessé le sang coulait pareillement rouge.

Superficie, ressources et population, en République populaire de Chine tout est décuplé, sinon davantage. Aussi, pour son essai consacré à Mao Zedong, Henry Bauchau ne pouvait-il faire moins qu’un pavé de 1048 pages et de près d’un milliard de signes, soit quasiment autant que de Chinois sur terre. Publié chez Flammarion en 1982, ce livre a coûté à son auteur, aidé de son épouse, huit ans d’un patient et monstrueux travail. D’abord collecter et rassembler l’ensemble des documents existants sur le sujet, ensuite les passer un à un au fil d’une minutieuse étude, puis s’aventurer enfin dans cette folle entreprise : raconter in extenso la vie d’un homme ayant si profondément marqué son temps bien au-delà des frontières de l’Asie. Au final, en 200 chapitres passionnants et plutôt bien rythmés, la fresque apparaît, vivante et gigantesque. On y découvre tout à la fois un portrait du Grand Timonier, sa lourde empreinte déposée sur le siècle et ses tribulations d’un bout à l’autre de l’empire du Milieu. De sorte qu’à travers cette biographie de Mao, c’est aussi à un voyage en Chine auquel nous convie Bauchau, contribuant ainsi à nous rendre un peu plus familier ce pays lointain et mystérieux.

De la fertile vallée de Shangshan, où Mao est né, jusqu’à Pékin, où il est mort, 83 années s’écoulent. A sa naissance, la dynastie des Qing règne sur un pays de haute mais désuète culture. La misère y est générale, les famines récurrentes et les divisions trop profondes pour résister aux impérialismes étrangers. Déchirée et affaiblie, la Chine doit donc subir les quatre volontés de vingt-et-une puissances coloniales, aux premiers rangs desquels figurent bien évidemment la France et l’Angleterre. Blessés dans leur orgueil national à de multiples reprises, les Chinois ruminent entre eux à longueur de temps leurs rancœurs et leurs vexations : les deux guerres perdues de l’opium (1839-1842/1856-1860), l’écrasement des Taiping (1851-1864), les défaites militaires contre les armées française puis japonaise (1881-1885/1894-1895) ou encore l’échec du soulèvement des Boxeurs (1899-1901). Cinq décennies d’agressions permanentes, de perte progressive de souveraineté et d’humiliations successives que les anciens racontent à leurs cadets au fil des générations. L’enfance de Mao est si profondément marquée par ces récits qu’à l’âge de 17 ans il se rallie tout naturellement aux idées républicaines de Sun Yat-sen, puis s’engage dans son armée révolutionnaire et participe ainsi, mais très modestement, à la chute de la monarchie. Ce sont là les premiers pas dans la vie d’un adolescent révolté, entiché de liberté, de justice et de modernisme, encore tout empli d’espoir et d’illusions comme on l’est souvent à cet âge si propice à l’idéalisme. Personne, pour l’instant, ne peut voir en ce jeune homme si semblable à des milliers d’autres le futur Libérateur de la Chine. Nul ne peut alors imaginer que cet obscur Chinois traitera bientôt d’égal à égal avec les grands de ce monde. Rien de particulier non plus ne le prédispose à devenir un tyran. Rien, ni personne, et pourtant l’Histoire est déjà en marche… 

La plume épique d’Henry Bauchau se prête admirablement bien à cette dramaturgie riche en rebondissements et en péripéties, aux décors somptueux et à la distribution si pléthorique qu’on finit par s’y perdre un peu. De cet essaim de personnages en quête de pouvoir on retient surtout la figure du maître : Sun Yat-sen, celle du traître : Chiang Kaï-shek, de l’allié de toujours : Zhou Enlai, ou de circonstance : Lin Biao. Apparaissent aussi au fil des pages des seigneurs de guerre, des mandarins mandchous, des triades secrètes, de sages confucéens et des conseillers soviétiques. Sont examinées à la loupe les intrigues, les complots, les manœuvres, les rivalités… mais sont hélas minimisées les séquelles du maoïsme, édulcorées les responsabilités de Mao et sous-évaluées ses victimes : excès de bienveillance du biographe qui, tout au long de son œuvre, s’est toujours refusé à juger. 

En conclusion de son essai, Henry Bauchau esquisse toutefois deux ou trois critiques qui auraient gagné à être mieux développées. Il rappelle également la nécessité de la révolution chinoise, en soulignant ses ruptures et ses continuités :

« L’acte révolutionnaire de Mao a joint les impératifs nationaux et la revendication sociale. Il s’agissait pour lui de répondre aux menaces qui pesaient sur l’indépendance de son pays et d’éveiller le peuple chinois en l’appelant à renverser des structures oppressives et surannées […] Profondément frappé durant sa jeunesse par l’exploitation des travailleurs, l’inégalité sociale et les dangers que couraient la Chine, Mao a consacré à ces injustices et à ces malheurs ses forces et son attention. S’il n’a pas délivré les paysans et les ouvriers chinois de tous leurs oppresseurs, il les a du moins libérés des plus cruels et des plus archaïques. Il n’a pas apporté à son peuple les libertés individuelles ni le respect des droits de l’homme, mais la liberté nationale. Contrairement à ce qu’ont cru beaucoup de ses sympathisants occidentaux, il n’était pas à cet égard au-delà mais en deçà de l’évolution des esprits en Occident. […] Partant du pire, la longue et dure révolution chinoise en a charrié une partie avec elle. Elle a traîné son lot de souffrances, d’injustices et d’erreurs avec le lourd héritage du passé. Elle a pourtant diminué l’oppression de l’homme par l’homme pour la grande majorité des Chinois. […] Il faut se rappeler la misère, la déchéance, l’exploitation du peuple chinois avant la libération, et l’orgueil, l’incapacité, l’avarice abjecte de ceux qui l’opprimaient. »


Rédigé et publié à la charnière des années 70-80, Henry Bauchau dira de ce livre, une trentaine d’années plus tard, qu’il matérialisait « La hantise d’un père fort et puissant… aussi le mouvement de faiblesse de quelqu’un qui ne se sentait pas capable de percer par lui-même »

Pour l’anecdote, ce tableau représentant Mao guidant la Révolution est resté accroché quelques années sur les murs du Vatican avec la légende suivante : « Jeune missionnaire chinois partant évangéliser un village ». J'adore.

2012/11/18

Cannelloni, Macaroni, Pennacchioni, Tortellini…

Contrairement aux apparences, le Pennacchioni n’est pas une variété de pâtes à la semoule de blé dur, mais un dérivé de l’italien Pennacchio, signifiant panache. Furent donc surnommés Pennacchioni tous les Transalpins portant des plumes à leur galure ou, ce qui revient au même, ayant allure d’épouvantail. Voyez pas ? Une fiche du commissariat de la rue Ramponneau précise encore ceci :

             Prénom : Daniel
             Adresse : Belleville
             Profession : écrivain


Relu avec délectation La Petite Marchande de Prose, le troisième roman de la saga Malaussène. Me souvenais plus à quel point l’écriture de Pennac(chioni, de son vrai nom) était tout à la fois drôle, tendre, sensible, inventive et intelligente.
Si toute l’intrigue de cet épisode, forcément rocambolesque, s’articule autour du monde du livre, je crois cependant qu’on aurait tort de n’y voir qu’un feu d’artifice tiré à la gloire du roman, ainsi que le stipule un peu trop benoîtement la quatrième de couv’. L’histoire étant souvent double, celle de La Petite Marchande de Prose permet effectivement à Pennac d’évoquer et de partager son amour des livres et sa passion des mots, mais aussi de dénoncer, en creux, un univers dont il connaît l’envers du décor et ses coulisses à la Dallas : manuscrits volés, supercherie littéraire, combines éditoriales et plumitifs narcissiques. Voici donc quelques passages plutôt bien épicés.
D’abord, le portrait d’un écrivaillon tombant en pleurs dans les bras de Benjamin Malaussène, l’un des employés des Editions du Talion :
- On vous a refusé un manuscrit, n’est-ce pas ?
- Pour la sixième fois.
- Le même ?
De nouveau oui de la tête, qu’il décolle enfin de mon épaule. Puis, un hochement très lent :
- Je l’ai tellement retravaillé, si vous saviez, je le connais par cœur.
- Comment vous appelez-vous ?
Il m’a donné son nom, et j’ai aussitôt revu la tête hilare de la reine Zabo [la patronne] commentant le manuscrit en question : « Un type qui écrit des phrases du genre ‘’Pitié ! hoqueta-t-il à reculons’’, ou qui croit faire de l’humour en appelant Farfouillettes les Galeries Lafayette, et qui remet ça six fois de suite, imperturbable, pendant six ans, de quel genre de maladie prénatale souffre-t-il, Malaussène, vous pouvez me le dire ? »
Après l’écrivaillon, voici l’écrivain de renom :
[…] Les couloirs des Editions du Talion sont encombrés de premières personnes du singulier qui n’écrivent que pour devenir des troisièmes personnes publiques. Leur plume se fane et leur encre sèche dans le temps qu’ils perdent à courir les critiques et les maquilleuses. Ils sont gendelettres dès le premier éclair du premier flash et chopent des tics à force de poser de trois-quarts pour la postérité. Ceux-là n’écrivent pas pour écrire, mais pour avoir écrit – et qu’on se le dise […]
Bien évidemment, fruit de l’imagination et pures coïncidences sont les ressemblances du dénommé J.L.B. avec l’auteur à succès Paul-Loup Sulitzer : 
« J.L.B. [le personnage parle de lui à 3ème personne] est un écrivain d’un genre nouveau, monsieur Malaussène. Il tient plus de l’homme d’entreprise que de l’homme de plume. Or, son entreprise, précisément, c’est la plume. […] Dès mes premiers romans : Dernier baiser à Wall Street, Pactole, Dollar ou L’Enfant qui savait compter, j’ai creusé les fondations d’une école littéraire nouvelle que nous appellerons, si vous le voulez bien, le réalisme capitaliste. […] Notre monde est un monde de boutiquiers, monsieur Malaussène, et j’ai entrepris de donner à lire à tous les boutiquiers du monde ! Si les aristocrates, les ouvriers, les paysans, ont eu droit à leurs héros au cours des âges littéraires, les commerçants jamais ! […] Le lecteur que je vise n’est pas celui qui sait lire, mais celui qui sait compter. Or, tous les boutiquiers savent compter, et aucun romancier, jamais, n’en a fait une valeur romanesque. Moi, si ! Et je suis le premier. Résultat : deux cent vingt-cinq millions d’exemplaires vendus à travers le monde. J’ai élevé la comptabilité au niveau de l’épique, monsieur Malaussène. Il y a dans mes romans des énumérations de chiffres, des cascades de valeurs boursières, belles comme des charges de cavalerie. C’est une poétique à quoi les commerçants de tous poils sont sensibles. Le succès de J.L.B. tient à ce que j’ai enfin donné sa représentation mythique à la multitude mercantile. Grâce à moi les commerçants ont désormais leurs héros dans l’Olympe romanesque »
Cette très belle digression sur le parcours de la reine Zabo, devenue patronne des Editions du Talion : 
La reine Zabo est sortie du ruisseau pour régner sur un royaume de papier […] Il fallait la voir fermer les yeux, dilater les narines, aspirer une bibliothèque tout entière, et repérer par petites expirations les cinq exemplaires nominatifs en pur Japon sur des rayons bourrés de Verger, de Van Gelder, et de l’humble armée des Alfas. Elle ne se trompait jamais. Elle les classait à l’odeur, tous, papiers chiffons, toile, jute, fibre de coton, chanvre de Manille… […] Elle dissociait le parfum aérien de l’encre de la puissante animalité de la colle, puis en énonçait les composants un à un, jusqu’à retrouver le nom de l’artisan disparu qui produisait jadis cette merveille d’encre-là, et la date exacte du cru. […] Sur quoi, elle sortait le nom du moulin d’où venait le papier, le nom du seul imprimeur à utiliser cette combinaison d’ingrédients, et le titre du livre, et le nom de l’auteur, et la date de parution. […]
La scène qui suit se déroule une nuit durant laquelle le père de la petite Zabo baguenaudait dans le Faubourg Saint-Honoré. Après avoir assommé les deux arsouilles qui rouaient de coups un bourgeois en goguette, Papa Zabo aida ce dernier à se relever et, tandis qu’il le nettoyait, l’autre bégaya :
- Mon Loti, mon Loti...
Son estomac crachait des caillots, et parmi eux, ce seul mot :
- Mon Loti…
Il pleurait d’une autre douleur :
- Une édition originale, monsieur…[…] Un japon impérial…[…] Oh ! monsieur… monsieur… si vous saviez …
[…] Quand le Chauve [Papa Zabo] raconta l’aventure à sa fille, la gamine eut un de ses plus rares sourires :
- C’était un bibliophile.
- Un bibliophile ? demanda le Chauve.
- Un type qui préfère les livres à la littérature, expliqua l’enfant.
Le Chauve flottait.
- Pour ces gens-là, il n’y a que le papier qui compte, dit Zabo.
- Même s’il n’y rien d‘écrit dessus ?
- Même si ce sont des bêtises. Ils rangent les livres à l’abri de la lumière, ils ne les coupent pas, ils les caressent avec des gants fins, ils ne les lisent pas : ils les regardent.
Et cette dernière citation, formule saisissante de la reine Zabo :
- Je ne décourage plus aucune vocation ; si on avait donné le prix de Rome à Hitler, il n’aurait jamais fait de politique…


2012/11/16

Quelques liens sur Henri Guillemin

D’abord, pour qui n’a pas, au regard de sa propre histoire, les yeux qu’avaient Chimène pour Rodrigue, une belle série de conférences diffusées sur la Radio Télévision Suisse durant les années 60 et 70. Différents sujets y sont traités, tant historiques que littéraires (Pétain, Tolstoï, la Commune, Rousseau, Dreyfus, etc.). L’occasion d’apprécier ce narrateur hors-pair qu’était Henri Guillemin, et de le voir en image autant qu’en action, le mot n’est pas trop fort. C’est ici :


Ensuite, un lien sur lequel se trouvent regroupés, au format mp3, la quasi totalité de ce que l’on peut glaner sur le web (Robespierre, Jaurès, Danton, Voltaire, etc.). La qualité audio n’est pas toujours au rendez-vous, mais l’ensemble reste malgré tout parfaitement audible. C’est ici :


Et, enfin, pour tout ce qui concerne le papier, deux pistes : les bonnes librairies d’occasion (disons, au hasard, l’Entropie, 198 boulevard Voltaire) et la petite maison d’éditions Utovie, qui, tel Hercule rapportant les pommes d’or du jardin des Hespérides, eh oui ! réédite progressivement toute l’œuvre d’Henri Guillemin. C’est ici :