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2012/12/14

José Saramago (notes)


L’homme marque ici une pause, regarde attentivement son auditoire – têtes couronnées, fine fleur politique et barons d’industrie – puis il ajoute :

« L'hiver, quand le froid de la nuit était si intense que l'eau gelait dans les jarres, ils allaient chercher les cochonnets les plus faibles et les mettaient dans leur lit. Sous les couvertures grossières, la chaleur des humains protégeait les animaux du gel et les enlevait à une mort assurée. Ils étaient de bonnes personnes mais leur action, en cette occasion, n'était pas dictée par la compassion : Sans sentimentalisme ni rhétorique, ils agissaient pour maintenir leur gagne-pain avec le comportement naturel de celui qui, pour survivre, n'a pas appris à penser plus loin que l'indispensable »

Ainsi parlait Saramago, le 7 décembre 1998, sous les lambris de l’Académie royale de Suède, à l’occasion de la remise de son Prix Nobel. Une récompense hautement méritée pour cet ancien mécano devenu gratte-papier, puis traducteur-correcteur (Histoire du siège de Lisbonne), journaliste engagé et enfin, tardivement, auteur de romans reconnu, ce qu’il souhaitait devenir depuis ses 17 ans.
Si l’on cherche maintenant à définir quelle fut sa principale source d’inspiration, on citera volontiers Pessoa (L’année de la mort de Ricardo Reis), et on aura probablement raison, mais on aurait tort d’oublier ses grands-parents maternels, Jerónimo Melrinho et Josefa Caixinha, desquels il a hérité l’essentiel, faisant de leur manière de vivre sa manière d’écrire : « sans sentimentalisme ni rhétorique » Usant de mots simples et d’images fortes, son écriture est en effet proprement paysanne : toute teintée d’oralité et de polyphonie, proche de la nature et voisine de la fable. D’eux aussi, de Jerónimo et de Josefa, de l’affection et de l’estime qu’il avait pour eux, est né son désir de raconter la vie ordinaire des déshérités, de ceux qui ne possèdent rien d’autre qu’un nom qu’ils savent d’ailleurs à peine écrire.

Lorsque Saramago vient au monde, en novembre 1922, le Portugal compte 70% d’analphabètes, dont sa propre mère, Maria de Piedade. Quant à son père, lui aussi prénommé José, il a péniblement acquis  quelques rudiments de connaissances, à peine de quoi déchiffrer un journal et vérifier sa paye, mais largement trop peu pour oser affronter les employeurs qui l’exploitent. Paysan pauvre et précaire des plaines du Ribatejo, il loue ses bras à de riches propriétaires fonciers, lesquels, outre les hommes, la terre et l’argent, possèdent également l’éloquence, cet art du bien dire et du bien asservir. Pouvoir des mots, puissance du verbe, et déterminisme social, Saramago va y être sensibilisé dès ses premières années.
En 1924, la famille s’en va vivre à Lisbonne, dans une chambre perchée sous les toits d’un quartier populaire. La capitale est alors en pleine expansion démographique et soumise à de graves troubles socio-politique. Manifestations ouvrières, émeutes et attentats à la bombe se multipliant, la police recrute à tour de bras parmi les ruraux des campagnes avoisinantes. De paysan pauvre, Saramago-père devient donc gardien de la paix d’un Etat militaire et bientôt dictatorial. Comment ce fonctionnaire de la P.S.P (sécurité publique) se comporte-t-il durant les années de plomb ? Mystère. La discrétion entourant cet aspect de la saga familiale attise d’autant plus la curiosité que Saramago-fils a toujours témoigné infiniment plus de reconnaissance envers son grand-père maternel que de la plus élémentaire gratitude à l’égard de son père. Personnage occulté, ce dernier joue pourtant un rôle de première importance dans la vie et l’œuvre de Saramago, toutes deux marquées par un constant souci d’émancipation. L’enfant a-t-il grandi sous la férule d’un père abusif ? Nouveau mystère. Toujours est-il que la décision paternelle de quitter le village d’Azinhaga va s’avérer décisive pour la suite de l’histoire.
En 1929, tandis que la bourse s’effondre à Wall Street, et qu’ici et là progressent les fascismes, Saramago commence à user ses fonds de culotte sur les bancs des écoles primaires de Lisbonne. Il a bientôt sept ans, de gros yeux ronds et les oreilles légèrement décollées. Le visage est sérieux, presque triste, empreint de mâle gravité et de douceur féminine. De l’avis général de ses professeurs, l’élève est studieux, brillant, promis à un bel avenir. Mais c’est sans compter sur les difficultés financières des parents qui, faute de moyens, préfèrent l’orienter vers un lycée technique où il apprendra le métier de serrurier. Faute de moyens ? Peut-être aussi sous l’influence d’un régime autoritaire encourageant ce type d’enseignement. Quoiqu’il en soit, à dix-huit ans, diplôme en poche, Saramago commence à travailler en tant que mécano dans un garage auto où, le nez continûment dans les gaz, il va étouffer durant deux longues années. Sans doute songe-t-il alors avec amertume aux vacances scolaires passées au grand air d’Azinhaga, aux travaux des champs qui rythmaient ses journées et aux histoires fabuleuses que lui contait son grand-père, le soir, sous les figuiers. Ce temps-là n’est pas si loin et pourtant, déjà, au milieu du vacarme assourdissant de l’atelier, la mémoire du jeune homme embellit probablement le passé. C’est dire combien la vie qu’il mène et surtout l’activité qu’il exerce l’affligent durant ces deux ans. Car Saramago aspire à tout autre chose qu’à tremper toute sa vie ses mains dans le cambouis. Quoi donc ? Il suffit de le suivre, le soir venu, à travers les ruelles sombres de Lisbonne. Il marche vite, comme pressé d’arriver à un rendez-vous amoureux. D’ailleurs le voilà déjà rendu avenue João XXI, qu’il avale d’une traite, avant de s’arrêter au 53 Campo Pequeno, où se trouve, non pas sa promise, mais la bibliothèque municipale Palácio Galveias. C’est elle qu’il fréquente assidûment, écumant ses rayons les uns après les autres, dévorant livre sur livre avec enthousiasme et avidité, ce qui, après une journée de travail qu’on suppose harassante, dénote une volonté plutôt hors du commun. Quoi que veuille cet homme, on peut parier qu’il l’aura.
Deux ans plus tard, on retrouve José Saramago assis derrière un bureau, employé aux écritures d’un premier service administratif, où il s’ennuie ferme, puis d’un second service, où il rêve toujours d’évasion (Tous les noms).
En 1947, à seulement 25 ans, il publie son premier roman, Terra do Pecado, lequel est vite oublié.
S’ensuivent alors trente années de relatif silence. Saramago n’a rien à raconter, c’est le temps de la germination, nous dit la légende. Et si l’image est belle pour cet enfant précocement arraché à la terre, elle n’est cependant pas tout à fait juste. En vérité, Saramago n’a jamais cessé d’écrire. En 1953, il envoie aux éditeurs un second manuscrit, Clarabóia, qui ne sera publié qu’après sa mort. En 1955, embauché par la maison d’éditions Estúdios Cor, il traduit plusieurs dizaines d’ouvrages, notamment ceux de Tolstoï, Colette, Baudelaire et Maupassant. En 1968, il est critique littéraire pour la revue Seara Nova, puis éditorialiste du quotidien Diário de Lisboa (1972) et directeur de son supplément littéraire (1973). Paraissent également trois recueils de poésies et quatre essais entre 1966 et 1976. Non seulement Saramago n’a jamais cessé d’écrire, mais tout semble indiquer qu’il avance à la rencontre de son destin, au pas lent, lourd et têtu des paysans. 

[...]

2012/11/24

Caïn

Après les Raisins de la colère, puis Arc-en-ciel, Nuages d’automne et Pluie d’été, eut lieu dans la bande de Gaza une nouvelle opération militaire, celle-ci poétiquement baptisée Plomb durci par le gouvernement d’Israël. 
Pour mémoire, cet ixième épisode du conflit israélo-palestinien dura trois longues semaines. Il fit 9 morts d’un côté et 1400 de l’autre côté, dont une centaine de femmes et 313 enfants de moins de seize ans. Un bilan macabre auquel il faut encore ajouter près de 6000 blessés, traduction : amputés... brûlés... défigurés… Meurtris à vie.
C’était il y a bientôt quatre ans, du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009, en mondiodiffusion et technicolor sur toutes les chaînes de télévision.

Boucherie… Massacre… Corrida… les mots qui viennent à l’esprit d’un homme de 87 ans, exilé à Lanzarote, au large des côtes africaines. Violence… Crimes... Tuerie… images en boucle sur son écran télé allumé jour et nuit. « Braoum ! » fait l’explosion d’une bombe à l’uranium appauvri en plein centre-ville. « Comme vous le voyez, l’armée israélienne a resserré son étau sur la ville de Gaza… » explique la voix-off du commentateur, cependant que la caméra s’attarde sur les ruines d’un pâté d’immeubles. « … l’aviation, quant à elle, poursuit ses bombardements…. » gros plan sur l’agonie d’une victime qu’une ambulance embarque au milieu des cris et des plaintes. INJUSTICE ! ce que voudrait crier le vieil homme à la face du monde si le souffle ne lui manquait pas déjà. « Intéressons-nous maintenant à l’actualité sportive de ce dimanche… » Quelque part sur la terre, un stade plein à craquer applaudit les prouesses d’un athlète courant après un ballon. L’obscénité de trop ! Le vieil homme est fatigué du spectacle des hommes ; si fatigué qu’il y a parfois des moments où l’envie devient immensément grande de s’abandonner au cancer qui lui ronge le sang. Mais non, décidément non ! Il luttera jusqu’au bout, sans jamais rien lâcher, droit et digne jusqu’au seuil de la mort. Et le voilà d’ailleurs qui se relève encore, mu par la seule force de sa colère, tant ses muscles anémiés peinent à le porter. Et le voilà encore qui déploie son corps décharné flottant désormais dans des vêtements bien trop grands pour lui. « L’homme s’efface au profit de son ombre, puis l’ombre deviendra songe… » ce qu’il murmure en se dirigeant à pas lents et glissés vers sa table de travail. Arrivé là, il s’assied, le dos calé contre un coussin, puis il empoigne une nouvelle fois sa plume et commence à noircir du papier.

Neuf mois plus tard, en octobre 2009, tandis qu’un rapport de l’ONU accusait de crimes de guerre l’Etat d’Israël, paraissait à Lisbonne le dernier ouvrage écrit par un vieil homme de 87 ans. Ce livre s’intitulait Caïn et portait la signature, ou plutôt la marque, de José Saramago.


Le cours des évènements a-t-il réellement guidé la main du prix Nobel de littérature 98 ? bien évidemment je l’ignore. Disons qu’il s’agit simplement de mon intime conviction, fondée sur le sentiment de sympathie que m’a toujours inspiré cet auteur atypique et profondément humain, c’est-à-dire ambigu. Ni tout à fait ceci, ni tout à fait cela. Idéalo-réaliste, ou pessimiste pétri d’espoir, Saramago est un oxymore ambulant en qui se côtoient lucidité et aveuglement. Pas simple, donc. Et pas moins complexe la lecture de Caïn (se faisant parfois passer pour Abel : le mal pour le bien).

En un peu moins de 200 pages, Saramago revisite ici l’Ancien testament à travers les pérégrinations de l’une de ses figures les plus emblématiques. Promenant son personnage au gré de sa fantaisie (massacre de Jéricho, souffrances de Job, destructions de Sodome, de Gomorrhe, de la tour de Babel…), il en profite pour dénoncer, avec humour et facétie, la violence présente dans de nombreux épisodes de la Bible. Enfin, ça c’est ce qu’on dit. Je préfère plutôt y voir l’ultime témoignage d’un écrivain sur le monde d’ici-bas. Je préfère imaginer un Saramago dressant l’inventaire de nos luttes fratricides et réaffirmant cependant sa foi dans l’humanité. Deo culpa :

« [Quelques jours avant le Déluge, s’adressant à deux anges,] Caïn demanda s’ils pensaient réellement qu’une fois exterminée cette humanité-ci, celle qui lui succéderait n’en viendrait pas à retomber dans les mêmes erreurs, les mêmes tentations, les mêmes égarements et les mêmes crimes, et ils répondirent :
Nous sommes seulement des anges, nous connaissons mal cette énigme que vous appelez nature humaine, mais pour répondre avec franchise, nous ne voyons pas très bien comment la deuxième expérience pourrait s’avérer satisfaisante alors que la première s’est achevée dans cet étalage de misères que nous avons sous les yeux, bref, à notre sincère avis d’anges et compte-tenu des preuves recueillies, les êtres humains ne méritent pas la vie.
Vraiment, vous trouvez que les êtres humains ne méritent pas la vie, demanda caïn, bouleversé.
Ce n’est pas ce que nous avons dit, ce que nous avons dit et que nous répétons, c’est que les êtres humains, vu la façon dont ils se sont comportés tout au long des temps connus, ne méritent pas la vie avec tout ce que, malgré ses côtés noirs, lesquels sont nombreux, elle a de beau, de grand, de merveilleux, répondit un des anges. […]
Que je sache, nous ne nous sommes jamais demandé si nous méritions ou non la vie, dit caïn.
Si vous aviez pensé à vous le demander, vous ne seriez peut-être pas sur le point de disparaître de la face de la terre.
Inutile de pleurer, on ne perdra pas grand-chose, répondit caïn, donnant libre cours à un pessimisme noir, apparu et conforté lors de voyages successifs dans les horreurs du passé et du futur. Si les enfants morts brûlés à Sodome n’étaient pas nés, ils n’auraient pas eu à pousser ces cris que j’ai entendus quand le feu et le soufre pleuvaient du ciel sur leurs têtes innocentes.
Leurs parents furent coupables, dit un des anges.
Ce n’était pas une raison pour punir leurs enfants.
L’erreur est de croire que la culpabilité sera comprise de la même façon par dieu et par les hommes, dit un des anges.
Dans le cas de Sodome, quelqu’un fut coupable, et ce fut dieu. »

Le livre est presque fini. L’histoire de Caïn et le combat de Saramago ne feront bientôt plus qu’un. L’homme est âgé, gravement malade, se sait condamné et proche de la fin. Encore quelques pages… quelques lignes… quelques mots… et cet ultime dialogue entre Saramago et Dieu, qui m’a personnellement bouleversé :

Caïn dit : Maintenant tu peux me tuer.
Dieu : Je ne peux pas. Dieu ne revient pas sur sa parole, tu mourras de mort naturelle sur la terre abandonnée et les oiseaux de proie viendront dévorer ta chair.
Caïn : Oui, après que toi tu m’auras d’abord dévoré l’esprit.
La réponse de dieu ne fut pas entendue, la réplique de caïn se perdit aussi. Le plus logique c’est qu’ils aient argumenté l’un contre l’autre encore souvent. Tout ce que l’on sait de science certaine, c’est qu’ils ont continué à discuter et qu’ils discutent toujours. L’histoire est terminée. Il n’y aura rien d’autre à raconter.

Et tout s’arrête là.