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2013/12/08

Jorge Amado : Les Terres du Bout du Monde (Terre Violente)

« Les cacaoyers des cacaoyères donnent pas des cacahuètes, donnent du cacao ! » (Ionesco)

Candido Portinari
(1903-1962)
Très librement inspiré de faits réels, Les Terres du Bout du Monde, parfois aussi intitulé Terre Violente, est un grand roman d'aventure dont l'action principale se déroule dans le Nordeste brésilien de 1919 à 1920, du temps où les fazendeiros s'affrontaient les armes à la main afin d'agrandir leur domaine et augmenter leur fortune, selon le principe capitaliste qui, sous couvert de progrès, fait du profit sans fin le but ultime de la vie.

Riches à millions, mais pas encore rassasiés, Horácio da Silveira et les frères Badaró s'engagent donc dans une lutte à mort pour s'arroger la forêt vierge du Sequeiro-Grande, à savoir des milliers d'hectares sur lesquels "passaient les jours et les nuits, brillait le soleil d'été, tombaient les pluies d'hiver...", aussi l'un des plus beaux berceaux du monde, où résonnaient le chant des oiseaux, le cri des singes, des fauves... et ceux de Jeremias, un vieux sorcier noir et fou ayant fui l'esclavage et vivant depuis lors, imprécateur solitaire, à l'ombre des grands arbres, en paix... Plus pour longtemps.

Si la forêt du Sequeiro-Grande a jusqu'alors inspiré au cœur des hommes la peur et la superstition, c'est qu'elle est sombre et mystérieuse. Pour la plupart d'entre-eux, ouvriers et paysans illettrés, c'est une terre inconnue, inexplorée, qu'ils imaginent peuplée de créatures aux oreilles pointues, monstres cracheur de feu et autres mules sans tête. Aussi n'osent-ils y pénétrer pour la défricher que sous la menace armée de leur patron, Juca Badaró, un homme aussi violent qu'intrépide, loyal envers ses amis, cruel envers ses ennemis : digne héritier des conquistadors hispano-portugais. Tout comme leurs prédécesseurs, les fazendeiros sont en effet possédés du désir de la possession ; comme eux, ils imposent leur loi par la force et la ruse, une main sur la Bible, l'autre sur leur flingue, pour un œil, les deux yeux, pour une dent, toute la gueule ! Des bâtisseurs d'empire, comme disent leurs thuriféraires attitrés, mais surtout des fanatiques assoiffés de pouvoir et d'argent, des mégalomanes que le petit peuple arriéré craint, admire et jalouse à la fois, ainsi qu'il l'a toujours fait envers ses maîtres et seigneurs... Enfin, ça c'est moi qui le dit.

Ecrit en 1942, dix ans après Cacao, les Terres du Bout du Monde reprend à nouveau la thématique des grandes plantations, mais sous un angle et avec un ton radicalement différents. Moins critique et plus nuancé que d'ordinaire, Jorge Amado, lui-même fils et filleul de fazendeiro, s'attache cette fois-ci à montrer la complexité, voire la grandeur, de cette espèce d'hommes dont les actes héroïques ont bercé son enfance. Il n'y a d'ailleurs sans doute pas de hasard si le livre s'achève dans un tribunal où, sous les yeux captivés d'un gamin, le colonel Horácio da Silveira est acquitté du meurtre de ses rivaux à l'unanimité des voix du jury populaire. Pas de hasard non plus à ce qu'Amado vante ici la bravoure de ces défricheurs de forêt, à une époque où lui-même défrichait un tout autre terrain — celui des conquêtes sociales —, cependant qu'en Russie soviétique avaient alors lieu les combats de Stalingrad. On peut donc se demander si Les Terres du Bout du Monde est un simple récit ou bien une sorte d'allégorie de la lutte entre le Bien et le Mal (cf. les nombreuses pages consacrées au tourment moral du tueur à gages Damião, etc.) On peut également signaler que ce roman, réputé comme étant le préféré de son auteur, présente un petit intérêt historique, puisqu'il évoque le problème de l'accaparement des terres et des concentrations foncières dans lequel se débat aujourd'hui encore le Brésil de Dilma Rousseff... Et qu'on y croisera aussi quantité de politiciens véreux, d'hommes de loi malhonnêtes, de journalistes corrompus, sans oublier la faune habituelle des putains et des joueurs de poker.

Extrait :

De tout le nord du Brésil, des gens descendaient vers ces terres du sud de Bahia si renommées ; on disait que l'argent y coulait à flots, qu'à Ilhéus personne n'attachait d'importance à une pièce de 2000 reis. Les navires arrivaient pleins d'émigrants, d'aventuriers de toute sorte, de femmes de tous âges pour qui Ilhéus était le premier et le dernier espoir.
En ville, tout le monde se mélangeait ; le pauvre d'aujourd'hui pouvait être le riche de demain, le muletier pourrait être un jour propriétaire d'une grande fazenda de cacao, le travailleur qui ne savait pas lire devenir un responsable politique respecté. On citait des exemples, entre autres celui d'Horacio qui avait commencé comme muletier et qui était maintenant l'un des plus riches fazendeiros de la région. Mais aussi le riche d'aujourd'hui pouvait devenir le pauvre de demain si un homme plus riche encore engageait un avocat assez habile pour imaginer un caxixe* bien fait qui lui enlèverait sa terre. Tous les vivants pouvaient mourir le lendemain dans la rue, tués d'une balle en pleine poitrine. Au-dessus de la justice, du juge, du procureur et du jury, il y avait la loi de la gâchette, la dernière instance de la justice d'Ilhéus.

* caxixe : entourloupe juridique ou fraude notariale.

(Traduction Isabel Meyrelles)


Pour info : paru au Brésil en 1942 sous le titre Terras do sem fim, l'ouvrage a eu droit à deux traductions françaises :

  - Terre violente (trad. Claude Pessis, Ed. Nagel, 1946)
  - Les Terres du bout du monde (trad. Isabel Meyrelles, Ed. Messidor, 1985)

Et puisqu'il est beaucoup question d'arbres dans ce livre d'Amado, autant signaler ici les sculptures végétales d'un artiste brésilien qu'on aime bien : Henrique Oliveira.

Le site officiel

2013/08/31

Jorge Amado : L'Enfant du Cacao


... : la jument tombant morte, mon père, baigné de sang, me soulevant du sol. 
J'avais alors dix mois. Je me traînais à quatre pattes dans la véranda de la maison à la fin du crépuscule, quand les premières ombres de la nuit descendaient sur les cacaoyères fraîchement plantées, sur la forêt vierge, antique et farouche. Défricheur de terres, mon père avait bâti sa maison au-delà de Ferradas, bourgade du jeune municipe d'Itabuna, avait planté du cacao, la richesse du monde. A l'époque des grandes luttes.

Il faut s'imaginer assis sur l'un des bancs du jardin municipal de Bahia, à l'ombre d'un manguier en fleurs, en compagnie d'un vieil homme encore vert, alerte et volubile comme un perroquet gris d'Afrique.
Dans les allées du parc passent des jeunes gens branchés, des bandes d'adolescents bruyants, tous l'iPod à la main, l'iPhone à l'oreille et l'avenir devant eux, grand ouvert.
Le vieil homme les regarde passer en souriant, sans amertume, les yeux mi-clos, sans doute un peu perdu dans ses souvenirs d'enfance. Lui aussi a eu 12 ans, il y a déjà longtemps, même si ça lui semble hier.
— De tanto ouvir minha mãe contar, a cena se tornou viva e real...
Il se met à vous parler de ses premières années comme s'il vous connaissait depuis toujours.
— En ce temps-là...
Le souffle de son haleine sur votre visage et le bercement de sa voix : une chaleur d'âme.
Dans l'air flottent un vieux parfum, une musique d'un autre âge, des images de Far-West : creuset dans lequel l'enfant grapiùna a forgé son identité, et où l'écrivain viendra plus tard puiser l'essentiel de son inspiration. D'abord les luttes pour le cacao, féroces batailles auxquelles participèrent activement ses parents, ensuite les tripots et les maisons de passe (où il fit ses universités), aussi la variole noire, la misère et la mort (compagnes de toute son enfance), et puis la mer d'Ilhéus (le chemin sans fin), autant de thèmes récurrents dont Jorge Amado a nourri tous ses livres, y compris celui-ci bien évidemment.

Dans cette courte autobiographie, qui ne va pas au-delà de sa quatorzième année, c'est finalement toute la généalogie de son oeuvre qu'Amado esquisse peu à peu. Il le fait sur le ton de la conversation, en évitant l'écueil narcissique et en nous révélant au passage le secret de sa vitalité : garder présente en soi la source vive de l'enfance, mélange d'émerveillement et d'insoumission, de malice et d'innocence, de rêves et de réalité.
C'est donc tout un monde qui nous est ici raconté par un vieil homme aux yeux de presque-nouveau-né... et sans doute faut-il l'être un peu soi-même, vieillard et nouveau-né, pour être aussi touché, ému ou amusé, par ce recueil de souvenirs confiés à l'ombre des manguiers en fleurs.

Qu'ai-je été d'autre qu'un romancier de putes et de vagabonds ? Si quelque beauté existe dans ce que j'ai écrit, elle vient de ces dépossédés, de ces femmes marquées au fer rouge, de ceux qui sont aux franges de la mort, au dernier degré de l'abandon. Dans la littérature et dans la vie, je me sens chaque jour plus loin des leaders et des héros, plus près de ceux que tous les régimes et toutes les sociétés méprisent, rejettent et condamnent.

Que outra coisa tento sido senão um romancista de putas e vagabumdos ?

2013/08/20

Dans la série : "Chérie, où t'as mis mon slip ?"

  • « Un beau désordre est un effet de l'art. » (Nicolas Boileau, in L'Art Poétique)
  • « L'ordre est une tranquillité violente. » (Victor Hugo, in Les Misérables)
  • « Repassez dans une heure, le temps que je dégage l'accès. » (Joseph Trotta, bouquiniste, in Les Falaises de Trotta)

Ce beau foutoir est situé au 148 de la rue Beauvoisine, à Rouen, dans une librairie d'occasion tenue par l'arrière-petit-fils de Karl Marx ; un Marx avec l'accent du Gers, le blouson Levi's sur le dos et le borsalino sur le crâne : Joseph Trotta. Ça se visite tous les jours, sauf le dimanche, jour du Seigneur, opium du peuple, de 14h30 à 19h00 environ.



Photo et citation rapportées par Florence

2013/08/19

Ostie d'calisse d'maudit tabarnak !

S'il y en a qui disent qu'à l'Entropie c'est le foutoir, le bordel, l'anarchie, c'est qu'ils ne connaissent pas le MacLeod's Books, sur la Pender-Street-West, à Vancouver, ou bien qu'ils ont la langue aussi mauvaise que des vipères :

Capture d'écran de la série télé Fringe, avec Clark Middleton dans le rôle de Markham,
le bouquiniste un peu fou, mais vachement sympathique...

2012/12/14

José Saramago (notes)


L’homme marque ici une pause, regarde attentivement son auditoire – têtes couronnées, fine fleur politique et barons d’industrie – puis il ajoute :

« L'hiver, quand le froid de la nuit était si intense que l'eau gelait dans les jarres, ils allaient chercher les cochonnets les plus faibles et les mettaient dans leur lit. Sous les couvertures grossières, la chaleur des humains protégeait les animaux du gel et les enlevait à une mort assurée. Ils étaient de bonnes personnes mais leur action, en cette occasion, n'était pas dictée par la compassion : Sans sentimentalisme ni rhétorique, ils agissaient pour maintenir leur gagne-pain avec le comportement naturel de celui qui, pour survivre, n'a pas appris à penser plus loin que l'indispensable »

Ainsi parlait Saramago, le 7 décembre 1998, sous les lambris de l’Académie royale de Suède, à l’occasion de la remise de son Prix Nobel. Une récompense hautement méritée pour cet ancien mécano devenu gratte-papier, puis traducteur-correcteur (Histoire du siège de Lisbonne), journaliste engagé et enfin, tardivement, auteur de romans reconnu, ce qu’il souhaitait devenir depuis ses 17 ans.
Si l’on cherche maintenant à définir quelle fut sa principale source d’inspiration, on citera volontiers Pessoa (L’année de la mort de Ricardo Reis), et on aura probablement raison, mais on aurait tort d’oublier ses grands-parents maternels, Jerónimo Melrinho et Josefa Caixinha, desquels il a hérité l’essentiel, faisant de leur manière de vivre sa manière d’écrire : « sans sentimentalisme ni rhétorique » Usant de mots simples et d’images fortes, son écriture est en effet proprement paysanne : toute teintée d’oralité et de polyphonie, proche de la nature et voisine de la fable. D’eux aussi, de Jerónimo et de Josefa, de l’affection et de l’estime qu’il avait pour eux, est né son désir de raconter la vie ordinaire des déshérités, de ceux qui ne possèdent rien d’autre qu’un nom qu’ils savent d’ailleurs à peine écrire.

Lorsque Saramago vient au monde, en novembre 1922, le Portugal compte 70% d’analphabètes, dont sa propre mère, Maria de Piedade. Quant à son père, lui aussi prénommé José, il a péniblement acquis  quelques rudiments de connaissances, à peine de quoi déchiffrer un journal et vérifier sa paye, mais largement trop peu pour oser affronter les employeurs qui l’exploitent. Paysan pauvre et précaire des plaines du Ribatejo, il loue ses bras à de riches propriétaires fonciers, lesquels, outre les hommes, la terre et l’argent, possèdent également l’éloquence, cet art du bien dire et du bien asservir. Pouvoir des mots, puissance du verbe, et déterminisme social, Saramago va y être sensibilisé dès ses premières années.
En 1924, la famille s’en va vivre à Lisbonne, dans une chambre perchée sous les toits d’un quartier populaire. La capitale est alors en pleine expansion démographique et soumise à de graves troubles socio-politique. Manifestations ouvrières, émeutes et attentats à la bombe se multipliant, la police recrute à tour de bras parmi les ruraux des campagnes avoisinantes. De paysan pauvre, Saramago-père devient donc gardien de la paix d’un Etat militaire et bientôt dictatorial. Comment ce fonctionnaire de la P.S.P (sécurité publique) se comporte-t-il durant les années de plomb ? Mystère. La discrétion entourant cet aspect de la saga familiale attise d’autant plus la curiosité que Saramago-fils a toujours témoigné infiniment plus de reconnaissance envers son grand-père maternel que de la plus élémentaire gratitude à l’égard de son père. Personnage occulté, ce dernier joue pourtant un rôle de première importance dans la vie et l’œuvre de Saramago, toutes deux marquées par un constant souci d’émancipation. L’enfant a-t-il grandi sous la férule d’un père abusif ? Nouveau mystère. Toujours est-il que la décision paternelle de quitter le village d’Azinhaga va s’avérer décisive pour la suite de l’histoire.
En 1929, tandis que la bourse s’effondre à Wall Street, et qu’ici et là progressent les fascismes, Saramago commence à user ses fonds de culotte sur les bancs des écoles primaires de Lisbonne. Il a bientôt sept ans, de gros yeux ronds et les oreilles légèrement décollées. Le visage est sérieux, presque triste, empreint de mâle gravité et de douceur féminine. De l’avis général de ses professeurs, l’élève est studieux, brillant, promis à un bel avenir. Mais c’est sans compter sur les difficultés financières des parents qui, faute de moyens, préfèrent l’orienter vers un lycée technique où il apprendra le métier de serrurier. Faute de moyens ? Peut-être aussi sous l’influence d’un régime autoritaire encourageant ce type d’enseignement. Quoiqu’il en soit, à dix-huit ans, diplôme en poche, Saramago commence à travailler en tant que mécano dans un garage auto où, le nez continûment dans les gaz, il va étouffer durant deux longues années. Sans doute songe-t-il alors avec amertume aux vacances scolaires passées au grand air d’Azinhaga, aux travaux des champs qui rythmaient ses journées et aux histoires fabuleuses que lui contait son grand-père, le soir, sous les figuiers. Ce temps-là n’est pas si loin et pourtant, déjà, au milieu du vacarme assourdissant de l’atelier, la mémoire du jeune homme embellit probablement le passé. C’est dire combien la vie qu’il mène et surtout l’activité qu’il exerce l’affligent durant ces deux ans. Car Saramago aspire à tout autre chose qu’à tremper toute sa vie ses mains dans le cambouis. Quoi donc ? Il suffit de le suivre, le soir venu, à travers les ruelles sombres de Lisbonne. Il marche vite, comme pressé d’arriver à un rendez-vous amoureux. D’ailleurs le voilà déjà rendu avenue João XXI, qu’il avale d’une traite, avant de s’arrêter au 53 Campo Pequeno, où se trouve, non pas sa promise, mais la bibliothèque municipale Palácio Galveias. C’est elle qu’il fréquente assidûment, écumant ses rayons les uns après les autres, dévorant livre sur livre avec enthousiasme et avidité, ce qui, après une journée de travail qu’on suppose harassante, dénote une volonté plutôt hors du commun. Quoi que veuille cet homme, on peut parier qu’il l’aura.
Deux ans plus tard, on retrouve José Saramago assis derrière un bureau, employé aux écritures d’un premier service administratif, où il s’ennuie ferme, puis d’un second service, où il rêve toujours d’évasion (Tous les noms).
En 1947, à seulement 25 ans, il publie son premier roman, Terra do Pecado, lequel est vite oublié.
S’ensuivent alors trente années de relatif silence. Saramago n’a rien à raconter, c’est le temps de la germination, nous dit la légende. Et si l’image est belle pour cet enfant précocement arraché à la terre, elle n’est cependant pas tout à fait juste. En vérité, Saramago n’a jamais cessé d’écrire. En 1953, il envoie aux éditeurs un second manuscrit, Clarabóia, qui ne sera publié qu’après sa mort. En 1955, embauché par la maison d’éditions Estúdios Cor, il traduit plusieurs dizaines d’ouvrages, notamment ceux de Tolstoï, Colette, Baudelaire et Maupassant. En 1968, il est critique littéraire pour la revue Seara Nova, puis éditorialiste du quotidien Diário de Lisboa (1972) et directeur de son supplément littéraire (1973). Paraissent également trois recueils de poésies et quatre essais entre 1966 et 1976. Non seulement Saramago n’a jamais cessé d’écrire, mais tout semble indiquer qu’il avance à la rencontre de son destin, au pas lent, lourd et têtu des paysans. 

[...]