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2016/01/10

Paroles de Poilu : Carnet de guerre (A. Ménabé)

« Pourquoi  se  faire  autant  souffrir  les  uns  les  autres  ? »


Si pour les nouvelles générations la guerre de 1914 appartient à un lointain passé, pour ceux qui fêteront leur 60ème anniversaire au cours de cette année, les hécatombes de Verdun ou du Chemin des Dames se déroulèrent à peine quarante ans avant leur venue au monde, et c'est dire que, d'une manière ou d'une autre, leurs grands-pères participèrent à cette boucherie dont certains revinrent et d'autres pas. Les miens en sont tous deux revenus... un peu cassés, mais entiers.
Je me souviens par exemple de celui que ma soeur et moi appelions "Pépé", un vieillard édenté et têtu que nous allions voir une fois l'an quelque part en Bretagne, au milieu des champs et des vaches. Je me souviens qu'il nous appris à jouer à la manille et aux palets sur planche, aussi qu'il avait les films de guerre en horreur et qu'il était d'autant plus avare de paroles sur cette période de sa vie que je n'étais pas moi-même curieux d'en savoir davantage, comme tout adolescent boutonneux, arrogant, un peu con ; et je me souviens surtout que lorsque me vint l'envie de lui poser des questions, il était malheureusement décédé depuis déjà longtemps.

André Fortuné Ménabé, soldat de seconde classe au 221e R.I, n'est pas mon grand-père, mais peut en faire office, car ce natif d'Avignon, âgé de 20 ans en 1914, a lui aussi beaucoup souffert à la fois physiquement et moralement. Si sa correspondance de guerre (que nous présenterons plus tard) est riche d'informations, son carnet de route l'est encore davantage, en ceci qu'il y consignait certains faits que ses lettres taisaient, sans doute en raison d'un contrôle postal qu'il savait particulièrement vigilant à l'égard des Régiments mutins tel que le 221ème d'Infanterie.

Voici donc quelques-unes des notes prises par André Fortuné Ménabé entre avril et novembre 1917 :

... En revenant de permission, j'apprends que notre régiment a eu des pertes et on m'annonce la mort de certains camarades... Après avoir visiter un cimetière de poilus qui est à proximité du quartier Valmy, nous ramassons une salade des champs pour le repas du soir... Nous passons la matinée à charger des tombereaux de résidus de cuisine qui sont entassés là depuis un temps infini : ça pue tellement que nous craignons d'attraper le choléra... Des tombes de soldats par-ci par-là, aussi des cimetières saccagés et des maisons démolies ou incendiées par les bombardements, c'est triste à voir... Je n'ai pas grand courage pour travailler, j'ai un cafard terrible... Je vais trouver le médecin-major car j'ai les pieds en sang après la longue marche d'hier... Le sergent me réveille à 2h00 du matin pour aller poser des fils de fer barbelés en 1ère ligne... Il pleut, il neige, il fait noir comme de l'encre, j'ai toujours le cafard... La nuit on prend la garde et le jour on travaille, mais le secteur est calme, comparé à celui de Verdun où j'étais l'an passé... Cette nuit, la section franche a fait un coup-de-main, ce qui nous a valu d'être bombardé et d'avoir à déplorer 1 tué et 8 blessés... En allant à la visite pour mes pieds, je vois des brancardiers qui portent quelque chose dans une toile de tente. Qu'est-ce ? C'est le tué. On le devine au sang qui s'échappe de la tente, car on ne voit qu'un amas informe. Le malheureux a été coupé en deux par une torpille... Nous appelons "cou-cou" l'obus de 88, car le coup de départ et celui de l'éclatement sont aussi rapprochés que le cri de cet oiseau... J'ai tiré mes premiers coups de fusil sur les boches, sans savoir si je les atteignais, mais il est vrai qu'eux non plus ne savent pas si leurs tirs atteignent leur but... J'écope de quatre jours de prison pour avoir manqué l'appel du soir, et Jean Debarnot prend 25 jours pour être rentré de permission avec 24h de retard. C'est cher !... Les rats ont rongé ma musette pour atteindre le pain et les biscuits qui sont à l'intérieur... Au repas du soir, nous avons de la soupe, des haricots, de la viande et un œuf dur chacun. A mon avis, bien des civils n'en ont pas autant... J'ai trouvé une quinzaine de poux dans ma flanelle... Ah ! quelle vie ! j'ai un cafard monstre et je rumine toutes sortes de mauvaises pensées... Dans tout le régiment le moral est mauvais. Ce dimanche 3 juin, vers midi, un rassemblement ayant une tendance à la révolte se produit. A 12h35, ceux qui se sont rassemblés partent à Mourmelon avec le drapeau rouge, mais ce n'est qu'une manifestation pour réclamer de ne pas monter aux tranchées sans obtenir davantage de repos. Les manifestants sont arrêtés avant d'arriver à Mourmelon. Ils sont près de 600 et sont arrêtés par une vingtaine de tirailleurs algériens commandés à cet effet. Quelques coups de feu sont tirés mais l'ordre se rétabli petit à petit et tous rentrent au camp, sauf 6 ou 7 hommes de ma Cie... Vers 3h00 du matin, l'artillerie boche nous tire dessus. Les obus tombent assez près de nous et nous recevons des éclats et de la terre. Ne m'arrivera-t-il donc pas un éclat dans un membre pour m'enlever enfin de là ? Je le souhaite de tout coeur... Les obus ne cessent de siffler dans l'air et de tous côtés... Nous souffrons de la chaleur et surtout de la soif et nous respirons une odeur pestilentielle, car des cadavres qui n'ont pu être enterrés sont à proximité, c'est vraiment horrible. Pourquoi se faire autant souffrir les uns les autres ?... J'apprends aujourd'hui que les copains qui ne sont pas rentrés le 3 juin ont été pris et qu'ils vont être envoyés au Bataillon d'Afrique... Dans l'après-midi le capitaine Hublot me fait appeler à son bureau. Que me veut-il ? J'ai peur et je n'ai pourtant rien à me reprocher, mais il parait que mon copain Khon a été ramené à la Cie par les gendarmes et qu'il est en prévention de conseil de guerre. Le capitaine me dit "Je vous cite comme témoin". Ça ne me plaît qu'à moitié car je ne voudrais pas porter tort à ce malheureux... Après la soupe du soir, nous montons sur un mamelon d'où l'on voit très bien la ville de Reims à la jumelle. Pendant que nous l'admirons, quelques obus tombent à gauche de la cathédrale, poursuivant ainsi la destruction de cette ville martyre... Je passe ma journée à écrire et à jouer aux cartes ou au piquet... C'est ce soir qu'on doit monter en ligne, je passe la matinée à coudre et l'après-midi à écrire... A 100 mètres sur notre droite, il y a la cote 108 qui a été séparée en deux par l'explosion d'une mine... On a souffert de la pluie presque tous les jours et notre abri était infesté de moustiques qui, eux aussi, nous ont bien fait souffrir... Journée pareille à la précédente... On se met à jouer à la manille, puis on s'en va boire une bouteille de champagne achetée 3fr.75 à la coopérative... Un taube survole le village, cherche à descendre une saucisse, mais rate son coup... Pour arriver en 2ème ligne, on fait 10km dont 5km de boyaux : la marche est assez pénible... Notre artillerie ne cesse de tirer sur les 1ère lignes allemandes... Le temps reste pluvieux et nous en souffrons d'autant plus que nous n'avons pour nous abriter que des niches individuelles creusées dans le parapet de la tranchée... Je suis tout mouillé de pluie et de sueur, mais je ne me change pas, tellement je suis fatigué... Quel plaisir que de se reposer autrement que sur de la terre !... Je passe mon après-midi à écrire une lettre de 16 pages à ma marraine... Nous logeons à 30 dans une espèce de sape qui est grande et solide, mais bien humide... Ma permission approche à grands pas. Je partirai dans une huitaine. Oh ! que je suis heureux à la pensée que je vais bientôt revoir ceux que j'aime...






La chanson de Craonne, par Marc Ogeret

2015/05/09

Ilya Ehrenbourg : La chute de Paris

Un réel travail de mémoire devrait davantage consister à évoquer les raisons de la défaite de juin 1940, plutôt qu'à célébrer en grande pompe la Victoire du 8 mai 1945. A quoi bon en effet se féliciter d'avoir triomphé des fascismes, si plus personne ne sait de quoi il s'agit, ni pourquoi et comment ils accédèrent au pouvoir, de Rome à Berlin en passant par Madrid et Paris. Et ce n'est pas non plus s'auto-flageller que de rappeler qu'en 1939 la moitié des Français réclamaient à l'Etat plus d'ordre et plus d'autorité ; aussi qu'une majeure partie des dirigeants de cette époque — hommes politiques de droite, intellectuels, brasseurs d'affaires — avaient des sympathies marquées pour Hitler, Franco ou Mussolini ; et enfin qu'il était devenu monnaie courante d'afficher ouvertement sa haine envers les juifs ou les métèques, aussi les francs-maçons, les fonctionnaires, les communistes, le Front populaire... tous accusés d'être à l'origine des maux dont souffrait la société d'alors. De sorte que l'avènement du régime de Vichy n'est rien moins que le fruit d’un malencontreux hasard, mais bien l'expression d'une volonté, sinon générale, du moins très majoritaire, ne jamais l'oublier.

Ce sont les cinq années parmi les plus troubles de notre histoire, de 1935 à 1940, que retrace ici l'écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg dans ce livre écrit sur le vif alors qu'il résidait à Paris. Tous les principaux événements de la période y sont relatés de manière romancée, mais convaincante, avec en point central les accords de Munich et, au final, les prémisses de la Résistance à l'occupation nazie. On y retrouve quantité de personnages tirés des milieux les plus divers, de l'ouvrier d'usine au député-girouette, dont les attitudes évoluent au fil d'une histoire que tous contribuent à écrire à travers leurs actes ou leur passivité. Ce sont des gens comme vous et moi, avec leurs parts de courage et de conviction, de lâcheté et de compromission... A eux tous, ils dressent le portrait pas vraiment reluisant, mais fidèle, d'une France d'avant-guerre attirée par les sirènes du fascisme ; d'une France qui, ne sachant plus trop où se situait le bien et où se situait le mal, décida d'ouvrir sa porte à la bête immonde.
Et puis, lire la Chute de Paris, c'est aussi replonger en un temps pas si lointain où les rues étaient encore éclairées par des becs de gaz ; où l'on pouvait fumer sa gauldo dans un café en écoutant la TSF ; où les ouvriers et les employés, instruits de qui défendait leurs intérêts, ne défilaient pas le bras tendu au premier rang des ligues d'extrême-droite... mais plutôt le poing levé sous un drapeau rouge.

Ilya Ehrenbourg (1891- 1967)

Extraits :

1935 marqua pour la France un tournant. Le Front populaire, né au lendemain de l’émeute fasciste, devint le souffle, la colère, l’espoir du pays ; le 14 juillet et le 7 septembre — jour des funérailles de Barbusse — un million d’hommes emplirent les rues de Paris ; ils brûlaient du désir de combattre. On leur parlait des élections prochaines, des urnes où tout allait se décider ; mais ils serraient les poings d’impatience. Pour la première fois, le peuple voyait se dresser devant lui le spectre de la guerre ; l’Allemagne avait fait entrer ses troupes dans la Rhénanie limitrophe ; les Italiens soumettaient la malheureuse Ethiopie. La France était gouvernée par des hommes de rien qui craignaient, tout à la fois, les pays voisins et leur propre peuple. Ils se croyaient des stratèges astucieux ; ils disaient des douceurs aux Anglais, nullement sentimentaux, pour ensuite exciter Rome contre Londres. Ces sages étaient des naïfs ; l’un après l’autre, les petits États se détournaient de la France ; et l’heure n’était pas éloignée où elle allait rester seule. L’approche des élections préoccupait les ministres infiniment plus que les destinées du pays. Ils cherchaient à scinder le Front populaire. Les préfets achetaient les hésitants, intimidaient les pusillanimes. Chaque jour voyait naître de nouvelles organisations fascistes. Le soir, les fils de famille parcouraient les quartiers de la capitale au cri de : « À bas les sanctions ! À bas l’Angleterre ! Vive Mussolini ! » Dans les faubourgs ouvriers, on parlait de la révolution prochaine. Le petit bourgeois terrifié redoutait tout : la guerre civile et l’invasion allemande, les espions et les émigrés politiques, la prolongation du service militaire et les grèves.
À tous l’année nouvelle s’annonçait décisive.

***

Le financier Jacques Dessère frisait la cinquantaine : visage légèrement empâté, regard perçant sous les sourcils épais et plantés bas. Parfois ses bajoues, son dos voûté, son teint terreux, maladif, le faisaient paraître beaucoup plus âgé ; d'autres fois on lui aurait à peine donné quarante ans : il avait les mouvements d'un jeune homme, et dans les yeux une étonnante vivacité. Il négligeait sa mise, buvait sec et ne lâchait jamais sa pipe, courte et culottée.
A la différence des autres représentants de l'oligarchie d'argent, Dessère méprisait toute gloire spectaculaire ; il tenait à distance les reporters et les photographes, il se refusait obstinément aux gestes politiques, niait son influence sur les affaires de l'Etat, bien que sans son approbation aucun gouvernement n'eût pu tenir un mois. Dessère préférait rester dans la coulisse. Invisible, avec le concours d'hommes payés grassement et qui lui étaient dévoués, il dictait ses lois, donnait à la politique étrangère son orientation, faisait et défaisait les ministres.

***

La victoire du Front populaire avait jeté l'émoi parmi les philistins. On parlait de grèves imminentes, de crises, de désordres. Ces dames chuchotaient, angoissées : « Depuis ce jour-là, la bonne est d'une insolence !... » Les petits commerçants cachaient leurs marchandises. Les hauts fonctionnaires déclaraient dédaigneusement qu'ils n'obéiraient pas aux nouveaux ministres, ces « califes d'une heure ». Breteuil invita « tous les bons Français » à arborer à leurs fenêtres le drapeau national pour protester contre le Front populaire. Telles façades s'ornaient de drapeaux tricolores, telles autres de drapeaux rouges, et on eût dit que les pierres, de même que les hommes, allaient se jeter les unes sur les autres. Dans les milieux financiers régnait le désarroi ; on parlait de lourds impôts sur le capital, et même de nationalisation des banques. Les capitalistes se hâtaient de faire passer leur argent en Amérique...

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La carrière diplomatique ne fut pas du goût de Lucien. A la vérité, ses obligations lui prenaient peu de temps, mais il ne savait que faire de ses loisirs. D'un oeil indifférent il regardait les somptueuses façades Renaissance, les étudiants et les mulets. Il ne pouvait vivre loin de Paris et de ses cafés, avec leurs discussions futiles ; loin des potins et des drames, qui lui étaient aussi familiers que son fume-cigarette ou que son lit. Et déjà Lucien se disposait à renoncer à ses beaux émoluments, lorsque les événements d'Espagne vinrent tout à coup l'accaparer. Une fois de plus, cet homme pareil aux signaux de la route que la lumière des phares semble allumer soudain, décida qu'il avait trouvé la vérité.
La rébellion passionna Lucien avant tout par ses effets extérieurs ; il lui semblait parfois assister à la représentation de quelques vieux mystère. Des hommes aux longs visages ascétiques tuaient et brûlaient les mécréants ; certains, brandissant la croix, se fiançaient à la mort ; de partout sortaient de ces êtres difformes : bossus, aveugles et innocents, qui pullulent en Espagne ; des femmes en mantille étreignaient des mitrailleurs et les éventails de dentelle se déployaient au-dessus des grenades. Tout cela était nouveau pour Lucien ; ce bariolage, cette absence de goût, cette emphase le séduisaient.
Il fit la connaissance d'un des dirigeants de la phalange, le major José Guarnez, maigre et taciturne. C'était un frénétique et pourtant un être froid. Il fusillait le jour et prêchait la nuit. Avec stupeur Lucien retrouvait chez cet officier espagnol ses pensées les plus secrètes. José parlait du caractère sacré de la hiérarchie, du sublime de l'inégalité, de la subordination de la foule à l'intelligence, au talent, à la volonté. Et Lucien se rappelait son humiliation à Paris, le butor de l'Humanité, la médiocrité de Pierre, de tous les Pierre, l’arithmétique électorale, sa supériorité méconnue de tous. Les phalangistes s'imposaient par le feu. José écrivait des pamphlets sans compter avec l'opinion des tailleurs ou des terrassiers. Lucien l'avait toujours dit : le vieux monde ne pourrait être renversé que par l'audace de quelques-uns — par un complot. Pour toute réponse, les communistes lui avaient ri au nez ; ils parlaient du l'éducation du peuple, de l'activité des masses. Ils vivaient dans le passé : Marx, la Commune, la démocratie, le progrès... Vieillerie que tout cela ! Ne voyaient-ils donc pas que le marxisme procède de la Déclaration des droits de l'homme, des Encyclopédistes, de la foi dans la science, de cette détestable idée que l'homme est naturellement bon. La société n'est pas un édifice carré comme cette maison, c'est une pyramide ! Le fascisme apporte des normes nouvelles : l'exaltation de la force physique ; au lieu de livres, des records sportifs ; au lieu de rapports et de débats, l'occupation armées des édifices gouvernementaux ; au lieu d'élections, des fusils-mitrailleurs.

***

Il y avait près de deux ans que le Front populaire avait triomphé. Comme disait Dessère, tout était rentré dans l'ordre. Les affaires allaient bien. Les usines étaient débordées de commandes. Dans les magasins les vendeuses ne suffisaient pas à la tâche. Les avis « A louer » avaient disparu : plus d'immeubles vacants. Les économistes saluaient la fin de la crise et prédisaient une longue période de prospérité.
Mais sous ce calme apparent couvait un mécontentement général. Les bourgeois n'avaient pas oublié les grève de juin ; ils ne pardonnaient pas au Front populaire la peur qu'ils avaient eue. Les 40 heures et les congés payés, voilà d'où venait tout le mal : ainsi parlaient non seulement les commensaux de M. Montigny, mais encore bien des petites gens sur la foi des journaux. Et la boutiquière, en annonçant à ses clientes que le savon avait encore renchéri de quatre sous, ne manquait pas d'ajouter : « Que voulez-vous ? Messieurs les ouvriers prennent les eaux !... » « Tas de feignants ! » grondait le fermier en déclarant ses revenus. Les « feignants », pour lui, c'était l'instituteur, les deux employés de la poste et les ouvriers du bourg voisin. A leur tour les ouvriers s'indignaient. La vie augmentait tous les jours et le relèvement des salaires qu'ils avaient arraché deux années auparavant, se trouvait annulé. A tout moment, des grèves éclataient. Les patrons ne cédaient pas. Au vu et au su de tous, les fascistes organisaient des détachements de combat, et les ouvriers se demandaient : « Qui donc nous défendra ? La police ? Elle n'attend qu'une occasion pour régler avec nous de vieux comptes ! » En Espagne, on se battait toujours ; mais la Catalogne était coupée de Madrid, et les ouvriers murmuraient, pleins de rancœur : « On les a livrés aux fascistes... » La trahison, telle une rouille, rongeait l'âme de la nation. Toute la presse parlait du danger de guerre. A Vienne, les divisions allemandes défilaient sur le Ring. On se perdait en conjectures : et maintenant, à qui le tour ? On s'alarmait, on discutait le soir dans les cafés, et puis on s'endormait paisiblement. Le printemps si extraordinairement froid de 1938 trouva Paris tranquille et désemparé, rassasié et mécontent.

***

Comme au début de la guerre en Espagne, Paris était partagé en deux camps. Le « pacifisme » triomphait aux Champs-Elysées : on y maudissait les horreurs de la guerre, on en appelait à l'humanité et même à la « fraternité ». Avec une facilité déconcertante, les gens oubliaient non seulement des paroles tout récemment prononcées, mais encore leurs antécédents, les traditions de leur milieu, les mythes de leur caste. La haine obtuse des « feignants » (c'est ainsi que les fascistes continuaient à appeler les ouvriers) dominait tout. Des officiers coloniaux qui avaient combattu dans le Rif, des durs-à-cuire qu'une vie humaine de plus ou de moins ne troublait guère, juraient maintenant leurs grands dieux que rien ne pouvait justifier une effusion de sang. Des académiciens qui hier encore exaltaient avec morgue la « France invincible » et ne juraient que par le maréchal Foch, affirmaient à présent qu'il était impossible que l'on s'embarquât dans la guerre : les Allemands n'avaient qu'à souffler et toute la ligne Maginot s'écroulerait comme un château de cartes. Et Breteuil, le Lorrain qui considérait comme la plus belle heure de sa vie celle où le premier détachement français était entré dans Metz, Breteuil disait : « La question des frontières passe à l'arrière-plan quand il s'agit de défendre notre civilisation occidentale contre les bolchéviks. » 
Les quartiers riches se vidaient rapidement : les villes d'eaux avaient été délaissées et les villégiateurs alarmés par les nouvelles des journaux avaient regagné la capitale ; mais une fois la mobilisation affichée, la ville fut plongée dans l'obscurité, les bourgeois recommencèrent à quitter Paris ; ils expédiaient leurs familles au loin. Et on vit se ranimer en cette saison insolite les plages et les hameaux dans la montagne [...]
Mais dans les quartiers populeux, on tenait d'autres propos. Là non plus, la guerre ne faisait plaisir à personne ; mais les hommes partaient en silence défendre leur patrie ; le pays était mis au pied du mur, on le savait ; et on ne voulait pas continuer à vivre ainsi.

***

Le gouvernement s'était fixé à Clermont-Ferrand, parce que tout autour ce ne sont que villes d'eaux avec hôtels confortables. Laval resta à Clermont ; les autres ministres avaient arrêté leur choix qui sur Vichy, qui sur le Mont-Dore, qui sur La Bourboule. Tessat jugea plus digne de choisir Royat : c'était là qu'on avait retenu des chambres pour le président de la République.
La spacieuse confiserie A la Marquise de Sévigné regorgeait de monde. Dans la rue les gens se pressaient, attendant qu'une petite table fût libre. Ce qui attirait les réfugiés à la confiserie, ce n'était pas tant le chocolat réputé que la société qui s'y réunissait : après les terribles épreuves traversées, il était agréable de rencontrer des amis, de se retrouver en pays de connaissance. On eût dit que tous les cafés des Champs-Elysées s'étaient donné rendez-vous ici : le Rond-Point et Marigny, le bar Carlton et le Fouquet's.
Madame Montigny, suffoquant de chaleur et de chagrin, racontait :
— Une semaine avant la catastrophe j'ai dû rentrer à Paris : mon mari avait une angine. Et puis nous avons eu bien du mal à repartir. Quel voyage affreux ! Près de Nevers il a fallu abandonner notre Cadillac : plus d'essence. Une espèce de filou nous a conduits jusqu'à Vichy. Mais j'espère que ma voiture est intacte.
A une autre table, un auteur dramatique en vogue se lamentait :
— La première avait été fixée au seize... Et le dix, tout à commencé... Maintenant on ne sait plus quand s'ouvrira la saison théâtrale...
Un boursier criait à son interlocuteur, un sourd qui tenait un cornet acoustique :
— Sans avoir les cours de New-York, il est difficile de dire quelque chose de précis. Mais, à votre place, j'attendrais pour vendre... Quand tout se calmera, ces valeurs remonteront.
Dessère entendait tous ces récits, ces lamentations, ces prophéties, et souriait amèrement. Ces gens n'avaient pas encore compris ce qui était arrivé ; ils croyaient qu'au bout d'une semaine ou d'un mois la vie d'autrefois reprendrait.

Ilya Ehrenbourg : La chute de Paris (1941)
Traduction d'Alice Orane et Marguerite Liénard (1944)
Aux Editions d'Hier et Aujourd'hui


2015/04/18

Paroles de Poilus : la famille Audibert

« Surprises sans doute par les effets terrifiants de la bataille, les troupes de l'aimable Provence ont été prises d'un subit affolement. L'aveu public de leur impardonnable faiblesse s'ajoutera à la rigueur des châtiments militaires. Les soldats du Midi, qui ont tant de qualités guerrières, tiendront à honneur d'effacer, et cela dès demain, l'affront qui vient d'être fait, par certains des leurs, à la valeur française. Elles prendront, nous en sommes convaincu, une glorieuse revanche et montreront qu'en France, sans distinction d'origine, tous les soldats de nos armées sont prêts, jusqu'au dernier, à verser leur sang pour assurer contre l'envahisseur menaçant le salut de la patrie » (Auguste Gervais, sénateur de la Seine, in Le Matin du 24 août 1914)

On sait qu'au tout début du conflit, l'obsolète tactique militaire de généraux français à moitié séniles coûta à la France plusieurs dizaines de milliers de vie inutilement fauchées dans la fleur de l'âge. Mais qu'à cela ne tienne : non content d'envoyer des gamins de vingt ans, baïonnette au canon, se faire massacrer sous un déluge de mitraille et d'obus, le généralissime Joffre, incapable d'assumer la cuisante défaite qu'il venait d'essuyer à Morhange, désigna à la vindicte populaire des boucs émissaires déjà tout trouvés : les soldats du Midi.

o~O~o

Au début du siècle dernier, M. & Mme Audibert logeaient dans une grande maison bourgeoise sise rue de l'Horloge, à Carcès dans le département du Var. Producteurs-exploitants d'huile d'olive et de vin de Provence, ils avaient une cuisinière et deux servantes à disposition, ainsi qu'une automobile à essence, fait suffisamment rare à l'époque pour être souligné. L'autre signe extérieur de leur aisance financière est la très bonne qualité du papier à lettre qu'ils utilisèrent entre 1914 et 1918... car la famille Audibert c'est surtout l'histoire d'une fratrie de 6 enfants, dont 4 garçons plus ou moins en âge de "servir la patrie" durant la Grande Guerre :

Paul Audibert, l'aîné (1894-1987), sera ajourné et ré-ajourné en raison de ses études à l'Ecole Nationale des Mines, puis finalement reconnu "inapte à faire campagne pour cause d'emphysème et de bronchite chronique" à la commission de réforme de septembre 1917. Sera par la suite ingénieur-directeur de la société minière et métallurgique de Pertusola, à Iglésias, en Sardaigne. 

Son frère, Jean Audibert (1895-????), n'échappera à la guerre que parce qu'atteint d'idiotie et sourd-muet de surcroît.

Quant aux deux derniers garçons, ils suivront un destin somme toute assez parallèle, puisque Louis (1897-1918), étudiant ès sciences et baccalauréat en poche, sera incorporé en janvier 1916, cependant que Lucien (1898-1917) s'engagera en septembre 1915, à l'âge de 17 ans. 
Tous deux dotés d'excellentes aptitudes intellectuelles, ils alterneront des périodes de formation aux écoles d'officiers de Joinville, Saint-Cyr ou Saint-Maixent, et des séjours sur le Front qui leur vaudront blessures et citations dans un premier temps, puis dans un second leur coûteront la vie. 

Ce qui frappe surtout dans le corpus d'environ 300 lettres et documents divers de la famille Audibert, ce n'est pas tant l'absence de propos patriotiques sous la plume de Louis ou de Lucien, que l'incroyable jeunesse d'esprit de ces gamins d'à peine vingt ans qui étaient un peu crâneurs sur les bords, avaient les yeux marrons et les cheveux châtains.


Extraits de sa correspondance :

La vie à l'école militaire

Janvier 1916 :

Nous logeons dans une grande caserne avec des biffins à képis.

Février 1916 :

Ce matin, après l'exercice, on nous a divisé en deux camps, puis on nous a demandé de nous battre à coups de boules de neige.

L'autre jour nous avons eu revue de chaussures par le capitaine et il nous a fallu les graisser jusqu'aux semelles ! Heureusement que c'était un jour de repos !

Avril 1916:

De temps à autre, nous faisons des cours d'intonation durant lesquels où on nous apprend à brailler des commandements.

Mai 1916 : 

Je suis arrivé à Saint-Maixent jeudi soir. La discipline y est sévère et nous avons peu de liberté, mais la nourriture est excellente. 

Le directeur de l'école est colonel, c'est un vieux gueulard qui n'a jamais vu le feu et ne sait que crier après nous.

Ce soir nous avons un spectacle : une pièce de théâtre autorisée par le commandant bien qu'elle se moque des officiers.

Juin 1916 :

Ce matin, un accident s'est produit. Nous faisions un exercice de lance-bombe lorsque l'un d'eux a éclaté, blessant un sergent du génie et 4 élèves.

L'incident que je vous ai raconté hier a eu des conséquences plus graves que l'on n'aurait cru. Un des élèves qui avait été blessé au ventre est mort. Il avait le gros intestin, le foi et un rein touchés. Il est mort le soir même des suites de ses blessures.

Juillet 1916 :

Hier soir, comme exercice de nuit nous avons effectué une relève dans une tranchée de 1ère ligne : notre capitaine est tombé dedans en voulant sauter par-dessus. 

Il est arrivé hier dimanche un fâcheux accident : un chic aspirant de la 3ème Cie s'est noyé dans la Sèvre. Il était avec un de mes amis qui sait nager, mais qui, en voyant tomber son camarade à l'eau, n'a rien trouvé de mieux à faire que de s'évanouir, laissant l'autre se noyer.

Il est arrivé le même jour une chose plus risible mais qui n'honore pas celui qui l'a fait : un Elève Aspirant qui était en goguette a trouvé drôle de se déculotter en pleine rue et de faire voir son postérieur à tous les passants. Résultat : 15 jours de prison.

Ce matin nous avons vu arriver une délégation de civils en gibus et redingote. Ils représentaient sans doute les grosses légumes de Saint-Maixent, mais je vous assure que, pour un militaire, ça vous donne plutôt envie de rigoler de voir cette file de vieux gâteux essayant de marcher à peu près en cadence.

Nous voyons souvent des lièvres qui, affolés par nos coups de fusil, viennent presque sous nos canons, mais malheureusement nous n'avons que des cartouches à blanc qui ne peuvent pas leur faire grand mal.

Août 1916 :

Il est vraiment pénible de constater que dans une école militaire, où tout devrait être jugé d'après le mérite de l'élève, le piston entre en jeu et encore bien plus qu'ailleurs. C'est vraiment dégoûtant.

Septembre 1916:

Nous avons fait ces jours-ci du tir au revolver d'ordonnance et il paraît que l'on nous fera bientôt manier le sabre.

Janvier 1918 :

Ce matin, nous avons eu revue de notre Colonel. Il faisait un froid assez vif, aussi n'était-ce pas bien rigolo de rester immobile.

Mars 1918 :

Aujourd'hui nous avons manœuvré devant un colonel norvégien qui va s'engager dans la Légion comme simple soldat. Il doit avoir dans les 55 ans, ce sont des choses qui ne se voient pas tous les jours, mais je crois qu'il ne tardera pas à s'en mordre les doigts.

Mai 1918 :

Hier nous avons joué au football contre les candidats élèves aspirants. Nous les avons battu 7 à 0. Ça fait déjà deux fois qu'on les bat, et la première fois aussi rudement que la deuxième.

Juin 1918 :

Demain commenceront mes examens, aussi n'ai-je pas beaucoup de temps devant moi, car je dois réviser les mitrailleuses St-Etienne, Maxim et Hotchkis, ainsi que le fusil mitrailleur, le fusil automatique, le revolver Ruby, etc… 

Août 1918 :

Jusqu'à présent nous n'avons pas grand chose à faire, si ce n'est suivre des cours d'anglais. Nous avons déjà fait tous les verbes auxiliaires et réguliers. Nous avons aussi appris les chiffres jusqu'à vingt et quelques phrases. 



Quelques commentaires sur les civils, l'arrière et les mercantis :

Avril 1916 :

Le village de Montmélian n'est pas laid mais, depuis que j'y suis, je n'ai pas encore dit un mot à un seul habitant, c'est dire s'ils sont sauvages.

Mai 1916 : 

Au village, tous les magasins nous entourloupent à qui mieux-mieux. Les commerçants mettent sur leur vitrine : "Fournisseur de messieurs les élèves aspirants" et ils en profitent pour nous faire payer double tarif.

Septembre 1916 :

Lorsqu'on va en manœuvre dans ces sales patelins, les gens n'ont jamais rien à nous vendre.

Janvier 1918 :

Nous avons encore changé de cantonnement. Nous voici maintenant dans un petit patelin d'une centaine d'habitants d'une saleté repoussante.

Février 1918 :

Je suis allé faire quelques emplettes à Paris et j'en ai profité pour souper au Bouillon Duval. C'était très bien, mais un peu cher pour ma bourse. La prochaine fois je changerai d'adresse.

Mars 1918 :

Dimanche dernier, je suis passé par la station de métro Bolivar où il y a eu 56 personnes mortes étouffées lors de la dernière attaque de zeppelins. J'ai vu les enterrements des victimes et aussi les maisons touchées. J'ai constaté que les parisiens ont une frousse intense des gothas et qu'ils ne parlent plus que de bombes, de torpilles, etc... et qu'ils sont fiers d'habiter dans une "ville du front".

Avril 1918 :

Les parisiens font beaucoup de bruit pour pas grand chose. Je ne veux pas dire par là que les obus qui tombent sur Paris ne font pas de mal, non, car forcément dans une population aussi dense il y a forcément de la casse, mais l'obus par lui-même est peu dangereux. Sur une population de plus de 3 millions d'habitants et une agglomération comptant plusieurs centaines de milliers de maisons, il est tombé dans la dernière semaine seulement 4 obus. Vous voyez que ce n'est pas grand chose et encore, 2 des obus n'ont eu aucun résultat.

Mai 1918 :

Nous sommes arrivés hier soir au Mans. Mon impression sur cette ville n'est pas avantageuse...

Sur les copains de chambrée :

Janvier 1916 :

Au 97ème il y a moitié de Marseillais et moitié de Lyonnais, ce qui produit de fréquentes bagarres, et c'est pourquoi nous sommes toujours consignés.

Dans notre nouvelle chambrée nous sommes 23 et nous sommes bien mal lotis : il y en a un qui est un fieffé voleur. Il s'est déjà fait pincer plusieurs fois, mais se fait disculper à chaque fois grâce à quelques témoins qui doivent être de son acabit. Maintenant, nous l'avons à l’œil et s'il ne marche pas droit, il devra faire attention à ses côtes.

Février 1916 :

Parmi mes nouveaux camarades de chambre, il y en a deux ou trois qui ont l'air de vrais voleurs.

Mai 1918 :

L'autre jour, on m'a encore barboté 20 francs pendant que j'étais à la gymnastique.



La vie sur le Front :

Février 1917 :

Pour vous écrire j'ai été obligé de dégeler l'encre de mon encrier sur une lampe… et dans trois minutes, elle sera à nouveau gelée.

Mars 1917 :

Hier nous avons eu la visite des taubes, qui ont lancé des bombes. Elles sont tombées à quelques centaines de mètres d'une usine et n'ont occasionnées aucun dégât. Tous les jours, nous avons leur visite.

Août 1917 :

Nous sommes cantonnés dans les ruines d'un patelin complètement démoli.

Septembre 1917 : 

Nous monterons probablement en ligne d'ici quelques heures. L'autre jour, les Boches nous ont envoyé des gaz. Il n'y a pas eu de mal chez nous, car nous étions en 2ème ligne et sur une hauteur, mais ceux de la 1ère ont souffert.

Tous les matins, nous avons la visite d'un aviateur boche, "Zigomar" comme on l'appelle, qui vole très bas et qui mitraille les boyaux. Ce matin, nous avons tiré je ne sais combien de cartouches sur lui sans jamais l'atteindre, mais un jour ou l'autre, il aura le même sort que "Fantomas", un autre aviateur de son acabit qui s'est fait descendre par les mitrailleurs.

Me voici installé dans ma nouvelle compagnie. J'y suis comme sergent mitrailleur. Le secteur a l'air assez calme, mais il paraît que les coups de main y sont assez fréquents…

Octobre 1917 : 

8 mois sans permission, c'est long pour vous comme pour moi.

Voici notre attaque finie depuis hier. Nous attendons la relève avec impatience, car nous sommes sales et dégoûtants, plein de boue jusqu'au cou.

Chère maman, nous sommes en train de nous installer dans les lignes boches. Nous avons fini notre attaque depuis hier et vous pouvez croire que nous attendons impatiemment la relève, j'espère qu'elle viendra bientôt.

Tout c'est bien passé là-haut. Nous avons eu beaucoup de pertes, mais nous avons fait déguerpir les boches.

Je suis de garde aujourd'hui. C'est un drôle de filon, je me suis déjà fait engueuler plusieurs fois par le commandant.

Il fait un temps épouvantable, la pluie et la boue ne manquent pas. Les pauvres poilus qui sont en 1ère ligne ne doivent pas rigoler. Je ne sais pas encore quand nous devons y remonter.

Mars 1918 :

Avec la fonte de la neige, nous avons eu beaucoup de boue pour l'exercice, mais ce n'est pas grand chose quand on pense aux camarades qui sont sur le front.

Sur la mort de son frère Lucien, survenue le 17 avril 1917 à Craonne, sur le plateau du Chemin-des-Dames :

D'avril à juin 1917 :

Il y a longtemps que je n'ai rien reçu de Lucien. Votre dernière lettre m'a tranquillisé : il vaut mieux qu'il soit dans la Marne plutôt qu'en Champagne.

J'ai bien reçu votre lettre me disant que Lucien était monté à l'attaque. Dès qu'il vous aura écrit, envoyez-moi de ses nouvelles, je les attends avec impatience.

Tous les jours j'attends avec impatience le courrier dans l'espoir d'avoir des nouvelles de Lucien, mais je n'ai encore rien reçu.

J'attends tous les jours de vos nouvelles avec impatience, car c'est de vous que j'aurais les premières nouvelles de Lucien.

Chère maman, je reçois aujourd'hui votre lettre du 2 m'annonçant que Lucien est porté disparu. Il faut espérer… Je joins mes prières aux vôtres pour que Lucien nous soit rendu. Il faut espérer qu'il ait été ramassé par un Bataillon voisin et que la Cie n'en ait pas été avertie... ou encore que les Boches l'aient ramassé... Enfin, comme vous, j'espère et j'attends avec impatience de vos nouvelles. Bonnes caresses à tous.

J'ai reçu aujourd'hui votre lettre du 4. Elle n'est guère rassurante sur le sort de Lucien, mais moi non plus je ne veux pas perdre espoir. Car si l'on n'a pas retrouvé son corps, c'est qu'il a été ramassé, et comme la position n'a pas été conquise, il est fort possible que ce soit les Boches qui l'aient ramassé. Si cela était vrai, nous resterions encore un certain temps avant de recevoir de ses nouvelles, mais il ne faut pas désespérer. J'ai ici des camarades qui font ce qu'ils peuvent pour me donner de l'espoir. Je verrais demain mon capitaine et je lui demanderais une permission exceptionnelle de 4 jours. Je ne sais pas s'il me l'accordera, mais ce serait une consolation de se trouver réunis au moins quelques jours dans ces instants pénibles afin de prier tous ensemble la Sainte Vierge pour qu'elle ne trompe pas notre confiance et notre espoir que Lucien soit encore en vie. 

Les camarades qui reviennent du front me donnent bon espoir sur Lucien. Ils me disent que les Boches, généralement, n'enterrent pas les morts, mais évacuent seulement les blessés. Ce qui fait que, puisqu'on ne l'a pas retrouvé après l'offensive du 4, il est presque sûrement blessé et prisonnier quelque part en Allemagne.

Chère maman, je reçois aujourd'hui votre lettre du 22. Je ne vois pas pourquoi la lettre du commandant de Lucien a diminué votre espoir. Lucien est porté en perte à son bataillon, mais les blessés et les disparus sont tous portés de cette manière. […] Comment voulez-vous que l'on puisse voir à 20 mètres si un homme est frappé à mort ou seulement blessé. C'est impossible !

Chère maman, je reçois aujourd'hui votre lettre du 25. Hélas, je préférais encore être dans une petite espérance plutôt que la cruelle réalité, mais pourtant je m'étonne que si le corps de Lucien a été retrouvé, on ne vous ait pas donné d'indication sur l'endroit où il a été enterré et qu'on ne vous ait rien renvoyé de lui : croix de de guerre, béret, carnet, etc. D'habitude, ce sont les infirmières qui sont chargées de cela. Ou peut-être est-ce seulement sur la déposition de ses 2 copains que l'on vous a envoyé cet avis. Dans ce cas, malgré l'avis officiel, je ne désespérerais pas, parce que ce n'est pas un simple poilu qui dans le désordre d'une bataille, peut affirmer ainsi la mort de quelqu'un. Hélas, vous devez être bien affligés. Pour moi, je suis devenu de mauvaise humeur et les copains se plaignent de mes bourrades, mais lorsque l'exercice est terminé et que je pense à Lucien, leur gaieté m'offusque.

Le corps de Lucien ne sera jamais retrouvé et Louis décédera quelques mois plus tard, fauché à son tour par une mitrailleuse allemande.


2014/04/25

Paroles de Poilu : carnet de guerre d'un soldat inconnu

« Un incendie à notre droite éclaire l'horizon : c'est Hurlu qui est en flamme » (le 06/10/1914)

Originaire du Dauphiné (natif de Seyssins, dans le département de l'Isère) et âgé d'environ quarante ans, l'auteur des notes qui vont suivre appartenait à l'armée territoriale (105ème R.I.T., 3ème Bat., 10ème Cie), où il officiait en tant que sergent-fourrier, c'est-à-dire chargé de l'intendance et de menus travaux logistiques, tels que la réfection des routes, l'entretien des cantonnements, l'enterrement des cadavres... et parfois aussi préposé à des tâches beaucoup plus périlleuses, telle que l'aménagement des tranchées de 1ère ligne.

Si le nom et le numéro matricule de cet officier nous sont restés inconnus, on sait toutefois qu'il était marié, qu'il avait un enfant et exerçait, dans le civil, le métier d'instituteur au sein d'une petite école de province. Et c'est donc à la veille de la rentrée scolaire, le 16 septembre 1914, par une matinée pluvieuse, qu'il embarqua en gare de Seyssins dans "un wagon de 50 hommes", dont un avait la colique, nous apprend son carnet.
Les premières notes qu'il consigne au crayon ressemblent davantage à celles d'un géographe en goguette plutôt qu'à celles d'un soldat en route pour la guerre. De son écriture fine et appliquée, il décrit en effet les cultures et l'architecture des villes ou des villages traversés tout au long de son voyage de 500 kilomètres en chemin de fer : Villefranche, Mâcon, Chalons, Dijon, Troyes...
Mais à son arrivée à Vitry-le-François apparaissent déjà les premières traces laissées par la bataille de la Marne : "maisons dévastées, terres saccagées, chevaux crevés..." Et à partir de là, les visions de guerre se succèdent jour après jour jusqu'au 4 novembre 1914, date à laquelle s'achève brutalement le carnet, sans que l'on sache si le sergent-fourrier est mort ou s'il a seulement changé de support...

Voici donc les extraits de ce carnet vieux d'un siècle, sur lequel, par une cruelle ironie de l'histoire, les notes du soldat côtoient les slogans publicitaires d'une Cie d'assurances garantissant notamment contre les accidents de chasse, de tir ou de sports divers. Il a été tenu durant deux mois par un instituteur de 40 ans qui me semble assez bien représentatif du corps enseignant de la IIIème République : patriote sans être fanatique, ayant tout à la fois le sens du devoir et l'esprit critique.

~ Septembre 1914 ~

Retour au cantonnement : patates au singe, soupe et coucher au foin. Jouchard tousse. La pluie me tombe sur le nez. Le canon tonne.

J'ai allumé un fourneau pour me laver un peu proprement. Je n'ai pu le faire depuis Seyssins. Quand pourrais-je enfin laver ma chemise et ma flanelle ?

Patrouille : s'enfoncer par la nuit noire dans un pays inconnu, c'est impressionnant.

Le pain manque, la viande et le tabac aussi. Il faut entamer les biscuits en attendant le ravitaillement qui est annoncé pour l'après-midi.

On a arrêté un habitant dénoncé pour avoir renseigné les Allemands sur les ressources particulières de chaque personne du village. On parle de le fusiller.

Visite à l’instituteur Boissol qui nous a parlé des habitants de son village : esprits arriérés qui aimeraient autant être allemands si on ne détruit pas leurs maisons. Ils sont égoïstes.

Altercation avec Jules Billon qui va trop au-devant du désir des habitants. " Soyons amis ! , me dit-il, et il me donne la moitié de son tabac.

Réveil frais et dispos. La canonnade est furieuse. Elle paraît proche.

C'est dimanche. Ici les gens bien-pensants s'en vont en chœur à la messe. Des jeunes dames et des jeunes filles montrent leurs cheveux sans chapeau. Et c'est pourquoi le samedi on voyait beaucoup de bigoudis.

Passage de 250 chevaux éclopés : blessures purulentes, maigreur extrême... quel déchet en quelques jours ! Abattage d'une centaine, puis enfouissement. D'autres sont offerts à des paysans. Le reste est évacué sur Chalons, et de là je ne sais où.

Ici, à Louvois, fourmilière de soldats. Nous sommes dans la 2ème ligne. Les gros canons de 120 sont à 400m et ébranlent l'atmosphère. Dans les granges, les soldats grouillent comme des lapins.


~ Octobre 1914 ~

L'après-midi : reconnaissance du côté de Wargemoulin. Les obus allemands tombent à 1km de nos pièces d'artillerie. On s'habitue à ce bruit énorme. Dans les champs beaucoup de croix et de charognes de chevaux... Il y a du travail.

Les deux villages de Saint-Jean et Sainte-Tourbe sont complètements détruits. C'est la désolation. L'église de Saint-Jean est pleine de cadavres allemands et les champs pleins de petites croix...  Pauvres morts ! Où sont les mères ? Les femmes ? Les enfants ? Quelles douleurs !

Carrière de charognes purulentes. On la comble. Les chevaux grouillent de vers. Il faut les brûler. Je demande du cognac pour ce travail. Le lieutenant approuve.

Le nombre de cartouches et de fusils abandonnés dénote un esprit fâcheux pour une armée.

Ce matin on vient d'arrêter un déserteur muni d'une bicyclette, qui faisait semblant d'être cycliste. Il n'a pas l'air mauvais mais il ne paraît pas comprendre la gravité de sa faute. Je l'ai enfermé dans l'église.

Enfin les premières lettres depuis le départ de Seyssins. Je dévore la mienne. A côté de moi, l'ami Blanchet découvre la photographie de ses trois gros garçons. Il pleure de joie et de tristesse, car il n'avait pas encore eu le bonheur d'apprendre l'heureux accouchement de sa femme.

Le baptême du feu : je suis avec 30 hommes à la gauche d'une Cie du Génie (incident de l'adjudant souffletant un soldat qui ne pouvait plus marcher). Il pleut. La nuit est d'une clarté obscure. On traverse des bois avec des feux de bivouac. C'est plein de soldats. Les uns portent des paquets de fil de fer et les autres des piquets. En avant. On traverse ouvrage de défense sur ouvrage de défense : véritables villages d'Indiens sous-terre, où l'on n'entre qu'en rampant [...] Un coup de feu éclate à 200m de nous, une fusée lumineuse s'élève, la fusillade éclate, les outils s'arrêtent. " C'est un combat de patrouille, on ne craint rien " dit un sapeur. Le canon tonne bientôt de tous les côtés. Le lieutenant du Génie arrive : " Equipez-vous, nous allons nous retirer ! ". Mais déjà quelques-uns qui travaillaient avec leur fourbi s'enfuyaient sans attendre le commandement. C'est la panique. L'instinct de conservation laisse croire que le danger n'existe plus quand on lui tourne le dos. On descend un vallon, on gravit un découvert. La mitraille fait rage. On baisse la tête au passage d'un obus. Chaque sifflement fait courber les hommes vers la terre. Enfin, derrière un nouveau repli de terrain, on s'abrite dans une tranchée. Il manque un homme. La violence se déchaîne avec une violence inouïe.
Tapi dans le fossé protecteur, tout le monde attend avec angoisse l'issue de la bataille. Allons-nous entrer dans la danse ? Chacun revoit son foyer en image. La pluie tombe. Un incendie à notre droite éclaire l'horizon : c'est Hurlu qui est en flamme.

Construction de tranchées au-dessus de Wargemoulin. Le lieutenant du Génie paraît indécis et peu compétent : il sort sa théorie pour connaître les dimensions des tranchées. Pauvre commandement. Incapacité, ignorance, et personne pour prendre ses responsabilités.

Départ pour Neuville-au-Pont. On nous fait passer par Somme-Tourbe complètement brûlée. Pourquoi allonger le chemin ?  Doit-on fatiguer inutilement les hommes ? Nos chefs sacrifient souvent au décorum d'une entrée sensationnelle : le commandant veut entrer à la tête de son bataillon avec l'arme sur l'épaule droite. Le bataillon n'en peut plus, mais le Commandant n'en a cure.

Le Colonel du 105ème a demandé que son régiment aille au feu. Pourquoi ? Dans l'active, son insuffisance n'a pas pu lui faire décrocher les étoiles de Général. Veut-il les conquérir sur le dos des territoriaux ? [...] C'est un incapable. Il a toujours les moustaches retroussées pour se donner un air terrible, mais il ne fait peur qu'à ses inférieurs les plus lâches, qui ne gagnent leur tranquillité que par la platitude. Détruire les énergies droites et les initiatives intelligentes, voilà son but. En arrivant au cantonnement, il s'inquiète d'abord de son lait, de son lit, de sa popote... et il oublie les soldats. Puis il accapare Mr Satre, docteur du bataillon, et ne fait mentionner sur le cahier qu'un nombre restreint de malades : il n'en veut pas plus de 2 ou 3 par Cie. Alors le docteur en soigne une quinzaine en cachette.

Les territoriaux sont inutiles ! Sous prétexte de les employer, on les transforme en balayeurs de rues. Mon ami Bouchet demande au Capitaine de gendarmerie s'il y a des outils pour cet usage.
   " Je vous ai dit de balayer les rues. Balayez ! " lui répond le pandore galonné.
   " Mais je vous demande... " réplique poliment Bouchet.
   " Il n'y a pas de mais ! Je n'entre pas dans ces détails ! "
Quelle mentalité ! C'est la morgue des officiers, abrutis par le métier et ayant toujours exécuté la consigne sans réfléchir. La raison a complètement disparue chez ces gens-là. Il n'y a plus que des machines capables d’interpréter de travers une consigne, simplement parce qu'il manque un point, une virgule ou un accent grave sur un ordre écrit.

Ces deux inscriptions sur un très vieux lit :
   " Que le Seigneur pénètre en toi chaque jour " (Panneau de devant)
   " Que sa main fasse bien tout ce qu'elle fait " (Panneau de derrière)
Qu'en penses-tu Mamiche ?

Notre ignorance nous empêche de voir que notre intérêt supérieur, c'est l'intérêt général ; l'intérêt immédiat n'est qu'éphémère, il est condamné par la justice immanente qui prend sa revanche tôt ou tard.

~ Novembre 1914 ~

En France nous sommes trop portés à croire que le bel habit noir et les uniformes galonnés ne peuvent être portés que par des gens honnêtes et loyaux. Cela provient que durant longtemps on nous a nourri de ce préjugé et qu'ensuite on nous a appris que ces gens-là pouvaient nous être utiles. La première raison est destinée aux simples d'esprit, et la seconde aux malins.

Lettre de la femme d'un mobilisé du 105ème : " Aurevoir mont petit chéri. Tache de te soignier pour ne pas venir malade, par ce que tu sait il faudra bien ratraper notre temp perdu et tu va avoir beaucou afaire pour enlevé les araigniers, tache donc de te préparé. "

L'affaire d'un bataillon du 138ème : trompés par l'obscurité, des chefs incapables, croyant l'ennemi à seulement 50m alors qu'il était à 200m, ont lancé le bataillon baïonnette au canon. Résultat : les hommes n'ont pas pu arriver jusqu'aux tranchées allemandes et ont été décimés par la mitraille (600 morts). Le capitaine est resté sur le champ de bataille. On raconte que c'est une balle française qui l'aurait tué. Le reste du bataillon est revenu dans les tranchées, démoralisés, anéantis. Ils sentent qu'ils sont destinés à une boucherie sans profit.

Suivent une douzaine de pages vierges...