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2015/11/15

C.-F. Ramuz : La grande peur dans la montagne

Sur le plateau de Sasseneire, au pied d'un glacier alpin, pousse une herbe grasse et tendre, un vert pâturage laissé à l'abandon depuis le drame survenu vingt ans plus tôt. Le drame ? On ne saura jamais précisément de quoi il s'agit, hormis qu'il y eut des morts et que les vieux du village s'en souviennent avec d'autant plus d'épouvante qu'ils ne savent pas lui attribuer d'autre cause que surnaturelle, voire malédictoire, ce dont se moquent les plus jeunes. Soutenu par ces derniers, et passant outre les superstitions des anciens, le maire décide alors d'envoyer à nouveau paître à Sasseneire un troupeau de soixante bêtes placées sous la garde d'un maître fromager, de son neveu et de cinq autres hommes. Or, à peine sont-ils installés dans le chalet, et les vaches dans l'étable, que déjà les ennuis commencent et vont aller crescendo, de même que la peur et l'angoisse, un peu comme dans La mort aux trousses, l'happy end en moins.

Difficile de se faire une idée d'un auteur aussi prolixe que C.-F. Ramuz après seulement deux livres lus, mais tout de même : deux livres aussi troublants l'un que l'autre. Si Ramuz fait office d'écrivain en dépit d'un style un peu tordu et de personnages sans réelle profondeur, c'est d'abord parce qu'il possède un talent certain, celui de plonger son lecteur dans un univers où le fantastique côtoie de si près la réalité qu'on en vient à douter non pas de ce que l'on perçoit, mais de la signification que l'on donne à nos perceptions : le monde de Ramuz est comme entouré d'une épaisse couche de brouillard, il n'est ni purement rationnel ni strictement irrationnel, c'est un monde qui cherche à percer son propre mystère. Ensuite, là où Ramuz excelle vraiment, c'est à esquisser les états d'âme individuel ou collectif. Sous sa plume, les hommes, les femmes, et jusqu'aux bêtes, semblent n'être que de simples marionnettes mues par leurs instincts ou par leurs sentiments. C'est tantôt l'amour, tantôt le désir ou la convoitise qui, tirant les ficelles, les anime de droite et de gauche. Mais c'est aussi la peur, puis la terreur panique, qui s'étendent peu à peu à toute la population, comme par contagion, à l'instar d'un virus décimant les troupeaux. Et nous assistons alors au lent délitement de la raison humaine acquise au fil des millénaires... Et nous sentons presque renaître en nous le Néandertal, ce primitif des cavernes pour qui l'effet n'était pas le produit d'une cause, mais plutôt d'une force obscure et diabolique. Cette force a ici pour nom La Montagne. Elle se dresse au-dessus de tous, imposant à chacun sa loi et sa volonté, sans pitié aucune. C'est la roche minérale pesant de tout son poids sur la matière organique, au point qu'elle finira par écraser cette petite chose si fragile et si délicate et si vulnérable : l'homme.

La route de Grimsel, d'Alexandre Calame (1810-1864)
La montée devait avoir lieu le surlendemain 25 juin, jour de Saint-Jean-Baptiste ; et le Président aurait aimé qu'elle eût lieu à la vieille mode, c'est-à-dire qu'elle fût l'occasion d'une grande fête, comme c'est la coutume depuis toujours, dans le pays. Sur ce point, le village se trouvait assez partagé. Beaucoup de gens disaient : « Attendons de voir. On pourra toujours en faire une vraie l'année prochaine, si tout va bien cette année-ci » ; mais le Président tenait à son idée. Depuis plusieurs jours, il intriguait auprès du monde, payant à boire à ceux dont l'opinion comptait et, ce soir-là encore, il avait donné rendez-vous à plusieurs personnes, jugeant que l'appui des Crittin ferait de l'effet sur elles. Depuis plusieurs ̃jours, le Président passait son temps à recommencer du matin au soir ses mêmes discours, malgré l'avis des vieux et celui de Barthélémy qui devait pourtant être renseigné et qui disait : « II ne faudrait pas être trop nombreux, ni faire trop de bruit cette fois-ci » ; le Président haussait les épaules. Il disait : « Oh ! vous, on vous connaît. C'est comme votre papier !... » Ce qui le faisait rire. A la suite de quoi, il reprenait ses arguments, faisant valoir les frais que la commune avait eu à supporter, le chalet complètement remis à neuf, le chemin lui-même refait, toute la peine qu'on avait prise ; que ce serait dommage alors, et que ce ne serait pas logique de ne pas fêter la montée ; et puis injuste quant aux Crittin (qui n'étaient pas encore là) et que ce serait leur faire un affront, alors que l'intérêt de tout le monde était de les recevoir le mieux possible, vu qu'ils avaient été arrangeants et qu'ils pourraient ne plus l'être autant l'année d'ensuite. 
Il faisait rose. Il faisait rose dans le ciel du côté du couchant. Quand on était au pied de l'église, on voyait que sa croix de fer était noire dans ce rose. 
En haut du grand clocher de pierre, il y avait la croix de fer ; d'abord elle a été noire dans le rose, ce qui faisait qu'on la voyait très bien, puis elle s'est mise à descendre. 
On voyait la croix descendre, à mesure qu'on montait ; on l'a vue venir contre les rochers, le long desquels elle glissait de haut en bas ; elle est venue, ensuite, se mettre devant les forêts, noires comme elle, et elle n'a plus été vue.
C.-F. Ramuz : La grande peur dans la montagne
Aux Editions Grasset (1925)

2014/04/05

Vie de libraire, vide-grenier

Dans la série Vis ma vie de libraire, un samedi, en fin d'après-midi. Le premier client entra en soufflant un bonjour timide. Une nouvelle cliente, le suivant de 30 secondes, lança un joyeux "bonsoir !". C'est ainsi que le libraire sut que la nuit venait de tomber. Et d'un bref calcul céleste, sans même consulter l'almanach, qu'il était 18h31.La seconde fut assez directe et précise : "auriez-vous le recueil Un rebelle chic ! ?, mais pas la version grand tirage, plutôt le tiré-à-part in-octavo des éditions blurg, avec essais d'eaux-fortes de Guy Debord."

Pas de chance, le libraire n'avait pas cette brochure. La dame en tourna des talons dépités, sans son précieux fascicule. Le jeune timide osa alors s'exprimer : "pouvez-vous me conseiller un roman ?" Regard interrogateur du libraire, ouvrant les mains vers les murs tapissés de bouquins. "Pouvez-vous m'en dire plus ? Qu'avez-vous aimé récemment ?". Et le client de lui conter, tout sourire : "je suis passé il y a un mois, vous m'aviez conseillé Un rebelle chic !, j'avais adoré. Alors je reviens". Le libraire tenait son fil. D'un pas sûr dans les piles de livres chancelantes, il saisit un volume et le tendit au lecteur : "Paul Auster, La cité de verre, c'est le premier tome, vous connaissez ?". "Pas du tout, je prends, je vous fais confiance".

Le jour et la nuit. Ce-livre-là-et-pas-un-autre, ou un livre au bonheur-la-chance-le-conseil. C'est un condensé d'une vie de libraire.

Ah oui, j'oubliais le plan : "dites-vous connaissez la rue des Boulets, c'est de quel côté ?" "Du côté où tu vas, promeneur oublieux", pense-t-il in petto. Mais le libraire est affable.Il dirait son bon côté.

Tori Amos, Precious Things (Tales of a Librarian)

2013/11/09

Amazon : l'algorithme contre le libraire - 24h du livre

Dans le cadre des 24 heures du livre, Les pieds sur terre sur France Culture consacrent donc un épisode sur l'hégémonie rampante du fleuve Amazon. Amazon, c'est le plus grand fleuve du Monde. A part le Nil, mais il y a débat. Et comme il coule sur le continent américain, c'est le plus grand quand même. Amazon, c'est également un des A de l'acronyme GAFA.

A l'heure où l'Assemblée nationale planche sur une loi pour contrer la suprématie du géant américain et venir au secours des libraires indépendants, Les Pieds sur terre mènent l'enquête. D'une petite librairie de Châteaudun jusqu'aux salariés de la plate-forme de Saran (Loiret), des éditeurs aux lecteurs : comment le logarithme de Jeff Bezos (le créateur d'Amazon) aura bientôt la peau des libraires traditionnels.
On pourra ironiser sur le catalogue Amazon, du livre à divers produits culturels comme l'épluche-patate, la tourniquette à faire la vinaigrette, l'atomixer, ou le pistolet à gaufres. Rappelons-nous que Jo-le-bouquinistene se prive pas de vendre des rustines :
Oui, oui, officiellement, oui... mais bon c'est pas ici : je fais mon chiffre d'affaire à part... je vends des trucs que j'ai chez moi... des trucs comme ça... ou des clients qui me demandent des trucs spéciaux... et ainsi de suite, voilà [...] Moi je m'intéresse qu'aux passionnés, hein, les autres ils m'emmerdent ! Je m'occupe des passionnés à qui je vends des photos, n'importe quoi, des timbres, des vieilles rustines de vélo...
- Mais alors là c'est plus du livre ?
- Mes collègues ils vendent que des livres : pas de bol, au bout de trente ans, les livres ils les ont tous ! [...]
Ailleurs, un libraire d'occasion a mis son catalogue en ligne également sur le grand A., et de trouver que l'opération est plutôt positive. Et ça peut donner des libraires de stockage, qui n'ont plus besoin, le bonheur ! de voir un client.Elle est bien loin, cette séquence d'Un mauvais fils (Comment ça se passait voici encore peu, depuis deux cents ans…), avec Brigitte Fossey, Jacques Dufilho et Patrick Dewaere, du temps jadis.
Et dans les méandres d'étagères des entrepôts du A. marguscule, on peut circuler en douce, comme  Jean-Baptiste Malet, qui en relate l'expérience dans En Amazonie, Infiltré dans le « meilleur des mondes ».

Alors ? On attend que le marché inonde le petit monde du livre à grands coups de requêtes et de livraison en 48 heures chrono, ou on s'agite les petites pattes à aller chiner dans les entrelacs des libraires de quartier, au risque de découvrir un joyau de sérendipité taillé par le libraire ? Parce que sinon, avoir la chance de se faire re-commander les mêmes romans-fleuves que tous ceux qui l'ont péché à la même ligne, sans l'avoir lu, juste parce que "les autres lecteurs ont massivement aimé ce livre-là aussi", hein, bon, on sait ce que c'est.

2013/09/19

Amado - Chaumette : Quinquin (livre audio)

On trouvera ci-dessous le seul enregistrement audio jamais réalisé d'un texte de Jorge Amado, et commercialisé qui plus est sur bandes magnétiques, autant dire d'un temps que les moins de vingt ans... Même France-Culture, pourtant si prolixe en adaptations radiophoniques, s'en désintéresse à un point que c'en est pas croyable. Et pourquoi ? Voilà ce que j'aimerais bien savoir ! D'autant qu'à mon avis la plupart des livres d'Amado se prêtent admirablement bien à une lecture à haute et intelligible voix, comme ici celle de l'acteur FrançoisChaumette.

D'abord un court extrait, pour se rincer la bouche et parce qu'il me fait irrésistiblement penser à certaines de mes connaissances... qui se reconnaitront :



Et puis, pour qui aime la piquette et les sons légèrement saturés, voici la lecture intégrale, écoutable ou téléchargeable ici (2h00 - 110 Mo - 128 kb/s - enceintes et caisson de basse conseillés pour un meilleur confort d'écoute) :

http://www.mediafire.com/listen/5nh8azpnn52fzom/Amado-Les_deux_morts_de_Quinquin_La_Flotte.mp3