Affichage des articles dont le libellé est littérature. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est littérature. Afficher tous les articles

2015/11/15

C.-F. Ramuz : La grande peur dans la montagne

Sur le plateau de Sasseneire, au pied d'un glacier alpin, pousse une herbe grasse et tendre, un vert pâturage laissé à l'abandon depuis le drame survenu vingt ans plus tôt. Le drame ? On ne saura jamais précisément de quoi il s'agit, hormis qu'il y eut des morts et que les vieux du village s'en souviennent avec d'autant plus d'épouvante qu'ils ne savent pas lui attribuer d'autre cause que surnaturelle, voire malédictoire, ce dont se moquent les plus jeunes. Soutenu par ces derniers, et passant outre les superstitions des anciens, le maire décide alors d'envoyer à nouveau paître à Sasseneire un troupeau de soixante bêtes placées sous la garde d'un maître fromager, de son neveu et de cinq autres hommes. Or, à peine sont-ils installés dans le chalet, et les vaches dans l'étable, que déjà les ennuis commencent et vont aller crescendo, de même que la peur et l'angoisse, un peu comme dans La mort aux trousses, l'happy end en moins.

Difficile de se faire une idée d'un auteur aussi prolixe que C.-F. Ramuz après seulement deux livres lus, mais tout de même : deux livres aussi troublants l'un que l'autre. Si Ramuz fait office d'écrivain en dépit d'un style un peu tordu et de personnages sans réelle profondeur, c'est d'abord parce qu'il possède un talent certain, celui de plonger son lecteur dans un univers où le fantastique côtoie de si près la réalité qu'on en vient à douter non pas de ce que l'on perçoit, mais de la signification que l'on donne à nos perceptions : le monde de Ramuz est comme entouré d'une épaisse couche de brouillard, il n'est ni purement rationnel ni strictement irrationnel, c'est un monde qui cherche à percer son propre mystère. Ensuite, là où Ramuz excelle vraiment, c'est à esquisser les états d'âme individuel ou collectif. Sous sa plume, les hommes, les femmes, et jusqu'aux bêtes, semblent n'être que de simples marionnettes mues par leurs instincts ou par leurs sentiments. C'est tantôt l'amour, tantôt le désir ou la convoitise qui, tirant les ficelles, les anime de droite et de gauche. Mais c'est aussi la peur, puis la terreur panique, qui s'étendent peu à peu à toute la population, comme par contagion, à l'instar d'un virus décimant les troupeaux. Et nous assistons alors au lent délitement de la raison humaine acquise au fil des millénaires... Et nous sentons presque renaître en nous le Néandertal, ce primitif des cavernes pour qui l'effet n'était pas le produit d'une cause, mais plutôt d'une force obscure et diabolique. Cette force a ici pour nom La Montagne. Elle se dresse au-dessus de tous, imposant à chacun sa loi et sa volonté, sans pitié aucune. C'est la roche minérale pesant de tout son poids sur la matière organique, au point qu'elle finira par écraser cette petite chose si fragile et si délicate et si vulnérable : l'homme.

La route de Grimsel, d'Alexandre Calame (1810-1864)
La montée devait avoir lieu le surlendemain 25 juin, jour de Saint-Jean-Baptiste ; et le Président aurait aimé qu'elle eût lieu à la vieille mode, c'est-à-dire qu'elle fût l'occasion d'une grande fête, comme c'est la coutume depuis toujours, dans le pays. Sur ce point, le village se trouvait assez partagé. Beaucoup de gens disaient : « Attendons de voir. On pourra toujours en faire une vraie l'année prochaine, si tout va bien cette année-ci » ; mais le Président tenait à son idée. Depuis plusieurs jours, il intriguait auprès du monde, payant à boire à ceux dont l'opinion comptait et, ce soir-là encore, il avait donné rendez-vous à plusieurs personnes, jugeant que l'appui des Crittin ferait de l'effet sur elles. Depuis plusieurs ̃jours, le Président passait son temps à recommencer du matin au soir ses mêmes discours, malgré l'avis des vieux et celui de Barthélémy qui devait pourtant être renseigné et qui disait : « II ne faudrait pas être trop nombreux, ni faire trop de bruit cette fois-ci » ; le Président haussait les épaules. Il disait : « Oh ! vous, on vous connaît. C'est comme votre papier !... » Ce qui le faisait rire. A la suite de quoi, il reprenait ses arguments, faisant valoir les frais que la commune avait eu à supporter, le chalet complètement remis à neuf, le chemin lui-même refait, toute la peine qu'on avait prise ; que ce serait dommage alors, et que ce ne serait pas logique de ne pas fêter la montée ; et puis injuste quant aux Crittin (qui n'étaient pas encore là) et que ce serait leur faire un affront, alors que l'intérêt de tout le monde était de les recevoir le mieux possible, vu qu'ils avaient été arrangeants et qu'ils pourraient ne plus l'être autant l'année d'ensuite. 
Il faisait rose. Il faisait rose dans le ciel du côté du couchant. Quand on était au pied de l'église, on voyait que sa croix de fer était noire dans ce rose. 
En haut du grand clocher de pierre, il y avait la croix de fer ; d'abord elle a été noire dans le rose, ce qui faisait qu'on la voyait très bien, puis elle s'est mise à descendre. 
On voyait la croix descendre, à mesure qu'on montait ; on l'a vue venir contre les rochers, le long desquels elle glissait de haut en bas ; elle est venue, ensuite, se mettre devant les forêts, noires comme elle, et elle n'a plus été vue.
C.-F. Ramuz : La grande peur dans la montagne
Aux Editions Grasset (1925)

2015/06/06

Rachel de Queiroz : Maria Moura

« Je repris les rênes et freinai ma bête, pour que les hommes puissent me suivre » (Maria Moura)

Très bon roman d'aventure de Rachel de Queiroz écrit à la manière des feuilletons d'autrefois, quand la presse tenait ses lecteurs en haleine en publiant journellement un épisode inédit des Mystères de Paris, du Comte de Monte-Cristo, des Pardaillan, d'Oliver Twist... toute cette littérature parfois qualifiée de populaire, voire de bas-étage, simplement parce qu'elle connaissait la recette et les ingrédients pour susciter l'intérêt, l'émotion, la curiosité... en un mot : le plaisir.

Maria Moura est donc un roman polyphonique où plusieurs narrateurs racontent successivement et tout à la fois un bout de leur propre histoire et celle de Maria Moura, une femme de caractère qui défia le pouvoir masculin dans une société encore très largement misogyne. 
Vouée de par son sexe à devenir l'épouse fidèle et servile d'un quelconque fazendeiro, Maria va s'employer sa vie durant à démonter l'ordre établi, au point d'inverser les rôles, faisant des hommes ses valets et inspirant à chacun d'eux le respect et la crainte.

Avec ses cheveux courts, ses pantalons et ses manières d'homme, Maria est un personnage ambigu, limite hermaphrodite. Elle est froide, calculatrice, déterminée... aussi généreuse avec ses alliés qu'impitoyable avec ses ennemis... souvent sensible à la misère d'autrui, mais à la condition que cette misère puisse servir ses intérêts... hostile à l'esclavage et cependant presque plus dure avec ses hommes de main qu'un négrier avec sa cargaison d'esclaves... etc. Plus équivoque encore, le fait que lorsqu'elle écume les routes pour détrousser de ses biens quelque riche voyageur, Maria ne vole pas uniquement pour survivre, mais aussi pour thésauriser pièces d'or et objets de valeur. Se dessine alors, en creux, le portrait d'une femme vraiment fascinante, mais avec laquelle le lecteur peine à s'identifier, celui d'une capitaliste ambitieuse et prête à tout pour atteindre son but : le pouvoir.

Extrait :
(quand les deux cousins de Maria Moura, encore  jeunette et orpheline,
réfléchissent au moyen de s'approprier la ferme et la fermière...)

Le Tonio

On revenait à la maison, l'Ireneu et moi, au petit trot de vacher. On ne parlait pas. De temps en temps Ireneu piquait son cheval, qui se ramassait en boule, comme si le mal de la selle ne lui suffisait pas. On avançait, toujours sans rien dire, et puis soudain Ireneu a voulu savoir :
— Tu penses qu'elle a eu peur ?
J'ai soufflé à travers ces satanés trous que j'ai entre les dents.
— Qu'est-ce que j'en sais moi ? C'est une petite garce celle-là. Je ne parle pas de la Tante : elle, on ne peut pas dire que c'était une sainte, mais avec ce mari qu'elle avait, elle en a vu de toutes les couleurs ! Et puis elle a fini comme elle a fini.
— Et tu crois pour de bon que c'est Liberato qui l'a tuée la Tante ?
— Il a prouvé au commissaire que non. Qu'il était à trois jours de voyage de Vargem da Cruz quand la chose est arrivée. Il a fourni des témoins.
Ireneu n'était pas convaincu.
— Va savoir, ça peut très bien être un faux témoignage ! Il peut avoir dit qu'il était là-bas et puis revenir au galop. Il avait un fameux bourin, tu te souviens, Tonio ? L'alezan de l'Oncle : Tiran qu'il s'appelait.
Tout d'un coup j'ai freiné ma bête :
— Je me dis qu'on a peut-être eu tort d'avoir remis l'affaire entre les mains du commissaire. La cousine est bien capable de le recevoir comme elle nous a reçus nous : le foutre dehors, avec les gendarmes et tout.
Ireneu lui aussi avait arrêté son cheval :
— On a peut-être bien eu tort, oui. Ce qu'il fallait c'était qu'on y aille nous autres avec les soldats. C'est qu'elle est pas commode la gamine. Elle est bien foutue de les envoyer paître. En plus, une orpheline comme ça, une fille de fazendeiro, les hommes ont de la considération.
— Et puis il y a encore des amis de son père, d'anciens associés, à Vargem da Cruz. Elle peut vouloir les mettre dans le coup.
— D'après moi, d'ami à lui, il n'y en a plus aucun. L'Oncle avait surtout des accointances avec le major Caiado. Celui-là, oui, il était dangereux.
Je me souvenais bien du major :
— Que oui ! Mais ils ont eu sa peau à celui-là, ça fait bien six ans déjà. Tu dois avoir raison : avec la mort du major, c'est tout qui s'est éparpillé, ses amis et sa bande de gars.
On est resté un moment arrêtés sur le bord de la route, à hauteur d'une maison en ruine, au lieu-dit Tapera Velha, dont la masse se détachait sur un bouquet d'arbres encore bas.
— Nous voilà à Tapera Velha : il n'y a pas plus d'une demi-lieue d'ici au village. Et si on y retournait ?
— Pour voir ce qui se passe ? T'as raison.
On a tourné bride aussitôt. Le vieux canasson d'Ireneu y a mis de la mauvaise volonté, il aurait bien préféré rentrer à la maison. Ma jument a pris de l'avance. On a fait toute la route sans rien dire, chacun pensant à ce qu'on devait faire, ou plutôt à ce qu'on pouvait faire. On avait dit au commissaire qu'on ne voulait pas lui chercher des poux à la cousine : c'était juste histoire de faire respecter nos droits. On restait bien tranquillement à la maison en attendant l'action de l'autorité, l'intimation : ça pouvait suffire pour effrayer la donzelle, et la décider à nous rendre notre bien...
Je continuais à échafauder : si le commissaire ne faisait rien, il fallait qu'on prenne nos intérêts en main. Avec une poignée de gars armés, arriver là-bas de nuit, enlever la panthère, au besoin ligotée, et la ramener aux Marias Pretas.
J'en ai parlé à mon frère. Je savais qu'il lisait dans mes pensées, tellement qu'il m'a dit :
— On l'enlève de force et on fait croire que c'est pour la marier.
J'ai éclaté de rire :
— Dame, tu pourrais bien la marier toi ! On resterait en famille comme ça.
L'Ireneu s'est gratté la tête, pensif :
— La marier, ça oui, même que ça me déplairait point. Elle est bien mignonne.
Seulement à moi, l'idée me déplaisait :
— Mais elle a mauvaise réputation. Il y en a même qui ont jasé sur elle et le Liberato.
— Sa mère aussi avait mauvaise réputation. Et elles ne sont pas les premières, dans la famille les femmes ont toujours fait du scandale. Tu te souviens de la Tante Vivinha ? Qui est partie avec ce mulâtre là, un affranchi, qui venait des confins là-bas avec le Maranhon.
— Ah ça oui ! Les femelles chez nous, on dirait qu'elles naissent avec le feu au cul. C'est comme les indiennes, aucun homme n'en vient à bout.
Ireneu n'avait pas l'air d'apprécier ma conversation :
— Bien prise en main par un mari, un vrai de vrai, un dur de dur, fais-moi confiance qu'elle se calme la cousine. Quand bien même ce serait à coups de trique.
C'était à mon tour de ne pas apprécier :
— J'ai jamais battu une femme moi !
— Oh là frangin, et la raclée que t'as donnée à cette satanée Sabina Roxa, hein ? Que la pauvre a dû rester toute une semaine enroulée dans des feuilles de bananier pour se réparer le cuir.
— Quand je dis une "femme", c'est autre chose, ça c'était juste une drôlesse, une dévergondée.
— Ça se peut bien. Mais t'as quand même bien failli la tuer la gamine.

Rachel de Queiroz : Maria Moura (1992)
Traduction de Cécile Tricoire (1995)
Aux Editions Métailié

Trois peintures de Enio Crusius, natif de Porto Alegre

2015/03/14

Clarice Lispector : Un souffle de vie

« J'écris comme si cela devait permettre de sauver la vie de quelqu'un. Probablement la mienne » (Clarice Lispector)

Voilà un objet littéraire pour le moins troublant, déjà parce que l'auteure, grande et belle figure de la littérature brésilienne, le rédigea alors qu'elle souffrait cruellement d'un cancer et se savait proche de la fin, ensuite parce que sa lecture provoque d'obscures résonances chez quiconque s'est toujours senti étranger à soi-même ainsi qu'aux autres et au monde, enfin parce que le style d'écriture est, sinon hermétique, du moins suffisamment mystérieux pour venir titiller le lecteur à l'endroit où ça pense.
¤¤¤¤   Je ne cesse de m'accumuler, m'accumuler, m'accumuler... jusqu'à ne plus tenir en moi et alors j'éclate en mots   ¤¤¤¤   J'ai pensé une chose si belle que je ne l'ai même pas comprise, puis j'ai fini par oublier ce que c'était   ¤¤¤¤   Mon échec spectaculaire et constant prouve qu'existe son contraire : le succès   ¤¤¤¤   La vie est à ce point cruelle et nue qu'un chien vivant vaut mieux qu'un homme mort   ¤¤¤¤   Le mot est la déjection de la pensée   ¤¤¤¤
Si on peut facilement tirer de ce bouquin deux bonnes douzaines d'aphorismes, ce n'est pas là l'essentiel. Ce dont il est ici question, c'est du sens et de l'origine de la vie de toutes les créatures, du souffle qui les anime, donc de Dieu, de l'Homme et du Verbe ; ce dont Clarice Lispector parle ce n'est pas seulement d'elle mais de nous tous, car en s'interrogeant elle nous interroge, et en se livrant nous découvre. Sa langue, d'ailleurs assez poétique, cherche à dire l'indicible, fouille et creuse la création littéraire, explore les pourquoi des comment, se perd, se retrouve, puis s'égare à nouveau... et comme Clarice n'est pas philosophe mais "simple" écrivain(e), elle le fait en créant un personnage : vague auteur de roman qui lui-même crée un personnage rêvant d'écrire un livre. Deux intermédiaires qui se font écho l'un l'autre, conversant de tout et de rien, comme du vide et du plein, mais surtout de l'impérieuse nécessité d'écrire, de sa difficulté aussi.
En lire un autre...

Clarice Lispector (1920-1977) ~ Un visage qui ne s'oublie pas...

Extrait d'un dialogue à trois entre Clarice Lispector, son Auteur fictif et Angela Pralini, le personnage de son personnage :

ANGELA. [...] Avoir un contact avec la vie animale est indispensable à ma santé psychique. Mon chien me revigore toute. Sans parler qu'il dort parfois à mes pieds en emplissant la chambre de sa chaude vie humide. Mon chien m'apprend à vivre. Il est seulement "étant". "Etre" est son activité. Et être est ma plus profonde intimité. Quand il s'endort sur mes genoux, je veille sur lui et sa respiration bien rythmée. Et — lui immobile sur mes genoux — nous formons un seul tout organique, une vivante statue muette. C'est quand je suis lune et suis les vents de la nuit. Parfois, à force de vie mutuelle, nous nous gênons. Mon chien est aussi chien qu'un homme et aussi homme. J'aime la chiennerie et l'humanité chaude des deux.
Le chien est un animal mystérieux parce qu'il pense presque, sans dire qu'il sent tout sauf la notion du futur. Le cheval, à moins qu'il soit ailé, à son mystère résolu en noblesse et le tigre est d'un degré plus mystérieux que le chien parce que son comportement est encore plus primitif.
Le chien — cet être incompris qui fait son possible pour expliquer aux hommes ce qu'il est...
L'AUTEUR. Le chien d'Angela semble avoir une personne en lui. Il est une personne enfermée par une condition cruelle. Le chien a une telle faim de gens et d'être un homme. C'est crucifiant ce manque de conversation d'un chien.
Si j'avais pu décrire la vie intérieure d'un chien, j'aurais atteint un sommet. Angela aussi veut entrer dans l'être-vivant de son Ulysse. C'est moi qui lui ai transmis cet amour pour les animaux.
ANGELA. [...] Moi et mon chien Ulysse nous sommes des corniauds. Ah, cette bonne pluie qui tombe. C'est une manne du ciel et seul Ulysse le sait aussi. Comme c'est joli de voir Ulysse boire une bière glacée. Un de ces jours cela va arriver : mon chien va ouvrir la bouche et parler. Ce sera magnifique. Ulysse est Malte, il est Amapà — il vit au bout du monde. Comment peut-il aller jusque là ? Il aboie carré — je ne sais pas si on peut comprendre ce que je veux dire. Lors de la coupe du monde, les pétards l'ont complètement affolé. Et ma tête est devenue toute carrée. J'essaie de comprendre mon chien. Il est l'unique innocent.
Je sais parler une langue que seul mon chien, mon cher Ulysse, mon bon maître, comprend. Par exemple : da coléba, toutiban, ziticoba, létouban, Atotoquina, zéfiram, Jétobabé ? Jétoban. Cela veut dire une chose que pas même l'empereur de Chine ne comprendrait.
Une fois il a eu une réaction inattendue. Bien fait pour moi. J'ai voulu le caresser, il a grondé. Et j'ai commis l'erreur d'insister. Il a fait un bond qui venait de ses profondeurs sauvages de loup et m'a mordu la bouche. J'ai eu peur et j'ai dû aller au dispensaire où l'on m'a posé seize points de suture. On m'a conseillé de donner Ulysse à quelqu'un puisqu'il était devenu un danger pour moi. Mais il se trouve que, depuis cet accident, je me sens encore plus unie à lui. Peut-être parce que j'ai souffert à cause de lui. La souffrance à cause d'un être approfondit le cœur dans le cœur.
L'AUTEUR. Angela et moi sommes mon dialogue intérieur — je converse avec moi-même. Je suis fatigué de penser les mêmes choses.

Clarice Lispector : Un souffle de vie (1978)
Traduction de Jacques et Teresa Thiériot (1998)
Aux Editions "Des femmes"

2015/02/07

João Ubaldo Ribeiro : vive le peuple brésilien

« L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation » (Ernest Renan, 11 mars 1882)

"Negroes washing
for diamonds"
John Mawe (1821)
Toi aussi tu verras qu'avec l'âge les occasions de t'enthousiasmer deviendront peu à peu de plus en plus rare : ça sera tantôt un petit air de guitare pas trop mal maîtrisé (si toutefois tu te rappelles des accords), tantôt une encore assez bonne performance sportive (à condition que ton arthrose le permette)... et tantôt la lecture d'un bouquin qui, malgré tout ce que tu auras déjà lu dans ta vie, t’enivrera de bonheur et te fera crier sur les toits : Ce livre est for-mi-da-ble !
Formidable, ce pavé de 600 pages l'est à plus d'un titre, d'abord par sa qualité d'écriture, son érudition et son humour délicieux, ensuite par le thème qui le parcourt, à savoir l'intrusion de la lutte des classes dans la formation du plus fumeux des concepts : l'identité nationale. Difficile en effet d'imaginer qu'au sein d'un pays aussi composite que le Brésil, cette identité soit demeurée si longtemps à l'image de l'aristocratie, puis de la bourgeoisie — blanche, riche, catholique et conservatrice —, sans admettre qu'elle ne fut utilisée qu'à seule fin d'affermir la domination d'une caste sur le reste de la population au prétexte que celle-ci n'était pas "brésilienne". Or, qui donc, de Manaus à Bahia et de Porto Alegre à Belém, a bâti la nation pierre à pierre ? Essentiellement des noirs et des aborigènes, tout un prolétariat maintenu des siècles durant dans l'ignorance et l'asservissement. Et qui s'enrichissait à leurs dépens ? Les brésiliens ! C'est-à-dire une poignée de rentiers, d'homme d'affaires, de banquiers, tous auréolés des vertus cardinales que sont le courage, la justice, la bonté, si si ! et tous défendant leurs intérêts exclusifs, je veux dire : "partageant les mêmes valeurs nationales". Bref, ce à quoi nous convie João Ubaldo Ribeiro à travers son opus, c'est à revisiter l'Histoire officielle qu'il considère comme un tissu de mensonges mis au service des puissants. Pour lui, l'âme d'une nation ne prend corps qu'au sein des opprimés et si "identité" il y a, alors elle se forge sur l'enclume des siècles à grands coups de conquêtes, fruits des combats menés par ceux qui n'ont rien contre ceux qui ont tout — car de quoi pourrait s'enorgueillir un pays sans les combats des femmes pour obtenir le droit de vote, des ouvriers pour le droit de grève, des journalistes pour celui d'informer, etc etc... 
Iconoclaste, subversif et drôlissime, voilà résumé en trois mots ce livre enthousiasmant : 















João Ubaldo Ribeiro : vive le peuple brésilien (1984)
Traduction de Jacques Thiériot (1989)
Aux Editions Belfond

2014/04/20

Heinlein fils de l'Homme

Un cratère de la planète Mars, astre errant de la guerre, porte son nom. Il est rare qu'une conversation portant sur l'écrivain américain Robert A. (Anson) Heinlein survive sans heurts à la vulgate commune, qui en fait un auteur de science-fiction au mieux militarisme, au médian fasciste, au pire que sais-je. 

Malgré ses quatre prix Hugo du meilleur roman de science-fiction, une poignée de Hugo et de Nebula, une forte rumeur dextre continue à lui coller aux doigts, pour mieux le mettre à l'index. Certes, son Starship Troopers (1959, en français Étoiles, garde-à-vous !) adapté par Paul Verhoeven a fait débat. C'est oublier un recul natif au roman, qu'on peut voir dans deux détails : la plupart des roughnecks de l'histoire, qui acquièrent le droit de citoyen par engagement militaire, sont d'origines étrangères. Ils  furent légions dans de nombreuses guerres occidentales, et les récentes guerres en Irak ont vu mourir force Latinos offrant leur vie contre un sésame yankee pour la famille. Et il y a cette anecdote, où le héros, conscrit brimé pour son treillis mal taillé, se voit répondre à l'intendance, pour un échange de costume, que, dans l'armée, il n'y a que deux tailles "la trop grande et la trop petite".

Qui a eu l'occasion de lire Podkayne, fille de Mars (1962, Podkayne of Mars), où l'auteur se place dans la peau d'une jeune diariste, ou Double Étoile (1956, Double Star), qui voit le "Grand Lorenzo", acteur xénophobe (anti-Martien) et imitateur courant le cacheton avec ses rêves de grandeur, évoluant vers un grand rôle imprévu d'ambassadeur des aliens... donc (la phrase précédente étant un peu longue), qui a eu l'occasion de lire sérieusement ces romans, peut voir chez Robert Heinlein une écriture humaniste. Eh oui. Carrément. Certes, nonobstant, ce n'est pas Arthur C. Clarke.

Hier à la librairie Entropie, la mémoire éponge de cratères défaillait pour citer intégralement ce programme heinleinien, un avatar de l'homme/femme compétent(e) :
"A human being should be able to change a diaper, plan an invasion, butcher a hog, conn a ship, design a building, write a sonnet, balance accounts, build a wall, set a bone, comfort the dying, take orders, give orders, cooperate, act alone, solve equations, analyze a new problem, pitch manure, program a computer, cook a tasty meal, fight efficiently, die gallantly. Specialization is for insects." [Time enough for love]
En d'autres termes :
« Tout être humain devrait être capable de changer une couche-culotte, de planifier une invasion, d'égorger un porc, de manœuvrer un navire, de concevoir un bâtiment, d'écrire un sonnet, de faire un bilan comptable, d'ériger un mur, de réduire une fracture [NDLR : le sens originaire du mot algèbre], de soutenir un mourant, de prendre des ordres et d'en donner, de coopérer ou d'agir seul, de résoudre des équations, d'analyser un problème nouveau, d'épandre du fumier, de programmer un ordinateur, de préparer un repas savoureux, de se battre efficacement, et mourir avec élégance. La spécialisation, c'est bon pour les insectes. » [Time enough for love]
Commencer par une couche-culotte, en passant par des rudiments d'arithmétique et de poésie, programme difficile à prêter à un militariste sang pour sang pur guerre. A l'un des très grands écrivains de science-fiction, plus. Ecce homo.

2013/09/15

Jorge Amado : Les deux morts de Quinquin-La-Flotte

« Je souhaiterais être mis en terre avec un jeu de cartes et un chapelet afin d'être prêt à toute éventualité… » (Buster Keaton)

Bon père et bon époux, Joaquim-Soarez-da-Cunha l'a été aussi longtemps qu'il a pu, supportant sans moufter l'autorité de sa femme, l'étroitesse d'esprit de sa fille, de son gendre et tutti quanti. Si au moins son travail lui avait procuré de temps en temps le réconfort qu'il ne trouvait plus chez lui, ou bien si des péripéties étaient parfois venues égayer son existence monotone, alors, peut-être que... mais non, au contraire, Joaquim-Soarez-da-Cunha se levait tous les matins sans entrain, enfilait machinalement son costard de cadre dy-na-mi-que, puis vissait à ses lèvres un sourire de façade et s'en allait bosser en traînant des pieds, l'âme en peine, ne croisant dans la rue, le tram ou les couloirs du bureau que des gueules en tout point semblables à la sienne, tristes à mourir, tous prisonniers de cette routine accablante, et désespérante, qui les tuait à petit feu les uns après les autres : nervous breakdown !
Aussi, aux alentours de la cinquantaine, après 25 ans de bons et loyaux services rendus aux Impôts, ce fonctionnaire modèle et bien noté décide de tout plaquer : marre de cette vie étriquée, étouffante, rasoir au possible ; soif d'aventure et de liberté, envie de respirer à nouveau l'air salin du grand large, de retrouver la joie toute simple de se sentir exister.
Quincas Berro D'Água' (2010)
Affiche du film de Sérgio Machado 
Une fois sa décision prise de rendre au diable ce qui lui appartient, jamais plus Joaquim-Soarez-da-Cunha ne remettra les pieds au domicile conjugal, préférant mille fois à cet enfer domestique le pucier d'un infâme taudis des bas-fonds de Bahia, et troquant par la même occasion la compagnie de ses collègues pour celle des loqueteux et autres putains du Tabuão, quartier sordide où, pochard parmi les pochards, il passera les dix dernières années de sa vie, les meilleures d'entre toutes. Finies pour lui les contraintes, les entraves de toutes sortes, les comptes à rendre du soir au matin, à l'épouse, au patron, à l'Etat... Ici, au Tabuão, nul besoin de papiers d'identité, la nouvelle famille de Joaquim-Soarez-da-Cunha l'adopte sans lui poser la moindre question et, aux fonts baptismaux d'un comptoir qu'assidûment il fréquente, le baptise simplement Quinquin-La-Flotte, eu égard à son horreur de l'eau.
Dix ans de bonheur et d'ivresse, entouré d'amour et d'amitié, et puis la mort qui survient sans prévenir : une intime de Quinquin le découvre un matin, raide et froid dans son lit, une bouteille à la main et un sourire aux lèvres. Aussitôt la nouvelle se répand à travers les rues du quartier, courant d'un bistrot l'autre, de bouche à oreille, laissant derrière elle un goût d'amertume, un sillage de tristesse... qu'on noie dans les pleurs et l'alcool.
A l'autre bout de la ville, chez les Da-Cunha, la mort de Quinquin suscite en revanche beaucoup moins de peine que d'effroi. Car tandis qu'ils s'efforçaient de cacher aux yeux du monde entier ses frasques d'alcoolique, qu'ils le prétendaient même décédé depuis dix ans, patatras ! le mort resurgit d'entre les vivants. Quelle plaie ! Et quels tracas ! Dès lors, mentalité bourgeoise oblige, l'encombrant cadavre de feu Joaquim-Soarez-da-Cunha devient le sujet de mesquines discussions d'argent et de bienséance. On prévoit de l'enterrer en toute discrétion, et à moindre coût, cela va sans dire, mais dignement quand même, en bons catholiques soucieux du qu'en-dira-t-on. Tout est alors prévu, calculé, préparé aux petits oignons... et puis tout part en sucette quand quatre compères de Quinquin, tous ronds comme des barriques, débarquent à la veillée funèbre...

Quinquin-La-Flotte (Paulo José), Martin-le-Caporal (Irandhir Santos)
Vent-Follet (Luis Miranda), Cosmétique (Frank Menezes) et Bel-Oiseau (Flávio Bauraqui)



Un récit plein d'humour, une farce rabelaisienne où, derrière le masque du clown, se cache la profonde humanité d'Amado, ainsi qu'une interrogation sur le sens de la vie et la relation à la mort.

Les premières pages du livre (après une longue mais très intéressante préface du Pr. Roger Bastide) :
I

Les circonstances qui ont entouré la mort de Quinquin-La-Flotte restent jusqu'ici très confuses. Il y a des doutes à dissiper, des détails absurdes, des contradictions dans les dépositions des témoins, des lacunes diverses. Aucune certitude en ce qui concerne l'heure, le lieu et les dernières paroles. La famille, appuyée par des voisins et des connaissances, maintient avec intransigeance la version d'une mort tranquille un beau matin, sans témoins, sans éclat, sans paroles, qui aurait eu lieu quelque vingt heures avant l'autre mort dont la nouvelle fut propagée et commentée au déclin d'une nuit où la lune s'abîma dans les flots et où des faits mystérieux se produisirent au large des quais de Bahia. Et pourtant, entendues par des témoins dignes de foi, abondamment glosées le long des rampes et jusque dans les impasses les plus reculées, ses dernières paroles furent colportées de bouche en bouche car elles représentaient, de l'avis de ces gens-là, autre chose que de simples adieux à ce monde : un "message au contenu profond", comme dirait un jeune auteur de notre temps.

Une foule de témoins dignes de foi, au nombre desquels le patron Manuel et Quitéria-l'oeil-écarquillé, qui n'a pas deux paroles... Néanmoins il est des gens qui refusent toute authenticité, non seulement aux propos si admirés, mais aussi à tous les événements de cette nuit mémorable où, à une heure incertaine et dans des conditions discutables, Quinquin-La-Flotte plongea dans la mer de Bahia et partit pour l'éternel voyage dont on ne revient plus jamais. Le monde est ainsi, peuplé de gens sceptiques et qui nient par manie : tels des bœufs liés au joug, ils sont rivés à l'ordre, à la loi, aux façons de procéder courantes, et au papier timbré. On brandit triomphalement le certificat de décès signé par le médecin peu avant midi et avec ce simple papier — pour la seule raison qu'il comporte des caractères imprimés et des timbres fiscaux — on tente d'effacer les heures intensément vécues par Quinquin-La-Flotte jusqu'à son départ librement et spontanément décidé par lui, comme il ressort de la déclaration qu'il fit à haute et intelligible voix à ses amis et aux autres personnes présentes. [...]
(Jorge Amado, Quinquin-La-Flotte, 1961)