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2013/09/28

Spacca : Jubiabá (BD)

Arrivée en banlieue parisienne trois semaines jour pour jour après avoir été glissée dans une boîte postale de la banlieue de São-Paulo, cette BD a parcouru 9500km, franchi deux océans et traversé sept méridiens à la vitesse éclair de 19 kilomètres à l'heure, sans doute un record dans le genre, mais ce n'est pas la raison pour laquelle on en va parler.
Introuvable en France, et pas même disponible sur le Web, Jubiabá m'a donc été envoyée par l'auteur, João Spacca de Oliveira, lequel a répondu à ma demande à la façon des brésiliens : avec amabilité, obligeance et simplicité. Merci à lui, ou muito obrigado, comme on dit là-bas.
Ceci étant, il ne faudrait pas croire qu'un excès de complaisance pour l'auteur, voire même de sympathie pour l'homme, m'incite à louer ici son adaptation du livre éponyme de Jorge Amado. Chacun pourra en effet juger un peu plus bas de la qualité graphique de ses dessins ou de l'harmonie de ses couleurs : un régal pour les yeux. Concernant le scénario, nécessairement condensé, il est aussi fidèle que possible à l'original : on y retrouve non seulement chaque épisode de la vie mouvementée d'Antonio Balduino, mais aussi la plupart des personnages du roman et les multiples endroits qu'ils fréquentent. Enfin, et c'est peut-être là le plus important : la sensibilité avec laquelle Spacca a su retranscrire l'univers d'Amado, ce mélange de violence et d'amour dans le Brésil des années vingt et trente, aussi ce constant souci du bien et du mal, et cet espoir de voir poindre un jour des lendemains qui chantent. Au fond, tout bien pesé et tout bien réfléchi, peu importe le talent des uns ou le génie des autres... mais que l'humanité d'un homme fasse écho à celle d'un autre homme à travers le temps et l'espace, voilà, oui voilà ce qui est vraiment beau.

Précisons encore que João Spacca de Oliveira a consacré à cet ouvrage un an et  demi de sa vie, dont six mois de recherches et de préparation, plus douze autres mois pour dessiner et colorier chacune des 81 planches ; qu'il s'est inspiré, entre autres choses, des magnifiques photos du français Pierre Verger et des chansons de Dorival Caymmi, célèbre auteur-compositeur de saudades, l'équivalent des fados portugais ; aussi que nous espérons vivre assez vieux pour voir fleurir un jour Jubiabá dans les bacs des librairies françaises ; et enfin qu'il a été extrêmement difficile de choisir quelles planches ou vignettes offrir en partage, tant elles sont presque toutes réussies, hormis quelques-unes peut-être un peu bâclées... Um abraço.
~o~O~o~O~o~

Le petit Antonio Balduino, ici avec Zé-la-Crevette, son professeur de guitare et de capoeira : 

© Spacca - 2009

Celui qu'on appelle Jubiabá, guérisseur et maître de cérémonies Candomblé :

"Son oeil de piété est parti. Seul est resté celui de la méchanceté."
      
Après l'internement de sa tante, Baldo est conduit par mame Augusta dans la maison du conseiller Pereira :

© Spacca

Il y rencontre Lindinalva, la fille du conseiller, l'amour de sa vie, la fièvre de ses nuits... un rêve inaccessible : 

"Après avoir reçu une terrible raclée, ce n'était pas le corps d'Antonio Balduino
qui souffrait. C'était surtout le cœur qui lui faisait mal, parce qu'ils n'avaient
pas confiance en lui. Et il engloba ces Blancs, qu'il appréciait jusqu'alors, dans
la haine qu'il portait à tous les autres."









Mal-aimé dans son nouveau foyer, Baldo fugue avant qu'on ne le chasse. Il découvre alors la liberté de la rue et les moyens d'y survivre avec la fine fleur des pavés : Zé-la-Cosse, Le-Gros, Viriato-le-Nain, Philippe-le-Beau et Rozendo :
© Spacca


Un peu plus tard, la vie du champion connaît des hauts et des bas :

© Spacca


Avec de la violence policière en veux-tu en voilà :

© Spacca


Aussi des rires et des larmes :

© Spacca


Une fuite éperdue à travers la forêt :

© Spacca

Et finalement la prise de conscience, juste avant l'engagement politique :

Traduction :

-Les ouvriers sont une immense majorité dans le monde et les riches une petite minorité. Alors pourquoi les riches sucent la sueur des pauvres? Pourquoi cette majorité travaille stupidement pour le confort d'une minorité? Tous les ouvriers, les intellectuels pauvres, les paysans et les soldats doivent s'unir contre le Capital...
-Que signifie être contre le Capital ?
-"Capital" et "Riches" ça veut dire la même chose...
-Ah, alors je suis contre aussi...

Jubiabá (Bahia de tous les saints), 96 pages parues aux Ed. Quadrinhos na Cia, en 2009. 
Illustrations et adaptation de Spacca ©, d'après l'oeuvre de Jorge Amado.

Les maisons Casterman, Dargaud, Dupuis, Delcourt ou Glénat sont priées de contacter urgemment les Editions Schwarcz LTDA, à São Paulo, afin de récupérer les droits de cette bande dessinée pour la mettre à disposition du public français, lequel leur vouera alors une reconnaissance éternelle : 

© Spacca

2013/03/12

Jorge Amado : Bahia de tous les Saints

"Magnifique et étourdissant. S'il est vrai que le roman est avant tout action, celui-ci est un modèle du genre. Peu de livres s'éloignent autant des jeux gratuits de l'intelligence."
Le jeune philosophe en devenir qui parlait ainsi, dans l'Alger Républicain, en 1939, était l'exact contemporain d'Amado, un homme de cœur et d'esprit, à la fois sensible et intelligent, de gauche évidemment, aimant la vie, la liberté et le soleil d'Oran ; c'était aussi un homme de paix et de justice, compatissant à la misère d'autrui, sachant opposer la raison à la violence et la révolte à l'absurde, tout en restant lucide et malgré tout heureux, je veux dire le futur prix Nobel prématurément disparu : Albert Camus. Et il avait raison, ce livre d'Amado, le quatrième d'une longue série, écrit à l'âge de seulement 23 ans, est effectivement magnifique, étourdissant... et bouleversant.
Sans doute l'enfance difficile de Camus, sa douloureuse expérience de la pauvreté familiale, l'ont-elles rendu particulièrement réceptif à l'histoire d'Antonio Balduino, le personnage central de ce roman, un orphelin pauvre et noir dont la vie n'est qu'une succession d'épreuves.
Elevé par sa tante paternelle jusqu'à sa onzième année, Antonio Balduino, dit Baldo, fréquente moins volontiers les bancs des écoles que les rues malfamées du quartier où il vagabonde à longueur de journée, préférant s'initier à l'art de la savate, ou bien à gratter la guitare, plutôt qu'apprendre à lire et à écrire. A quoi bon l'école, en effet, si elle ne sert qu'à devenir l'esclave d'un patron ? Pourquoi gaspiller sa jeunesse entre quatre murs quand l'avenir est déjà tracé : cireur de chaussures, ouvrier d'usine ou débardeur de quais trimant du matin au soir pour un salaire de misère. Il n'y a rien autour de l'enfant qui puisse l'inciter à l'étude, pas le moindre exemple de réussite sociale, rien qui ne soit susceptible de l'encourager, ni de susciter en lui le rêve et l'espoir. Rien ? Pas tout à fait, non. Il y a les histoires que les vieux racontent, assis sur le pas de leur porte, et que Balduino écoute avec attention : des aventures de brigands et d'esclaves révoltés qui le font frémir de la tête aux pieds. Aussi, très tôt, Baldo n'a-t-il qu'une seule ambition, celle de devenir à son tour un bandit de grand chemin dont les exploits seront chantés d'un bout à l'autre du pays.
Tout bascule pour lui du jour où sa tante, frappée de folie, est internée dans un asile. Recueilli par une famille riche et blanche des beaux quartiers (pléonasme), il y est bien traité mais s'y sent prisonnier comme l'oiseau en cage. Seule l'immédiate amitié qu'il éprouve pour Lindinalva, la fille de son hôte, l'empêche de s'enfuir à peine arrivé dans sa nouvelle résidence. Et puis, les mois et les années s'écoulent. Nourri, logé, instruit, blanchi en échange de menus services domestiques, Baldo grandit vite. Il a maintenant quinze ans, Lindinalva trois de plus. Un jour, soupçonné à tort d'avoir de mauvaises intentions à l'égard de la donzelle, il reçoit une monumentale raclée durant laquelle on lui fait cruellement ressentir et la couleur de sa peau et son statut social. Comprenant dès lors que sa place n'est plus ici - et qu'elle ne l'a d'ailleurs jamais été -, il détale le lendemain matin, sans demander son reste, n'emportant dans son baluchon que la haine des blancs et le souvenir de son amour pour Lindinalva qui le hantera longtemps... très longtemps.
Commence alors pour lui une vie d'errance et de vagabondages. A quinze ans, chef respecté d'une bande de voyous pas vraiment méchants, il couche à même la rue dans des papiers journaux, tend une main aux passants et tient dans l'autre un couteau. Gamin paumé en quête d'identité, n'ayant cesse de donner un sens à sa vie, il devient tour à tour champion de boxe, inventeur de chansons, marin d'eau douce, employé de plantation et lutteur de fête foraine. A vingt ans et des brouettes, Antonio Balduino a vécu plus d'aventures qu'il n'en a jamais rêvé. Il a parcouru le Nordeste de fond en comble, mais sans jamais trouver "sa maison". Il a fait l'amour sur les plages, sous des portes cochères et dans le galetas des putains, mais s'il a serré mille et une femmes dans ses bras c'est toujours à l'obsédante Lindinalva qu'il songeait. Aussi, apprenant qu'elle est à présent mourante et abandonnée de tous, se précipite-t-il aussitôt à son chevet. Trop tard. Elle meurt dans ses bras sans qu'il puisse la sauver, mais en lui promettant toutefois d'élever et de protéger son gosse comme son propre fils.
C'est le déclic. Pour honorer sa promesse, Antonio Balduino devient docker sur le port de São Salvador da Bahia, là-même où étaient débarqués les esclaves africains à peine deux siècles plus tôt, et là-même où leurs descendants travaillent toujours aussi dur pour toujours aussi peu. Comme quoi on a beau courir et courir encore comme un Noir en fuite, un jour ou l'autre l'histoire finit par vous rattraper... Et Balduino, qui se croyait jusqu'alors aussi libre que l'air, va bientôt se découvrir enchaîné, sans autre alternative que se révolter ou se soumettre aux fers.
Un jour, pour arracher quelques sous de plus à la Compagnie, les conducteurs de tramway cessent subitement leur travail. Ils sont suivis par le personnel de l'Electricité, du Téléphone et des manufactures, puis par les taxis, les coursiers, les commis boulangers. A mesure que le pays se paralyse, Baldo s'éveille peu à peu à la politique. D'abord entraîné à son corps défendant dans la grève générale, il y prend vite goût et même s'y épanouit. N'hésitant plus à s'exprimer dans les meetings, il lui suffit de raconter simplement ce qu'il a vu durant son périple pour entraîner derrière lui, en meneur d'hommes qu'il a toujours été, les plus indécis des grévistes. Car si les cinq années passées à vadrouiller lui ont beaucoup appris, l'enfant qu'il était jadis a moins changé qu'il n'y paraît : il a seulement mûri. Ses qualités naturelles ayant gagnées en maturité, il ne se soustrait plus à la réalité mais l'assume, ne songe plus au suicide mais se bat, ne fuit plus mais fait face. C'est à présent un homme. Et son âme, qui n'avait vocation ni à être asservi ni à faire le mal, a fini par trouver dans le Syndicat la maison qu'elle cherchait depuis longtemps, celle du peuple auquel elle appartient.

Ecrit durant les années 30, à une époque de fort clivage politique et de poussée existentielle, on pourrait croire que ce livre a plutôt mal vieilli. Nenni ! Un tour en carriole de l'autre côté du périph convaincra quiconque du contraire. Dans ce qu'on appelle les ZUP ou les ZEP se trouvent encore des Baldo par dizaines, d'authentiques voyous ou des mauvais garçons au cœur tendre, tous à l'image des personnages de cet excellent roman d'Amado, traité de bout en bout à la manière du combat de boxe sur lequel s'ouvre en trombe le premier chapitre. Un roman sans temps mort ni fioriture littéraire, mais rythmé, vif et direct, comme le coup sec à l'estomac qu'Antonio Balduino balance à son adversaire allemand, cependant que la foule massée sur les bancs beugle en chœur :

      - Descends-le ! descends-le ! Vas-y Baldo ! Rentre dedans !