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2014/05/08

Jorge Amado : Gabriela, girofle et cannelle

« Il y a des fleurs qui sont belles tant qu'elles sont sur les branches, dans les jardins, mais quand on les met dans des vases, même s'ils sont en argent, elles se fanent et périssent »
(Un personnage du roman, parlant de Gabriela à propos de son futur mariage)

Jorge Amado n'aimait pas beaucoup qu'on dise de Gabriela, girofle et cannelle qu'elle marquait un tournant dans son oeuvre, et pourtant il y a bien un avant puis un après-Gabriela.  Et pas que dans son oeuvre, d'ailleurs : dans sa vie aussi.
Ecrit en 1958, donc juste après la rupture d'Amado avec le Parti Communiste Brésilien, ou du moins l'arrêt de ses activités militantes, Gabriela inaugure une série de romans où non seulement l'humour devient une de leur composante essentielle, mais où la création littéraire, à présent libérée des contraintes artistiques du Parti, se fait plus débridée, le ton plus enjoué, la plume plus légère : Gabriela est le livre d'un homme qui vient de rompre avec une longue dépendance et ne maîtrise pas encore tout à fait cette nouvelle liberté. Le début du roman est en effet confus, voire brouillon, et la lecture plutôt laborieuse : impression de lire le premier ouvrage d'un auteur débutant, d'un jeune homme plein d'allant et de bagout, enthousiaste comme s'il était soûl. Et puis, peu à peu, au fil des pages, Amado trouve son rythme de croisière, en même temps qu'il adopte et peaufine le style qui sera désormais le sien : la farce sociale. Finis pour lui les pronunciamientos, les manifestes politico-romanesques, le credo coco... A présent libre de dire ce qu'il veut comme il veut, Jorge Amado prend le parti du rire : il s'anarchise, s'amuse et s'encanaille, mais sans pour autant renoncer à défendre la cause des opprimés et plus généralement les idéaux de gauche, au premier rang desquels, bien sûr, la Liberté.
L'histoire de Gabriela, girofle et cannelle débute et s'achève au milieu des années vingt, dans la ville portuaire d'Ilhéus, à environ 300km au sud de Bahia.
Tout commence par un triple événement :

a) un mari trompé tue à coups de revolver sa femme adultère et son jeune amant.

b) le syrien Nacib Achcar Saad, patron d'un bistroquet, se retrouve soudain privé de cuisinière à la veille d'un banquet prévu de longue date.

c) le progressiste Mundinho Falcão, fils cadet d'une richissime famille carioca, revient à Ilhéus avec la ferme ambition de la gouverner bientôt.

De la gouverner et de l'administrer pour la moderniser. Car la ville d'Ilhéus est une société encore semi-féodale, archaïque et patriarcale, dominée par de vieux fazendeiros tout-puissants, héros légendaires d'un temps révolu où la terre s'acquérait l'arme au poing et où la plus infime des offenses, le moindre différend se lavaient dans un bain de sang. Or, si avec Mundinho Falcão arrivent les idées de réformes et de développement industriel, donc de progrès économiques, c'est grâce à Gabriela, une fille simple et spontanée, issue du peuple comme il se doit (et un peu aussi à Nacib, un étranger — tout un symbole) qu'arrivera le progrès sociétal, l'évolution des mœurs et des mentalités.

Gabriela vient du Sertão : poussée par la sécheresse et la famine à chercher du travail ailleurs, elle débarque à Ilhéus les pieds nus, toute de haillons vêtue et le visage caché derrière une épaisse couche de poussière. Recrutée par Nacib pour remplacer sa vieille cuisinière, puis installée dans une pièce au fond du bistrot, Gabriela se révèle bientôt être aussi bonne aux fourneaux qu'au plumard. Une perle rare et convoitée dont Nacib Achcar Saad tombe rapidement amoureux, mais amoureux-fou au point d'en faire d'abord son épouse, puis, comme cela arrive souvent, de vouloir en faire "sa chose" : madame Saad doit s'habiller comme ceci, marcher comme cela, côtoyer ces gros-bonnets-ci plutôt que ces va-nu-pieds-là, etc. Dans ces conditions le climat du couple se dégrade assez vite car, malgré ses nombreux efforts, Gabriela ne peut pas être autre qu'elle n'est : une jeune femme libre comme l'air et franche comme l'eau, qui n'entend rien aux conventions sociales de la bonne société, ni à l'hypocrisie des gens bien-pensants. Aussi, bien qu'éprouvant toujours l'un pour l'autre des sentiments amoureux, Gabriela et Nacib-le-Cornu se séparent sans faire trop d'esclandre... avant de se rabibocher à nouveau, mais cette fois-ci en union libre et sans exigence de fidélité, célébrant ainsi la victoire de l'amour et de la liberté.

Sur fond de politique politicienne, de gueuletons généreusement arrosés et de sexe à gogo, Gabriela, girofle et cannelle est donc bel et bien, quoiqu'en dise Amado, un livre de ruptures : rupture du contrat de travail entre Nacib et Josefina, sa vieille cuisinière ; rupture de Manuela d'avec son père trop autoritaire ; rupture des traditions électorales où l'on votait toujours pour les caciques locaux ; rupture des liens sacrés du mariage entre Nacib et Gabriela... (et, simple coïncidence, fruit du seul hasard : rupture entre Jorge Amado et le Parti Communiste Brésilien).

En extrait, non pas un portrait de Gabriela mais de Manuela, une autre figure féminine importante du roman. Manière d'illustrer le contraste de générations entre une mère et sa fille, le tout agrémenté de quelques us et coutumes locales :

Photographies de l'italo-brésilien Giancarlo Mecarelli (www.fromparaty.com.br)

Dans la nuit sans lune, une silhouette, svelte et intrépide, escaladait les rochers. C'était Malvina, nu-pieds, tenant ses souliers à la main, le regard décidé, à une heure où les jeunes filles sont au lit en train de rêver, dans leur sommeil, d'études, de fêtes, de mariage. Malvina rêvait tout éveillée en gravissant les rochers.
Il y avait là une cavité creusée dans la pierre par les tempêtes, formant un large siège face à l'Océan. Des amoureux s'y asseyaient, les pieds au-dessus de l'abîme. En bas les vagues se brisaient et tendaient leurs blanches mains d'écume en appelant. C'est là que Malvina alla s'asseoir, comptant les minutes, attendant avec anxiété.
Son père était entré dans sa chambre, silencieux et dur. Il lui avait pris ses livres, ses revues et avait cherché des lettres, des papiers. Il ne lui avait laissé que quelques journaux de Bahia et la douleur, la révolte de la chair meurtrie, noire de coups. Le petit mot d'amour — « Tu es la vie que je retrouve, avec la joie que j'avais perdue, l'espérance qui était morte. Tu es tout pour moi» — et elle l'avait gardé sur son sein. Sa mère aussi était venue lui apporter de la nourriture et lui donner des conseils. Elle avait parlé de mourir. Etait-ce une vie pour elle, entre un tel père et une telle fille, entre deux orgueils ennemis, deux volontés inébranlables, deux poignards dégainés ? Elle priait les saints de lui permettre de mourir. Oh ! pour ne pas voir s'accomplir de destin inéluctable, pour ne pas voir arriver l'inexorable malheur !
Elle avait embrassé sa fille et Malvina lui avait dit :
- Malheureuse comme vous, jamais je ne le serai, mère.
- Ne dis pas d'absurdités.
Elle ne dit plus rien car l'heure du choix était arrivé. Elle partirait avec Rômulo, elle irait vivre.
[...] De qui Malvina tenait-elle cet amour de la vie, ce désir anxieux de vivre, cette horreur de la soumission, cette répugnance à baisser la tête et la voix en présence de Melk [son père] ? De lui-même peut-être. Très tôt, elle avait détesté la maison et la ville, les lois et les mœurs, l'existence humiliée de sa mère tremblant devant Melk, toujours consentante, jamais consultée pour les affaires. Il arrivait et lui disait d'un ton autoritaire :
- Prépare-toi. Aujourd'hui, nous allons à l'étude de Tonico signer un acte.
Elle ne demandait pas de quel acte il s'agissait, si c'était un achat ou une vente. Elle ne cherchait pas à le savoir. Sa distraction, c'était l'église. Melk avait tous les droits, il décidait de tout. Sa mère s'occupait de la maison, c'était son seul droit. Son père fréquentait les cabarets et les bordels, se payait des prostituées, jouait dans les hôtels, dans les bars, tout en buvant avec des amis. Pendant ce temps, sa mère dépérissait à la maison, écoutait et obéissait. Pâle et humiliée, résignée à tout, elle avait perdue la volonté et n'exerçait même aucune autorité sur sa fille. Malvina s'était juré, encore toute jeunette, qu'avec elle il en irait autrement. Elle ne s'était pas soumise. Melk accédait à certains de ses désirs et parfois restait à l'observer, pensif. Il se reconnaissait en elle à certains détails, dans le désir de s'affirmer. Mais il la voulait soumise. Quand elle lui avait fait part de son désir d'entrer au lycée, puis à la faculté, il avait décrété :
- Je ne veux d'une fille docteur. Tu iras au collège des bonnes sœurs pour apprendre à coudre, à compter, à lire et à pianoter. Tu n'as pas besoin d'autre chose. Une femme qui prétend au titre de docteur est une tête folle qui cherche sa perdition.
Elle avait pu observer la vie des autres dames, semblable à celle de sa mère. Soumises à leur maître. Pire que si elles étaient nonnes. Malvina s'était juré que jamais, au grand jamais, elle ne se laisserait asservir. Dans la cour du collège, bavardaient, juvéniles et souriantes, des filles de riches. Leurs frères étaient à Bahia, au lycée ou en faculté. Ils avaient droit à des subsides, dépensaient de l'argent, faisaient ce que bon leur semblait. Leur seule prérogative à elles était cette brève période de l'adolescence. Les fêtes du Club Progrès, les amourettes sans conséquences, les billets doux échangés, les timides baisers dérobés au cinéma, en matinée, ou parfois, plus prolongés, dans les portails des jardinets. Un jour, le père arrivait avec un ami. Finies les amourettes. Les fiançailles commençaient. Si elles refusaient, le père les contraignait. Il advenait parfois que l'une épousât son amoureux quand le jeune homme plaisait aux parents. Mais cela ne changeait rien. Que le mari fût présenté et choisi par le père ou que ce fût l'amoureux envoyé par le destin, le résultat était le même. Une fois mariés, il n'y avait aucune différence. Le mari était leur maître et seigneur, il faisait la loi et voulait être obéi. Pour lui, tous les droits, pour elles le devoir, le respect. Gardiennes de l'honneur de la famille, du nom de leur mari, responsables de leur intérieur et de leurs enfants.
[...] Malvina détestait ce pays, cette ville de rumeurs et de commérages. Elle détestait cette vie et s'était mise à lutter contre elle. Elle avait commencé à lire. João Fulgêncio la guidait en lui recommandant des livres. Elle découvrit qu'au-delà d'Ilhéus, il y avait un autre monde où la vie était belle, où la femme n'était pas une esclave. De grandes villes où l'on pouvait travailler, gagner son pain et sa liberté. Elle ne regardait pas les hommes d'Ilhéus. Iracema la surnommait « la vierge de bronze », le titre d'un roman, parce qu'elle n'avait pas d'amoureux. [...] Elle aimerait celui qui lui offrirait le droit de vivre, qui la libérerait de la crainte d'avoir le sort de toutes les femmes d'Ilhéus. Il valait mieux devenir une vieille fille tout de noir vêtue, toujours fourrée à l'église, plutôt que de mourir comme Sinhàzinha, d'un coup de revolver.

Jorge Amado : Gabriela, girofle et cannelle - Chronique d'une ville de l'Etat de Bahia (1958)
Traduction de Georges Boisvert
Editions Stock

« La pauvresse s'est muée en jeune et jolie mulâtresse au parfum de girofle et au teint de cannelle » 
(Jorge Amado)

2013/06/01

Jorge Amado : Le Vieux Marin

Le capitaine au long cours, Vasco Moscoso de Aragon, est-il un enfumeur de première ou bien, ainsi qu'il le prétend, le plus extraordinaire des marins ? C'est la question qui tourmente les habitants du Faubourg de Péripéri du jour où il débarque chez eux, à l'improviste, avec sa malle remplie de vieux souvenirs maritimes et sa bouche toute pleine d'aventures fabuleuses. Son bagout, tout comme sa prestance, lui assurent d'emblée une renommée certaine auprès des retraités de cette bourgade un peu endormie des bords de mer brésiliens. Et on vient de toute part, de plus en plus nombreux, l'écouter chez lui, le soir à la veillée, en sirotant un grog au cognac portugais, pelures d'orange et sucre roussi. Là, devant l'auditoire attentif, le pseudo-capitaine affirme avoir navigué sur les cinq océans, dit aussi avoir tâté de l'opium en Extrême-Orient, affronté les tempêtes, les icebergs et les requins de la Mer Rouge. Il assure encore avoir accosté à Shanghai, Hong Kong, Odessa, Calcutta, fréquenté tous les ports du monde et même conquis toutes leurs femmes. Mais si ses histoires de mer en fascinent beaucoup parmi son public, elles ne tardent pas non plus à en irriter quelques-uns, et notamment l'ancien fonctionnaire Chico Paceco, la plus illustre des figures de Péripéri, du moins jusqu'à l'arrivée du soi-disant capitaine. Exaspéré d'être ainsi relégué au second plan par le nouvel arrivant, incapable de s'incliner devant un talent de conteur très largement supérieur au sien, tout simplement jaloux, Chico Paceco n'aura de cesse que de briser la nouvelle icône du Faubourg et, afin de prouver l'imposture, en homme acharné qui cherche et qui trouve, finira bientôt par découvrir la véritable identité de son rival lors d'un voyage à Bahia. Seulement voilà, bien qu'à présent démasqué, ce dernier n'en perd pas pour autant de sa superbe. Mieux, il persévère si bien dans ses mensonges, y croit lui-même si fort, qu'une bonne moitié de la population lui maintient toujours sa confiance. Dressée face à elle, l'autre moitié de la population - rationalistes obtus et matérialistes bornés - se déchaîne à tout-va, la haine aux yeux et l'injure à la bouche : Imbéciles ! Gobeur-de-mouches ! Sombres crétins ! La tension monte alors d'un cran à Péripéri et on en vient presque aux mains entre partisans du captain et farouches opposants. Heureusement, survient un événement inattendu, mais ô combien opportun, grâce auquel va pouvoir être enfin tranchée la question de savoir qui dit vrai, qui dit faux. Obligé en effet d'assumer le commandement d'un navire de la Compagnie Maritime, le prétendu capitaine surmonte ses appréhensions et prend la mer pour la première fois de sa vie ! Evidemment, là aussi, la supercherie a tôt fait d'être éventée par l'équipage du bateau, sinon par ses passagers. Les scènes se succèdent alors au gré des flots et des escales ; des scènes épiques, cocasses, drolatiques... jusqu'à l'apothéose finale qui verra le triomphe de l'excentricité sur la raison, du rêve sur le réel et de la fiction sur la réalité.

Le vieux marin, un livre qu'on peut donc lire comme une espèce d'hommage rendu à la littérature par l'un de ses plus brillants représentants. Aussi une fable irrésistible qui nous fait rire, sourire et réfléchir. Enfin, un excellent moyen de réviser le bac philo, avec ces quelques bons thèmes à creuser : Qu'est-ce que la vérité ? Avons-nous le devoir de la chercher ? Faut-il lui préférer le bonheur ? Peut-on avoir raison contre les faits ? Les apparences sont-elles trompeuses ? ... et cætera et cætera, comme disait Lucrèce.

En extrait, cet épisode mémorable au cours duquel le capitaine Vasco se promène dans Recife en compagnie d'une certaine Clotilde, dont il est amoureux, et de son chien Jasmin, qu'il n'apprécie pas beaucoup :

[...] Jasmin, l'unique défaut qu'il trouvait à Clotilde, s'échappa des mains de sa maîtresse pour participer, évidemment sans aucune chance de succès, à la compétition engagée pour conquérir une chienne en rut, une fox de taille moyenne et de race douteuse. A moins que Jasmin ne compte sur sa noblesse orientale, son exotique beauté, pour éblouir la femelle convoitée, trois fois plus haute que lui, comment imaginer qu'il puisse rivaliser avec un boxer qui montrait les crocs, un fox qui semblait avoir des droits maritaux et être prêt à les défendre, et deux bâtards ? L'un, énorme, avec du sang danois dans les veines, qui grondait vers le boxer, l'autre l'air le plus vaurien du monde, un vrai bâtard, l'œil cynique et le museau sympathique. Ce dernier et le fox à l'air de mari étaient dans l'expectative, attendant l'issue du combat qui se déroulait entre les deux champions poids lourds, le boxer et l'énorme bâtard. Le plus probable était qu'ils feraient match nul, tous les deux mis hors de combat, leurs noms rayés de la liste des prétendants. Aussi, le fox et le plus petit des bâtards se mesuraient, se préparant déjà au second round qui déciderait de la propriété de la chienne. Quant à elle, elle paraissait ravie qu'on se dispute ainsi ses faveurs. Elle les encourageait, même son mari, une dévergondée.
La situation changea du tout au tout quand Jasmin décida de poser sa candidature, d'un saut spectaculaire qui l'amena au milieu des combattants. La chienne lui sourit d'un air satisfait, le stimulant. Un bref instant Vasco eut l'espoir de voir le pékinois  mis en morceaux, sans merci, par le boxer et le sang-mêlé, avec l'aide efficace du fox et du petit bâtard. Mais ça n'arriva pas. Les soupirants paraissaient avoir tout leur temps, ils ne se décidaient pas, ils se contentaient de grogner, de montrer les dents, de temps en temps quelques aboiements. D'ailleurs, celui qui aboyait le plus, agressif, était Jasmin.
Quand elle le vit au milieu du cercle, entre les quatre rudes lutteurs, Clotilde fut près d'avoir une crise de nerf. De petits cris hystériques s'échappaient de ses lèvres, elle tendit les bras disant "Jasmin, Jasmin" d'une voix mourante, se laissa tomber sur un banc, prête à s'évanouir. Elle se tourna vers le commandant :
  "Sauvez le pauvre petit, pour l'amour de Dieu !"
Ses yeux suppliants, le ton sans réplique, décidèrent Vasco. C'était un vœu fou, comment pénétrer dans ce cercle de désir et de haine et en retirer le virulent pékinois dont la bravoure frôlait la témérité ? Il chercha autour de lui une branche morte et, ainsi armé, avança sur les chiens.
Son irruption inattendue provoqua la pagaille et la confusion. Le boxer relâcha sa garde, recula d'un pas et le gros bâtard en profita pour l'attaquer par derrière. Jasmin, se sentant l'objet des manœuvres du commandant, se jeta en avant et percuta contre le fox, ils roulèrent tous les deux dans les plates-bandes. Le déluré petit bâtard en profita pour entraîner la femelle si sollicitée et la conduire dans une ruelle proche, plus calme et plus favorable à l'amour. Le commandant parvint à saisir la laisse de cuir et à arracher Jasmin aux dents du fox qui, finalement, se retrouva comme un idiot, cherchant sa compagne. Quand il trouva sa trace et partit en direction de la ruelle, il était trop tard, les sang-mêlé étaient commandés.

2013/05/24

Jorge Amado : Suor

On commence par lire en flânant, les mains dans les poches, le regard un peu blasé, et puis... et puis on est bientôt pris par l'envie d'en finir au plus vite, tellement ça nous saisit les narines d'un remugle écœurant. Odeurs d'huile rance et d'humidité, d'eau croupie et de cabinets bouchés, le tout parfumé à la sueur aigre des hommes macérant depuis longtemps dans des vêtements crasseux. Alors, oui, ça schlingue du début à la fin, mais... mais ce n'est pas l'homme qui pue, c'est la vie qu'il mène au fond de son cloaque, et c'est d'elle aussi dont on veut s'échapper.

Ladeira do Pelourinho 
En un peu moins de deux-cent pages et vingt tableaux d'un réalisme cru, Amado dresse la typologie d'un clapier de quatre étages et de sa faune plutôt cosmopolite. Le clapier, c'est un vieil immeuble du vieux Bahia situé sur les hauteurs de la ville, là-même où les esclaves d'Afrique étaient jadis ficelés au pilori, puis fouettés au sang jusqu'à ce que mort s'ensuive. A l'époque de Suor (courant des années 30), le pilori a été rasé rasibus et l'esclavage aboli, mais le nom est resté et la symbolique aussi : le Pelourinho est devenu le quartier de Bahia où les pauvres s'entassent les uns sur les autres, dans la promiscuité et l'absence d'hygiène, vivant de petits boulots ingrats et mal-payés, jusqu'à ce que la maladie les prenne et que la mort les emporte.
São Salvador da Bahia de Todos os Santos
C'est donc au n°68 de la Montée-du-Pelourinho, à deux pas de l'église de São Francisco, dont on entend parfois sonner les cloches, et juste en face du bistrot de seu Fernandès, où les plus misérables des gueux se conservent à la gnôle, que nous amène cette fois-ci Jorge Amado. 
L'immeuble, vétuste propriété d'un antipathique espagnol, comprend cent seize chambres insalubres, exiguës et bruyantes, où subsistent environ six cent personnes et autant de ventres affamés.
O Pelourinho é o nome de um bairro de Salvador
se localiza no Centro Historico da cidade
On y entend sans discontinuer le gargouillis des tuyaux, le tap-tap des machines à coudre à pédale des grisettes, le blabla des lingères et, venant de la soupente, la toux grasse d'une tuberculeuse au dernier degré. En passant par l'escalier branlant, sous lequel se meurt lentement un clochard, on peut croiser le manchot du troisième (souvent martyrisé par les rejetons du quartier), la sourde-muette du second (une fille étrange mais moins cinglée qu'il n'y paraît), ou encore une très mystérieuse et jolie jeune femme (toujours habillée en bleu, avec des larmes aux yeux). Habitent aussi au numéro 68 : un colporteur de babioles, un agitateur politique, un clown sans emploi, un violoniste hasbeen, un syndicaliste russe, un cordonnier de Cordoue, un homo romantique, un vieux savant fou, des putes au grand cœur, des travailleurs de force et des chômeurs à bout, sans oublier Toufik, Linda, Chico, dona Risoleta Silva... et des rats par centaines. Car les hommes et les rats cohabitent ici sans s'effrayer ni se soucier plus que ça les uns des autres. Ils sont pour ainsi dire de la même espèce, pareillement chassés et méprisés par la classe supérieure, à cette différence près que les rongeurs, beaucoup plus malins, logent au n°68 à titre gracieux. Bref, toute cette humanité rampante vit là en agrégat, côte à côte mais pas vraiment ensemble, séparés qu'ils sont par des cloisons, des planchers, des paliers, des couloirs. Un manque d'unité criant, dont rend parfaitement compte le livre de par sa construction fragmentaire, en chapitres courts et concis, parfois de seulement sept ou huit lignes, sans personnage principal, ni même d'histoire à proprement parler, mais avec une incroyable imbrication d'anecdotes en tout genre, de petites tranches de vie et surtout de misères qui, s'additionnant, finissent peu à peu par former un tout homogène. C'est alors la voix d'Henrique s'accordant à celle d'Artur et d'Alvaro, faisant elle-même écho à celle de Julieta, puis chorus avec celle de Fernandès et, finalement, des 600 locataires du 68. Et c'est alors une clameur unanime qui jaillit des poitrines... c'est une foule solidaire qui descend du calvaire... et un sourire lumineux qui éclaire enfin le visage de la jeune femme en bleu.

2013/03/12

Jorge Amado : Bahia de tous les Saints

"Magnifique et étourdissant. S'il est vrai que le roman est avant tout action, celui-ci est un modèle du genre. Peu de livres s'éloignent autant des jeux gratuits de l'intelligence."
Le jeune philosophe en devenir qui parlait ainsi, dans l'Alger Républicain, en 1939, était l'exact contemporain d'Amado, un homme de cœur et d'esprit, à la fois sensible et intelligent, de gauche évidemment, aimant la vie, la liberté et le soleil d'Oran ; c'était aussi un homme de paix et de justice, compatissant à la misère d'autrui, sachant opposer la raison à la violence et la révolte à l'absurde, tout en restant lucide et malgré tout heureux, je veux dire le futur prix Nobel prématurément disparu : Albert Camus. Et il avait raison, ce livre d'Amado, le quatrième d'une longue série, écrit à l'âge de seulement 23 ans, est effectivement magnifique, étourdissant... et bouleversant.
Sans doute l'enfance difficile de Camus, sa douloureuse expérience de la pauvreté familiale, l'ont-elles rendu particulièrement réceptif à l'histoire d'Antonio Balduino, le personnage central de ce roman, un orphelin pauvre et noir dont la vie n'est qu'une succession d'épreuves.
Elevé par sa tante paternelle jusqu'à sa onzième année, Antonio Balduino, dit Baldo, fréquente moins volontiers les bancs des écoles que les rues malfamées du quartier où il vagabonde à longueur de journée, préférant s'initier à l'art de la savate, ou bien à gratter la guitare, plutôt qu'apprendre à lire et à écrire. A quoi bon l'école, en effet, si elle ne sert qu'à devenir l'esclave d'un patron ? Pourquoi gaspiller sa jeunesse entre quatre murs quand l'avenir est déjà tracé : cireur de chaussures, ouvrier d'usine ou débardeur de quais trimant du matin au soir pour un salaire de misère. Il n'y a rien autour de l'enfant qui puisse l'inciter à l'étude, pas le moindre exemple de réussite sociale, rien qui ne soit susceptible de l'encourager, ni de susciter en lui le rêve et l'espoir. Rien ? Pas tout à fait, non. Il y a les histoires que les vieux racontent, assis sur le pas de leur porte, et que Balduino écoute avec attention : des aventures de brigands et d'esclaves révoltés qui le font frémir de la tête aux pieds. Aussi, très tôt, Baldo n'a-t-il qu'une seule ambition, celle de devenir à son tour un bandit de grand chemin dont les exploits seront chantés d'un bout à l'autre du pays.
Tout bascule pour lui du jour où sa tante, frappée de folie, est internée dans un asile. Recueilli par une famille riche et blanche des beaux quartiers (pléonasme), il y est bien traité mais s'y sent prisonnier comme l'oiseau en cage. Seule l'immédiate amitié qu'il éprouve pour Lindinalva, la fille de son hôte, l'empêche de s'enfuir à peine arrivé dans sa nouvelle résidence. Et puis, les mois et les années s'écoulent. Nourri, logé, instruit, blanchi en échange de menus services domestiques, Baldo grandit vite. Il a maintenant quinze ans, Lindinalva trois de plus. Un jour, soupçonné à tort d'avoir de mauvaises intentions à l'égard de la donzelle, il reçoit une monumentale raclée durant laquelle on lui fait cruellement ressentir et la couleur de sa peau et son statut social. Comprenant dès lors que sa place n'est plus ici - et qu'elle ne l'a d'ailleurs jamais été -, il détale le lendemain matin, sans demander son reste, n'emportant dans son baluchon que la haine des blancs et le souvenir de son amour pour Lindinalva qui le hantera longtemps... très longtemps.
Commence alors pour lui une vie d'errance et de vagabondages. A quinze ans, chef respecté d'une bande de voyous pas vraiment méchants, il couche à même la rue dans des papiers journaux, tend une main aux passants et tient dans l'autre un couteau. Gamin paumé en quête d'identité, n'ayant cesse de donner un sens à sa vie, il devient tour à tour champion de boxe, inventeur de chansons, marin d'eau douce, employé de plantation et lutteur de fête foraine. A vingt ans et des brouettes, Antonio Balduino a vécu plus d'aventures qu'il n'en a jamais rêvé. Il a parcouru le Nordeste de fond en comble, mais sans jamais trouver "sa maison". Il a fait l'amour sur les plages, sous des portes cochères et dans le galetas des putains, mais s'il a serré mille et une femmes dans ses bras c'est toujours à l'obsédante Lindinalva qu'il songeait. Aussi, apprenant qu'elle est à présent mourante et abandonnée de tous, se précipite-t-il aussitôt à son chevet. Trop tard. Elle meurt dans ses bras sans qu'il puisse la sauver, mais en lui promettant toutefois d'élever et de protéger son gosse comme son propre fils.
C'est le déclic. Pour honorer sa promesse, Antonio Balduino devient docker sur le port de São Salvador da Bahia, là-même où étaient débarqués les esclaves africains à peine deux siècles plus tôt, et là-même où leurs descendants travaillent toujours aussi dur pour toujours aussi peu. Comme quoi on a beau courir et courir encore comme un Noir en fuite, un jour ou l'autre l'histoire finit par vous rattraper... Et Balduino, qui se croyait jusqu'alors aussi libre que l'air, va bientôt se découvrir enchaîné, sans autre alternative que se révolter ou se soumettre aux fers.
Un jour, pour arracher quelques sous de plus à la Compagnie, les conducteurs de tramway cessent subitement leur travail. Ils sont suivis par le personnel de l'Electricité, du Téléphone et des manufactures, puis par les taxis, les coursiers, les commis boulangers. A mesure que le pays se paralyse, Baldo s'éveille peu à peu à la politique. D'abord entraîné à son corps défendant dans la grève générale, il y prend vite goût et même s'y épanouit. N'hésitant plus à s'exprimer dans les meetings, il lui suffit de raconter simplement ce qu'il a vu durant son périple pour entraîner derrière lui, en meneur d'hommes qu'il a toujours été, les plus indécis des grévistes. Car si les cinq années passées à vadrouiller lui ont beaucoup appris, l'enfant qu'il était jadis a moins changé qu'il n'y paraît : il a seulement mûri. Ses qualités naturelles ayant gagnées en maturité, il ne se soustrait plus à la réalité mais l'assume, ne songe plus au suicide mais se bat, ne fuit plus mais fait face. C'est à présent un homme. Et son âme, qui n'avait vocation ni à être asservi ni à faire le mal, a fini par trouver dans le Syndicat la maison qu'elle cherchait depuis longtemps, celle du peuple auquel elle appartient.

Ecrit durant les années 30, à une époque de fort clivage politique et de poussée existentielle, on pourrait croire que ce livre a plutôt mal vieilli. Nenni ! Un tour en carriole de l'autre côté du périph convaincra quiconque du contraire. Dans ce qu'on appelle les ZUP ou les ZEP se trouvent encore des Baldo par dizaines, d'authentiques voyous ou des mauvais garçons au cœur tendre, tous à l'image des personnages de cet excellent roman d'Amado, traité de bout en bout à la manière du combat de boxe sur lequel s'ouvre en trombe le premier chapitre. Un roman sans temps mort ni fioriture littéraire, mais rythmé, vif et direct, comme le coup sec à l'estomac qu'Antonio Balduino balance à son adversaire allemand, cependant que la foule massée sur les bancs beugle en chœur :

      - Descends-le ! descends-le ! Vas-y Baldo ! Rentre dedans !