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2015/11/22

João Ubaldo Ribeiro : Sergent Getúlio

Petit come-back en terre brésilienne, qu'on ne finira jamais d'explorer tellement ce pays est immense, y compris d'un point de vue littéraire, avec des auteurs à ranger au rayon des plus grands, tels qu'Erico Veríssimo, Antônio Torres ou encore João Ubaldo Ribeiro. De ce dernier, nous avions beaucoup apprécié Vive le peuple brésilien, un livre au titre un peu rebutant mais superbement rédigé, d'une incomparable drôlerie et de grande érudition, toutes deux mises au service d'une noble cause : le métissage des cultures. Pour Sergent Getúlio, son deuxième opus, nous serons nettement moins élogieux, sans doute parce que Ribeiro use du même procédé romanesque que pour Ô luxure, à savoir le monologue narratif, mais un monologue ici tant et si bien déjanté que l'on peine à en suivre le fil, malgré un thème intéressant : la violence ; celle du narrateur, bien sûr, mais surtout celle de tout un corps social pour ainsi dire cristallisée dans le narrateur.

Nous sommes aux alentours des années 50, sur fond de campagne électorale et, ainsi qu'il en était encore de coutume au Brésil, de luttes sanguinaires pour la conquête du pouvoir, de règlements de compte et autres vengeances personnelles. Le narrateur, Getúlio Santos Bezerra, est un ancien cireur de godasses devenu sergent de la police militaire et homme-à-tout-faire d'un chef de Parti qui l'a pris sous son aile après qu'il ait tué son épouse adultère quelques années plus tôt. Nous savons aussi qu'il a froidement assassiné depuis lors deux ou trois dizaines d'individus désignés par son "patron", et qu'il a reçu cette fois-ci pour mission de s'emparer d'un rival politique afin de le conduire de Paulo Afonso jusqu'à Barra dos Coqueiros ; soit un voyage d'environ 200km à travers le Sergipe et à bord d'une vieille Hudson conduite par Amaro, son fidèle acolyte. En cours de route, tandis que les deux hommes infligent à leur prisonnier d'impensables sévices, un subalterne vient les trouver pour les informer d'un contre-ordre émanant du Chef et leur intimant de libérer le prisonnier sur le champ pour cause de pressions médiatiques, ce à quoi ne peut se résoudre le sergent Getúlio, un homme d'honneur pour qui une parole donnée est une parole sacrée, aussi un homme qui obéit d'abord et avant tout à des principes, quoi qu'il en coûte, y compris le bain de sang par lequel s'achève cette histoire.

Voilà, voilà... En fait, je ne sais pas trop quoi penser de ce livre, si ce n'est qu'il ressemble à un puzzle assez difficile à assembler, et qu'il est ponctué d'un bout à l'autre par des scènes de violence comme on en lit rarement... hormis dans les journaux.

João Ubaldo Ribeiro (1941-2014)

La goutte sereine est ainsi, vagabonde. On la laisse, elle se transforme en chancre et dégénère en autres misères, de sorte qu'il faut se précautionner contre les femmes de rencontre. Premier précepte. De Paulo Afonso jusque-là, une tirée, encore pire de nuit dans ces conditions. [...] C'est du sertão sauvage : cactus et chardons géants, tout traîtrise, queues-de-rat en dessous, un enfer. Plantes et femmes nuisibles, possibilitant des plaies ; bestioles sournoises, fourmis, scorpions, tiques, faut voir. J'ai tué trois malheureux par-dessus des queues-de-rat, dont un qui arriva doucement à terre, redoutant les épines sans doute. Comme si un qui va mourir se préoccupe de son confort. J'aurais eu le goût de saigner j'achevais le vivant sur le coup, pourtant il fait un bruit bizarre et il n'est pas propre à cause de tout ce jus qui sort. De façon que je lui tirai dans le crâne, en visant bien pour ne pas gaspiller de munitions. Là-dessus je jurai contre lui, qui m'obligeait à chasser à travers ces maquis, perdu dans cette fournaise, gâchant mes bottines neuves dans ces ronces difficultueuses. On ne voit que têtes-de-moine, yuccas, méchants buissons et urubus. Il n'entendit même pas le juron, il retomba et refroidit. Du travail régulier. [...] Ensuite les urubus, car le travail n'est plus de punition, il est de nettoyage. L'urubu c'est la propreté des campagnes, il repère la minute où quelqu'un cesse de marcher dans ces agrestes et reste à tournoyer comme un espirite. Il tournoie comme ça, claquant du bec et ufeufant des ailes, ces planements plumés, âmesempennés. Il va et reva et va et vient. Il doit avoir un souffle notable. On sait que le petit urubu naît blanc et qu'ensuite il devient noir et s'il voit un homme il vomit de dégoût, il a le cœur soulevé. Eux ils nous dégoûtent, nous on les dégoûte. [...]

~oOo~

[...] Ce n'est qu'après un moment qu'il exposa ses idées.
— Impossible de tuer l'homme, quelqu'un peut venir ici. Ça ferait parler de moi, ça je ne supporte pas.
— D'accord, d'accord. On peut le rosser.
— En plus, je le laisse estropié. Vous, vous brûlez ?
— Je n'ai jamais brûlé même un œuf de bouc, encore moins lui.
— Il n'y a pas de difficulté. On pose le fer chaud. Ça fait comme une odeur de viande roussie, mais c'est nécessaire, parce que sinon il peut saigner de trop et l'animal meurt de se vider. Comme ça, on brûle et ça sèche, ça reste parfait.
Amaro dit qu'on pouvait attacher un crin de queue de cheval à la racine des couilles, et on étrangle, étrangle jusqu'à ce que ce soit comme de la bouillie de manioc. Juste, dit Nestor, mais alors il peut tirer, dans un moment de distraction de celui qui surveille. Mais c'est le mieux, dit Amaro, c'est le meilleur moyen pour ôter les verrues, on ne souffre même pas, ça déconforte seulement. Si vous coupez, votre main peut glisser et tout couper d'un coup, ça fait des dégâts. Il n'y a pas d'homme qui reste calme dans un de ces moments.
— On l'avise : regarde, si tu brailles, je t'enfile dans la bouche un chiffon bien enfoncé et tu peux t'étouffer. Mieux vaut te conformer, parce que le destin ne se trompe pas. Ne remue pas non plus, parce que ça complique. Laisse que je coupe d'un coup, à la racine, c'est l'affaire d'un instant.
— On peut aussi écraser au pilon, pas besoin d'envelopper, il y a déjà un emballage naturel. On peut piler, piler, jusqu'à ce que ça se mette en farine, et alors on laisse, ça enfle et ça pend. Ça donne un couillon impressionnant, il peut aller jusqu'au genou. [...]

~oOo~

[...] Alors donc assis dans ce pacage, avec ces cendres que j'ai mises sur ma tête et tous ces chemins que j'ai creusé de mes pieds, tournant en rond je ne sais combien de temps et me frappant la poitrine et hoquetant dans ma gorge, j'ai poussé un cri qui s'est entendu dans tout l'Etat de Sergipe, de tous les côtés, en bas, en haut, jusqu'au bout du monde, qui a retenti, j'ai poussé le cri le plus terrible qu'on ai poussé sur terre, parce que c'est maintenant que j'ai senti. D'abord, je me suis assis sur une souche et j'ai plongé ma tête entre mes deux jambes allongées et je suis resté assis vingt-deux heures, cinquante-huit heures, je suis resté assis plus d'heures que jamais personne n'est resté assis, et je n'ai pas bougé ; je regardais le sol mais sans rien voir, seulement le sol d'une couleur seule. Ensuite je me suis levé et il m'est venu une rage, la plus grande rage qu'il y ait jamais eu dans tout l'Etat de Sergipe, il m'est venu une rage drue comme du sang et lourde comme cinq cent sacs de sucre et chaude comme une braise de la taille d'un bœuf. Et une fois debout j'ai étiré un bras le poing fermé, j'ai étiré l'autre bras et je me suis frappé la poitrine, tant qu'il tonna et que les feuilles des arbres tombèrent, et ensuite j'ai marché des pas de deux brasses et quand je marchais à chaque pas montaient des nuages de poussière qui devinrent de la boue sur ma figure avec les larmes qui sortaient.

João Ubaldo Ribeiro : Sergent Getúlio (1971)
Traduit et préfacé par Alice Raillard (1978)
Aux Editions Gallimard

2015/02/07

João Ubaldo Ribeiro : vive le peuple brésilien

« L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation » (Ernest Renan, 11 mars 1882)

"Negroes washing
for diamonds"
John Mawe (1821)
Toi aussi tu verras qu'avec l'âge les occasions de t'enthousiasmer deviendront peu à peu de plus en plus rare : ça sera tantôt un petit air de guitare pas trop mal maîtrisé (si toutefois tu te rappelles des accords), tantôt une encore assez bonne performance sportive (à condition que ton arthrose le permette)... et tantôt la lecture d'un bouquin qui, malgré tout ce que tu auras déjà lu dans ta vie, t’enivrera de bonheur et te fera crier sur les toits : Ce livre est for-mi-da-ble !
Formidable, ce pavé de 600 pages l'est à plus d'un titre, d'abord par sa qualité d'écriture, son érudition et son humour délicieux, ensuite par le thème qui le parcourt, à savoir l'intrusion de la lutte des classes dans la formation du plus fumeux des concepts : l'identité nationale. Difficile en effet d'imaginer qu'au sein d'un pays aussi composite que le Brésil, cette identité soit demeurée si longtemps à l'image de l'aristocratie, puis de la bourgeoisie — blanche, riche, catholique et conservatrice —, sans admettre qu'elle ne fut utilisée qu'à seule fin d'affermir la domination d'une caste sur le reste de la population au prétexte que celle-ci n'était pas "brésilienne". Or, qui donc, de Manaus à Bahia et de Porto Alegre à Belém, a bâti la nation pierre à pierre ? Essentiellement des noirs et des aborigènes, tout un prolétariat maintenu des siècles durant dans l'ignorance et l'asservissement. Et qui s'enrichissait à leurs dépens ? Les brésiliens ! C'est-à-dire une poignée de rentiers, d'homme d'affaires, de banquiers, tous auréolés des vertus cardinales que sont le courage, la justice, la bonté, si si ! et tous défendant leurs intérêts exclusifs, je veux dire : "partageant les mêmes valeurs nationales". Bref, ce à quoi nous convie João Ubaldo Ribeiro à travers son opus, c'est à revisiter l'Histoire officielle qu'il considère comme un tissu de mensonges mis au service des puissants. Pour lui, l'âme d'une nation ne prend corps qu'au sein des opprimés et si "identité" il y a, alors elle se forge sur l'enclume des siècles à grands coups de conquêtes, fruits des combats menés par ceux qui n'ont rien contre ceux qui ont tout — car de quoi pourrait s'enorgueillir un pays sans les combats des femmes pour obtenir le droit de vote, des ouvriers pour le droit de grève, des journalistes pour celui d'informer, etc etc... 
Iconoclaste, subversif et drôlissime, voilà résumé en trois mots ce livre enthousiasmant : 















João Ubaldo Ribeiro : vive le peuple brésilien (1984)
Traduction de Jacques Thiériot (1989)
Aux Editions Belfond

2013/09/21

João Ubaldo Ribeiro : Ô luxure

« S'il arrête l'alcool et les cigarettes, João Ubaldo Ribeiro peut devenir un des très grands écrivains brésiliens d'aujourd'hui » (Jorge Amado)

Ancien professeur de science politique, devenu par la suite écrivain, João Ubaldo Ribeiro s'adonne ici à un cours d'éducation sexuelle à mettre entre toutes les mains. Surtout celles des Mères-la-Vertu et des Pères-la-Morale : tous ceux et toutes celles qui, parce qu'ils n'en ont pas fini avec leurs inhibitions, appellent dépravés ceux qui ont le sexe libre et joyeux, ainsi du personnage central de cet opus-cul, comme dirait Lacan. 
C'est d'ailleurs sur un rêve érotique que s'ouvre le roman, ou plutôt ce long monologue d'une femme de 68 ans se sachant bientôt parvenue au terme d'une vie menée sans complexe ni tabou. Tentant d'analyser son rêve (la maison des bouddhas bienheureux), l'héroïne commence par évoquer un souvenir d'enfance, sans doute le plus marquant d'entre tous : sa première expérience sexuelle avec un petit moricaud de la fazenda de son grand-père. Croustillant. Et puis s'ensuivent les épisodes les plus mémorables d'une libido foutrement débridée : l'initiation progressive, l'exploration des anatomies — en long et en large —, la découverte des plaisirs aussi divers que variés qu'on en peut tirer : homo, bi, hétéro, bête à deux dos, triolisme HHF, FFH... infini est le champ des possibles.

Devenue experte en la matière, mais à présent proche de la mort, si l'héroïne éprouve le besoin de se con-fesser, ce n'est sûrement pas pour se libérer d'un poids, mais simplement pour faire ce qu'elle a toujours fait : céder encore une fois à ses désirs, en arrachant à la vie cette ultime jouissance qui est celle de les bien-dire. Elle le fait en toute franchise, à la Henry Miller, avec beaucoup d'humour, et à mesure que sa parole se délie, le lecteur découvre à son tour des pratiques auxquelles il n'a jamais songé et d'autres auxquelles il s'est toujours refusé, de sorte qu'il se rend compte peu à peu de ses propres inhibitions, piégé par des limites qu'il s'est fixées un jour et n'a jamais dépassées.

Extraits :

Il m'a demandé si, à mon retour, je lui donnerais une chance pour de bon et je lui ai répondu tiens prends un acompte fourre ta main sous ma jupe glisse-la dans ma petite culotte pétris-moi bien les fesses pointe un doigt dans mon sillon, et il s'en est donné à main joie, si vous aviez vu comme il était allumé, il bavait...

Je trouve stupides ou faux-jetons ceux ou celles qui se scandalisent parce que j'ai forniqué, ils ont de ces mots, avec mon frère et mon oncle, sans parler des cousins, beaux-frères et collatéraux. Je me repens de ne pas avoir couché avec mon père, aujourd'hui je le regrette, je suis sûre qu'il aurait suffi d'un attrape-nigaud classique pour y parvenir, lui aussi était normal et je l'adorais et j'aurais parfaitement pu contrecocufier ma mère, ça aurait fait du bien à toute la famille tuyau-de-poêle, même à l'oncle Afonso, qui sait ?

A peine refermée la porte du petit salon du deuxième étage, j'ai foncé sur lui et sans mot dire je lui ai empoigné le paquet, à pleines mains. Passé son haut-le-corps initial et instinctif, il s'est mis à fourrager dans mon soutien-gorge. C'était parti pour une séquence accélérée comme dans les comédies de cinéma muet, mains voyageuses petite culotte qui vole langue par-ci trique par-là pipe haletante cul par-dessus tête soixante-neuf et je te secoue le panais et tu me déplisses la chatte debout assis à califourchon doigts de pied en éventail, ah, si vous aviez vu cette frénésie !

Les femmes, en réalité, ne jettent pas la pierre aux hommes victimes d'un fiasco avec elles, elles sont invariablement compréhensives et même solidaires autant qu'elles peuvent l'être, certaines allant jusqu'à s'accuser d'être responsable de ce bide. Mais une femme vraiment saine aime se faire forer par un outil d'acier. Et le reste n'est que bla-bla-bla pour se consoler [...] Vous pouvez donc écrire : petit a, aucune femme n'aime un sucre d'orge mou ; petit b, excluant les dimensions aberrantes et les non-conformités, toute femme en général préfère un 20x16 qui flatte la vue et les autres sens. Il est toutefois évident que ce qui compte, et compte avant tout, c'est le propriétaire. Si son organe est riquiqui, la femme n'a d'autres ressources que de s'en contenter, même si elle préfère un calibre au-dessus — il faut parfois se satisfaire de ce qu'on a sous la main, même si c'est peu.

Ô luxure, de João Ubaldo Ribeiro, traduit par Jacques Thiériot (2004)
Ed. Le Serpent à plumes, 256 pages

A noter qu'avant d'être traduit en français, Ô luxure est d'abord paru aux éditions Objetiva, dans une collection composée de sept petits livres rouges censés illustrer les sept péchés capitaux que sont :

  • la jalousie (Zuenir Ventura)
  • la colère (José Roberto Torero)
  • la gourmandise (Luis Fernando Verissimo)
  • la luxure (João Ubaldo Ribeiro)
  • la paresse (João Gilberto Noll)
  • l'avarice (Ariel Dorfman)
  • l'orgueil (Tomás Eloy Martínez)