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2016/07/02

Joe Sacco : la Grande Guerre

« Nous avons perdu la fleur d'une génération... »
( le prince William, duc de Cambridge, le 30 juin 2016 )


Et cependant que la famille royale d'Angleterre versait une larme au pied du mémorial de Thiepval tout en pensant au Brexit, je feuilletais, ou plutôt je dépliais "La Grande Guerre" vue et dessinée par Joe Sacco à la manière des tapisseries d'antan, comme celle de Bayeux, par exemple.
Originale par sa forme plus que par son contenu, la grande fresque de Joe Sacco reconstitue, scène après scène, le premier jour de la plus meutrière d'entre toutes les batailles : celle de la Somme, le 1er juillet 1916, soit les 24 heures d'une journée au cours de laquelle 1 soldat britannique périt toutes les 4 secondes, et ce simplement parce que Leurs Majestés en avaient décidé ainsi.






Publié aux Editions Futuropolis/Arte (2013)

2015/07/05

Paroles de Poilu : Auguste Joux (1876-1953)

« Il ne fait point chaud, mais je n'ai point froid » (A. Joux, le 26 novembre 1914)

Au centre, en tablier et bonnet de boucher :
Auguste Joux - soldat 1ère classe - 56e R.I.T. - 4e Cie

Né en 1876 à Échallon, petit village de moins d'un millier d'âmes situé au pied du Jura, Pierre Auguste Joux avait 38 ans d'âge au déclenchement des hostilités entre la France et l'Allemagne, sa vie était donc déjà bien avancée, sinon déjà faite. 
Établi depuis longtemps à Saint Germain-de-Joux, localité voisine d'Échallon, Auguste menait une existence paisible et joyeuse au milieu des siens. Il venait d'ailleurs de fêter sa treizième année de mariage avec une certaine Marie Azélie Poncet, qu'il aimait encore tendrement, et avec laquelle il avait eu deux enfants, Aline (5 ans) et Paul (12 ans), lesquels ne manquaient pas non plus d'affection. 
La famille Joux était unie, heureuse et relativement aisée pour l'époque : tourneur sur bois de profession, Auguste co-dirigeait avec son frère aîné une scierie hydraulique implantée sur les rives de la Semine, cependant que sa compagne tenait une épicerie dans la Grand'Rue du village.


Et puis vint la guerre, la terrible guerre !
Sonnèrent les cloches et roulèrent les tambours...

Non encore libéré de ses obligations militaires, Auguste redevint soldat sitôt la mobilisation décrétée et les placards bleu-blanc-rouge affichés sur les murs de toutes les villes et villages de France. Il quitta donc son foyer le 2 août au matin afin de rejoindre au plus vite et par ses propres moyens son affectation : le 56ème R.T.I, caserné à Belley. Il y resta quelques jours, le temps d'être équipé de pied en cap, puis fut dirigé vers l'Alsace, lui qui n'avait jamais franchi les frontières du Rhône-Alpes.

Sonnèrent les clairons, roulèrent les canons...

Vingt-cinq mois plus tard, en septembre 1916, Auguste reviendra sain et sauf d'une campagne militaire qu'il aura traversée sans avoir jamais combattu à proprement parler, ni même tiré le moindre coup de feu : chargé de ravitailler en vivres ses camarades dans les tranchées de 1ère ligne d'un secteur assez calme mais non exempt de danger, il passera à travers les balles, les obus, les coups durs, en mettant son intelligence au service de sa survie :

« Tu me dis dans ta lettre que ma mère aimerait autant être privée de me voir, plutôt que je perde mon emploi à cause de la permission. Il ne faut pas qu'elle s'inquiète de cela : je m'arrangerai toujours de façon à me faire remplacer durant mon absence par un homme de la Compagnie qui ne fera pas l'affaire, de sorte que je retrouverai mon emploi dès mon retour. »

Et puis il s'arrangera surtout, après avoir longtemps tergiversé, pour faire réquisitionner sa scierie par l'armée afin d'être placé à sa tête et fournir le Génie en rondins destinés aux abris, manière de contribuer à l'effort de guerre sans plus risquer sa peau. 
En somme, durant ses deux ans passés sur le Front, le soldat Auguste Joux n'aura pas été le plus malheureux des Poilus, mais il aura cependant beaucoup souffert au moral, notamment de la séparation d'avec sa famille, du manque de considération des gradés à l'égard des sans-grades, aussi de la perte progressive de sa foi en l'homme et en la patrie.
Au fil de sa correspondance (un peu moins de 300 lettres), on découvre un homme affectueux et très attentionné, qui allait régulièrement à la messe sans manifester pour autant une grande ferveur religieuse. C'était un émotif qui ne prenait aucune décision sans l'avoir préalablement longtemps mûrie et réfléchie, puis pesée et contre-pesée, quitte à louper une opportunité. Quant à ses considérations sur la guerre, si elles dénotent un sens critique assez bien développé et peu sensible à la propagande, elles donnent surtout à voir et à entendre (cataclysme, boucherie, massacres d'hommes innocents...) le cri d'une génération d'hommes dont l'écho résonne aujourd'hui encore.

~o~

Précisons enfin que les lettres d'Auguste sont à l'image de ses journées : longues et répétitives, avec de temps à autre une formule vraiment saisissante, et que la syntaxe ou l'orthographe plus qu'approximatives 

« Je profite d'un momment de loisire pour te faire à savoir de mes nouvelles. Je me porte toujours aussi bien, j'ai bonne appéti et nous avons assez à manger, mais il y a le vin qui est assez chère et l'on entrouve dificilement. » 

ont été corrigées pour une meilleure lisibilité.







Le départ :

Ma chère femme, 
Nous sommes arrivés au dépôt de Belley vers 4 heures du soir. 
Tout s'est bien passé en route, mais nous étions si nombreux au départ que les trains étaient bondés.
Je me porte bien pour l'instant et t'en dirai davantage demain. 
Embrasse pour moi ma petite Lilly et mon petit Paul. 
Ton mari qui t'aime et t'embrasse bien fort. 
Auguste, le 3 août 1914.


Le temps qui passe, la guerre qui dure, l'attente, l'attente, l'attente... :

Les nouvelles de la guerre sont bonnes et, si cela continue, je crois qu'elle sera bientôt finie. (09/14)

D'après les journaux que nous lisons, les opérations militaires marchent assez bien. Assurément la guerre se terminera plus tôt que l'on ne croyait et nous ne passerons donc pas tout l'hiver ici. (10/14)

Personne ne croyait quand nous sommes partis que cela durerait si longtemps. (11/14)

Nous ne nous faisons pas trop de mauvais sang, si ce n'est que l'on commence à s'apercevoir que la campagne va être longue. Je crois bien que nous y passerons largement l'hiver. (12/14)

Voici bientôt les fêtes de Noël et du jour de l'An. Je n'avais guère songer à les passer en Alsace. Nous pensions tous être rentrés pour le Nouvel An, mais il n'y a plus beaucoup de raison d'espérer. Si seulement, l'on pouvait rentrer pour Pâques. (12/14)

Les opérations n'ont pas l'air de marcher bien fort. Avec cette guerre de tranchées, ça risque d'être long, très long, mais chacun conserve néanmoins son courage. (12/14)

Je n'ai jamais songé au début de cette guerre que l'on se quittait pour un si long temps. (12/14)

Sept mois de guerre : 200 jours sans avoir pu quitter son pantalon ! (02/15)

Je suis obligé de redonner du courage à certains camarades, car voilà les beaux jours qui arrivent et le père de famille, qui a du souci pour les siens, trouve le temps bien long. Espérons que la fin de cette terrible guerre soit plus proche que l'on ne peut le supposer. (02/15)

Il y en a qui se font davantage de bile que moi, mais cela n'avance à rien. Il nous faut de la patience et c'est précisément ce qui manque aux soldats Français. (02/15)

Au mois d'octobre nous avions deux ennemis à combattre : l'hiver et les boches. L'hiver est battu, mais non pas les boches ! Cela viendra, plus personne n'en doute. (03/15)

Eh bien, ma chère Marie, voici le 10ème mois de guerre d'entamé. Cela devient long et beaucoup d'hommes s'abrutissent de boisson : ils prennent de ces bitures, au point que certains deviennent fous. (05/15)

Je ne pense pas que la guerre puisse se prolonger encore bien longtemps : le rouleau ne doit plus être bien long. (07/15)

C'est aujourd'hui l'anniversaire de la mobilisation. Personne ne se doutait que nous partions pour si longtemps. (08/15)

C'est vraiment trop long ! Tu peux croire que s'il y en avait au début qui étaient patriote, on n'en trouve plus beaucoup. Chacun tient à faire son devoir jusqu'au bout mais, une fois libéré, je crois que le militarisme aura vécu. (01/16)

Mon camarade Bonneville est le plus optimiste de tout le régiment : il a parié des litres et des litres que la guerre sera finie au mois de juillet. Il a une confiance inébranlable dans la victoire finale. (05/16)

Ce n'est pas une guerre, ce sont des massacres inutiles. Il y en a beaucoup qui disent que cela finira bientôt, mais je n'y crois plus. Les peuples sont encore trop acharnés, il faut un vaincu et on ne le connaît pas encore. (06/16)

Le moral a beaucoup baissé dans notre régiment. Rester si longtemps dans les bois, surchargés de service, à vivre dans des souterrains, dans la boue, couchés sur des piquets de bois et toujours au 4 vents. Ceux qui crient "jusqu'au bout" feraient rien mal d'y venir un peu. (08/16)


La séparation :

J'espère que les petits sont toujours bien sages. Quoique je ne soye pas au milieu de vous, je le suis par la pensée : il ne s'écoule pas d'heure dans la journée où je ne pense à vous. (08/14)

En attendant le bonheur et la joie d'aller vous rejoindre, reçois de ton mari des millions de caresses et ses plus sincères amitiés. Celui qui t'aime pour la vie : Auguste. (09/14)

Je pense que ma petite Lilly va commencer l'école aujourd'hui. Comme je serais content si je pouvais la voir partir pour la première fois à l'école. (10/14)

Voici venir la fête de la Toussaint et nous allons la passer loin des nôtres, soit en poste de garde, soit dans les tranchées, avec une pioche et une pelle. (10/14)

Tu me dis que Lilly apprend bien à l'école et j'en suis bien content, mais il ne faut pas trop la pousser, ça lui fatiguerait trop le cerveau... Je vous envoie à tous des milliers de baisers à travers l'espace. (11/14)

Je suis très content, mon petit Paul, de te voir continuer les progrès que tu as déjà fait l'année dernière, mais il ne faut pas faire de l'exagération : il te faut bien travailler à l'école, mais il te faut aussi un peu de distraction. (12/14)

Je viens de recevoir à l'instant la lettre de Lilly et de voir comme elle écrit déjà bien me comble de joie. Je lui répondrai demain pour lui faire les compliments qu'elle mérite. (01/15)

Je t'envoie une photographie de mon escouade et tu me diras si Lilly sait encore reconnaître son papa. (03/15)

Quand nous passions un jour sans nous voir, nous trouvions que la journée avait été longue, mais voilà déjà 300 jours que nous n'avons pas eu le plaisir de parler ensemble... Je te vois bien souvent en rêve, mais à mon réveil tout a disparu. (06/15)

Le cafard commence à passer, mais les premiers jours depuis mon retour de permission m'ont parus bien longs. Sache que je pense sans cesse à toi et aux enfants et que j'avais le cœur tellement serré de vous avoir quitté que j'avais l'air hébété durant toute la journée. (11/15)

Ma pensée est toujours avec toi et avec nos petits, cela est ma seule patrie ! (12/15)


La découverte de l'Alsace :

Nous sommes dans un petit pays où il y a de la bonne culture, mais où les gens sont pauvres : sur 10 enfants que l'on voit, il y en a 9 qui n'ont point de souliers et qui marchent pieds nus. L'armée a presque tout réquisitionné et ne leur a laissé qu'une vache pour donner du lait aux enfants. Aussi, quand nous avons quelque chose de reste, nous le leur donnons et il faut voir comme ils mangent. (08/14)

L'Alsace est un pays de plaine avec quelques montagnes très jolies et très pittoresques. Les maisons n'ont rien d'épatant et ne sont pas tenues bien propres. (10/14)

Les villages sont pleins de boue et le fumier est étendu devant les portes et, parfois, jusque dans la cuisine. Les habitants n'ont point de goût pour la propreté. Les femmes sont sales et pas coquettes du tout. (11/14)

J'aime à contempler la nature de ce beau pays qu'est l'Alsace. A notre gauche, nous voyons les montagnes des Vosges et le ballon d'Alsace ; en face de nous, nous apercevons une partie de Mulhouse ; à notre droite, les montagnes de Suisse... Vraiment, le coup d’œil est assez joli. Les habitants y sont un peu fainéants et malpropres et ils ont le caractère boche, car voilà 44 ans qu'ils sont germanisés. Ceci est mon appréciation et celle de beaucoup de mes camarades. (02/15)

On voit l'herbe qui commence à pousser, les arbres à boutonner et, le matin, nous entendons les chants joyeux des oiseaux dans les plaines et les montagnes d'Alsace. (03/15)


Les communiqués de guerre du soldat Pierre Auguste Joux :

Nous sommes à Vétrigne à quelques km de Belfort, mais en arrière des lignes, donc à l'abri de tout danger, et l'ennemi est loin de nous, puisque les Français ont pris Mulhouse et Colmar. Nous entendons les pièces de canon qui font rage sur les Allemands. D'après les statistiques des soldats qui s'en reviennent du feu, il paraît que l'artillerie française leur fait beaucoup de ravage. En revanche, l'artillerie allemande n'est pas à craindre d'après leurs dires. Enfin, ayons un peu de courage et nous rentrerons dans nos foyers, en oubliant ce temps passé où tant de mères pleurent ceux qui leur sont chers. (08/14)

J'ai reçu des nouvelles du neveu d'Hippolyte, il est dans le Nord et l'a déjà échappé belle : il a eu son cheval tué sous lui. (08/14)

Des rapports, on en entend tous les jours, aussi n'y fait-on plus attention. Nous les appelons entre-nous des "rapports de cuisine". (08/14)

Nous ne sommes point malheureux, si ce n'est que l'on couche à la dure, sur la terre : 50 à 60 hommes serrés les uns sur les autres dans de petites granges. Autrement cela ne va pas mal, la nourriture n'est pas mauvaise. Ne te fais point de mauvais sang, nous sommes en 3ème ligne, à l'abri des mauvais coups. C'est autrement plus dur et plus terrible pour ceux qui sont en 1ère ligne. (08/14)

Louis m'a dit que le Léon de Bajat avait été tué. Son pauvre père, qui n'avait que ce garçon, doit être bien désolé. Sans doute qu'il y en a beaucoup d'autres qui ont perdu leur fils. (09/14)

Ma chère Marie, il ne faut plus m'envoyer de chemise ! Nous en avons touché deux chacun et avec les trois que j'avais déjà, cela en fait cinq. Si nous devions partir d'ici, je ne pourrais pas toutes les emporter, car nous sommes comme des escargots : il faut tout porter sur son dos ! (10/14)

Nous savons parfaitement que nous sommes en guerre et non pas en villégiature, donc que nous ne pouvons avoir toutes nos aises et que nous sommes même privilégiés en comparaison de ceux qui sont sur le Front. (10/14)

Hier, nous avons entendu tonner le canon à une distance d'environ 20km. Nous y sommes tellement habitués que nous ne sortons même plus dehors pour voir de quel côté il tonne. Ne vous faites pas de mauvais sang pour moi, je ne suis nullement malheureux et ne cours aucun danger. Dans notre régiment il y en a bien quelques-uns sur qui les allemands ont tiré, mais ce sont des hommes qui veulent faire les malins et qui s'avancent au plus près des Allemands. Il faut être prudent. (11/14)

Notre commandant a été renvoyé à la caserne de Belley, en punition. C'était un homme bon. S'il avait exécuté tous les ordres que le Général lui donnait, la moitié du bataillon aurait déjà été massacrée. (12/14)

Nous dormons à trois dans une cabane à cochons. (12/14)

Voici quelques jours que nous n'avons pas trop le temps d'écrire. Nous avons pris l'offensive sur tout le front, comme vous avez dû le lire dans les journaux. Hier, notre Cie s'est trouvé bombardée et nous avons eu des blessés, mais pas de blessures graves. Gilbert a été blessé au bras gauche, d'un éclat d'obus, et Bonneville l'a échappé belle : il a eu sa baïonnette toute brisée et toute tordue, sa capote toute déchirée, son talon de soulier arraché... et lui : point de mal. (12/14)

Les vieux Alsaciens qui ont fait la guerre de 1870 nous disent que c'était de la rigolade comparée à celle qui se fait aujourd'hui. (03/15)

Hippolyte va passer une vingtaine de jours à l'hôpital : un obus a éclaté tout près de lui et lui a fait sortir le sang par les oreilles. (03/15)

Ce sont les rats qui nous font le plus de misère. Tu ne peux pas te faire une idée de leur nombre et de leur taille ! Aussi, la nuit nous avons bien soin de nous couvrir la tête avec notre capote, autrement ils nous passent sur la figure. (04/15)

Les boches nous envoient bien de temps en temps des marmites, mais il n'y a que les premières qui nous font peur et nous allons tout de suite aux abris où nous sommes en sûreté. (08/15)

Nous sommes dans un bon secteur, à part les quelques fois où les boches nous envoient leurs marmites (on s'en passerait bien), mais nous leur en envoyons aussi. Pour dix coups que nous tirons, ils répondent par un seul coup, ce qui suffit parfois pour se faire amocher. (09/15)

Tu me dis que les vitres de ta chambre ont gelées, eh bien ce n'est pas le cas de celles de ma chambre à coucher, mais il faut dire que nous sommes une dizaine de poilus, plus 2 chevaux et 6 vaches, alors tu vois d'ici la chaleur concentrée de toute cette bande. (11/15)

Ici, c'est la vraie guerre : les maisons sont presque toutes touchées, démolies ou brûlées. A certains endroits, les boches sont à seulement 8 mètres de nous. Ils ne peuvent pas être plus près. (04/16)

Nous sommes aux avants-postes dans un grand bois où seules les voix du canon et des mitrailleuses se font entendre de temps en temps. Nous sommes si peu nombreux qu'il m'a fallu passer toute la nuit au poste d'écoute. Nous avons brassé 20cm d'eau pour y rentrer. Tu peux juger si l'on y est bien pour passer la nuit. (06/16)

De toutes les places possibles, il n'y en a guère de bonnes. Soit d'un régiment, soit de l'autre, il en tombe de tous les côtés et puis un jour c'est tranquille, un autre c'est mauvais. Notre capitaine a été tué hier soir par un éclat d'obus. Il n'y a eu que lui de touché et il n'a pas dû souffrir. (08/16)


Quelques observations, réflexions et considérations diverses :

Mon cher petit Paul, prions de tout notre cœur pour voir au plus tôt la fin de ce cauchemar où tant de pères de famille se font tuer pour le plaisir d'un Guillaume ou d'un François-Joseph. J'espère qu'ils ne l'emporteront pas au paradis et que bientôt les guerres seront supprimées. (10/14)

Les pauvres soldats qui vont passer l'hiver dans les tranchées ne remporteront pas la santé chez eux. (11/14)

Si tout le monde était comme nous, à la paye de cinq sous par jour, la paix ne tarderait pas. (12/14)

Les gros richards comme les petites gens couchent à même la paille. Il y a ici un notaire d'Oyonnax qui n'apprécie guère sa nouvelle vie. (01/15)

Les hommes sont fatigués et, pour se donner quelques heures de repos, se font porter malade. Les officiers aussi sont fatigués. Il n'y a que le Colon qui nous tient là. C'est un vieil abruti qui, soit-disant, aurait déjà fait massacrer un bataillon du 44ème. Et comme on lui a donné un régiment de territoriaux, c'est nous qui trinquons. Des vieux de 40 ans et plus ! Il nous fait faire du service comme un régiment d'active et voilà trois mois que nous tenons les avant-postes : les hommes se découragent. (01/15)

Faire tenir les avant-postes par des territoriaux durant tout l'hiver, tu peux croire que ceux qui rentreront s'en souviendront. (01/15)

Les hommes ne sont pas de fer et ne peuvent pas être patriote quand ils sont traités de cette façon là. (01/15)

Tu me demandes si l'on a vu le président de la République. Il paraît qu'il est passé dans des villages voisins, mais ce que nous souhaiterions surtout voir arriver, c'est la paix. (02/15)

Pour les quelques années que l'on a à passer sur terre, s'il faut en passer une partie en guerre, ce n'est vraiment pas la peine de venir au monde. (05/15)

Que les enfants profitent du beau temps pour bien s'amuser, car ce n'est pas quand on est grand qu'on est le plus heureux. (05/15)

Tu me dis que Marc a préféré les galons de caporal-fourrier à ceux de sergent, pour cause que les hommes ne veulent plus obéir. Ceci je le crois. Du reste, je crois aussi que si cela continue il en adviendra de même dans notre régiment. La faute ne viendra pas des hommes, car les hommes sont tous bien dévoués, mais des officiers. Figure-toi qu'ils ont fait venir des cuisines roulantes dans lesquelles il n'y a qu'une chaudière avec quoi on ne peut faire que de la soupe et du bouilli. Alors tu vois d'ici le menu : soupe et bouilli le matin; bouilli et soupe le soir. (06/15)

Il faut que les peuples soient bien méchants pour s’entre-tuer ainsi sans savoir seulement pourquoi ni pour qui. Nous jetons la responsabilité de cette guerre sur l'Empereur d'Allemagne, et ceci l'on ne peut pas en douter, mais il y a aussi des responsables dans notre gouvernement qui n'ont rien fait pour nous mettre à l'abri d'une guerre. Enfin, bref là-dessus, on ne peut pas en dire long, il faut se conformer à la discipline et se méfier de la censure. (07/15)

Ce n'est pas que je sois le plus mal loti, mais le son des obus commence à me casser la tête. (08/15)

On retarde nos permissions soit-disant parce qu'il manque des hommes pour assurer les avants-postes, mais ceux qui reviennent de permission disent que les dépôts sont pleins de soldats. On a même formé une musique au 36ème, de sorte qu'il y a des hommes qui jouent tranquillement du piston, pendant que d'autres ne peuvent pas avoir seulement une demi-heure pour se laver. Et puis ceux qui reviennent de permission dans les grandes villes de l'intérieur en racontent bien davantage. Tout marche au poil : théâtre, concert, cinéma... et la débauche bat son plein avec l'argent des allocations. Comment veux-tu que cela finisse dans ces conditions là ? (08/15)

Nous souhaitons tous la fin de ce cauchemar. Une pause, même sans aucun bénéfice, vaudrait mille fois mieux que la continuation de cette guerre qui est la ruine de l'Europe, en argent et en hommes. Nous en avons assez ! Il y a si longtemps que nous sommes parti qu'il me semble que j'ai toujours été soldat et tous les camarades sont comme moi. (09/15)

Si seulement les journaux ne nous bourraient pas tant le crâne, ce serait plus encourageant. Hier, l'Allemagne voulait la paix, aujourd'hui un autre journal le dément et ainsi de suite. C'est vraiment terrible cette guerre. Et il y en a qui ont encore le culot de dire qu'il faut aller jusqu'au bout. (12/15)

Tout le monde ici en a assez. Le patriotisme, il ne faut plus en parler. Il ne reste plus que les embusqués qui sont bien au chaud avec les employés du gouvernement, et qui ne sont donc pas sur le front, qui ont du patriotisme. Enfin, bref là-dessus. Vivement la fin que l'on puisse rejoindre sa femme et ses enfants, il n'y a que ce patriotisme-là qui est vrai, tout le reste c'est du bluff. C'est à celui qui peut s'enrichir le plus... Tu vas dire que j'ai bien changé, mais je crois que mes camarades sont encore pires que moi. (12/15)

On en entend de belles sur la vie qui se mène à Paris par des permissionnaires qui en reviennent : c'est Vive la Joie ! Et pendant ce temps-là, les poilus n'ont que le droit de se terre [sic] et de rester dans des tranchées pleines d'eau. (12/15)

Je crois qu'il n'y aura pas d'enfer assez dur pour les responsables de cette guerre. (12/15)

Alors comme ça, le beau Victor s'est fait débusqué d'avec les autos pour se ré-embusquer aussitôt avec les brancardiers. Espérons au moins qu'il n'a pas le culot de se plaindre. (12/15)

Les journaux disent que les Allemands auraient envie d'une paix. Je crois que l'on ferait mieux de traiter avec eux, plutôt que de continuer cette lutte sauvage et sauver ainsi quelques vies humaines. Continuer la guerre, c'est anéantir les peuples, et l'année prochaine on ne sera pas plus avancé que cette année. (12/15)

Le plus tôt que le pognon sera mangé, le plus tôt que la guerre sera fini ! (01/16)

Il faut espérer que tous les sacrifices et toutes les misères que supportent les peuples serviront de leçon et que, plus tard, ils comprendront que les guerres sont choses inhumaines et que cela ne doit pas exister chez des gens civilisés. (01/16)

Pourquoi un pauvre ouvrier qui a quitté son travail doit manger le peu d'économie qu'il a pu faire, pendant que l'employé du gouvernement touche son traitement et continue à se faire une retraite ? Ne sommes-nous pas là pour la même cause ? Je crois que le Patriotisme c'est le Porte-monnaie ! Et quand on voit ce qu'on voit et qu'on sait ce qu'on sait, alors on se dit qu'on est bien poire ! (01/16)

"Jusqu'au bout", c'est bien beau de le dire, mais s'il ne rentre personne ce sera bien le bout. (01/16)

Ceux qui ont déchaîné cette guerre sont de vrais criminels ! (01/16)

Les braves ce sont les petits soldats, pas ces grands officiers dont les journaux nous montrent les photographies. Nous avons eu le malheur de porter 12 des nôtres dans le cimetière de Dieffmaten. Chacun de nous était bien affligé et avait les larmes aux yeux. Seuls nos généraux avaient un air pas triste et la raie faite aux cheveux. Ils n'ont pas prononcé la moindre parole d'adieu à tous ces braves. C'est vraiment honteux pour notre armée de voir de pareils chefs à sa tête. Leur seul souci consiste à faire paraître des notes et des rapports. Pour peu que l'on ne salue pas assez ces Messieurs, ils pondent une note comme quoi on doit s'agenouiller à leur passage. Et tout cela dégoûte même les plus braves d'entre nous. Je t'écris tout ça parce que je fais passer ma lettre par un permissionnaire. Mais je peux te dire que je suis complètement dégoûté de la franc-maçonnerie et de l'aristocratie qui tiennent les rênes. (01/16)

Je me demande sans cesse si j'aurais le bonheur de rentrer. (05/16)

Tu peux croire que je quitterai le régiment sans regret. Je serais heureux de pouvoir aller jusqu'à la fin, mais j'ai tellement honte de voir l'administration militaire se foutre du petit soldat. Ainsi, on nous a fait passer en réserve pour nous reposer durant 4 jours. Et que trouve-t-on pour couchette ? Des claies en bâton et des branchages croisés, sans paille. Tu penses comme on se repose bien là-dessus. Dans le civil, on ne voudrait même pas y faire coucher des chiens. Nous avons eu aussi la visite d'un général qui se prenait pour un seigneur. Un homme de troupe n'a pas eu la frousse de lui réclamer de la paille. Deux jours plus tard des mulets sont arrivés avec des bottes de paille. Mais ce qu'il y a de malheureux, c'est que celui qui a réclamé est maintenant tenu à l’œil et quand il y aura un mauvais trou, peut-être qu'ils l'y mettront dedans. Jamais les officiers n'auront ma sympathie, ni celle de tous les camarades qui auront fait la campagne. Je t'écris un peu ma façon de penser, puisque je te fais parvenir cette lettre par occasion.

Si nous n'avons plus d'hommes pour faire la cuisine, nous avons toujours une bonne musique qui joue de jolis morceaux pour distraire à l'arrière messieurs les officiers. (06/16)

Les grosses têtes ne viennent que rarement par ici, et lorsqu'elles viennent elles ne font que passer vite fait bien fait. Enfin, bref là-dessus, on s'énerverait et on écrirait des choses qui nous attireraient des ennuis. (07/16)

Nous souhaitons tous, du fond du cœur, voir bientôt finir cette boucherie. (08/16)


2015/04/18

Paroles de Poilus : la famille Audibert

« Surprises sans doute par les effets terrifiants de la bataille, les troupes de l'aimable Provence ont été prises d'un subit affolement. L'aveu public de leur impardonnable faiblesse s'ajoutera à la rigueur des châtiments militaires. Les soldats du Midi, qui ont tant de qualités guerrières, tiendront à honneur d'effacer, et cela dès demain, l'affront qui vient d'être fait, par certains des leurs, à la valeur française. Elles prendront, nous en sommes convaincu, une glorieuse revanche et montreront qu'en France, sans distinction d'origine, tous les soldats de nos armées sont prêts, jusqu'au dernier, à verser leur sang pour assurer contre l'envahisseur menaçant le salut de la patrie » (Auguste Gervais, sénateur de la Seine, in Le Matin du 24 août 1914)

On sait qu'au tout début du conflit, l'obsolète tactique militaire de généraux français à moitié séniles coûta à la France plusieurs dizaines de milliers de vie inutilement fauchées dans la fleur de l'âge. Mais qu'à cela ne tienne : non content d'envoyer des gamins de vingt ans, baïonnette au canon, se faire massacrer sous un déluge de mitraille et d'obus, le généralissime Joffre, incapable d'assumer la cuisante défaite qu'il venait d'essuyer à Morhange, désigna à la vindicte populaire des boucs émissaires déjà tout trouvés : les soldats du Midi.

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Au début du siècle dernier, M. & Mme Audibert logeaient dans une grande maison bourgeoise sise rue de l'Horloge, à Carcès dans le département du Var. Producteurs-exploitants d'huile d'olive et de vin de Provence, ils avaient une cuisinière et deux servantes à disposition, ainsi qu'une automobile à essence, fait suffisamment rare à l'époque pour être souligné. L'autre signe extérieur de leur aisance financière est la très bonne qualité du papier à lettre qu'ils utilisèrent entre 1914 et 1918... car la famille Audibert c'est surtout l'histoire d'une fratrie de 6 enfants, dont 4 garçons plus ou moins en âge de "servir la patrie" durant la Grande Guerre :

Paul Audibert, l'aîné (1894-1987), sera ajourné et ré-ajourné en raison de ses études à l'Ecole Nationale des Mines, puis finalement reconnu "inapte à faire campagne pour cause d'emphysème et de bronchite chronique" à la commission de réforme de septembre 1917. Sera par la suite ingénieur-directeur de la société minière et métallurgique de Pertusola, à Iglésias, en Sardaigne. 

Son frère, Jean Audibert (1895-????), n'échappera à la guerre que parce qu'atteint d'idiotie et sourd-muet de surcroît.

Quant aux deux derniers garçons, ils suivront un destin somme toute assez parallèle, puisque Louis (1897-1918), étudiant ès sciences et baccalauréat en poche, sera incorporé en janvier 1916, cependant que Lucien (1898-1917) s'engagera en septembre 1915, à l'âge de 17 ans. 
Tous deux dotés d'excellentes aptitudes intellectuelles, ils alterneront des périodes de formation aux écoles d'officiers de Joinville, Saint-Cyr ou Saint-Maixent, et des séjours sur le Front qui leur vaudront blessures et citations dans un premier temps, puis dans un second leur coûteront la vie. 

Ce qui frappe surtout dans le corpus d'environ 300 lettres et documents divers de la famille Audibert, ce n'est pas tant l'absence de propos patriotiques sous la plume de Louis ou de Lucien, que l'incroyable jeunesse d'esprit de ces gamins d'à peine vingt ans qui étaient un peu crâneurs sur les bords, avaient les yeux marrons et les cheveux châtains.


Extraits de sa correspondance :

La vie à l'école militaire

Janvier 1916 :

Nous logeons dans une grande caserne avec des biffins à képis.

Février 1916 :

Ce matin, après l'exercice, on nous a divisé en deux camps, puis on nous a demandé de nous battre à coups de boules de neige.

L'autre jour nous avons eu revue de chaussures par le capitaine et il nous a fallu les graisser jusqu'aux semelles ! Heureusement que c'était un jour de repos !

Avril 1916:

De temps à autre, nous faisons des cours d'intonation durant lesquels où on nous apprend à brailler des commandements.

Mai 1916 : 

Je suis arrivé à Saint-Maixent jeudi soir. La discipline y est sévère et nous avons peu de liberté, mais la nourriture est excellente. 

Le directeur de l'école est colonel, c'est un vieux gueulard qui n'a jamais vu le feu et ne sait que crier après nous.

Ce soir nous avons un spectacle : une pièce de théâtre autorisée par le commandant bien qu'elle se moque des officiers.

Juin 1916 :

Ce matin, un accident s'est produit. Nous faisions un exercice de lance-bombe lorsque l'un d'eux a éclaté, blessant un sergent du génie et 4 élèves.

L'incident que je vous ai raconté hier a eu des conséquences plus graves que l'on n'aurait cru. Un des élèves qui avait été blessé au ventre est mort. Il avait le gros intestin, le foi et un rein touchés. Il est mort le soir même des suites de ses blessures.

Juillet 1916 :

Hier soir, comme exercice de nuit nous avons effectué une relève dans une tranchée de 1ère ligne : notre capitaine est tombé dedans en voulant sauter par-dessus. 

Il est arrivé hier dimanche un fâcheux accident : un chic aspirant de la 3ème Cie s'est noyé dans la Sèvre. Il était avec un de mes amis qui sait nager, mais qui, en voyant tomber son camarade à l'eau, n'a rien trouvé de mieux à faire que de s'évanouir, laissant l'autre se noyer.

Il est arrivé le même jour une chose plus risible mais qui n'honore pas celui qui l'a fait : un Elève Aspirant qui était en goguette a trouvé drôle de se déculotter en pleine rue et de faire voir son postérieur à tous les passants. Résultat : 15 jours de prison.

Ce matin nous avons vu arriver une délégation de civils en gibus et redingote. Ils représentaient sans doute les grosses légumes de Saint-Maixent, mais je vous assure que, pour un militaire, ça vous donne plutôt envie de rigoler de voir cette file de vieux gâteux essayant de marcher à peu près en cadence.

Nous voyons souvent des lièvres qui, affolés par nos coups de fusil, viennent presque sous nos canons, mais malheureusement nous n'avons que des cartouches à blanc qui ne peuvent pas leur faire grand mal.

Août 1916 :

Il est vraiment pénible de constater que dans une école militaire, où tout devrait être jugé d'après le mérite de l'élève, le piston entre en jeu et encore bien plus qu'ailleurs. C'est vraiment dégoûtant.

Septembre 1916:

Nous avons fait ces jours-ci du tir au revolver d'ordonnance et il paraît que l'on nous fera bientôt manier le sabre.

Janvier 1918 :

Ce matin, nous avons eu revue de notre Colonel. Il faisait un froid assez vif, aussi n'était-ce pas bien rigolo de rester immobile.

Mars 1918 :

Aujourd'hui nous avons manœuvré devant un colonel norvégien qui va s'engager dans la Légion comme simple soldat. Il doit avoir dans les 55 ans, ce sont des choses qui ne se voient pas tous les jours, mais je crois qu'il ne tardera pas à s'en mordre les doigts.

Mai 1918 :

Hier nous avons joué au football contre les candidats élèves aspirants. Nous les avons battu 7 à 0. Ça fait déjà deux fois qu'on les bat, et la première fois aussi rudement que la deuxième.

Juin 1918 :

Demain commenceront mes examens, aussi n'ai-je pas beaucoup de temps devant moi, car je dois réviser les mitrailleuses St-Etienne, Maxim et Hotchkis, ainsi que le fusil mitrailleur, le fusil automatique, le revolver Ruby, etc… 

Août 1918 :

Jusqu'à présent nous n'avons pas grand chose à faire, si ce n'est suivre des cours d'anglais. Nous avons déjà fait tous les verbes auxiliaires et réguliers. Nous avons aussi appris les chiffres jusqu'à vingt et quelques phrases. 



Quelques commentaires sur les civils, l'arrière et les mercantis :

Avril 1916 :

Le village de Montmélian n'est pas laid mais, depuis que j'y suis, je n'ai pas encore dit un mot à un seul habitant, c'est dire s'ils sont sauvages.

Mai 1916 : 

Au village, tous les magasins nous entourloupent à qui mieux-mieux. Les commerçants mettent sur leur vitrine : "Fournisseur de messieurs les élèves aspirants" et ils en profitent pour nous faire payer double tarif.

Septembre 1916 :

Lorsqu'on va en manœuvre dans ces sales patelins, les gens n'ont jamais rien à nous vendre.

Janvier 1918 :

Nous avons encore changé de cantonnement. Nous voici maintenant dans un petit patelin d'une centaine d'habitants d'une saleté repoussante.

Février 1918 :

Je suis allé faire quelques emplettes à Paris et j'en ai profité pour souper au Bouillon Duval. C'était très bien, mais un peu cher pour ma bourse. La prochaine fois je changerai d'adresse.

Mars 1918 :

Dimanche dernier, je suis passé par la station de métro Bolivar où il y a eu 56 personnes mortes étouffées lors de la dernière attaque de zeppelins. J'ai vu les enterrements des victimes et aussi les maisons touchées. J'ai constaté que les parisiens ont une frousse intense des gothas et qu'ils ne parlent plus que de bombes, de torpilles, etc... et qu'ils sont fiers d'habiter dans une "ville du front".

Avril 1918 :

Les parisiens font beaucoup de bruit pour pas grand chose. Je ne veux pas dire par là que les obus qui tombent sur Paris ne font pas de mal, non, car forcément dans une population aussi dense il y a forcément de la casse, mais l'obus par lui-même est peu dangereux. Sur une population de plus de 3 millions d'habitants et une agglomération comptant plusieurs centaines de milliers de maisons, il est tombé dans la dernière semaine seulement 4 obus. Vous voyez que ce n'est pas grand chose et encore, 2 des obus n'ont eu aucun résultat.

Mai 1918 :

Nous sommes arrivés hier soir au Mans. Mon impression sur cette ville n'est pas avantageuse...

Sur les copains de chambrée :

Janvier 1916 :

Au 97ème il y a moitié de Marseillais et moitié de Lyonnais, ce qui produit de fréquentes bagarres, et c'est pourquoi nous sommes toujours consignés.

Dans notre nouvelle chambrée nous sommes 23 et nous sommes bien mal lotis : il y en a un qui est un fieffé voleur. Il s'est déjà fait pincer plusieurs fois, mais se fait disculper à chaque fois grâce à quelques témoins qui doivent être de son acabit. Maintenant, nous l'avons à l’œil et s'il ne marche pas droit, il devra faire attention à ses côtes.

Février 1916 :

Parmi mes nouveaux camarades de chambre, il y en a deux ou trois qui ont l'air de vrais voleurs.

Mai 1918 :

L'autre jour, on m'a encore barboté 20 francs pendant que j'étais à la gymnastique.



La vie sur le Front :

Février 1917 :

Pour vous écrire j'ai été obligé de dégeler l'encre de mon encrier sur une lampe… et dans trois minutes, elle sera à nouveau gelée.

Mars 1917 :

Hier nous avons eu la visite des taubes, qui ont lancé des bombes. Elles sont tombées à quelques centaines de mètres d'une usine et n'ont occasionnées aucun dégât. Tous les jours, nous avons leur visite.

Août 1917 :

Nous sommes cantonnés dans les ruines d'un patelin complètement démoli.

Septembre 1917 : 

Nous monterons probablement en ligne d'ici quelques heures. L'autre jour, les Boches nous ont envoyé des gaz. Il n'y a pas eu de mal chez nous, car nous étions en 2ème ligne et sur une hauteur, mais ceux de la 1ère ont souffert.

Tous les matins, nous avons la visite d'un aviateur boche, "Zigomar" comme on l'appelle, qui vole très bas et qui mitraille les boyaux. Ce matin, nous avons tiré je ne sais combien de cartouches sur lui sans jamais l'atteindre, mais un jour ou l'autre, il aura le même sort que "Fantomas", un autre aviateur de son acabit qui s'est fait descendre par les mitrailleurs.

Me voici installé dans ma nouvelle compagnie. J'y suis comme sergent mitrailleur. Le secteur a l'air assez calme, mais il paraît que les coups de main y sont assez fréquents…

Octobre 1917 : 

8 mois sans permission, c'est long pour vous comme pour moi.

Voici notre attaque finie depuis hier. Nous attendons la relève avec impatience, car nous sommes sales et dégoûtants, plein de boue jusqu'au cou.

Chère maman, nous sommes en train de nous installer dans les lignes boches. Nous avons fini notre attaque depuis hier et vous pouvez croire que nous attendons impatiemment la relève, j'espère qu'elle viendra bientôt.

Tout c'est bien passé là-haut. Nous avons eu beaucoup de pertes, mais nous avons fait déguerpir les boches.

Je suis de garde aujourd'hui. C'est un drôle de filon, je me suis déjà fait engueuler plusieurs fois par le commandant.

Il fait un temps épouvantable, la pluie et la boue ne manquent pas. Les pauvres poilus qui sont en 1ère ligne ne doivent pas rigoler. Je ne sais pas encore quand nous devons y remonter.

Mars 1918 :

Avec la fonte de la neige, nous avons eu beaucoup de boue pour l'exercice, mais ce n'est pas grand chose quand on pense aux camarades qui sont sur le front.

Sur la mort de son frère Lucien, survenue le 17 avril 1917 à Craonne, sur le plateau du Chemin-des-Dames :

D'avril à juin 1917 :

Il y a longtemps que je n'ai rien reçu de Lucien. Votre dernière lettre m'a tranquillisé : il vaut mieux qu'il soit dans la Marne plutôt qu'en Champagne.

J'ai bien reçu votre lettre me disant que Lucien était monté à l'attaque. Dès qu'il vous aura écrit, envoyez-moi de ses nouvelles, je les attends avec impatience.

Tous les jours j'attends avec impatience le courrier dans l'espoir d'avoir des nouvelles de Lucien, mais je n'ai encore rien reçu.

J'attends tous les jours de vos nouvelles avec impatience, car c'est de vous que j'aurais les premières nouvelles de Lucien.

Chère maman, je reçois aujourd'hui votre lettre du 2 m'annonçant que Lucien est porté disparu. Il faut espérer… Je joins mes prières aux vôtres pour que Lucien nous soit rendu. Il faut espérer qu'il ait été ramassé par un Bataillon voisin et que la Cie n'en ait pas été avertie... ou encore que les Boches l'aient ramassé... Enfin, comme vous, j'espère et j'attends avec impatience de vos nouvelles. Bonnes caresses à tous.

J'ai reçu aujourd'hui votre lettre du 4. Elle n'est guère rassurante sur le sort de Lucien, mais moi non plus je ne veux pas perdre espoir. Car si l'on n'a pas retrouvé son corps, c'est qu'il a été ramassé, et comme la position n'a pas été conquise, il est fort possible que ce soit les Boches qui l'aient ramassé. Si cela était vrai, nous resterions encore un certain temps avant de recevoir de ses nouvelles, mais il ne faut pas désespérer. J'ai ici des camarades qui font ce qu'ils peuvent pour me donner de l'espoir. Je verrais demain mon capitaine et je lui demanderais une permission exceptionnelle de 4 jours. Je ne sais pas s'il me l'accordera, mais ce serait une consolation de se trouver réunis au moins quelques jours dans ces instants pénibles afin de prier tous ensemble la Sainte Vierge pour qu'elle ne trompe pas notre confiance et notre espoir que Lucien soit encore en vie. 

Les camarades qui reviennent du front me donnent bon espoir sur Lucien. Ils me disent que les Boches, généralement, n'enterrent pas les morts, mais évacuent seulement les blessés. Ce qui fait que, puisqu'on ne l'a pas retrouvé après l'offensive du 4, il est presque sûrement blessé et prisonnier quelque part en Allemagne.

Chère maman, je reçois aujourd'hui votre lettre du 22. Je ne vois pas pourquoi la lettre du commandant de Lucien a diminué votre espoir. Lucien est porté en perte à son bataillon, mais les blessés et les disparus sont tous portés de cette manière. […] Comment voulez-vous que l'on puisse voir à 20 mètres si un homme est frappé à mort ou seulement blessé. C'est impossible !

Chère maman, je reçois aujourd'hui votre lettre du 25. Hélas, je préférais encore être dans une petite espérance plutôt que la cruelle réalité, mais pourtant je m'étonne que si le corps de Lucien a été retrouvé, on ne vous ait pas donné d'indication sur l'endroit où il a été enterré et qu'on ne vous ait rien renvoyé de lui : croix de de guerre, béret, carnet, etc. D'habitude, ce sont les infirmières qui sont chargées de cela. Ou peut-être est-ce seulement sur la déposition de ses 2 copains que l'on vous a envoyé cet avis. Dans ce cas, malgré l'avis officiel, je ne désespérerais pas, parce que ce n'est pas un simple poilu qui dans le désordre d'une bataille, peut affirmer ainsi la mort de quelqu'un. Hélas, vous devez être bien affligés. Pour moi, je suis devenu de mauvaise humeur et les copains se plaignent de mes bourrades, mais lorsque l'exercice est terminé et que je pense à Lucien, leur gaieté m'offusque.

Le corps de Lucien ne sera jamais retrouvé et Louis décédera quelques mois plus tard, fauché à son tour par une mitrailleuse allemande.