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2015/12/24

Paroles de Poilu : Mayie Lafitte

Tirées d'une correspondance entre un poilu et sa marraine de guerre, ces quatre lettres aux commentaires à la fois tendres et drôles que mademoiselle Mayie adressa à celui qui deviendra son époux deux années plus tard :


Mon bien-aimé,
Je vous présente votre belle-mère, elle est mignonne, élégante, svelte, c'est le chic même. Enfin, elle a tout pour elle, il n'y a pas une autre qui lui ressemble et vous devez être honoré d'en avoir une pareille ! En êtes-vous satisfait ?




JOYEUX NOËL

2015/07/05

Paroles de Poilu : Auguste Joux (1876-1953)

« Il ne fait point chaud, mais je n'ai point froid » (A. Joux, le 26 novembre 1914)

Au centre, en tablier et bonnet de boucher :
Auguste Joux - soldat 1ère classe - 56e R.I.T. - 4e Cie

Né en 1876 à Échallon, petit village de moins d'un millier d'âmes situé au pied du Jura, Pierre Auguste Joux avait 38 ans d'âge au déclenchement des hostilités entre la France et l'Allemagne, sa vie était donc déjà bien avancée, sinon déjà faite. 
Établi depuis longtemps à Saint Germain-de-Joux, localité voisine d'Échallon, Auguste menait une existence paisible et joyeuse au milieu des siens. Il venait d'ailleurs de fêter sa treizième année de mariage avec une certaine Marie Azélie Poncet, qu'il aimait encore tendrement, et avec laquelle il avait eu deux enfants, Aline (5 ans) et Paul (12 ans), lesquels ne manquaient pas non plus d'affection. 
La famille Joux était unie, heureuse et relativement aisée pour l'époque : tourneur sur bois de profession, Auguste co-dirigeait avec son frère aîné une scierie hydraulique implantée sur les rives de la Semine, cependant que sa compagne tenait une épicerie dans la Grand'Rue du village.


Et puis vint la guerre, la terrible guerre !
Sonnèrent les cloches et roulèrent les tambours...

Non encore libéré de ses obligations militaires, Auguste redevint soldat sitôt la mobilisation décrétée et les placards bleu-blanc-rouge affichés sur les murs de toutes les villes et villages de France. Il quitta donc son foyer le 2 août au matin afin de rejoindre au plus vite et par ses propres moyens son affectation : le 56ème R.T.I, caserné à Belley. Il y resta quelques jours, le temps d'être équipé de pied en cap, puis fut dirigé vers l'Alsace, lui qui n'avait jamais franchi les frontières du Rhône-Alpes.

Sonnèrent les clairons, roulèrent les canons...

Vingt-cinq mois plus tard, en septembre 1916, Auguste reviendra sain et sauf d'une campagne militaire qu'il aura traversée sans avoir jamais combattu à proprement parler, ni même tiré le moindre coup de feu : chargé de ravitailler en vivres ses camarades dans les tranchées de 1ère ligne d'un secteur assez calme mais non exempt de danger, il passera à travers les balles, les obus, les coups durs, en mettant son intelligence au service de sa survie :

« Tu me dis dans ta lettre que ma mère aimerait autant être privée de me voir, plutôt que je perde mon emploi à cause de la permission. Il ne faut pas qu'elle s'inquiète de cela : je m'arrangerai toujours de façon à me faire remplacer durant mon absence par un homme de la Compagnie qui ne fera pas l'affaire, de sorte que je retrouverai mon emploi dès mon retour. »

Et puis il s'arrangera surtout, après avoir longtemps tergiversé, pour faire réquisitionner sa scierie par l'armée afin d'être placé à sa tête et fournir le Génie en rondins destinés aux abris, manière de contribuer à l'effort de guerre sans plus risquer sa peau. 
En somme, durant ses deux ans passés sur le Front, le soldat Auguste Joux n'aura pas été le plus malheureux des Poilus, mais il aura cependant beaucoup souffert au moral, notamment de la séparation d'avec sa famille, du manque de considération des gradés à l'égard des sans-grades, aussi de la perte progressive de sa foi en l'homme et en la patrie.
Au fil de sa correspondance (un peu moins de 300 lettres), on découvre un homme affectueux et très attentionné, qui allait régulièrement à la messe sans manifester pour autant une grande ferveur religieuse. C'était un émotif qui ne prenait aucune décision sans l'avoir préalablement longtemps mûrie et réfléchie, puis pesée et contre-pesée, quitte à louper une opportunité. Quant à ses considérations sur la guerre, si elles dénotent un sens critique assez bien développé et peu sensible à la propagande, elles donnent surtout à voir et à entendre (cataclysme, boucherie, massacres d'hommes innocents...) le cri d'une génération d'hommes dont l'écho résonne aujourd'hui encore.

~o~

Précisons enfin que les lettres d'Auguste sont à l'image de ses journées : longues et répétitives, avec de temps à autre une formule vraiment saisissante, et que la syntaxe ou l'orthographe plus qu'approximatives 

« Je profite d'un momment de loisire pour te faire à savoir de mes nouvelles. Je me porte toujours aussi bien, j'ai bonne appéti et nous avons assez à manger, mais il y a le vin qui est assez chère et l'on entrouve dificilement. » 

ont été corrigées pour une meilleure lisibilité.







Le départ :

Ma chère femme, 
Nous sommes arrivés au dépôt de Belley vers 4 heures du soir. 
Tout s'est bien passé en route, mais nous étions si nombreux au départ que les trains étaient bondés.
Je me porte bien pour l'instant et t'en dirai davantage demain. 
Embrasse pour moi ma petite Lilly et mon petit Paul. 
Ton mari qui t'aime et t'embrasse bien fort. 
Auguste, le 3 août 1914.


Le temps qui passe, la guerre qui dure, l'attente, l'attente, l'attente... :

Les nouvelles de la guerre sont bonnes et, si cela continue, je crois qu'elle sera bientôt finie. (09/14)

D'après les journaux que nous lisons, les opérations militaires marchent assez bien. Assurément la guerre se terminera plus tôt que l'on ne croyait et nous ne passerons donc pas tout l'hiver ici. (10/14)

Personne ne croyait quand nous sommes partis que cela durerait si longtemps. (11/14)

Nous ne nous faisons pas trop de mauvais sang, si ce n'est que l'on commence à s'apercevoir que la campagne va être longue. Je crois bien que nous y passerons largement l'hiver. (12/14)

Voici bientôt les fêtes de Noël et du jour de l'An. Je n'avais guère songer à les passer en Alsace. Nous pensions tous être rentrés pour le Nouvel An, mais il n'y a plus beaucoup de raison d'espérer. Si seulement, l'on pouvait rentrer pour Pâques. (12/14)

Les opérations n'ont pas l'air de marcher bien fort. Avec cette guerre de tranchées, ça risque d'être long, très long, mais chacun conserve néanmoins son courage. (12/14)

Je n'ai jamais songé au début de cette guerre que l'on se quittait pour un si long temps. (12/14)

Sept mois de guerre : 200 jours sans avoir pu quitter son pantalon ! (02/15)

Je suis obligé de redonner du courage à certains camarades, car voilà les beaux jours qui arrivent et le père de famille, qui a du souci pour les siens, trouve le temps bien long. Espérons que la fin de cette terrible guerre soit plus proche que l'on ne peut le supposer. (02/15)

Il y en a qui se font davantage de bile que moi, mais cela n'avance à rien. Il nous faut de la patience et c'est précisément ce qui manque aux soldats Français. (02/15)

Au mois d'octobre nous avions deux ennemis à combattre : l'hiver et les boches. L'hiver est battu, mais non pas les boches ! Cela viendra, plus personne n'en doute. (03/15)

Eh bien, ma chère Marie, voici le 10ème mois de guerre d'entamé. Cela devient long et beaucoup d'hommes s'abrutissent de boisson : ils prennent de ces bitures, au point que certains deviennent fous. (05/15)

Je ne pense pas que la guerre puisse se prolonger encore bien longtemps : le rouleau ne doit plus être bien long. (07/15)

C'est aujourd'hui l'anniversaire de la mobilisation. Personne ne se doutait que nous partions pour si longtemps. (08/15)

C'est vraiment trop long ! Tu peux croire que s'il y en avait au début qui étaient patriote, on n'en trouve plus beaucoup. Chacun tient à faire son devoir jusqu'au bout mais, une fois libéré, je crois que le militarisme aura vécu. (01/16)

Mon camarade Bonneville est le plus optimiste de tout le régiment : il a parié des litres et des litres que la guerre sera finie au mois de juillet. Il a une confiance inébranlable dans la victoire finale. (05/16)

Ce n'est pas une guerre, ce sont des massacres inutiles. Il y en a beaucoup qui disent que cela finira bientôt, mais je n'y crois plus. Les peuples sont encore trop acharnés, il faut un vaincu et on ne le connaît pas encore. (06/16)

Le moral a beaucoup baissé dans notre régiment. Rester si longtemps dans les bois, surchargés de service, à vivre dans des souterrains, dans la boue, couchés sur des piquets de bois et toujours au 4 vents. Ceux qui crient "jusqu'au bout" feraient rien mal d'y venir un peu. (08/16)


La séparation :

J'espère que les petits sont toujours bien sages. Quoique je ne soye pas au milieu de vous, je le suis par la pensée : il ne s'écoule pas d'heure dans la journée où je ne pense à vous. (08/14)

En attendant le bonheur et la joie d'aller vous rejoindre, reçois de ton mari des millions de caresses et ses plus sincères amitiés. Celui qui t'aime pour la vie : Auguste. (09/14)

Je pense que ma petite Lilly va commencer l'école aujourd'hui. Comme je serais content si je pouvais la voir partir pour la première fois à l'école. (10/14)

Voici venir la fête de la Toussaint et nous allons la passer loin des nôtres, soit en poste de garde, soit dans les tranchées, avec une pioche et une pelle. (10/14)

Tu me dis que Lilly apprend bien à l'école et j'en suis bien content, mais il ne faut pas trop la pousser, ça lui fatiguerait trop le cerveau... Je vous envoie à tous des milliers de baisers à travers l'espace. (11/14)

Je suis très content, mon petit Paul, de te voir continuer les progrès que tu as déjà fait l'année dernière, mais il ne faut pas faire de l'exagération : il te faut bien travailler à l'école, mais il te faut aussi un peu de distraction. (12/14)

Je viens de recevoir à l'instant la lettre de Lilly et de voir comme elle écrit déjà bien me comble de joie. Je lui répondrai demain pour lui faire les compliments qu'elle mérite. (01/15)

Je t'envoie une photographie de mon escouade et tu me diras si Lilly sait encore reconnaître son papa. (03/15)

Quand nous passions un jour sans nous voir, nous trouvions que la journée avait été longue, mais voilà déjà 300 jours que nous n'avons pas eu le plaisir de parler ensemble... Je te vois bien souvent en rêve, mais à mon réveil tout a disparu. (06/15)

Le cafard commence à passer, mais les premiers jours depuis mon retour de permission m'ont parus bien longs. Sache que je pense sans cesse à toi et aux enfants et que j'avais le cœur tellement serré de vous avoir quitté que j'avais l'air hébété durant toute la journée. (11/15)

Ma pensée est toujours avec toi et avec nos petits, cela est ma seule patrie ! (12/15)


La découverte de l'Alsace :

Nous sommes dans un petit pays où il y a de la bonne culture, mais où les gens sont pauvres : sur 10 enfants que l'on voit, il y en a 9 qui n'ont point de souliers et qui marchent pieds nus. L'armée a presque tout réquisitionné et ne leur a laissé qu'une vache pour donner du lait aux enfants. Aussi, quand nous avons quelque chose de reste, nous le leur donnons et il faut voir comme ils mangent. (08/14)

L'Alsace est un pays de plaine avec quelques montagnes très jolies et très pittoresques. Les maisons n'ont rien d'épatant et ne sont pas tenues bien propres. (10/14)

Les villages sont pleins de boue et le fumier est étendu devant les portes et, parfois, jusque dans la cuisine. Les habitants n'ont point de goût pour la propreté. Les femmes sont sales et pas coquettes du tout. (11/14)

J'aime à contempler la nature de ce beau pays qu'est l'Alsace. A notre gauche, nous voyons les montagnes des Vosges et le ballon d'Alsace ; en face de nous, nous apercevons une partie de Mulhouse ; à notre droite, les montagnes de Suisse... Vraiment, le coup d’œil est assez joli. Les habitants y sont un peu fainéants et malpropres et ils ont le caractère boche, car voilà 44 ans qu'ils sont germanisés. Ceci est mon appréciation et celle de beaucoup de mes camarades. (02/15)

On voit l'herbe qui commence à pousser, les arbres à boutonner et, le matin, nous entendons les chants joyeux des oiseaux dans les plaines et les montagnes d'Alsace. (03/15)


Les communiqués de guerre du soldat Pierre Auguste Joux :

Nous sommes à Vétrigne à quelques km de Belfort, mais en arrière des lignes, donc à l'abri de tout danger, et l'ennemi est loin de nous, puisque les Français ont pris Mulhouse et Colmar. Nous entendons les pièces de canon qui font rage sur les Allemands. D'après les statistiques des soldats qui s'en reviennent du feu, il paraît que l'artillerie française leur fait beaucoup de ravage. En revanche, l'artillerie allemande n'est pas à craindre d'après leurs dires. Enfin, ayons un peu de courage et nous rentrerons dans nos foyers, en oubliant ce temps passé où tant de mères pleurent ceux qui leur sont chers. (08/14)

J'ai reçu des nouvelles du neveu d'Hippolyte, il est dans le Nord et l'a déjà échappé belle : il a eu son cheval tué sous lui. (08/14)

Des rapports, on en entend tous les jours, aussi n'y fait-on plus attention. Nous les appelons entre-nous des "rapports de cuisine". (08/14)

Nous ne sommes point malheureux, si ce n'est que l'on couche à la dure, sur la terre : 50 à 60 hommes serrés les uns sur les autres dans de petites granges. Autrement cela ne va pas mal, la nourriture n'est pas mauvaise. Ne te fais point de mauvais sang, nous sommes en 3ème ligne, à l'abri des mauvais coups. C'est autrement plus dur et plus terrible pour ceux qui sont en 1ère ligne. (08/14)

Louis m'a dit que le Léon de Bajat avait été tué. Son pauvre père, qui n'avait que ce garçon, doit être bien désolé. Sans doute qu'il y en a beaucoup d'autres qui ont perdu leur fils. (09/14)

Ma chère Marie, il ne faut plus m'envoyer de chemise ! Nous en avons touché deux chacun et avec les trois que j'avais déjà, cela en fait cinq. Si nous devions partir d'ici, je ne pourrais pas toutes les emporter, car nous sommes comme des escargots : il faut tout porter sur son dos ! (10/14)

Nous savons parfaitement que nous sommes en guerre et non pas en villégiature, donc que nous ne pouvons avoir toutes nos aises et que nous sommes même privilégiés en comparaison de ceux qui sont sur le Front. (10/14)

Hier, nous avons entendu tonner le canon à une distance d'environ 20km. Nous y sommes tellement habitués que nous ne sortons même plus dehors pour voir de quel côté il tonne. Ne vous faites pas de mauvais sang pour moi, je ne suis nullement malheureux et ne cours aucun danger. Dans notre régiment il y en a bien quelques-uns sur qui les allemands ont tiré, mais ce sont des hommes qui veulent faire les malins et qui s'avancent au plus près des Allemands. Il faut être prudent. (11/14)

Notre commandant a été renvoyé à la caserne de Belley, en punition. C'était un homme bon. S'il avait exécuté tous les ordres que le Général lui donnait, la moitié du bataillon aurait déjà été massacrée. (12/14)

Nous dormons à trois dans une cabane à cochons. (12/14)

Voici quelques jours que nous n'avons pas trop le temps d'écrire. Nous avons pris l'offensive sur tout le front, comme vous avez dû le lire dans les journaux. Hier, notre Cie s'est trouvé bombardée et nous avons eu des blessés, mais pas de blessures graves. Gilbert a été blessé au bras gauche, d'un éclat d'obus, et Bonneville l'a échappé belle : il a eu sa baïonnette toute brisée et toute tordue, sa capote toute déchirée, son talon de soulier arraché... et lui : point de mal. (12/14)

Les vieux Alsaciens qui ont fait la guerre de 1870 nous disent que c'était de la rigolade comparée à celle qui se fait aujourd'hui. (03/15)

Hippolyte va passer une vingtaine de jours à l'hôpital : un obus a éclaté tout près de lui et lui a fait sortir le sang par les oreilles. (03/15)

Ce sont les rats qui nous font le plus de misère. Tu ne peux pas te faire une idée de leur nombre et de leur taille ! Aussi, la nuit nous avons bien soin de nous couvrir la tête avec notre capote, autrement ils nous passent sur la figure. (04/15)

Les boches nous envoient bien de temps en temps des marmites, mais il n'y a que les premières qui nous font peur et nous allons tout de suite aux abris où nous sommes en sûreté. (08/15)

Nous sommes dans un bon secteur, à part les quelques fois où les boches nous envoient leurs marmites (on s'en passerait bien), mais nous leur en envoyons aussi. Pour dix coups que nous tirons, ils répondent par un seul coup, ce qui suffit parfois pour se faire amocher. (09/15)

Tu me dis que les vitres de ta chambre ont gelées, eh bien ce n'est pas le cas de celles de ma chambre à coucher, mais il faut dire que nous sommes une dizaine de poilus, plus 2 chevaux et 6 vaches, alors tu vois d'ici la chaleur concentrée de toute cette bande. (11/15)

Ici, c'est la vraie guerre : les maisons sont presque toutes touchées, démolies ou brûlées. A certains endroits, les boches sont à seulement 8 mètres de nous. Ils ne peuvent pas être plus près. (04/16)

Nous sommes aux avants-postes dans un grand bois où seules les voix du canon et des mitrailleuses se font entendre de temps en temps. Nous sommes si peu nombreux qu'il m'a fallu passer toute la nuit au poste d'écoute. Nous avons brassé 20cm d'eau pour y rentrer. Tu peux juger si l'on y est bien pour passer la nuit. (06/16)

De toutes les places possibles, il n'y en a guère de bonnes. Soit d'un régiment, soit de l'autre, il en tombe de tous les côtés et puis un jour c'est tranquille, un autre c'est mauvais. Notre capitaine a été tué hier soir par un éclat d'obus. Il n'y a eu que lui de touché et il n'a pas dû souffrir. (08/16)


Quelques observations, réflexions et considérations diverses :

Mon cher petit Paul, prions de tout notre cœur pour voir au plus tôt la fin de ce cauchemar où tant de pères de famille se font tuer pour le plaisir d'un Guillaume ou d'un François-Joseph. J'espère qu'ils ne l'emporteront pas au paradis et que bientôt les guerres seront supprimées. (10/14)

Les pauvres soldats qui vont passer l'hiver dans les tranchées ne remporteront pas la santé chez eux. (11/14)

Si tout le monde était comme nous, à la paye de cinq sous par jour, la paix ne tarderait pas. (12/14)

Les gros richards comme les petites gens couchent à même la paille. Il y a ici un notaire d'Oyonnax qui n'apprécie guère sa nouvelle vie. (01/15)

Les hommes sont fatigués et, pour se donner quelques heures de repos, se font porter malade. Les officiers aussi sont fatigués. Il n'y a que le Colon qui nous tient là. C'est un vieil abruti qui, soit-disant, aurait déjà fait massacrer un bataillon du 44ème. Et comme on lui a donné un régiment de territoriaux, c'est nous qui trinquons. Des vieux de 40 ans et plus ! Il nous fait faire du service comme un régiment d'active et voilà trois mois que nous tenons les avant-postes : les hommes se découragent. (01/15)

Faire tenir les avant-postes par des territoriaux durant tout l'hiver, tu peux croire que ceux qui rentreront s'en souviendront. (01/15)

Les hommes ne sont pas de fer et ne peuvent pas être patriote quand ils sont traités de cette façon là. (01/15)

Tu me demandes si l'on a vu le président de la République. Il paraît qu'il est passé dans des villages voisins, mais ce que nous souhaiterions surtout voir arriver, c'est la paix. (02/15)

Pour les quelques années que l'on a à passer sur terre, s'il faut en passer une partie en guerre, ce n'est vraiment pas la peine de venir au monde. (05/15)

Que les enfants profitent du beau temps pour bien s'amuser, car ce n'est pas quand on est grand qu'on est le plus heureux. (05/15)

Tu me dis que Marc a préféré les galons de caporal-fourrier à ceux de sergent, pour cause que les hommes ne veulent plus obéir. Ceci je le crois. Du reste, je crois aussi que si cela continue il en adviendra de même dans notre régiment. La faute ne viendra pas des hommes, car les hommes sont tous bien dévoués, mais des officiers. Figure-toi qu'ils ont fait venir des cuisines roulantes dans lesquelles il n'y a qu'une chaudière avec quoi on ne peut faire que de la soupe et du bouilli. Alors tu vois d'ici le menu : soupe et bouilli le matin; bouilli et soupe le soir. (06/15)

Il faut que les peuples soient bien méchants pour s’entre-tuer ainsi sans savoir seulement pourquoi ni pour qui. Nous jetons la responsabilité de cette guerre sur l'Empereur d'Allemagne, et ceci l'on ne peut pas en douter, mais il y a aussi des responsables dans notre gouvernement qui n'ont rien fait pour nous mettre à l'abri d'une guerre. Enfin, bref là-dessus, on ne peut pas en dire long, il faut se conformer à la discipline et se méfier de la censure. (07/15)

Ce n'est pas que je sois le plus mal loti, mais le son des obus commence à me casser la tête. (08/15)

On retarde nos permissions soit-disant parce qu'il manque des hommes pour assurer les avants-postes, mais ceux qui reviennent de permission disent que les dépôts sont pleins de soldats. On a même formé une musique au 36ème, de sorte qu'il y a des hommes qui jouent tranquillement du piston, pendant que d'autres ne peuvent pas avoir seulement une demi-heure pour se laver. Et puis ceux qui reviennent de permission dans les grandes villes de l'intérieur en racontent bien davantage. Tout marche au poil : théâtre, concert, cinéma... et la débauche bat son plein avec l'argent des allocations. Comment veux-tu que cela finisse dans ces conditions là ? (08/15)

Nous souhaitons tous la fin de ce cauchemar. Une pause, même sans aucun bénéfice, vaudrait mille fois mieux que la continuation de cette guerre qui est la ruine de l'Europe, en argent et en hommes. Nous en avons assez ! Il y a si longtemps que nous sommes parti qu'il me semble que j'ai toujours été soldat et tous les camarades sont comme moi. (09/15)

Si seulement les journaux ne nous bourraient pas tant le crâne, ce serait plus encourageant. Hier, l'Allemagne voulait la paix, aujourd'hui un autre journal le dément et ainsi de suite. C'est vraiment terrible cette guerre. Et il y en a qui ont encore le culot de dire qu'il faut aller jusqu'au bout. (12/15)

Tout le monde ici en a assez. Le patriotisme, il ne faut plus en parler. Il ne reste plus que les embusqués qui sont bien au chaud avec les employés du gouvernement, et qui ne sont donc pas sur le front, qui ont du patriotisme. Enfin, bref là-dessus. Vivement la fin que l'on puisse rejoindre sa femme et ses enfants, il n'y a que ce patriotisme-là qui est vrai, tout le reste c'est du bluff. C'est à celui qui peut s'enrichir le plus... Tu vas dire que j'ai bien changé, mais je crois que mes camarades sont encore pires que moi. (12/15)

On en entend de belles sur la vie qui se mène à Paris par des permissionnaires qui en reviennent : c'est Vive la Joie ! Et pendant ce temps-là, les poilus n'ont que le droit de se terre [sic] et de rester dans des tranchées pleines d'eau. (12/15)

Je crois qu'il n'y aura pas d'enfer assez dur pour les responsables de cette guerre. (12/15)

Alors comme ça, le beau Victor s'est fait débusqué d'avec les autos pour se ré-embusquer aussitôt avec les brancardiers. Espérons au moins qu'il n'a pas le culot de se plaindre. (12/15)

Les journaux disent que les Allemands auraient envie d'une paix. Je crois que l'on ferait mieux de traiter avec eux, plutôt que de continuer cette lutte sauvage et sauver ainsi quelques vies humaines. Continuer la guerre, c'est anéantir les peuples, et l'année prochaine on ne sera pas plus avancé que cette année. (12/15)

Le plus tôt que le pognon sera mangé, le plus tôt que la guerre sera fini ! (01/16)

Il faut espérer que tous les sacrifices et toutes les misères que supportent les peuples serviront de leçon et que, plus tard, ils comprendront que les guerres sont choses inhumaines et que cela ne doit pas exister chez des gens civilisés. (01/16)

Pourquoi un pauvre ouvrier qui a quitté son travail doit manger le peu d'économie qu'il a pu faire, pendant que l'employé du gouvernement touche son traitement et continue à se faire une retraite ? Ne sommes-nous pas là pour la même cause ? Je crois que le Patriotisme c'est le Porte-monnaie ! Et quand on voit ce qu'on voit et qu'on sait ce qu'on sait, alors on se dit qu'on est bien poire ! (01/16)

"Jusqu'au bout", c'est bien beau de le dire, mais s'il ne rentre personne ce sera bien le bout. (01/16)

Ceux qui ont déchaîné cette guerre sont de vrais criminels ! (01/16)

Les braves ce sont les petits soldats, pas ces grands officiers dont les journaux nous montrent les photographies. Nous avons eu le malheur de porter 12 des nôtres dans le cimetière de Dieffmaten. Chacun de nous était bien affligé et avait les larmes aux yeux. Seuls nos généraux avaient un air pas triste et la raie faite aux cheveux. Ils n'ont pas prononcé la moindre parole d'adieu à tous ces braves. C'est vraiment honteux pour notre armée de voir de pareils chefs à sa tête. Leur seul souci consiste à faire paraître des notes et des rapports. Pour peu que l'on ne salue pas assez ces Messieurs, ils pondent une note comme quoi on doit s'agenouiller à leur passage. Et tout cela dégoûte même les plus braves d'entre nous. Je t'écris tout ça parce que je fais passer ma lettre par un permissionnaire. Mais je peux te dire que je suis complètement dégoûté de la franc-maçonnerie et de l'aristocratie qui tiennent les rênes. (01/16)

Je me demande sans cesse si j'aurais le bonheur de rentrer. (05/16)

Tu peux croire que je quitterai le régiment sans regret. Je serais heureux de pouvoir aller jusqu'à la fin, mais j'ai tellement honte de voir l'administration militaire se foutre du petit soldat. Ainsi, on nous a fait passer en réserve pour nous reposer durant 4 jours. Et que trouve-t-on pour couchette ? Des claies en bâton et des branchages croisés, sans paille. Tu penses comme on se repose bien là-dessus. Dans le civil, on ne voudrait même pas y faire coucher des chiens. Nous avons eu aussi la visite d'un général qui se prenait pour un seigneur. Un homme de troupe n'a pas eu la frousse de lui réclamer de la paille. Deux jours plus tard des mulets sont arrivés avec des bottes de paille. Mais ce qu'il y a de malheureux, c'est que celui qui a réclamé est maintenant tenu à l’œil et quand il y aura un mauvais trou, peut-être qu'ils l'y mettront dedans. Jamais les officiers n'auront ma sympathie, ni celle de tous les camarades qui auront fait la campagne. Je t'écris un peu ma façon de penser, puisque je te fais parvenir cette lettre par occasion.

Si nous n'avons plus d'hommes pour faire la cuisine, nous avons toujours une bonne musique qui joue de jolis morceaux pour distraire à l'arrière messieurs les officiers. (06/16)

Les grosses têtes ne viennent que rarement par ici, et lorsqu'elles viennent elles ne font que passer vite fait bien fait. Enfin, bref là-dessus, on s'énerverait et on écrirait des choses qui nous attireraient des ennuis. (07/16)

Nous souhaitons tous, du fond du cœur, voir bientôt finir cette boucherie. (08/16)


2015/04/25

Paroles de Poilu : Edouard Rey (1882-1916)

Edouard Rey était natif de Belleserre, dans le département du Tarn, patrie de Jean Jaurès et berceau du socialisme. Il y tenait une entreprise de maçonnerie suffisamment florissante pour ne pas craindre l'avenir, sauf que l'avenir...
En août 1914, lorsque l'Allemagne déclare la guerre à la France, Edouard a 32 ans, est marié depuis peu et père d'une petite fille qu'il chérit tendrement... mais qu'il abandonne cependant, pour rejoindre à Bordeaux le 7ème Régiment d'Infanterie Coloniale et ses milliers de marsouins en route pour le Front.
Atteint de dysenterie au deuxième mois du conflit, le caporal Edouard Rey est aussitôt évacué dans un hôpital de l'arrière, ce qui lui permet sans doute d'échapper à la boucherie initiale des premiers combats, mais ce n'est-là malheureusement qu'un léger sursis, quoi qu'en dise son père dans une lettre d'octobre 1914 :

Nous préférons te savoir à l'abri dans un hôpital, plutôt qu'à coucher dehors en face les Allemands. Tâches moyen d'y rester le plus longtemps possible. Tu verras que d'ici peu les choses s'arrangeront et que tout sera bientôt à peu près fini.

Dix-huit mois plus tard, son fils sera mortellement blessé par un éclat d'obus, tandis qu'il s’occupait à fortifier des tranchées du côté de Foucaucourt-Soyécourt, dans la Somme.

o~O~o

On trouvera ci-dessous, sur des illustrations de Joseph LESAGE, quelques paroles extraites de la correspondance du poilu Edouard-Jean-Alexandre REY :





2015/01/01

Paroles de Poilu : Lucien Bonnet (1881-????)

« Nous sommes correctement couverts, bien qu'habillés façon carnaval : pantalon de velours, gilet de tirailleur, veste de zouave et capote d'infanterie » (Lucien Bonnet, décembre 1914)

Si d'un strict point de vue historiographique l'hiver 1914-1915 est surtout marqué par la 1ère bataille de Champagne et par la trêve du 25 décembre, il constitue pour les combattants l'épisode sans doute le plus sentimentalement douloureux d'une guerre dont ils savent à présent qu'elle sera plus longue et plus meurtrière qu'ils ne le croyaient en quittant leur foyer. 
Et s'il est difficile de se figurer combien leur fut pénible ce premier Noël passé dans la boue glacée des tranchées, loin de leurs parents, de leur épouse, leurs enfants... il est non moins difficile d'imaginer comment ces derniers célébrèrent la nouvelle année en l'absence de l'être aimé. Mais on peut cependant essayer de s'en faire une idée, en parcourant les correspondances échangées durant cette période.

Sabre au clair et baïonnette au canon : illustration de la furia française, ou de la théorie dite de "l'offensive à outrance", pondue par de vieux généraux trop imbus d'eux-mêmes pour admettre qu'ils retardaient d'une guerre. 

Lucien Bonnet était natif de Boulogne, dans le département de la Seine, l'actuel 92, où il travaillait aux chiffres en tant qu'employé de bureau. Marié depuis deux ans à Antoinette Marie Fayet, dite "Toinon", et père d'un petit garçon qui n'avait pas encore fêté son premier anniversaire, le couple coulait des jours heureux dans son "petit intérieur cosy et fort confortable" du 60 route de Versailles, à Billancourt. 
Et puis, en août 1914, patatras ! Lucien doit rejoindre dare-dare son régiment, le 4ème Tirailleurs Indigènes, lequel régiment sera d'ailleurs souvent cité à l'ordre de l'Armée — avec Croix de guerre et tralala — et c'est dire aussi à quel point les hommes qui le composaient ont dû salement dérouiller. Bref, après cinq mois de combats plus qu'éprouvants, le caporal Lucien Bonnet profite d'un moment d'accalmie pour écrire à Toinon :
Puisieulx, 1er janvier 1915
 Ma chère Antoinette,
Voici la journée du 1er janvier passée. De tout le jour, je n'ai pas eu le courage d'écrire. J'étais avec toi et notre petit Maurice, t'accompagnant par la pensée dans les visites que tu as dû faire. J'espère, ma chère Antoinette, que tu as su être mon interprète auprès de chacun des membres de notre famille pour leur faire part des vœux de santé et de bonheur que je formule de grand cœur pour chacun d'eux à l'occasion de la nouvelle année, car tu dois bien penser que je n'ai pas du tout le cœur d'écrire à chacun en particulier.Il est sept heures du soir et je m'ennuie. Ma journée s'est passée bien tristement, surtout après celles encore plus tristes que nous venons de vivre. Nous sommes au repos depuis hier soir, à environ 3 kilomètres des lignes de feu, mais nous avons été fort éprouvés auparavant. Le 22 décembre nous avons fait une attaque contre les lignes allemandes. C'était, un peu prématurément, je crois, notre cadeau de Noël. Notre Compagnie, ce jour-là, n'a pas beaucoup souffert, mais un camarade et moi-même avons vu la mort de très près... Prématurée elle aussi, la fête du jour de l'An : sur un autre point que nous occupons, Messieurs les allemands se sont payés le luxe de faire sauter nos tranchées à la dynamite. Cela produit, je t'assure, un drôle d'effet que je ne puis décrire sur le papier. Ma Compagnie en a souffert et a été en partie décimée. Sur le petit groupe de quatre que nous étions, trois ont disparus ensevelis, dont un père de deux enfants, et vu l'amitié qui nous liait l'un à l'autre cela m'a fait beaucoup de peine.Enfin, ma chère petite Toinon, je veux espérer que cette maudite guerre sera bientôt terminée et que je pourrai alors revenir auprès de vous tous. C'est le seul souhait que je puisse actuellement formuler. Mes vœux pour toi et notre petit chérubin, tu les connais. Tu sais que ma pensée et mon cœur sont toujours avec vous et je ne saurais ici assez bien m'exprimer. Embrasse bien fort pour moi notre petit Maurice et sois, comme je te le dis en première page, mon interprète auprès des personnes de la famille auxquelles je n'aurai pas écrit à l'occasion de la nouvelle année.
Ton mari qui ne cesse de penser à vous et t'embrasse de tout cœur, 
Lucien Bonnet

(4ème Régiment de Tirailleurs Tunisiens - 2ème Compagnie - 1er Bataillon)

2014/09/21

Paroles de Poilu : René Bouisson (1894-1918)

Extrait du Journal des Marches et des Opérations (J.M.O.) du 72ème R.I., en date du 23 juillet 1918 :

[...] Les unités partent à l'heure H, mais doivent se rapprocher de l'objectif en rampant. Parvenue à proximité de la lisière sud du village, et après avoir fouillé le cimetière où il n'y avait pas d'allemands, la 3ème Cie pénètre dans le village et fouille les maisons. De nombreux ennemis sont poursuivis énergiquement, quelques-uns sont capturés. Une quinzaine d'autres cherchent à fuir et ne veulent pas se rendre : ils sont tués. Les groupes progressent dans le village et atteignent bientôt le sommet du triangle que forment les rues de la localité et les creutes, où ils sont accueillis à coups de grenades et de rafales de mitrailleuses [...]
Les pertes au cours de la journée sont les suivantes : hommes de troupe : 17 tués, 52 blessés.

Le 7 juillet 1894, en l'église Sainte-Croix de Paulhan, près Montpellier, le prêtre-officiant élève soudain la voix :
- Acceptez-vous de prendre pour époux monsieur Sébastien Bouisson ici-présent, de le chérir et de l'aimer jusqu'à ce que la mort vous sépare ?
- Oui, je le veux, répond Julie Jourdan, jeune et jolie jeune femme de 22 ans, orpheline de père et couturière de profession.
Déclarés devant Dieu mari et femme, les deux amoureux échangent alors leurs alliances, puis s'embrassent en un tendre et chaste baiser, quand bien même l'épousée a déjà le ventre un peu rond dans sa robe de mariée, dentelle et satin blanc. Aussi, parmi l'assistance venue en nombre à la cérémonie, trois grenouilles de bénitier se mettent-elles à ricaner bêtement, le nez plongé dans leur missel :
- C'est-y pas qu'elle aurait fauté, la Julie ?
- Pour sûr ! Elle est grosse !
- Et c'est pas cause d'avoir mangé des pois chiche !
Messes basses et ragots de caniveau, les bigotes s'en donnent à cœur joie, comme à chaque fois qu'elles trouvent de quoi se dégourdir la langue tout en meublant leur ennui, car les journées sont longues, et les soirées encore davantage, en ce trou perdu de l'Hérault sans télé ni radio pour s'occuper l'esprit. Et donc elles dégoisent, cancanent, caquettent... mais il arrive aussi parfois qu'elles voient juste: trois mois quasiment jour pour jour après celui de ses noces, soit le 5 octobre 1894, à 9h00 du matin, la ci-devant Bouisson leur donnait raison en mettant au monde un petit Paulhanais prénommé René, ainsi qu'en attestent les registres municipaux. Nous savons par ailleurs que l'enfant était de bonne constitution, sans tare apparente, et même éclatant de santé, mais qu'il n'avait pourtant que vingt-quatre ans à vivre...
Et le compte-à-rebours a déjà commencé.

René Bouisson grandit au milieu des vignes cultivées par son père et sa mère en cette terre de Languedoc baignée de soleil et donc propice aux raisins : Chasselas, Clairette, Servant — peu d'hectares en culture, et cependant beaucoup de travail au cours de l'année: tailler, labourer, biner, fumer, épamprer, effeuiller, traiter, vendanger, etc. Ils y passent le plus clair de leur temps, dimanche et jours fériés compris. Aussi, l'éducation du fiston est-elle laissée, pour l'essentiel, aux bons soins des Frères catholiques, lesquels lui enseignent non seulement l'histoire sainte, mais lui inculquent également le sens du devoir et le respect de l'autorité, faisant ainsi de ce petit gars du pays un enfant sage et poli, autrement dit : soumis.

Chez les Bouisson, la prière est de mise avant chaque repas, lesquels se déroulent le plus souvent dans un silence pesant et même un peu étouffant. Sitôt après souper, la mère vaque et le fils bûche, tandis que le père feuillette à la chandelle les six pages de l'Eclair, un quotidien régional de tendance royaliste et fervent défenseur du Midi viticole. Car ici, à Paulhan, la patrie c'est l'Hérault, le vin y est roi et le raisin sacré. Sur les 2000 habitants que compte la commune, la majorité sont viticulteurs ou cultivateurs, mais le recensement de 1906 dénombre également un scieur de long et un maître charron, deux perruquiers et trois liquoristes, aussi un limonadier, des ferblantiers, tonneliers, fondriers, coketiers, chaufourniers, étameurs, rouliers, bourreliers... métiers d'une autre époque et gens d'une autre espèce. Ce dont ils causent au café, après la messe du dimanche, tourne essentiellement autour de la vigne et de ses nombreux problèmes : conditions climatiques, maladies, chaptalisation, surproduction, chute des cours... Autant dire qu'ici, à Paulhan, la cause de l'Alsace-Lorraine ne fait pas fortune, et ne trouve même aucun écho, parce qu'on se bat d'abord pour soi et pour les siens, comme en témoigne la révolte des vignerons, événement ayant secoué la région durant l'année 1907, avec d'immenses manifestations à Béziers, Nîmes, Perpignan... puis intervention de l'armée et fusillades à Narbonne.
René Bouisson allait alors sur ses treize ans ; il lui restait onze ans à vivre...


Et puis arrive 1914, année de conscription pour René Bouisson, jeune homme d'1m65, aux cheveux châtain clair, aux yeux marrons, de bonne intelligence et de physique plutôt costaud.
Toutefois, son père étant interné depuis peu dans un asile d'aliénés, des démarches sont entreprises dès janvier afin de lui obtenir le statut de soutien familial :

Ma chère Julie,
J'ai reçu ta lettre me signalant que René va être appelé au régiment. Signale à monsieur le maire que le père est atteint d'une maladie mentale grave et incurable qui le rend impropre à tout travail et que, par ce fait, il occasionne de grosses dépenses à la famille. Le rapport devra indiquer que tu as à ta charge ta vieille mère âgée de 70 ans et deux filles encore mineures, ajoute que ton fils est l'aîné et le seul qui subvienne par son travail aux besoins de la famille, aussi que tu ne possèdes que quelques hectares sans grande valeur, lesquels ne rapporteront plus rien dès lors où ton fils ne sera plus là pour les cultiver.

Peine perdue. Le sursis, obtenu lors d'un premier conseil de révision, est révoqué six semaines plus tard, car, entre-temps, la guerre est survenue et l'armée racle large.
René est donc incorporé le 1er septembre 1914 au 81ème de ligne en tant que simple soldat, puis part au Front dès novembre, après seulement deux mois de classe.
Ses bonnes aptitudes intellectuelles, ainsi que l'hécatombe d'officiers et sous-officiers, le hissent au rang de caporal en mars 1915, puis de sergent-chef, en octobre de la même année.
Blessé aux bras et aux jambes en 1916, il bénéficie d'une thérapie à l'hôpital temporaire No68, puis d'une convalescence à Paulhan, lesquelles le tiennent éloigné du feu durant quatre mois.
Transféré au 72ème R.I. en 1917, il participe aux offensives du Chemin des Dames, après avoir déjà combattu en Flandres, en Champagne, à Verdun, dans le secteur de Soissons, etc...
Le 23 juillet 1918, René Bouisson est "tué à l'ennemi" lors de l'attaque de Villemontoire, dans le département de l'Aisne.
Il aura vécu seulement 24 ans, dont quatre de guerre.


De 1914 à 1918, René a écrit quelques centaines de lettres adressées ou bien à sa mère, Julie, ou bien à sa sœur, Camille, de deux ans sa cadette. Le trait le plus frappant de sa correspondance : les changements qui s'opèrent en lui au fil des mois et des épreuves traversées. Non seulement sa graphie, encore très enfantine en 14, s'affermit peu à peu, mais le contenu même de ses lettres gagne en maturité : la guerre le mûrit... et l'émancipe. Car à côtoyer l'horreur au quotidien, René, jour après jour, perd un peu de sa foi et recourt de moins en moins souvent à la prière qui, jusqu'en 1915, ponctuait chacune de ses lettres de façon quasi liturgique :

Ayons confiance en Dieu, car c'est grâce à lui que nous sortirons du mauvais pas où nous sommes.
Puisque Dieu a permis que je sorte entier de cet enfer, il faut croire qu'il ne m'abandonnera pas.
Espérons qu'avec l'aide de Dieu nous verrons bientôt le Droit triompher de la Force.
Dieu continuera à me préserver et un beau jour je vous reviendrai sain et sauf.
Je ne demande à Dieu que la force et la santé pour accomplir ma tâche.
Bien des baisers à vous tous et priez Dieu que je vous sois conservé.
Dieu m'a protégé jusqu'à aujourd'hui, espérons qu'il continuera
Avec l'aide de Dieu nous finirons par toucher au but.

En parallèle de cette évolution, commencent à poindre également des critiques à peine voilées à l'égard de certains gradés, dont l'incompétence, parfois notoire, fait rapidement le tour des tranchées. De sorte qu'à la perte de foi s'ajoute une mise en cause de la hiérarchie militaire et, mieux encore, la mise en doute du discours incitant à sacrifier sa vie par devoir envers la Patrie, le tout, quand même, sur fond de résignation paysanne. Faire ce qu'il faut et ce qui doit, tout en cherchant aussi à sauver sa peau, voici la difficile équation humaine que René Bouisson, au fil de ses quatre années de guerre, s'est efforcé à résoudre :

Chère Maman,
Notre départ n'est pas fixé, mais il est sûr et certain, et même tout proche.
Je t'écrirais autant que je pourrais.

Je ne suis pas malheureux et, en prenant le temps comme il vient, en philosophe, tout finit par passer, même les plus cruelles heures de souffrance ou de bombardement.

Ici il faut s'entr'aider le plus possible, car si ce n'est pas un jour, c'est l'autre qu'on a besoin d'un camarade.

Ah ! Quelle chose terrible que cette guerre ! Tout est ici ravagé : plus d'habitants, des ruines et des croix partout. Quelle tristesse et quelle désolation !

Le moral des hommes est un peu découragé. On n'aborde la question de l'avenir qu'avec ces mots : "Si nous avons le bonheur ou la chance d'en revenir".

Le colis m'a rempli de plaisir, car ces jours-ci j'ai un appétit formidable. Je ne sais pas si c'est le froid, mais je mange comme quatre. Toutefois, tu te dispenseras de mettre du sucre dans les paquets que tu m'envoies, car celui-ci est arrivé dans un sale état : tout était fondu et la saucisse était sucrée.

Nous revenons des tranchées où nous avons passés 3 jours de suite. La guerre est aujourd'hui moins meurtrière qu'au début. On s'est bien aguerris et, au lieu de combattre à découvert, on se tient presque toujours à l'abri, ce qui fait que l'on a très peu de pertes.

Je vois planer la mort tous les jours. A l'heure où j'écris ces lignes, le canon gronde, les fusils et les mitrailleuses font rage : nous sommes terrés comme des lapins.

Nous rencontrons des familles entières qui fuient, avec quelques hardes sous le bras, à la recherche d'un gîte. Quand donc toutes ces horreurs prendront-elles fin ?

On passe de mauvais moments, mais on en passe aussi des bons, qui font oublier les mauvais.

On ne marche que la nuit, le soir à la tombée, ou le matin, avant le lever du jour. Nous sommes donc invisibles. Les Boches en font autant de leur côté. Pendant le temps que je suis resté en Belgique, je n'en ai pas vu 100 et je n'en ai peut-être pas démoli un seul, quoique je leur ai tiré dessus. On va tellement vite pour viser qu'on les manque, car il ne faut pas rester longtemps le nez en l'air, c'est trop dangereux.

Sur le front, on ne pense à rien : on se bat et c'est tout. Si on réfléchissait un peu, si on pensait à ce que l'on peut devenir, on serait vite découragé. Ce n'est que lorsque on est au repos que l'on songe aux siens.

Je voulais attendre d'être au repos pour t'écrire, mais je vois que cela ne vient jamais, aussi, quoique je n'y vois pas très clair, je t'écris de la tranchée. On n'a pour s'abriter que les abris que l'on fait soi-même, avec son outil. J'ai creusé un trou dans la paroi de la tranchée et me suis mis là, assis sur le sac, ma pèlerine sur les épaules, ma couverture sur les genoux et ma toile de tente sur le devant du trou pour arrêter le vent et la pluie.

On voit tellement d'horreurs, qu'une mort, si chère et si précieuse qu'elle nous soit, ne nous fait pas le même effet que dans un endroit paisible.

Il est passé dans la journée d'hier un convoi de prisonniers boches. Il en est de même chaque jour. Les camarades font de la bonne besogne et nous n'attendons qu'un signal pour prendre part à la fête.

J'apprends que Marcel est blessé, tant mieux pour lui, c'est un véritable bonheur que de sortir de cet enfer.

Nous sommes sur la défensive. Les chefs ont reconnu que la trouée, ici, était impossible. Elle a coûté trop d'hommes pour être simplement essayée. Sache que l'on parle de 120 000 tués, blessés ou hors de combat, des deux côtés bien entendu. Leurs pertes sont paraît-il plus fortes que les nôtres, mais de combien ? Enfin, il faut espérer que la leçon leur servira et qu'ils nous laisseront tranquilles.

Les communiqués et toutes les autres balivernes que vous racontent les journaux, je m'en moque.

Je suis dans la tranchée, les alouettes chantent, on ne se croirait pas en guerre mais plutôt à la chasse, car on entend un coup de fusil ici, un coup là-bas.

Nous avons reçu des bleus de la classe 15 [1 an de moins que René]. Ils sont bien frêles pour supporter la vie que l'on mène, mais ils apportent avec eux gaieté et insouciance, et nous faisons ensemble de si belles parties que j'ai parfois honte en pensant  au mauvais temps que vous passez à Paulhan. Que veux-tu, il suffit parfois d'un peu de vin et de quelques chansons pour oublier tout le temps passé et à venir.

Je te remercie pour les Annales, mais je ne les trouve pas assez amusantes, elles parlent trop de la guerre et je les lis sans plaisir. Je préfèrerais quelques illustrés amusants et qui éviteraient autant que possible de parler des choses de la guerre, car tous ces tableaux, toutes ces photos, et la plupart des entrefilets sont si faux et si menteurs, pour ceux qui connaissent la vérité, que ça me dégoûte de les lire.

Les nouvelles de Paulhan ne sont pas bien gaies, il y a beaucoup de décédés, et plus on va plus la liste s'allonge.

Nous verrons bien qui se lassera le premier : les Poilus, les Boches, ou la population civile.

Ici c'est à peu près calme, pour le moment. Nous sommes heureux et fiers d'avoir à notre tête un brave capitaine, père de famille, qui jamais ne nous a fait sacrifier inutilement et qui, bien des fois, nous a sorti d'un mauvais pas. Je veux que vous vous rappeliez son nom et que, dans vos prières, vous l'unissiez au mien, il se nomme le capitaine Lavenir. Bien des compagnies qui aujourd'hui sont démolies n'en seraient pas arrivées là si elles avaient eu un chef comme le nôtre.

Tu peux croire que les rats ne manquent pas, c'est une vraie ménagerie, toute la nuit on les entend trotter : ils savent trouver le chemin du sac ou des musettes.

Je suis en ligne, le secteur est toujours à peu près calme, mais le temps n'est pas bien favorable. Après la gelée, c'est la pluie... et pas de pluie sans boue. Oh, cette boue ! il y en a à vous faire devenir fou.

Envoies-moi de suite un certificat que tu iras faire faire à la mairie, comme quoi je suis cultivateur et que vous avez besoin de moi. Je ne sais pas s'il me servira mais envoie-le de suite, s'il me sert tant mieux, si c'est le contraire tant pis.