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2016/12/29

Paroles de Poilu : Jeannine Marcou (deux ans plus tard)


Après le Noël 1914 et le Noël 1915, voici donc le troisième Noël consécutif qu’une petite fille d'à peine dix ans vient de passer en l'absence de son père. 
Histoire de fêter la nouvelle année en fanfare... tout en pensant à ces milliers d'enfants qui, d’une manière ou d’une autre, subissent aujourd’hui encore la folie des hommes.


(A noter qu'entre les différentes techniques utilisées par nombre de Poilus pour échapper au Front, Georges Marcou a choisi la moins risquée et la plus fréquente d'entre-toutes, c'est-à-dire faire jouer ses relations à fond pour obtenir "la bonne planque", en l’occurrence un poste de mécanicien au sein des Convois Automobiles. D'autres que lui ont choisi la désertion, l'auto-mutilation ou encore la simulation de maladie, mais au risque de se faire prendre et d'être passé par les armes, devant ses camarades, après un simulacre de procès).


2015/12/20

Paroles de Poilu : Jeannine Marcou (un an plus tard)

Jeannine Marcou, quelque part sur la photo (1915-1916)

Entre noël 1914 et noël 1915, douze mois de tranchées ponctués de bombardements parfois intensifs, aussi d'attaques puis de contre-attaques sans le moindre pouce de terrain conquis ni perdu, mais quand même 333 700 français tombés au champ d'honneur, dont quasiment soixante mille durant le seul mois de septembre, bataille de Champagne et délires de généralissimes obligent.


Jeannine Marcou a désormais 9 ans. Au cours de l'année écoulée, elle n'a vu son père que deux semaines en tout et pour tout, mais pas un jour n'a passé sans qu'elle ne pense très fort à lui, à la vie qu'il mène et aux dangers qu'il court, là-haut, sur le front, entouré par les "boches" et baignant dans la boue. Aussi lui écrit-elle souvent de plus ou moins longs courriers dans lesquels elle exprime à la fois les craintes qu'elle éprouve, les progrès qu'elle fait ou encore les joies qui sont siennes, tout ce qu'elle ne peut lui dire de vive voix et Dieu sait s'il y en a. 

Comme l'année précédente à pareille époque, Jeannine Marcou adresse donc à son père plusieurs lettres où il n'est pas seulement question de Noël et de cadeaux déposés au pied du sapin, mais aussi de ce qui lui gâche la fête... parce que pour les petites filles aussi, cette guerre fut bien trop longue : 

Bientôt ça va être Noële. Je suis très contente, je ne demandrai pas de jouets, mais simplement la victoire et la fin de la guerre...

bien trop douloureuse :

Ça sera un beau Noële pour tous [...], exepté cette pauvre Marie-Rose qui n'aura pas l'espoire de revoir son mari.

et beaucoup trop lourde à porter : 

Pour Noële, j'ai reçu des chaussettes pour les soldats et 5fr pour leur acheter des livres. J'ai eu aussi une petite fille en bois qui tient dans ses bras des poupées cassées, alors Yvonne a dit : "C'est des réfugiées qui est malheureux parce que les boches leur a fait des atrocités". Yvonne a eu un polichinelle qui pleure "parce qu'il est réformé à cause de sa bosse". Elle a reçu aussi un boche qui fait : "Camerat ! Pas kapouth !" et René a eu des cigarettes en chocolat, mais il les a déjà toutes mangées et, comme il n'en a plus, maintenant il mange mes sucres d'orge et les bonbons d'Yvonne.
Je t'embrasse bien bien fort. 
A bientôt, j'espère...
Ta petite Jeannine qui t'aime, qui t'aime, qui t'aime !


2015/04/18

Paroles de Poilus : la famille Audibert

« Surprises sans doute par les effets terrifiants de la bataille, les troupes de l'aimable Provence ont été prises d'un subit affolement. L'aveu public de leur impardonnable faiblesse s'ajoutera à la rigueur des châtiments militaires. Les soldats du Midi, qui ont tant de qualités guerrières, tiendront à honneur d'effacer, et cela dès demain, l'affront qui vient d'être fait, par certains des leurs, à la valeur française. Elles prendront, nous en sommes convaincu, une glorieuse revanche et montreront qu'en France, sans distinction d'origine, tous les soldats de nos armées sont prêts, jusqu'au dernier, à verser leur sang pour assurer contre l'envahisseur menaçant le salut de la patrie » (Auguste Gervais, sénateur de la Seine, in Le Matin du 24 août 1914)

On sait qu'au tout début du conflit, l'obsolète tactique militaire de généraux français à moitié séniles coûta à la France plusieurs dizaines de milliers de vie inutilement fauchées dans la fleur de l'âge. Mais qu'à cela ne tienne : non content d'envoyer des gamins de vingt ans, baïonnette au canon, se faire massacrer sous un déluge de mitraille et d'obus, le généralissime Joffre, incapable d'assumer la cuisante défaite qu'il venait d'essuyer à Morhange, désigna à la vindicte populaire des boucs émissaires déjà tout trouvés : les soldats du Midi.

o~O~o

Au début du siècle dernier, M. & Mme Audibert logeaient dans une grande maison bourgeoise sise rue de l'Horloge, à Carcès dans le département du Var. Producteurs-exploitants d'huile d'olive et de vin de Provence, ils avaient une cuisinière et deux servantes à disposition, ainsi qu'une automobile à essence, fait suffisamment rare à l'époque pour être souligné. L'autre signe extérieur de leur aisance financière est la très bonne qualité du papier à lettre qu'ils utilisèrent entre 1914 et 1918... car la famille Audibert c'est surtout l'histoire d'une fratrie de 6 enfants, dont 4 garçons plus ou moins en âge de "servir la patrie" durant la Grande Guerre :

Paul Audibert, l'aîné (1894-1987), sera ajourné et ré-ajourné en raison de ses études à l'Ecole Nationale des Mines, puis finalement reconnu "inapte à faire campagne pour cause d'emphysème et de bronchite chronique" à la commission de réforme de septembre 1917. Sera par la suite ingénieur-directeur de la société minière et métallurgique de Pertusola, à Iglésias, en Sardaigne. 

Son frère, Jean Audibert (1895-????), n'échappera à la guerre que parce qu'atteint d'idiotie et sourd-muet de surcroît.

Quant aux deux derniers garçons, ils suivront un destin somme toute assez parallèle, puisque Louis (1897-1918), étudiant ès sciences et baccalauréat en poche, sera incorporé en janvier 1916, cependant que Lucien (1898-1917) s'engagera en septembre 1915, à l'âge de 17 ans. 
Tous deux dotés d'excellentes aptitudes intellectuelles, ils alterneront des périodes de formation aux écoles d'officiers de Joinville, Saint-Cyr ou Saint-Maixent, et des séjours sur le Front qui leur vaudront blessures et citations dans un premier temps, puis dans un second leur coûteront la vie. 

Ce qui frappe surtout dans le corpus d'environ 300 lettres et documents divers de la famille Audibert, ce n'est pas tant l'absence de propos patriotiques sous la plume de Louis ou de Lucien, que l'incroyable jeunesse d'esprit de ces gamins d'à peine vingt ans qui étaient un peu crâneurs sur les bords, avaient les yeux marrons et les cheveux châtains.


Extraits de sa correspondance :

La vie à l'école militaire

Janvier 1916 :

Nous logeons dans une grande caserne avec des biffins à képis.

Février 1916 :

Ce matin, après l'exercice, on nous a divisé en deux camps, puis on nous a demandé de nous battre à coups de boules de neige.

L'autre jour nous avons eu revue de chaussures par le capitaine et il nous a fallu les graisser jusqu'aux semelles ! Heureusement que c'était un jour de repos !

Avril 1916:

De temps à autre, nous faisons des cours d'intonation durant lesquels où on nous apprend à brailler des commandements.

Mai 1916 : 

Je suis arrivé à Saint-Maixent jeudi soir. La discipline y est sévère et nous avons peu de liberté, mais la nourriture est excellente. 

Le directeur de l'école est colonel, c'est un vieux gueulard qui n'a jamais vu le feu et ne sait que crier après nous.

Ce soir nous avons un spectacle : une pièce de théâtre autorisée par le commandant bien qu'elle se moque des officiers.

Juin 1916 :

Ce matin, un accident s'est produit. Nous faisions un exercice de lance-bombe lorsque l'un d'eux a éclaté, blessant un sergent du génie et 4 élèves.

L'incident que je vous ai raconté hier a eu des conséquences plus graves que l'on n'aurait cru. Un des élèves qui avait été blessé au ventre est mort. Il avait le gros intestin, le foi et un rein touchés. Il est mort le soir même des suites de ses blessures.

Juillet 1916 :

Hier soir, comme exercice de nuit nous avons effectué une relève dans une tranchée de 1ère ligne : notre capitaine est tombé dedans en voulant sauter par-dessus. 

Il est arrivé hier dimanche un fâcheux accident : un chic aspirant de la 3ème Cie s'est noyé dans la Sèvre. Il était avec un de mes amis qui sait nager, mais qui, en voyant tomber son camarade à l'eau, n'a rien trouvé de mieux à faire que de s'évanouir, laissant l'autre se noyer.

Il est arrivé le même jour une chose plus risible mais qui n'honore pas celui qui l'a fait : un Elève Aspirant qui était en goguette a trouvé drôle de se déculotter en pleine rue et de faire voir son postérieur à tous les passants. Résultat : 15 jours de prison.

Ce matin nous avons vu arriver une délégation de civils en gibus et redingote. Ils représentaient sans doute les grosses légumes de Saint-Maixent, mais je vous assure que, pour un militaire, ça vous donne plutôt envie de rigoler de voir cette file de vieux gâteux essayant de marcher à peu près en cadence.

Nous voyons souvent des lièvres qui, affolés par nos coups de fusil, viennent presque sous nos canons, mais malheureusement nous n'avons que des cartouches à blanc qui ne peuvent pas leur faire grand mal.

Août 1916 :

Il est vraiment pénible de constater que dans une école militaire, où tout devrait être jugé d'après le mérite de l'élève, le piston entre en jeu et encore bien plus qu'ailleurs. C'est vraiment dégoûtant.

Septembre 1916:

Nous avons fait ces jours-ci du tir au revolver d'ordonnance et il paraît que l'on nous fera bientôt manier le sabre.

Janvier 1918 :

Ce matin, nous avons eu revue de notre Colonel. Il faisait un froid assez vif, aussi n'était-ce pas bien rigolo de rester immobile.

Mars 1918 :

Aujourd'hui nous avons manœuvré devant un colonel norvégien qui va s'engager dans la Légion comme simple soldat. Il doit avoir dans les 55 ans, ce sont des choses qui ne se voient pas tous les jours, mais je crois qu'il ne tardera pas à s'en mordre les doigts.

Mai 1918 :

Hier nous avons joué au football contre les candidats élèves aspirants. Nous les avons battu 7 à 0. Ça fait déjà deux fois qu'on les bat, et la première fois aussi rudement que la deuxième.

Juin 1918 :

Demain commenceront mes examens, aussi n'ai-je pas beaucoup de temps devant moi, car je dois réviser les mitrailleuses St-Etienne, Maxim et Hotchkis, ainsi que le fusil mitrailleur, le fusil automatique, le revolver Ruby, etc… 

Août 1918 :

Jusqu'à présent nous n'avons pas grand chose à faire, si ce n'est suivre des cours d'anglais. Nous avons déjà fait tous les verbes auxiliaires et réguliers. Nous avons aussi appris les chiffres jusqu'à vingt et quelques phrases. 



Quelques commentaires sur les civils, l'arrière et les mercantis :

Avril 1916 :

Le village de Montmélian n'est pas laid mais, depuis que j'y suis, je n'ai pas encore dit un mot à un seul habitant, c'est dire s'ils sont sauvages.

Mai 1916 : 

Au village, tous les magasins nous entourloupent à qui mieux-mieux. Les commerçants mettent sur leur vitrine : "Fournisseur de messieurs les élèves aspirants" et ils en profitent pour nous faire payer double tarif.

Septembre 1916 :

Lorsqu'on va en manœuvre dans ces sales patelins, les gens n'ont jamais rien à nous vendre.

Janvier 1918 :

Nous avons encore changé de cantonnement. Nous voici maintenant dans un petit patelin d'une centaine d'habitants d'une saleté repoussante.

Février 1918 :

Je suis allé faire quelques emplettes à Paris et j'en ai profité pour souper au Bouillon Duval. C'était très bien, mais un peu cher pour ma bourse. La prochaine fois je changerai d'adresse.

Mars 1918 :

Dimanche dernier, je suis passé par la station de métro Bolivar où il y a eu 56 personnes mortes étouffées lors de la dernière attaque de zeppelins. J'ai vu les enterrements des victimes et aussi les maisons touchées. J'ai constaté que les parisiens ont une frousse intense des gothas et qu'ils ne parlent plus que de bombes, de torpilles, etc... et qu'ils sont fiers d'habiter dans une "ville du front".

Avril 1918 :

Les parisiens font beaucoup de bruit pour pas grand chose. Je ne veux pas dire par là que les obus qui tombent sur Paris ne font pas de mal, non, car forcément dans une population aussi dense il y a forcément de la casse, mais l'obus par lui-même est peu dangereux. Sur une population de plus de 3 millions d'habitants et une agglomération comptant plusieurs centaines de milliers de maisons, il est tombé dans la dernière semaine seulement 4 obus. Vous voyez que ce n'est pas grand chose et encore, 2 des obus n'ont eu aucun résultat.

Mai 1918 :

Nous sommes arrivés hier soir au Mans. Mon impression sur cette ville n'est pas avantageuse...

Sur les copains de chambrée :

Janvier 1916 :

Au 97ème il y a moitié de Marseillais et moitié de Lyonnais, ce qui produit de fréquentes bagarres, et c'est pourquoi nous sommes toujours consignés.

Dans notre nouvelle chambrée nous sommes 23 et nous sommes bien mal lotis : il y en a un qui est un fieffé voleur. Il s'est déjà fait pincer plusieurs fois, mais se fait disculper à chaque fois grâce à quelques témoins qui doivent être de son acabit. Maintenant, nous l'avons à l’œil et s'il ne marche pas droit, il devra faire attention à ses côtes.

Février 1916 :

Parmi mes nouveaux camarades de chambre, il y en a deux ou trois qui ont l'air de vrais voleurs.

Mai 1918 :

L'autre jour, on m'a encore barboté 20 francs pendant que j'étais à la gymnastique.



La vie sur le Front :

Février 1917 :

Pour vous écrire j'ai été obligé de dégeler l'encre de mon encrier sur une lampe… et dans trois minutes, elle sera à nouveau gelée.

Mars 1917 :

Hier nous avons eu la visite des taubes, qui ont lancé des bombes. Elles sont tombées à quelques centaines de mètres d'une usine et n'ont occasionnées aucun dégât. Tous les jours, nous avons leur visite.

Août 1917 :

Nous sommes cantonnés dans les ruines d'un patelin complètement démoli.

Septembre 1917 : 

Nous monterons probablement en ligne d'ici quelques heures. L'autre jour, les Boches nous ont envoyé des gaz. Il n'y a pas eu de mal chez nous, car nous étions en 2ème ligne et sur une hauteur, mais ceux de la 1ère ont souffert.

Tous les matins, nous avons la visite d'un aviateur boche, "Zigomar" comme on l'appelle, qui vole très bas et qui mitraille les boyaux. Ce matin, nous avons tiré je ne sais combien de cartouches sur lui sans jamais l'atteindre, mais un jour ou l'autre, il aura le même sort que "Fantomas", un autre aviateur de son acabit qui s'est fait descendre par les mitrailleurs.

Me voici installé dans ma nouvelle compagnie. J'y suis comme sergent mitrailleur. Le secteur a l'air assez calme, mais il paraît que les coups de main y sont assez fréquents…

Octobre 1917 : 

8 mois sans permission, c'est long pour vous comme pour moi.

Voici notre attaque finie depuis hier. Nous attendons la relève avec impatience, car nous sommes sales et dégoûtants, plein de boue jusqu'au cou.

Chère maman, nous sommes en train de nous installer dans les lignes boches. Nous avons fini notre attaque depuis hier et vous pouvez croire que nous attendons impatiemment la relève, j'espère qu'elle viendra bientôt.

Tout c'est bien passé là-haut. Nous avons eu beaucoup de pertes, mais nous avons fait déguerpir les boches.

Je suis de garde aujourd'hui. C'est un drôle de filon, je me suis déjà fait engueuler plusieurs fois par le commandant.

Il fait un temps épouvantable, la pluie et la boue ne manquent pas. Les pauvres poilus qui sont en 1ère ligne ne doivent pas rigoler. Je ne sais pas encore quand nous devons y remonter.

Mars 1918 :

Avec la fonte de la neige, nous avons eu beaucoup de boue pour l'exercice, mais ce n'est pas grand chose quand on pense aux camarades qui sont sur le front.

Sur la mort de son frère Lucien, survenue le 17 avril 1917 à Craonne, sur le plateau du Chemin-des-Dames :

D'avril à juin 1917 :

Il y a longtemps que je n'ai rien reçu de Lucien. Votre dernière lettre m'a tranquillisé : il vaut mieux qu'il soit dans la Marne plutôt qu'en Champagne.

J'ai bien reçu votre lettre me disant que Lucien était monté à l'attaque. Dès qu'il vous aura écrit, envoyez-moi de ses nouvelles, je les attends avec impatience.

Tous les jours j'attends avec impatience le courrier dans l'espoir d'avoir des nouvelles de Lucien, mais je n'ai encore rien reçu.

J'attends tous les jours de vos nouvelles avec impatience, car c'est de vous que j'aurais les premières nouvelles de Lucien.

Chère maman, je reçois aujourd'hui votre lettre du 2 m'annonçant que Lucien est porté disparu. Il faut espérer… Je joins mes prières aux vôtres pour que Lucien nous soit rendu. Il faut espérer qu'il ait été ramassé par un Bataillon voisin et que la Cie n'en ait pas été avertie... ou encore que les Boches l'aient ramassé... Enfin, comme vous, j'espère et j'attends avec impatience de vos nouvelles. Bonnes caresses à tous.

J'ai reçu aujourd'hui votre lettre du 4. Elle n'est guère rassurante sur le sort de Lucien, mais moi non plus je ne veux pas perdre espoir. Car si l'on n'a pas retrouvé son corps, c'est qu'il a été ramassé, et comme la position n'a pas été conquise, il est fort possible que ce soit les Boches qui l'aient ramassé. Si cela était vrai, nous resterions encore un certain temps avant de recevoir de ses nouvelles, mais il ne faut pas désespérer. J'ai ici des camarades qui font ce qu'ils peuvent pour me donner de l'espoir. Je verrais demain mon capitaine et je lui demanderais une permission exceptionnelle de 4 jours. Je ne sais pas s'il me l'accordera, mais ce serait une consolation de se trouver réunis au moins quelques jours dans ces instants pénibles afin de prier tous ensemble la Sainte Vierge pour qu'elle ne trompe pas notre confiance et notre espoir que Lucien soit encore en vie. 

Les camarades qui reviennent du front me donnent bon espoir sur Lucien. Ils me disent que les Boches, généralement, n'enterrent pas les morts, mais évacuent seulement les blessés. Ce qui fait que, puisqu'on ne l'a pas retrouvé après l'offensive du 4, il est presque sûrement blessé et prisonnier quelque part en Allemagne.

Chère maman, je reçois aujourd'hui votre lettre du 22. Je ne vois pas pourquoi la lettre du commandant de Lucien a diminué votre espoir. Lucien est porté en perte à son bataillon, mais les blessés et les disparus sont tous portés de cette manière. […] Comment voulez-vous que l'on puisse voir à 20 mètres si un homme est frappé à mort ou seulement blessé. C'est impossible !

Chère maman, je reçois aujourd'hui votre lettre du 25. Hélas, je préférais encore être dans une petite espérance plutôt que la cruelle réalité, mais pourtant je m'étonne que si le corps de Lucien a été retrouvé, on ne vous ait pas donné d'indication sur l'endroit où il a été enterré et qu'on ne vous ait rien renvoyé de lui : croix de de guerre, béret, carnet, etc. D'habitude, ce sont les infirmières qui sont chargées de cela. Ou peut-être est-ce seulement sur la déposition de ses 2 copains que l'on vous a envoyé cet avis. Dans ce cas, malgré l'avis officiel, je ne désespérerais pas, parce que ce n'est pas un simple poilu qui dans le désordre d'une bataille, peut affirmer ainsi la mort de quelqu'un. Hélas, vous devez être bien affligés. Pour moi, je suis devenu de mauvaise humeur et les copains se plaignent de mes bourrades, mais lorsque l'exercice est terminé et que je pense à Lucien, leur gaieté m'offusque.

Le corps de Lucien ne sera jamais retrouvé et Louis décédera quelques mois plus tard, fauché à son tour par une mitrailleuse allemande.


2013/03/23

Paroles de Poilu : Antoine Mayet

Ci-dessous une lettre datée du 3 septembre 1915, 397ème jour de guerre. Elle a été écrite par un Poilu depuis l'un des 450 lits de l'hôpital militaire de Clermont-Ferrand, où il se rétablissait d'une légère blessure contractée deux mois plus tôt sur la presqu’île de Gallipoli, en Turquie. Un coup de chance pour lui, finalement, que cette fine blessure, au vu du nombre de soldats morts au champ d'honneur en cette fin d'été 1915. Déjà pas moins d'un demi-million d'hommes, parmi lesquels Alain Fournier, Charles Péguy et Louis Pergaud, trois écrivains souvent cités dans les manuels d'histoire aux côtés de blessés non moins illustres : Céline, qui a perdu l'ouïe et la raison aux premiers jours du conflit, Cendrars, qui a laissé son bras droit quelque part en Champagne, et Genevoix sa main gauche sur une pente des Eparges.
Noyé dans la multitude des combattants anonymes, Antoine Mayet a lui aussi pris la plume mais pour écrire à sa sœur. Allongé sous les draps propres de son lit d'hôpital, à l'abri des bombes, des balles et des intempéries, choyé par les nonnes et nourri comme un prince, Antoine Mayet n'est pas le moins du monde pressé de voir ses plaies se refermées. Au contraire, rien ne le rendrait plus heureux que de les voir suppurer jusqu'à la fin des hostilités, même si, parfois, la douleur lui arrache encore de légers râles ou de petits gémissements auxquels personne ici ne prête plus la moindre attention.
Autour de lui, une cinquantaine de lits occupés par autant de frères d'arme à la chair meurtrie mais au cœur endurci. En face, deux jeunes fantassins, l'un plâtré l'autre bandé, discutent à bâtons rompus du soir au matin. Ils n'évoquent jamais aucun projet d'avenir, mais s'échangent leurs souvenirs comme s'ils avaient déjà cent ans. A sa gauche, un petit quarteron d'estropiés jouent leur ration d'alcool à la manille coinchée. Ils ponctuent chacun de leurs coups de bruyants éclats de voix, et chacune de leurs parties de plaisanteries à faire rougir les bonnes sœurs. A sa droite, enfin, une fenêtre entrouverte par laquelle un air frais se glisse dans la chambrée et lui chatouille l'épiderme au passage. La tête penchée sur l'oreiller, Antoine regarde les arbres du parc, leurs feuilles encore vertes sur des branches encore fortes. Il pense d'abord aux camarades qu'il a laissé là-bas, sur le front d'Orient où beaucoup sont tombés. Puis il songe avec philosophie à son foyer et à ses parents qu'il ne reverra peut-être jamais plus. Fataliste, Antoine ne cille pas davantage qu'il ne bronche. Les yeux à présent rivés au plafond, il cherche ses mots dans le brouhaha du dortoir. Il a le front plissé de celui qui s'attelle à une tâche difficile. Il est pâle, silencieux et presque immobile. Seule sa main semble trembler un peu, mais ça doit être le vent...
3 septembre 1915... Tandis qu'à Chantilly les pontes de l'Etat-Major prépare la seconde bataille de l'Artois (60 000 morts), qu'à Paris la Comédie Française reprend Demi-Monde, une satire sociale d'Alexandre Dumas fils, et qu'en Suisse les socialistes rédigent leur manifeste pour la paix, Antoine Mayet, de son lit d'hôpital, écrit à sa sœur :


Chaire seure je técri sé deus [mots] poure te dôné de ménou vaile Je tre previn que je sui prepauze poure nôtre moi de prolongasion est je raite à lopitale juque jôré resu un saire tifiqua des bairejemen poure pasé de ven la cômision qui se trou vera di[manche?] prochain est pense de paretire de clairemon maicredis poure le dairegné tré Jaipaire que ma laitre [te] trouve en bônesenté un sui que mon bôfraire Je sui a lôpitale n°11 conve les sen chamalliaire A  dieu chaire seure je ten brase detou moncoure. Mayet Antoine


Traduction : Chère soeur, je t'écris ces deux mots pour te donner de mes nouvelles. Je te préviens que je suis préposé pour un autre mois de prolongation et je reste à l'hôpital jusque j'aurai reçu un certificat d'hébergement pour passer devant la comission qui se trouvera dimanche prochain, et pense partir de Clermont mercredi par le dernier train. J'espère que ma lettre te trouve en bonne santé, ainsi que mon beau-frère. Je suis à l'hôpital n°11, convalescence Chamalières. Adieu, chère soeur, je t'embrasse de tout mon coeur. Mayet Antoine.

Cette lettre, extraite d'une correspondance dégotée un jour de brocante, n'est bien évidemment représentative que d'elle-même et de celui qui l'a signée.
Soldat parmi 8 millions d'autres, Antoine Mayet était originaire d'Olliergues, un petit village du Puy-de-Dôme situé au bord de la Dore. Né en avril 1895 de parents valets de ferme, on suppose qu'il a grandi au milieu des bêtes dont s'occupait sa mère et des champs que labourait son père. Le soir venu, l'enfant dînait sans doute en famille, à la lueur d'une lampe à pétrole et dans l'odeur un peu rance du chou farci. Là, assis devant sa potée, chacun devait raconter sobrement sa journée de labeur ou d'école. On causait tantôt en patois, tantôt en français, mais toujours avec cet accent d'Auvergne dont Antoine Mayet ne se départira jamais tout à fait, et que l'on retrouve d'ailleurs dans chacune de ses lettres : tré pour train, aipéré pour espéré, praique pour presque, etc... S'il écrivait comme il parlait, c'est qu'il a du quitter l'école de Ferry sitôt atteint ses 13 ans (pas possible avant, peu probable après). Fils de paysans modestes, on imagine qu'il commença alors à gagner son pain et son vin, probablement en aidant ses parents dans leurs travaux agricoles. Dès lors, labours, semailles et moissons rythmèrent les saisons, puis les années, de même que les fêtes, les foires ou les bals où l'on allait guincher, boire et draguer la gueuse. 
1908... 09... 10... l'enfant s'endurcit. 1911... 12... 13... l'enfant devient homme. Et lorsque le tocsin sonne au clocher du village, Antoine a 19 ans. Devançant de quelques mois l'appel de sa classe, il est incorporé au 216ème Régiment d'Infanterie en compagnie de jeunes gars du pays, puis est reversé au 175ème où il ne connaît personne. Lui qui n'a jamais dépassé les frontières du Puy-de-Dôme, le voilà maintenant lancé par monts et par vaux. Son fusil à l'épaule et son barda au dos, il sillonne la France de part en part, surtout ses hôpitaux militaires, car il est souvent malade ou blessé. Mais à peine est-il remis sur pieds que le voilà déjà reparti pour l'Asie Mineure : Alexandrie... Salonique... Achi-Baba... et puis Constantinople, où sonneront bientôt les clairons de la victoire.

On sait qu'Antoine Mayet a survécu à la guerre, mais l'histoire ne dit pas ce qu'il est devenu. Toutefois, l'homme simple et bon qui transparaît à travers cette correspondance n'a pu mener d'autre vie que tranquille et sans histoire. Ses lettres, toutes adressées à sa sœur, ne comportent aucun commentaire sur la politique ou les événements militaires. Il est affectivement perdu et moralement dépassé. Plongé dans un univers hostile qu'il ne peut pas décrire, et remué par des sentiments qu'il ne peut simplement pas dire, Antoine Mayet est finalement plus touchant que bien des maîtres en littérature. Poète à sa façon, ses formules disent peu, mais elles sonnent vraies. Extraits choisis :

Ma pôvre Maire doit bien soufrire tout de maime a vaique tan de bait a soignét ... - - - ... Mônt fraire mécri plu, je ne sai pa poure coit qui mécri plu, je et tendu du joure en joure de sé nouvaile ... - - - ... 39 neure que ta laitre a mi poure me trouvét ... - - - ... Ma senté aitépatente poure le mômen ... - - - ... Si tu peu menvoillé un paquai de tabat, une boite dalumaite et deu créllion poure écrire la prôchaine laitre ... - - - ... Il i a tin détachemen qui pare lindi poure la Saire bi ... - - - ... Je croillai bien den naitre care on na que pri den les plujeune ... - - - ... Le ten me dure de te voire ... - - - ... Je pare de min poure la Saire bi a cinqueure du matin ... - - - ... Il fô aipéré que lagaire finira au plutau, care sai bien lon tou de maime ... - - - ... On nai une bône bande en semble : 270 home, 16 caporau, 22 sou zofisié est 3 zofisié ... - - - ... La taire ne boipalau ... - - - ... On ne voi rien du tou, que des côre bôts ... - - - ... Lon va ta les glize ... - - - ... Le frois revien un si que la naige ... - - - ... Sai toujoure a peupré la maime chôze ... - - - ... Saitin pélli de brullard ... - - - ... Il fô prendre paçianse ... - - - ... Du poulait praique tou les joure ... - - - ... I ne fait pu si chau come les joures daigné ... - - - ... Lon na pa zune minute a nou ... - - - ... On ne pencai pa que sa dure ten tou de maime é on saipa can cafinira ... - - - ... Il sen fait pa du tou car il nou zamuse bien. Il a tou joure quaique chause a nou dire ... - - - ... I fô aipérer que sa pasera sète moveze gaire ... - - - ... Si on na le bôneur de revenire on nôra vu bien des chauze ... - - - ... Lon nai pa tro malle tou de maime magrai tou les mizaire que lon na ... - - - ... Care minte nen il ne fait pa si chau côme d’i a caique joure ... - - - ... A dieu chaire seure

... Cliquét poure la glandire ...