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2015/12/20

Paroles de Poilu : Jeannine Marcou (un an plus tard)

Jeannine Marcou, quelque part sur la photo (1915-1916)

Entre noël 1914 et noël 1915, douze mois de tranchées ponctués de bombardements parfois intensifs, aussi d'attaques puis de contre-attaques sans le moindre pouce de terrain conquis ni perdu, mais quand même 333 700 français tombés au champ d'honneur, dont quasiment soixante mille durant le seul mois de septembre, bataille de Champagne et délires de généralissimes obligent.


Jeannine Marcou a désormais 9 ans. Au cours de l'année écoulée, elle n'a vu son père que deux semaines en tout et pour tout, mais pas un jour n'a passé sans qu'elle ne pense très fort à lui, à la vie qu'il mène et aux dangers qu'il court, là-haut, sur le front, entouré par les "boches" et baignant dans la boue. Aussi lui écrit-elle souvent de plus ou moins longs courriers dans lesquels elle exprime à la fois les craintes qu'elle éprouve, les progrès qu'elle fait ou encore les joies qui sont siennes, tout ce qu'elle ne peut lui dire de vive voix et Dieu sait s'il y en a. 

Comme l'année précédente à pareille époque, Jeannine Marcou adresse donc à son père plusieurs lettres où il n'est pas seulement question de Noël et de cadeaux déposés au pied du sapin, mais aussi de ce qui lui gâche la fête... parce que pour les petites filles aussi, cette guerre fut bien trop longue : 

Bientôt ça va être Noële. Je suis très contente, je ne demandrai pas de jouets, mais simplement la victoire et la fin de la guerre...

bien trop douloureuse :

Ça sera un beau Noële pour tous [...], exepté cette pauvre Marie-Rose qui n'aura pas l'espoire de revoir son mari.

et beaucoup trop lourde à porter : 

Pour Noële, j'ai reçu des chaussettes pour les soldats et 5fr pour leur acheter des livres. J'ai eu aussi une petite fille en bois qui tient dans ses bras des poupées cassées, alors Yvonne a dit : "C'est des réfugiées qui est malheureux parce que les boches leur a fait des atrocités". Yvonne a eu un polichinelle qui pleure "parce qu'il est réformé à cause de sa bosse". Elle a reçu aussi un boche qui fait : "Camerat ! Pas kapouth !" et René a eu des cigarettes en chocolat, mais il les a déjà toutes mangées et, comme il n'en a plus, maintenant il mange mes sucres d'orge et les bonbons d'Yvonne.
Je t'embrasse bien bien fort. 
A bientôt, j'espère...
Ta petite Jeannine qui t'aime, qui t'aime, qui t'aime !


2015/01/01

Paroles de Poilu : Lucien Bonnet (1881-????)

« Nous sommes correctement couverts, bien qu'habillés façon carnaval : pantalon de velours, gilet de tirailleur, veste de zouave et capote d'infanterie » (Lucien Bonnet, décembre 1914)

Si d'un strict point de vue historiographique l'hiver 1914-1915 est surtout marqué par la 1ère bataille de Champagne et par la trêve du 25 décembre, il constitue pour les combattants l'épisode sans doute le plus sentimentalement douloureux d'une guerre dont ils savent à présent qu'elle sera plus longue et plus meurtrière qu'ils ne le croyaient en quittant leur foyer. 
Et s'il est difficile de se figurer combien leur fut pénible ce premier Noël passé dans la boue glacée des tranchées, loin de leurs parents, de leur épouse, leurs enfants... il est non moins difficile d'imaginer comment ces derniers célébrèrent la nouvelle année en l'absence de l'être aimé. Mais on peut cependant essayer de s'en faire une idée, en parcourant les correspondances échangées durant cette période.

Sabre au clair et baïonnette au canon : illustration de la furia française, ou de la théorie dite de "l'offensive à outrance", pondue par de vieux généraux trop imbus d'eux-mêmes pour admettre qu'ils retardaient d'une guerre. 

Lucien Bonnet était natif de Boulogne, dans le département de la Seine, l'actuel 92, où il travaillait aux chiffres en tant qu'employé de bureau. Marié depuis deux ans à Antoinette Marie Fayet, dite "Toinon", et père d'un petit garçon qui n'avait pas encore fêté son premier anniversaire, le couple coulait des jours heureux dans son "petit intérieur cosy et fort confortable" du 60 route de Versailles, à Billancourt. 
Et puis, en août 1914, patatras ! Lucien doit rejoindre dare-dare son régiment, le 4ème Tirailleurs Indigènes, lequel régiment sera d'ailleurs souvent cité à l'ordre de l'Armée — avec Croix de guerre et tralala — et c'est dire aussi à quel point les hommes qui le composaient ont dû salement dérouiller. Bref, après cinq mois de combats plus qu'éprouvants, le caporal Lucien Bonnet profite d'un moment d'accalmie pour écrire à Toinon :
Puisieulx, 1er janvier 1915
 Ma chère Antoinette,
Voici la journée du 1er janvier passée. De tout le jour, je n'ai pas eu le courage d'écrire. J'étais avec toi et notre petit Maurice, t'accompagnant par la pensée dans les visites que tu as dû faire. J'espère, ma chère Antoinette, que tu as su être mon interprète auprès de chacun des membres de notre famille pour leur faire part des vœux de santé et de bonheur que je formule de grand cœur pour chacun d'eux à l'occasion de la nouvelle année, car tu dois bien penser que je n'ai pas du tout le cœur d'écrire à chacun en particulier.Il est sept heures du soir et je m'ennuie. Ma journée s'est passée bien tristement, surtout après celles encore plus tristes que nous venons de vivre. Nous sommes au repos depuis hier soir, à environ 3 kilomètres des lignes de feu, mais nous avons été fort éprouvés auparavant. Le 22 décembre nous avons fait une attaque contre les lignes allemandes. C'était, un peu prématurément, je crois, notre cadeau de Noël. Notre Compagnie, ce jour-là, n'a pas beaucoup souffert, mais un camarade et moi-même avons vu la mort de très près... Prématurée elle aussi, la fête du jour de l'An : sur un autre point que nous occupons, Messieurs les allemands se sont payés le luxe de faire sauter nos tranchées à la dynamite. Cela produit, je t'assure, un drôle d'effet que je ne puis décrire sur le papier. Ma Compagnie en a souffert et a été en partie décimée. Sur le petit groupe de quatre que nous étions, trois ont disparus ensevelis, dont un père de deux enfants, et vu l'amitié qui nous liait l'un à l'autre cela m'a fait beaucoup de peine.Enfin, ma chère petite Toinon, je veux espérer que cette maudite guerre sera bientôt terminée et que je pourrai alors revenir auprès de vous tous. C'est le seul souhait que je puisse actuellement formuler. Mes vœux pour toi et notre petit chérubin, tu les connais. Tu sais que ma pensée et mon cœur sont toujours avec vous et je ne saurais ici assez bien m'exprimer. Embrasse bien fort pour moi notre petit Maurice et sois, comme je te le dis en première page, mon interprète auprès des personnes de la famille auxquelles je n'aurai pas écrit à l'occasion de la nouvelle année.
Ton mari qui ne cesse de penser à vous et t'embrasse de tout cœur, 
Lucien Bonnet

(4ème Régiment de Tirailleurs Tunisiens - 2ème Compagnie - 1er Bataillon)

2014/12/27

Paroles de Poilu : Jeannine Marcou (1907-2004)

Ci-dessous l'émouvante lettre d'une fillette de 8 ans à l'approche de Noël 1914, son premier Noël sans papa...
Elle s'appelait Jeannine, mais son père l'avait affectueusement surnommée "Chipette"... et bien que Chipette évoluait au sein d'une famille aisée, on verra qu'elle pensait d'abord aux autres avant que de penser à soi-même :

Pour Noële

Petit Jésu, apportez moi s'il vous plaît la Victoire

Des chaussettes pour les soldats

20 francs pour envoyer aux soldats à papa

La fin de la guerre (dans un mois si vous voulez)

Je voudrais aussi que papa ne soit pas tuer

Que le paralytique de l'hopitale de maman ne soit pas si ennuyeux

Comme poupée : un soldat Anglais

Jeannine Marcou


(Le grand-père de Jeannine était Charles Chenu, bâtonnier du barreau de Paris, surtout connu pour avoir défendu la famille de Gaston Calmette lors du procès de l'épouse de Joseph Caillaux)

2014/09/21

Paroles de Poilu : René Bouisson (1894-1918)

Extrait du Journal des Marches et des Opérations (J.M.O.) du 72ème R.I., en date du 23 juillet 1918 :

[...] Les unités partent à l'heure H, mais doivent se rapprocher de l'objectif en rampant. Parvenue à proximité de la lisière sud du village, et après avoir fouillé le cimetière où il n'y avait pas d'allemands, la 3ème Cie pénètre dans le village et fouille les maisons. De nombreux ennemis sont poursuivis énergiquement, quelques-uns sont capturés. Une quinzaine d'autres cherchent à fuir et ne veulent pas se rendre : ils sont tués. Les groupes progressent dans le village et atteignent bientôt le sommet du triangle que forment les rues de la localité et les creutes, où ils sont accueillis à coups de grenades et de rafales de mitrailleuses [...]
Les pertes au cours de la journée sont les suivantes : hommes de troupe : 17 tués, 52 blessés.

Le 7 juillet 1894, en l'église Sainte-Croix de Paulhan, près Montpellier, le prêtre-officiant élève soudain la voix :
- Acceptez-vous de prendre pour époux monsieur Sébastien Bouisson ici-présent, de le chérir et de l'aimer jusqu'à ce que la mort vous sépare ?
- Oui, je le veux, répond Julie Jourdan, jeune et jolie jeune femme de 22 ans, orpheline de père et couturière de profession.
Déclarés devant Dieu mari et femme, les deux amoureux échangent alors leurs alliances, puis s'embrassent en un tendre et chaste baiser, quand bien même l'épousée a déjà le ventre un peu rond dans sa robe de mariée, dentelle et satin blanc. Aussi, parmi l'assistance venue en nombre à la cérémonie, trois grenouilles de bénitier se mettent-elles à ricaner bêtement, le nez plongé dans leur missel :
- C'est-y pas qu'elle aurait fauté, la Julie ?
- Pour sûr ! Elle est grosse !
- Et c'est pas cause d'avoir mangé des pois chiche !
Messes basses et ragots de caniveau, les bigotes s'en donnent à cœur joie, comme à chaque fois qu'elles trouvent de quoi se dégourdir la langue tout en meublant leur ennui, car les journées sont longues, et les soirées encore davantage, en ce trou perdu de l'Hérault sans télé ni radio pour s'occuper l'esprit. Et donc elles dégoisent, cancanent, caquettent... mais il arrive aussi parfois qu'elles voient juste: trois mois quasiment jour pour jour après celui de ses noces, soit le 5 octobre 1894, à 9h00 du matin, la ci-devant Bouisson leur donnait raison en mettant au monde un petit Paulhanais prénommé René, ainsi qu'en attestent les registres municipaux. Nous savons par ailleurs que l'enfant était de bonne constitution, sans tare apparente, et même éclatant de santé, mais qu'il n'avait pourtant que vingt-quatre ans à vivre...
Et le compte-à-rebours a déjà commencé.

René Bouisson grandit au milieu des vignes cultivées par son père et sa mère en cette terre de Languedoc baignée de soleil et donc propice aux raisins : Chasselas, Clairette, Servant — peu d'hectares en culture, et cependant beaucoup de travail au cours de l'année: tailler, labourer, biner, fumer, épamprer, effeuiller, traiter, vendanger, etc. Ils y passent le plus clair de leur temps, dimanche et jours fériés compris. Aussi, l'éducation du fiston est-elle laissée, pour l'essentiel, aux bons soins des Frères catholiques, lesquels lui enseignent non seulement l'histoire sainte, mais lui inculquent également le sens du devoir et le respect de l'autorité, faisant ainsi de ce petit gars du pays un enfant sage et poli, autrement dit : soumis.

Chez les Bouisson, la prière est de mise avant chaque repas, lesquels se déroulent le plus souvent dans un silence pesant et même un peu étouffant. Sitôt après souper, la mère vaque et le fils bûche, tandis que le père feuillette à la chandelle les six pages de l'Eclair, un quotidien régional de tendance royaliste et fervent défenseur du Midi viticole. Car ici, à Paulhan, la patrie c'est l'Hérault, le vin y est roi et le raisin sacré. Sur les 2000 habitants que compte la commune, la majorité sont viticulteurs ou cultivateurs, mais le recensement de 1906 dénombre également un scieur de long et un maître charron, deux perruquiers et trois liquoristes, aussi un limonadier, des ferblantiers, tonneliers, fondriers, coketiers, chaufourniers, étameurs, rouliers, bourreliers... métiers d'une autre époque et gens d'une autre espèce. Ce dont ils causent au café, après la messe du dimanche, tourne essentiellement autour de la vigne et de ses nombreux problèmes : conditions climatiques, maladies, chaptalisation, surproduction, chute des cours... Autant dire qu'ici, à Paulhan, la cause de l'Alsace-Lorraine ne fait pas fortune, et ne trouve même aucun écho, parce qu'on se bat d'abord pour soi et pour les siens, comme en témoigne la révolte des vignerons, événement ayant secoué la région durant l'année 1907, avec d'immenses manifestations à Béziers, Nîmes, Perpignan... puis intervention de l'armée et fusillades à Narbonne.
René Bouisson allait alors sur ses treize ans ; il lui restait onze ans à vivre...


Et puis arrive 1914, année de conscription pour René Bouisson, jeune homme d'1m65, aux cheveux châtain clair, aux yeux marrons, de bonne intelligence et de physique plutôt costaud.
Toutefois, son père étant interné depuis peu dans un asile d'aliénés, des démarches sont entreprises dès janvier afin de lui obtenir le statut de soutien familial :

Ma chère Julie,
J'ai reçu ta lettre me signalant que René va être appelé au régiment. Signale à monsieur le maire que le père est atteint d'une maladie mentale grave et incurable qui le rend impropre à tout travail et que, par ce fait, il occasionne de grosses dépenses à la famille. Le rapport devra indiquer que tu as à ta charge ta vieille mère âgée de 70 ans et deux filles encore mineures, ajoute que ton fils est l'aîné et le seul qui subvienne par son travail aux besoins de la famille, aussi que tu ne possèdes que quelques hectares sans grande valeur, lesquels ne rapporteront plus rien dès lors où ton fils ne sera plus là pour les cultiver.

Peine perdue. Le sursis, obtenu lors d'un premier conseil de révision, est révoqué six semaines plus tard, car, entre-temps, la guerre est survenue et l'armée racle large.
René est donc incorporé le 1er septembre 1914 au 81ème de ligne en tant que simple soldat, puis part au Front dès novembre, après seulement deux mois de classe.
Ses bonnes aptitudes intellectuelles, ainsi que l'hécatombe d'officiers et sous-officiers, le hissent au rang de caporal en mars 1915, puis de sergent-chef, en octobre de la même année.
Blessé aux bras et aux jambes en 1916, il bénéficie d'une thérapie à l'hôpital temporaire No68, puis d'une convalescence à Paulhan, lesquelles le tiennent éloigné du feu durant quatre mois.
Transféré au 72ème R.I. en 1917, il participe aux offensives du Chemin des Dames, après avoir déjà combattu en Flandres, en Champagne, à Verdun, dans le secteur de Soissons, etc...
Le 23 juillet 1918, René Bouisson est "tué à l'ennemi" lors de l'attaque de Villemontoire, dans le département de l'Aisne.
Il aura vécu seulement 24 ans, dont quatre de guerre.


De 1914 à 1918, René a écrit quelques centaines de lettres adressées ou bien à sa mère, Julie, ou bien à sa sœur, Camille, de deux ans sa cadette. Le trait le plus frappant de sa correspondance : les changements qui s'opèrent en lui au fil des mois et des épreuves traversées. Non seulement sa graphie, encore très enfantine en 14, s'affermit peu à peu, mais le contenu même de ses lettres gagne en maturité : la guerre le mûrit... et l'émancipe. Car à côtoyer l'horreur au quotidien, René, jour après jour, perd un peu de sa foi et recourt de moins en moins souvent à la prière qui, jusqu'en 1915, ponctuait chacune de ses lettres de façon quasi liturgique :

Ayons confiance en Dieu, car c'est grâce à lui que nous sortirons du mauvais pas où nous sommes.
Puisque Dieu a permis que je sorte entier de cet enfer, il faut croire qu'il ne m'abandonnera pas.
Espérons qu'avec l'aide de Dieu nous verrons bientôt le Droit triompher de la Force.
Dieu continuera à me préserver et un beau jour je vous reviendrai sain et sauf.
Je ne demande à Dieu que la force et la santé pour accomplir ma tâche.
Bien des baisers à vous tous et priez Dieu que je vous sois conservé.
Dieu m'a protégé jusqu'à aujourd'hui, espérons qu'il continuera
Avec l'aide de Dieu nous finirons par toucher au but.

En parallèle de cette évolution, commencent à poindre également des critiques à peine voilées à l'égard de certains gradés, dont l'incompétence, parfois notoire, fait rapidement le tour des tranchées. De sorte qu'à la perte de foi s'ajoute une mise en cause de la hiérarchie militaire et, mieux encore, la mise en doute du discours incitant à sacrifier sa vie par devoir envers la Patrie, le tout, quand même, sur fond de résignation paysanne. Faire ce qu'il faut et ce qui doit, tout en cherchant aussi à sauver sa peau, voici la difficile équation humaine que René Bouisson, au fil de ses quatre années de guerre, s'est efforcé à résoudre :

Chère Maman,
Notre départ n'est pas fixé, mais il est sûr et certain, et même tout proche.
Je t'écrirais autant que je pourrais.

Je ne suis pas malheureux et, en prenant le temps comme il vient, en philosophe, tout finit par passer, même les plus cruelles heures de souffrance ou de bombardement.

Ici il faut s'entr'aider le plus possible, car si ce n'est pas un jour, c'est l'autre qu'on a besoin d'un camarade.

Ah ! Quelle chose terrible que cette guerre ! Tout est ici ravagé : plus d'habitants, des ruines et des croix partout. Quelle tristesse et quelle désolation !

Le moral des hommes est un peu découragé. On n'aborde la question de l'avenir qu'avec ces mots : "Si nous avons le bonheur ou la chance d'en revenir".

Le colis m'a rempli de plaisir, car ces jours-ci j'ai un appétit formidable. Je ne sais pas si c'est le froid, mais je mange comme quatre. Toutefois, tu te dispenseras de mettre du sucre dans les paquets que tu m'envoies, car celui-ci est arrivé dans un sale état : tout était fondu et la saucisse était sucrée.

Nous revenons des tranchées où nous avons passés 3 jours de suite. La guerre est aujourd'hui moins meurtrière qu'au début. On s'est bien aguerris et, au lieu de combattre à découvert, on se tient presque toujours à l'abri, ce qui fait que l'on a très peu de pertes.

Je vois planer la mort tous les jours. A l'heure où j'écris ces lignes, le canon gronde, les fusils et les mitrailleuses font rage : nous sommes terrés comme des lapins.

Nous rencontrons des familles entières qui fuient, avec quelques hardes sous le bras, à la recherche d'un gîte. Quand donc toutes ces horreurs prendront-elles fin ?

On passe de mauvais moments, mais on en passe aussi des bons, qui font oublier les mauvais.

On ne marche que la nuit, le soir à la tombée, ou le matin, avant le lever du jour. Nous sommes donc invisibles. Les Boches en font autant de leur côté. Pendant le temps que je suis resté en Belgique, je n'en ai pas vu 100 et je n'en ai peut-être pas démoli un seul, quoique je leur ai tiré dessus. On va tellement vite pour viser qu'on les manque, car il ne faut pas rester longtemps le nez en l'air, c'est trop dangereux.

Sur le front, on ne pense à rien : on se bat et c'est tout. Si on réfléchissait un peu, si on pensait à ce que l'on peut devenir, on serait vite découragé. Ce n'est que lorsque on est au repos que l'on songe aux siens.

Je voulais attendre d'être au repos pour t'écrire, mais je vois que cela ne vient jamais, aussi, quoique je n'y vois pas très clair, je t'écris de la tranchée. On n'a pour s'abriter que les abris que l'on fait soi-même, avec son outil. J'ai creusé un trou dans la paroi de la tranchée et me suis mis là, assis sur le sac, ma pèlerine sur les épaules, ma couverture sur les genoux et ma toile de tente sur le devant du trou pour arrêter le vent et la pluie.

On voit tellement d'horreurs, qu'une mort, si chère et si précieuse qu'elle nous soit, ne nous fait pas le même effet que dans un endroit paisible.

Il est passé dans la journée d'hier un convoi de prisonniers boches. Il en est de même chaque jour. Les camarades font de la bonne besogne et nous n'attendons qu'un signal pour prendre part à la fête.

J'apprends que Marcel est blessé, tant mieux pour lui, c'est un véritable bonheur que de sortir de cet enfer.

Nous sommes sur la défensive. Les chefs ont reconnu que la trouée, ici, était impossible. Elle a coûté trop d'hommes pour être simplement essayée. Sache que l'on parle de 120 000 tués, blessés ou hors de combat, des deux côtés bien entendu. Leurs pertes sont paraît-il plus fortes que les nôtres, mais de combien ? Enfin, il faut espérer que la leçon leur servira et qu'ils nous laisseront tranquilles.

Les communiqués et toutes les autres balivernes que vous racontent les journaux, je m'en moque.

Je suis dans la tranchée, les alouettes chantent, on ne se croirait pas en guerre mais plutôt à la chasse, car on entend un coup de fusil ici, un coup là-bas.

Nous avons reçu des bleus de la classe 15 [1 an de moins que René]. Ils sont bien frêles pour supporter la vie que l'on mène, mais ils apportent avec eux gaieté et insouciance, et nous faisons ensemble de si belles parties que j'ai parfois honte en pensant  au mauvais temps que vous passez à Paulhan. Que veux-tu, il suffit parfois d'un peu de vin et de quelques chansons pour oublier tout le temps passé et à venir.

Je te remercie pour les Annales, mais je ne les trouve pas assez amusantes, elles parlent trop de la guerre et je les lis sans plaisir. Je préfèrerais quelques illustrés amusants et qui éviteraient autant que possible de parler des choses de la guerre, car tous ces tableaux, toutes ces photos, et la plupart des entrefilets sont si faux et si menteurs, pour ceux qui connaissent la vérité, que ça me dégoûte de les lire.

Les nouvelles de Paulhan ne sont pas bien gaies, il y a beaucoup de décédés, et plus on va plus la liste s'allonge.

Nous verrons bien qui se lassera le premier : les Poilus, les Boches, ou la population civile.

Ici c'est à peu près calme, pour le moment. Nous sommes heureux et fiers d'avoir à notre tête un brave capitaine, père de famille, qui jamais ne nous a fait sacrifier inutilement et qui, bien des fois, nous a sorti d'un mauvais pas. Je veux que vous vous rappeliez son nom et que, dans vos prières, vous l'unissiez au mien, il se nomme le capitaine Lavenir. Bien des compagnies qui aujourd'hui sont démolies n'en seraient pas arrivées là si elles avaient eu un chef comme le nôtre.

Tu peux croire que les rats ne manquent pas, c'est une vraie ménagerie, toute la nuit on les entend trotter : ils savent trouver le chemin du sac ou des musettes.

Je suis en ligne, le secteur est toujours à peu près calme, mais le temps n'est pas bien favorable. Après la gelée, c'est la pluie... et pas de pluie sans boue. Oh, cette boue ! il y en a à vous faire devenir fou.

Envoies-moi de suite un certificat que tu iras faire faire à la mairie, comme quoi je suis cultivateur et que vous avez besoin de moi. Je ne sais pas s'il me servira mais envoie-le de suite, s'il me sert tant mieux, si c'est le contraire tant pis.


2014/04/26

Paroles d'embusqués : les profiteurs



« Une boucherie sans profit », disait à propos de la guerre un instituteur de Seyssins mobilisé au 105ème Régiment d'Infanterie. Sans profit, vraiment ? Pas pour tout le monde, non. On sait l'affaire particulièrement juteuse pour les mines de Carmaux, les manufactures Hotchkiss, la General Motors, l'usine Citroën et ses 10 000 obus par jour... On sait aussi les gains fabuleux réalisés par les familles Schneider, Renault, Krupp et consorts... On sait encore par ouï-dire la prolifération des mercantis aux  abords du Front, lesquels vendaient aux poilus la douzaine d’œufs et le litron de pinard au double ou au triple de ce qu'ils valaient ailleurs... On sait un peu moins la façon dont certains petits patrons plein d'opportunisme utilisèrent la situation afin de rentabiliser leur commerce, n'hésitant pas pour cela à jouer de la fibre nationale ou, pire, à instrumentaliser l'indicible angoisse des familles — l'inquiétude des mères pour les fils, des épouses pour l'époux — et vidant la bourse des unes pendant que les autres se vidaient de leur sang.

Il y aurait sans doute un livre à faire sur les dizaines de publicités parues dans la presse française entre septembre 1914 et novembre 1918, car ces publicités aussi, à leur façon, retracent l'histoire de la Grande Guerre :




































2013/06/09

Paroles de Poilu : Henri Raguet

« Ça va bien pour la patrie ! Six de mes fils ont été tués. Le septième est aveugle et fou. » 
(une mère de Clermont-Ferrand, en 1917)

En 1914, Hortense avait deux fils, l'un prénommé Charles, l'autre Henri, l'un sergent, l'autre simple soldat. La guerre lui prit le premier — le plus jeune et le meilleur des deux — et lui laissa le second. Oh, non, ce n'est certes pas Hortense qui différenciait ainsi ses deux gosses — elle les aimait autant l'un que l'autre, cela va sans dire —, mais Charles avait cependant le cœur plus grand et plus solide que ne l'avait son frère, était presque plus soucieux des autres qu'il ne l'était de lui-même et, de nature plus curieuse, se montrait attentif à des choses qu'Henri ne remarquait seulement pas. D'autres détails encore, telles que la syntaxe ou l'orthographe, auraient eux aussi pu distinguer les deux frères, mais ce n'étaient là qu'insignifiantes différences pour Hortense Raguet, une mère affligée par le deuil. Et ce n'est certes pas non plus la lettre d'un lieutenant-colonel, reçue peu après la mort de Charles, qui put jamais l'en consoler : "Dans votre grande peine, madame, vous aurez cette fierté patriotique de savoir votre fils tombé bravement au champ d'honneur pour la grandeur de notre pays."

Voici quelques extraits des lettres d'Henri, le survivant :




Et puis, on ne saurait que trop conseiller la lecture de "Si je reviens comme je l'espère", à savoir l'intégralité de la correspondance de la famille Papillon : plusieurs centaines de lettres échangées, de 1914 à 1918, entre quatre frères, leur sœur et leurs parents, donc à la fois entre le front et l'arrière, et de front à front. Avec aussi une belle préface du couple Bosshard, les découvreurs de cette archive, et une postface des historiens Rémy Cazals et Nicolas Offenstadt, lesquels résument on ne peut mieux l'intérêt de l'ouvrage : "Ces échanges entre les membres d'une même famille offrent un ensemble tout à fait original. Ils livrent une multiplicité de points de vue sur le conflit, en même temps qu'une lecture croisée des expériences de chacun."


2013/03/23

Paroles de Poilu : Antoine Mayet

Ci-dessous une lettre datée du 3 septembre 1915, 397ème jour de guerre. Elle a été écrite par un Poilu depuis l'un des 450 lits de l'hôpital militaire de Clermont-Ferrand, où il se rétablissait d'une légère blessure contractée deux mois plus tôt sur la presqu’île de Gallipoli, en Turquie. Un coup de chance pour lui, finalement, que cette fine blessure, au vu du nombre de soldats morts au champ d'honneur en cette fin d'été 1915. Déjà pas moins d'un demi-million d'hommes, parmi lesquels Alain Fournier, Charles Péguy et Louis Pergaud, trois écrivains souvent cités dans les manuels d'histoire aux côtés de blessés non moins illustres : Céline, qui a perdu l'ouïe et la raison aux premiers jours du conflit, Cendrars, qui a laissé son bras droit quelque part en Champagne, et Genevoix sa main gauche sur une pente des Eparges.
Noyé dans la multitude des combattants anonymes, Antoine Mayet a lui aussi pris la plume mais pour écrire à sa sœur. Allongé sous les draps propres de son lit d'hôpital, à l'abri des bombes, des balles et des intempéries, choyé par les nonnes et nourri comme un prince, Antoine Mayet n'est pas le moins du monde pressé de voir ses plaies se refermées. Au contraire, rien ne le rendrait plus heureux que de les voir suppurer jusqu'à la fin des hostilités, même si, parfois, la douleur lui arrache encore de légers râles ou de petits gémissements auxquels personne ici ne prête plus la moindre attention.
Autour de lui, une cinquantaine de lits occupés par autant de frères d'arme à la chair meurtrie mais au cœur endurci. En face, deux jeunes fantassins, l'un plâtré l'autre bandé, discutent à bâtons rompus du soir au matin. Ils n'évoquent jamais aucun projet d'avenir, mais s'échangent leurs souvenirs comme s'ils avaient déjà cent ans. A sa gauche, un petit quarteron d'estropiés jouent leur ration d'alcool à la manille coinchée. Ils ponctuent chacun de leurs coups de bruyants éclats de voix, et chacune de leurs parties de plaisanteries à faire rougir les bonnes sœurs. A sa droite, enfin, une fenêtre entrouverte par laquelle un air frais se glisse dans la chambrée et lui chatouille l'épiderme au passage. La tête penchée sur l'oreiller, Antoine regarde les arbres du parc, leurs feuilles encore vertes sur des branches encore fortes. Il pense d'abord aux camarades qu'il a laissé là-bas, sur le front d'Orient où beaucoup sont tombés. Puis il songe avec philosophie à son foyer et à ses parents qu'il ne reverra peut-être jamais plus. Fataliste, Antoine ne cille pas davantage qu'il ne bronche. Les yeux à présent rivés au plafond, il cherche ses mots dans le brouhaha du dortoir. Il a le front plissé de celui qui s'attelle à une tâche difficile. Il est pâle, silencieux et presque immobile. Seule sa main semble trembler un peu, mais ça doit être le vent...
3 septembre 1915... Tandis qu'à Chantilly les pontes de l'Etat-Major prépare la seconde bataille de l'Artois (60 000 morts), qu'à Paris la Comédie Française reprend Demi-Monde, une satire sociale d'Alexandre Dumas fils, et qu'en Suisse les socialistes rédigent leur manifeste pour la paix, Antoine Mayet, de son lit d'hôpital, écrit à sa sœur :


Chaire seure je técri sé deus [mots] poure te dôné de ménou vaile Je tre previn que je sui prepauze poure nôtre moi de prolongasion est je raite à lopitale juque jôré resu un saire tifiqua des bairejemen poure pasé de ven la cômision qui se trou vera di[manche?] prochain est pense de paretire de clairemon maicredis poure le dairegné tré Jaipaire que ma laitre [te] trouve en bônesenté un sui que mon bôfraire Je sui a lôpitale n°11 conve les sen chamalliaire A  dieu chaire seure je ten brase detou moncoure. Mayet Antoine


Traduction : Chère soeur, je t'écris ces deux mots pour te donner de mes nouvelles. Je te préviens que je suis préposé pour un autre mois de prolongation et je reste à l'hôpital jusque j'aurai reçu un certificat d'hébergement pour passer devant la comission qui se trouvera dimanche prochain, et pense partir de Clermont mercredi par le dernier train. J'espère que ma lettre te trouve en bonne santé, ainsi que mon beau-frère. Je suis à l'hôpital n°11, convalescence Chamalières. Adieu, chère soeur, je t'embrasse de tout mon coeur. Mayet Antoine.

Cette lettre, extraite d'une correspondance dégotée un jour de brocante, n'est bien évidemment représentative que d'elle-même et de celui qui l'a signée.
Soldat parmi 8 millions d'autres, Antoine Mayet était originaire d'Olliergues, un petit village du Puy-de-Dôme situé au bord de la Dore. Né en avril 1895 de parents valets de ferme, on suppose qu'il a grandi au milieu des bêtes dont s'occupait sa mère et des champs que labourait son père. Le soir venu, l'enfant dînait sans doute en famille, à la lueur d'une lampe à pétrole et dans l'odeur un peu rance du chou farci. Là, assis devant sa potée, chacun devait raconter sobrement sa journée de labeur ou d'école. On causait tantôt en patois, tantôt en français, mais toujours avec cet accent d'Auvergne dont Antoine Mayet ne se départira jamais tout à fait, et que l'on retrouve d'ailleurs dans chacune de ses lettres : tré pour train, aipéré pour espéré, praique pour presque, etc... S'il écrivait comme il parlait, c'est qu'il a du quitter l'école de Ferry sitôt atteint ses 13 ans (pas possible avant, peu probable après). Fils de paysans modestes, on imagine qu'il commença alors à gagner son pain et son vin, probablement en aidant ses parents dans leurs travaux agricoles. Dès lors, labours, semailles et moissons rythmèrent les saisons, puis les années, de même que les fêtes, les foires ou les bals où l'on allait guincher, boire et draguer la gueuse. 
1908... 09... 10... l'enfant s'endurcit. 1911... 12... 13... l'enfant devient homme. Et lorsque le tocsin sonne au clocher du village, Antoine a 19 ans. Devançant de quelques mois l'appel de sa classe, il est incorporé au 216ème Régiment d'Infanterie en compagnie de jeunes gars du pays, puis est reversé au 175ème où il ne connaît personne. Lui qui n'a jamais dépassé les frontières du Puy-de-Dôme, le voilà maintenant lancé par monts et par vaux. Son fusil à l'épaule et son barda au dos, il sillonne la France de part en part, surtout ses hôpitaux militaires, car il est souvent malade ou blessé. Mais à peine est-il remis sur pieds que le voilà déjà reparti pour l'Asie Mineure : Alexandrie... Salonique... Achi-Baba... et puis Constantinople, où sonneront bientôt les clairons de la victoire.

On sait qu'Antoine Mayet a survécu à la guerre, mais l'histoire ne dit pas ce qu'il est devenu. Toutefois, l'homme simple et bon qui transparaît à travers cette correspondance n'a pu mener d'autre vie que tranquille et sans histoire. Ses lettres, toutes adressées à sa sœur, ne comportent aucun commentaire sur la politique ou les événements militaires. Il est affectivement perdu et moralement dépassé. Plongé dans un univers hostile qu'il ne peut pas décrire, et remué par des sentiments qu'il ne peut simplement pas dire, Antoine Mayet est finalement plus touchant que bien des maîtres en littérature. Poète à sa façon, ses formules disent peu, mais elles sonnent vraies. Extraits choisis :

Ma pôvre Maire doit bien soufrire tout de maime a vaique tan de bait a soignét ... - - - ... Mônt fraire mécri plu, je ne sai pa poure coit qui mécri plu, je et tendu du joure en joure de sé nouvaile ... - - - ... 39 neure que ta laitre a mi poure me trouvét ... - - - ... Ma senté aitépatente poure le mômen ... - - - ... Si tu peu menvoillé un paquai de tabat, une boite dalumaite et deu créllion poure écrire la prôchaine laitre ... - - - ... Il i a tin détachemen qui pare lindi poure la Saire bi ... - - - ... Je croillai bien den naitre care on na que pri den les plujeune ... - - - ... Le ten me dure de te voire ... - - - ... Je pare de min poure la Saire bi a cinqueure du matin ... - - - ... Il fô aipéré que lagaire finira au plutau, care sai bien lon tou de maime ... - - - ... On nai une bône bande en semble : 270 home, 16 caporau, 22 sou zofisié est 3 zofisié ... - - - ... La taire ne boipalau ... - - - ... On ne voi rien du tou, que des côre bôts ... - - - ... Lon va ta les glize ... - - - ... Le frois revien un si que la naige ... - - - ... Sai toujoure a peupré la maime chôze ... - - - ... Saitin pélli de brullard ... - - - ... Il fô prendre paçianse ... - - - ... Du poulait praique tou les joure ... - - - ... I ne fait pu si chau come les joures daigné ... - - - ... Lon na pa zune minute a nou ... - - - ... On ne pencai pa que sa dure ten tou de maime é on saipa can cafinira ... - - - ... Il sen fait pa du tou car il nou zamuse bien. Il a tou joure quaique chause a nou dire ... - - - ... I fô aipérer que sa pasera sète moveze gaire ... - - - ... Si on na le bôneur de revenire on nôra vu bien des chauze ... - - - ... Lon nai pa tro malle tou de maime magrai tou les mizaire que lon na ... - - - ... Care minte nen il ne fait pa si chau côme d’i a caique joure ... - - - ... A dieu chaire seure

... Cliquét poure la glandire ...