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2016/12/29

Paroles de Poilu : Jeannine Marcou (deux ans plus tard)


Après le Noël 1914 et le Noël 1915, voici donc le troisième Noël consécutif qu’une petite fille d'à peine dix ans vient de passer en l'absence de son père. 
Histoire de fêter la nouvelle année en fanfare... tout en pensant à ces milliers d'enfants qui, d’une manière ou d’une autre, subissent aujourd’hui encore la folie des hommes.


(A noter qu'entre les différentes techniques utilisées par nombre de Poilus pour échapper au Front, Georges Marcou a choisi la moins risquée et la plus fréquente d'entre-toutes, c'est-à-dire faire jouer ses relations à fond pour obtenir "la bonne planque", en l’occurrence un poste de mécanicien au sein des Convois Automobiles. D'autres que lui ont choisi la désertion, l'auto-mutilation ou encore la simulation de maladie, mais au risque de se faire prendre et d'être passé par les armes, devant ses camarades, après un simulacre de procès).


2016/01/10

Paroles de Poilu : Carnet de guerre (A. Ménabé)

« Pourquoi  se  faire  autant  souffrir  les  uns  les  autres  ? »


Si pour les nouvelles générations la guerre de 1914 appartient à un lointain passé, pour ceux qui fêteront leur 60ème anniversaire au cours de cette année, les hécatombes de Verdun ou du Chemin des Dames se déroulèrent à peine quarante ans avant leur venue au monde, et c'est dire que, d'une manière ou d'une autre, leurs grands-pères participèrent à cette boucherie dont certains revinrent et d'autres pas. Les miens en sont tous deux revenus... un peu cassés, mais entiers.
Je me souviens par exemple de celui que ma soeur et moi appelions "Pépé", un vieillard édenté et têtu que nous allions voir une fois l'an quelque part en Bretagne, au milieu des champs et des vaches. Je me souviens qu'il nous appris à jouer à la manille et aux palets sur planche, aussi qu'il avait les films de guerre en horreur et qu'il était d'autant plus avare de paroles sur cette période de sa vie que je n'étais pas moi-même curieux d'en savoir davantage, comme tout adolescent boutonneux, arrogant, un peu con ; et je me souviens surtout que lorsque me vint l'envie de lui poser des questions, il était malheureusement décédé depuis déjà longtemps.

André Fortuné Ménabé, soldat de seconde classe au 221e R.I, n'est pas mon grand-père, mais peut en faire office, car ce natif d'Avignon, âgé de 20 ans en 1914, a lui aussi beaucoup souffert à la fois physiquement et moralement. Si sa correspondance de guerre (que nous présenterons plus tard) est riche d'informations, son carnet de route l'est encore davantage, en ceci qu'il y consignait certains faits que ses lettres taisaient, sans doute en raison d'un contrôle postal qu'il savait particulièrement vigilant à l'égard des Régiments mutins tel que le 221ème d'Infanterie.

Voici donc quelques-unes des notes prises par André Fortuné Ménabé entre avril et novembre 1917 :

... En revenant de permission, j'apprends que notre régiment a eu des pertes et on m'annonce la mort de certains camarades... Après avoir visiter un cimetière de poilus qui est à proximité du quartier Valmy, nous ramassons une salade des champs pour le repas du soir... Nous passons la matinée à charger des tombereaux de résidus de cuisine qui sont entassés là depuis un temps infini : ça pue tellement que nous craignons d'attraper le choléra... Des tombes de soldats par-ci par-là, aussi des cimetières saccagés et des maisons démolies ou incendiées par les bombardements, c'est triste à voir... Je n'ai pas grand courage pour travailler, j'ai un cafard terrible... Je vais trouver le médecin-major car j'ai les pieds en sang après la longue marche d'hier... Le sergent me réveille à 2h00 du matin pour aller poser des fils de fer barbelés en 1ère ligne... Il pleut, il neige, il fait noir comme de l'encre, j'ai toujours le cafard... La nuit on prend la garde et le jour on travaille, mais le secteur est calme, comparé à celui de Verdun où j'étais l'an passé... Cette nuit, la section franche a fait un coup-de-main, ce qui nous a valu d'être bombardé et d'avoir à déplorer 1 tué et 8 blessés... En allant à la visite pour mes pieds, je vois des brancardiers qui portent quelque chose dans une toile de tente. Qu'est-ce ? C'est le tué. On le devine au sang qui s'échappe de la tente, car on ne voit qu'un amas informe. Le malheureux a été coupé en deux par une torpille... Nous appelons "cou-cou" l'obus de 88, car le coup de départ et celui de l'éclatement sont aussi rapprochés que le cri de cet oiseau... J'ai tiré mes premiers coups de fusil sur les boches, sans savoir si je les atteignais, mais il est vrai qu'eux non plus ne savent pas si leurs tirs atteignent leur but... J'écope de quatre jours de prison pour avoir manqué l'appel du soir, et Jean Debarnot prend 25 jours pour être rentré de permission avec 24h de retard. C'est cher !... Les rats ont rongé ma musette pour atteindre le pain et les biscuits qui sont à l'intérieur... Au repas du soir, nous avons de la soupe, des haricots, de la viande et un œuf dur chacun. A mon avis, bien des civils n'en ont pas autant... J'ai trouvé une quinzaine de poux dans ma flanelle... Ah ! quelle vie ! j'ai un cafard monstre et je rumine toutes sortes de mauvaises pensées... Dans tout le régiment le moral est mauvais. Ce dimanche 3 juin, vers midi, un rassemblement ayant une tendance à la révolte se produit. A 12h35, ceux qui se sont rassemblés partent à Mourmelon avec le drapeau rouge, mais ce n'est qu'une manifestation pour réclamer de ne pas monter aux tranchées sans obtenir davantage de repos. Les manifestants sont arrêtés avant d'arriver à Mourmelon. Ils sont près de 600 et sont arrêtés par une vingtaine de tirailleurs algériens commandés à cet effet. Quelques coups de feu sont tirés mais l'ordre se rétabli petit à petit et tous rentrent au camp, sauf 6 ou 7 hommes de ma Cie... Vers 3h00 du matin, l'artillerie boche nous tire dessus. Les obus tombent assez près de nous et nous recevons des éclats et de la terre. Ne m'arrivera-t-il donc pas un éclat dans un membre pour m'enlever enfin de là ? Je le souhaite de tout coeur... Les obus ne cessent de siffler dans l'air et de tous côtés... Nous souffrons de la chaleur et surtout de la soif et nous respirons une odeur pestilentielle, car des cadavres qui n'ont pu être enterrés sont à proximité, c'est vraiment horrible. Pourquoi se faire autant souffrir les uns les autres ?... J'apprends aujourd'hui que les copains qui ne sont pas rentrés le 3 juin ont été pris et qu'ils vont être envoyés au Bataillon d'Afrique... Dans l'après-midi le capitaine Hublot me fait appeler à son bureau. Que me veut-il ? J'ai peur et je n'ai pourtant rien à me reprocher, mais il parait que mon copain Khon a été ramené à la Cie par les gendarmes et qu'il est en prévention de conseil de guerre. Le capitaine me dit "Je vous cite comme témoin". Ça ne me plaît qu'à moitié car je ne voudrais pas porter tort à ce malheureux... Après la soupe du soir, nous montons sur un mamelon d'où l'on voit très bien la ville de Reims à la jumelle. Pendant que nous l'admirons, quelques obus tombent à gauche de la cathédrale, poursuivant ainsi la destruction de cette ville martyre... Je passe ma journée à écrire et à jouer aux cartes ou au piquet... C'est ce soir qu'on doit monter en ligne, je passe la matinée à coudre et l'après-midi à écrire... A 100 mètres sur notre droite, il y a la cote 108 qui a été séparée en deux par l'explosion d'une mine... On a souffert de la pluie presque tous les jours et notre abri était infesté de moustiques qui, eux aussi, nous ont bien fait souffrir... Journée pareille à la précédente... On se met à jouer à la manille, puis on s'en va boire une bouteille de champagne achetée 3fr.75 à la coopérative... Un taube survole le village, cherche à descendre une saucisse, mais rate son coup... Pour arriver en 2ème ligne, on fait 10km dont 5km de boyaux : la marche est assez pénible... Notre artillerie ne cesse de tirer sur les 1ère lignes allemandes... Le temps reste pluvieux et nous en souffrons d'autant plus que nous n'avons pour nous abriter que des niches individuelles creusées dans le parapet de la tranchée... Je suis tout mouillé de pluie et de sueur, mais je ne me change pas, tellement je suis fatigué... Quel plaisir que de se reposer autrement que sur de la terre !... Je passe mon après-midi à écrire une lettre de 16 pages à ma marraine... Nous logeons à 30 dans une espèce de sape qui est grande et solide, mais bien humide... Ma permission approche à grands pas. Je partirai dans une huitaine. Oh ! que je suis heureux à la pensée que je vais bientôt revoir ceux que j'aime...






La chanson de Craonne, par Marc Ogeret

2015/12/31

A l'Ecole de la République...

" Il setait fouré dans un égoux... René et Marie l'on vus sortir de lau "

Elle est tout de même bizarre cette notion de décadence prêchée par des gens qui idéalisent le passé en vous brandissant sous le nez des lettres d'adultes à la parfaite orthographe, à l'irréprochable syntaxe et à la superbe écriture... alors que les anciennes correspondances sont en réalité bourrées de contre-exemples :

Lettres de Mme Sylvie C. (début des années 30)




Nous avons eu un drame de la jalousie dans la rue Ledru-Rollin d'un nommé Clément, dit le maire de la ville de Bonne-Aventure. Il habitait avec une femme. Le mari de celle-ci l'a rencontré dans la rue et lui a tiré un coup de revolver dans l'estomac...

On croyait le petit qui est de l'âge d'Henriette perdu ou tombé dans un ravin, mais on l'a retrouvé qui dormait dans un coin du pavillon... 

On a arrêté à la gare deux voleurs et on leur a demandé leurs papiers, mais l'un d'eux s'est enfui et l'autre n'a rien trouvé de mieux que de se jeter dans la Sorgue : il est passé sous la buvette de la gare puis s'est fourré dans un égout... 

Il paraît que Clément et le mari se seraient vus le matin du drame : le mari aurait demandé à Clément s'il comptait rendre la mère à ses enfants et Clément lui aurait répondu qu'il pouvait la garder trois jours tandis que lui la garderai quatre jours. L'après-midi même le mari s'est vengé... 

2015/12/24

Paroles de Poilu : Mayie Lafitte

Tirées d'une correspondance entre un poilu et sa marraine de guerre, ces quatre lettres aux commentaires à la fois tendres et drôles que mademoiselle Mayie adressa à celui qui deviendra son époux deux années plus tard :


Mon bien-aimé,
Je vous présente votre belle-mère, elle est mignonne, élégante, svelte, c'est le chic même. Enfin, elle a tout pour elle, il n'y a pas une autre qui lui ressemble et vous devez être honoré d'en avoir une pareille ! En êtes-vous satisfait ?




JOYEUX NOËL

2015/10/31

Vide-grenier, brocante et bourse aux vieux papiers !

Dans le foutoir de moins en moins organisé que tend à devenir son logement, on trouve de tout un peu partout, mais surtout de vieilles et très vieilles choses, la plupart sans autre valeur que sentimentale, enfin j'imagine, sinon c'est qu'il est fou. 
Là où d'ordinaire un pékin moyen range les cahouètes et les douze ans d'âge : deux grosses piles de revues ! A gauche, quelques dizaines d'Annales politiques et littéraires datant des années 20 ; à droite, une collection complète d'Illustration datant des années 30. 
Poursuivant nos investigations, nous ouvrons alors l'un des six tiroirs d'une commode, croyant y dénicher, soigneusement disposés, des slips ou des paires de chaussettes. Nenni ! Ici sont amassés les Gringoire, Candide, Action Française, Le Gaulois, l'Excelsior et cetera. Et pareil dans les placards... du sol au plafond... ça craint ! C'est d'ailleurs au-dessus de la bibliothèque du bureau que sont entassés toutes les correspondances de Poilus et autres clichés d'époque : son "trésor de guerre", comme il aime à le dire à qui veut l'entendre. Ahhh ! mais c'est qu'il en a aussi stocké derrière la porte du salon, l'animal : trois pleins cartons de photos noir et blanc, sans doute issues d'archives familiales chinées de-ci de-là pour trois francs six sous (des vies entières cédées pour presque rien). Et encore bien d'autres papiers cachés dans les coins et dans les recoins et jusque sous le lit et dans la salle-de-bain ! Y en a tellement partout qu'à bien y réfléchir c'en est presque effrayant... 
Aussi est-ce en cherchant à mettre un peu d'ordre dans le chaos sans cesse grandissant de ces m3 d'archives que suis tombé sur une série de dessins réalisés aux crayons à la fin du siècle 19. Malheureusement non signés, on ne peut citer leur auteur, mais seulement préciser qu'ils sont accompagnés d'une note sur laquelle nous avons déchiffré ceci :

"Ma chère Marie, toujours disposé à vous être agréable, j'ai été autorisé par l'auteur à fouiller dans les boîtes où il jette pêle-mêle tous les croquis, esquisses, ébauches et dessins divers qu'une imagination vagabonde suggère à son crayon..."


2015/07/19

ANPéRo : Le Temps des libraires (17/07/2015)

Par un usage établi depuis bientôt trois ans, les ANPéRos de la librairie l'Entropie débouchaient jusqu'alors sur deux choses : une gueule de bois plutôt carabinée et un compte-rendu plus ou moins fidèle, mais toujours enthousiaste et joyeux. Nous avons ainsi dressé, au fil des ans, quelques portraits de convives, ou de clients de passage, et même (traîtreusement) rapporté quelques-unes de leurs paroles, enregistrements sonores à l'appui, sans doute histoire de mieux rendre l'ambiance, le climat, l'atmosphère, toutes choses autrement plus conformes à la réalité qu'un récit détaillé. On retrouvera donc cette fois-ci encore la bande-son de la soirée d'avant-hier, mais pour le compte-rendu... eh bien, le cœur n'y est plus vraiment.



Certes, comme d'habitude, les rires ont fusé et les saillies aussi, mais... mais un petit rien dans l'air, comme une pression d'atmosphère, a pesé lourdement sur chacun d'entre nous : ça sentait l'éclair et la foudre comme quand l'orage approche à grands pas. Ou la faillite. Car, sauf retournement de situation improbable, la librairie fermera définitivement ses portes d'ici tout au plus quelques semaines, la faute aux factures et aux loyers impayés, donc à l'implacable logique des chiffres et des bilans financiers, des choses qui comptent mais qui font chier, sûrement parce que nous aimerions que tout dure éternellement : le temps de l'amour, le temps des copains et de l'aventure... aussi le temps qui va et celui qui sommeille... sans oublier l'essentiel : le temps des libraires.



2015/01/01

Boire un petit coup...

Vincent, Laurent et moi-même vous la souhaitons aussi bonne et heureuse que possible !


Paroles de Poilu : Lucien Bonnet (1881-????)

« Nous sommes correctement couverts, bien qu'habillés façon carnaval : pantalon de velours, gilet de tirailleur, veste de zouave et capote d'infanterie » (Lucien Bonnet, décembre 1914)

Si d'un strict point de vue historiographique l'hiver 1914-1915 est surtout marqué par la 1ère bataille de Champagne et par la trêve du 25 décembre, il constitue pour les combattants l'épisode sans doute le plus sentimentalement douloureux d'une guerre dont ils savent à présent qu'elle sera plus longue et plus meurtrière qu'ils ne le croyaient en quittant leur foyer. 
Et s'il est difficile de se figurer combien leur fut pénible ce premier Noël passé dans la boue glacée des tranchées, loin de leurs parents, de leur épouse, leurs enfants... il est non moins difficile d'imaginer comment ces derniers célébrèrent la nouvelle année en l'absence de l'être aimé. Mais on peut cependant essayer de s'en faire une idée, en parcourant les correspondances échangées durant cette période.

Sabre au clair et baïonnette au canon : illustration de la furia française, ou de la théorie dite de "l'offensive à outrance", pondue par de vieux généraux trop imbus d'eux-mêmes pour admettre qu'ils retardaient d'une guerre. 

Lucien Bonnet était natif de Boulogne, dans le département de la Seine, l'actuel 92, où il travaillait aux chiffres en tant qu'employé de bureau. Marié depuis deux ans à Antoinette Marie Fayet, dite "Toinon", et père d'un petit garçon qui n'avait pas encore fêté son premier anniversaire, le couple coulait des jours heureux dans son "petit intérieur cosy et fort confortable" du 60 route de Versailles, à Billancourt. 
Et puis, en août 1914, patatras ! Lucien doit rejoindre dare-dare son régiment, le 4ème Tirailleurs Indigènes, lequel régiment sera d'ailleurs souvent cité à l'ordre de l'Armée — avec Croix de guerre et tralala — et c'est dire aussi à quel point les hommes qui le composaient ont dû salement dérouiller. Bref, après cinq mois de combats plus qu'éprouvants, le caporal Lucien Bonnet profite d'un moment d'accalmie pour écrire à Toinon :
Puisieulx, 1er janvier 1915
 Ma chère Antoinette,
Voici la journée du 1er janvier passée. De tout le jour, je n'ai pas eu le courage d'écrire. J'étais avec toi et notre petit Maurice, t'accompagnant par la pensée dans les visites que tu as dû faire. J'espère, ma chère Antoinette, que tu as su être mon interprète auprès de chacun des membres de notre famille pour leur faire part des vœux de santé et de bonheur que je formule de grand cœur pour chacun d'eux à l'occasion de la nouvelle année, car tu dois bien penser que je n'ai pas du tout le cœur d'écrire à chacun en particulier.Il est sept heures du soir et je m'ennuie. Ma journée s'est passée bien tristement, surtout après celles encore plus tristes que nous venons de vivre. Nous sommes au repos depuis hier soir, à environ 3 kilomètres des lignes de feu, mais nous avons été fort éprouvés auparavant. Le 22 décembre nous avons fait une attaque contre les lignes allemandes. C'était, un peu prématurément, je crois, notre cadeau de Noël. Notre Compagnie, ce jour-là, n'a pas beaucoup souffert, mais un camarade et moi-même avons vu la mort de très près... Prématurée elle aussi, la fête du jour de l'An : sur un autre point que nous occupons, Messieurs les allemands se sont payés le luxe de faire sauter nos tranchées à la dynamite. Cela produit, je t'assure, un drôle d'effet que je ne puis décrire sur le papier. Ma Compagnie en a souffert et a été en partie décimée. Sur le petit groupe de quatre que nous étions, trois ont disparus ensevelis, dont un père de deux enfants, et vu l'amitié qui nous liait l'un à l'autre cela m'a fait beaucoup de peine.Enfin, ma chère petite Toinon, je veux espérer que cette maudite guerre sera bientôt terminée et que je pourrai alors revenir auprès de vous tous. C'est le seul souhait que je puisse actuellement formuler. Mes vœux pour toi et notre petit chérubin, tu les connais. Tu sais que ma pensée et mon cœur sont toujours avec vous et je ne saurais ici assez bien m'exprimer. Embrasse bien fort pour moi notre petit Maurice et sois, comme je te le dis en première page, mon interprète auprès des personnes de la famille auxquelles je n'aurai pas écrit à l'occasion de la nouvelle année.
Ton mari qui ne cesse de penser à vous et t'embrasse de tout cœur, 
Lucien Bonnet

(4ème Régiment de Tirailleurs Tunisiens - 2ème Compagnie - 1er Bataillon)

2014/09/21

Paroles de Poilu : René Bouisson (1894-1918)

Extrait du Journal des Marches et des Opérations (J.M.O.) du 72ème R.I., en date du 23 juillet 1918 :

[...] Les unités partent à l'heure H, mais doivent se rapprocher de l'objectif en rampant. Parvenue à proximité de la lisière sud du village, et après avoir fouillé le cimetière où il n'y avait pas d'allemands, la 3ème Cie pénètre dans le village et fouille les maisons. De nombreux ennemis sont poursuivis énergiquement, quelques-uns sont capturés. Une quinzaine d'autres cherchent à fuir et ne veulent pas se rendre : ils sont tués. Les groupes progressent dans le village et atteignent bientôt le sommet du triangle que forment les rues de la localité et les creutes, où ils sont accueillis à coups de grenades et de rafales de mitrailleuses [...]
Les pertes au cours de la journée sont les suivantes : hommes de troupe : 17 tués, 52 blessés.

Le 7 juillet 1894, en l'église Sainte-Croix de Paulhan, près Montpellier, le prêtre-officiant élève soudain la voix :
- Acceptez-vous de prendre pour époux monsieur Sébastien Bouisson ici-présent, de le chérir et de l'aimer jusqu'à ce que la mort vous sépare ?
- Oui, je le veux, répond Julie Jourdan, jeune et jolie jeune femme de 22 ans, orpheline de père et couturière de profession.
Déclarés devant Dieu mari et femme, les deux amoureux échangent alors leurs alliances, puis s'embrassent en un tendre et chaste baiser, quand bien même l'épousée a déjà le ventre un peu rond dans sa robe de mariée, dentelle et satin blanc. Aussi, parmi l'assistance venue en nombre à la cérémonie, trois grenouilles de bénitier se mettent-elles à ricaner bêtement, le nez plongé dans leur missel :
- C'est-y pas qu'elle aurait fauté, la Julie ?
- Pour sûr ! Elle est grosse !
- Et c'est pas cause d'avoir mangé des pois chiche !
Messes basses et ragots de caniveau, les bigotes s'en donnent à cœur joie, comme à chaque fois qu'elles trouvent de quoi se dégourdir la langue tout en meublant leur ennui, car les journées sont longues, et les soirées encore davantage, en ce trou perdu de l'Hérault sans télé ni radio pour s'occuper l'esprit. Et donc elles dégoisent, cancanent, caquettent... mais il arrive aussi parfois qu'elles voient juste: trois mois quasiment jour pour jour après celui de ses noces, soit le 5 octobre 1894, à 9h00 du matin, la ci-devant Bouisson leur donnait raison en mettant au monde un petit Paulhanais prénommé René, ainsi qu'en attestent les registres municipaux. Nous savons par ailleurs que l'enfant était de bonne constitution, sans tare apparente, et même éclatant de santé, mais qu'il n'avait pourtant que vingt-quatre ans à vivre...
Et le compte-à-rebours a déjà commencé.

René Bouisson grandit au milieu des vignes cultivées par son père et sa mère en cette terre de Languedoc baignée de soleil et donc propice aux raisins : Chasselas, Clairette, Servant — peu d'hectares en culture, et cependant beaucoup de travail au cours de l'année: tailler, labourer, biner, fumer, épamprer, effeuiller, traiter, vendanger, etc. Ils y passent le plus clair de leur temps, dimanche et jours fériés compris. Aussi, l'éducation du fiston est-elle laissée, pour l'essentiel, aux bons soins des Frères catholiques, lesquels lui enseignent non seulement l'histoire sainte, mais lui inculquent également le sens du devoir et le respect de l'autorité, faisant ainsi de ce petit gars du pays un enfant sage et poli, autrement dit : soumis.

Chez les Bouisson, la prière est de mise avant chaque repas, lesquels se déroulent le plus souvent dans un silence pesant et même un peu étouffant. Sitôt après souper, la mère vaque et le fils bûche, tandis que le père feuillette à la chandelle les six pages de l'Eclair, un quotidien régional de tendance royaliste et fervent défenseur du Midi viticole. Car ici, à Paulhan, la patrie c'est l'Hérault, le vin y est roi et le raisin sacré. Sur les 2000 habitants que compte la commune, la majorité sont viticulteurs ou cultivateurs, mais le recensement de 1906 dénombre également un scieur de long et un maître charron, deux perruquiers et trois liquoristes, aussi un limonadier, des ferblantiers, tonneliers, fondriers, coketiers, chaufourniers, étameurs, rouliers, bourreliers... métiers d'une autre époque et gens d'une autre espèce. Ce dont ils causent au café, après la messe du dimanche, tourne essentiellement autour de la vigne et de ses nombreux problèmes : conditions climatiques, maladies, chaptalisation, surproduction, chute des cours... Autant dire qu'ici, à Paulhan, la cause de l'Alsace-Lorraine ne fait pas fortune, et ne trouve même aucun écho, parce qu'on se bat d'abord pour soi et pour les siens, comme en témoigne la révolte des vignerons, événement ayant secoué la région durant l'année 1907, avec d'immenses manifestations à Béziers, Nîmes, Perpignan... puis intervention de l'armée et fusillades à Narbonne.
René Bouisson allait alors sur ses treize ans ; il lui restait onze ans à vivre...


Et puis arrive 1914, année de conscription pour René Bouisson, jeune homme d'1m65, aux cheveux châtain clair, aux yeux marrons, de bonne intelligence et de physique plutôt costaud.
Toutefois, son père étant interné depuis peu dans un asile d'aliénés, des démarches sont entreprises dès janvier afin de lui obtenir le statut de soutien familial :

Ma chère Julie,
J'ai reçu ta lettre me signalant que René va être appelé au régiment. Signale à monsieur le maire que le père est atteint d'une maladie mentale grave et incurable qui le rend impropre à tout travail et que, par ce fait, il occasionne de grosses dépenses à la famille. Le rapport devra indiquer que tu as à ta charge ta vieille mère âgée de 70 ans et deux filles encore mineures, ajoute que ton fils est l'aîné et le seul qui subvienne par son travail aux besoins de la famille, aussi que tu ne possèdes que quelques hectares sans grande valeur, lesquels ne rapporteront plus rien dès lors où ton fils ne sera plus là pour les cultiver.

Peine perdue. Le sursis, obtenu lors d'un premier conseil de révision, est révoqué six semaines plus tard, car, entre-temps, la guerre est survenue et l'armée racle large.
René est donc incorporé le 1er septembre 1914 au 81ème de ligne en tant que simple soldat, puis part au Front dès novembre, après seulement deux mois de classe.
Ses bonnes aptitudes intellectuelles, ainsi que l'hécatombe d'officiers et sous-officiers, le hissent au rang de caporal en mars 1915, puis de sergent-chef, en octobre de la même année.
Blessé aux bras et aux jambes en 1916, il bénéficie d'une thérapie à l'hôpital temporaire No68, puis d'une convalescence à Paulhan, lesquelles le tiennent éloigné du feu durant quatre mois.
Transféré au 72ème R.I. en 1917, il participe aux offensives du Chemin des Dames, après avoir déjà combattu en Flandres, en Champagne, à Verdun, dans le secteur de Soissons, etc...
Le 23 juillet 1918, René Bouisson est "tué à l'ennemi" lors de l'attaque de Villemontoire, dans le département de l'Aisne.
Il aura vécu seulement 24 ans, dont quatre de guerre.


De 1914 à 1918, René a écrit quelques centaines de lettres adressées ou bien à sa mère, Julie, ou bien à sa sœur, Camille, de deux ans sa cadette. Le trait le plus frappant de sa correspondance : les changements qui s'opèrent en lui au fil des mois et des épreuves traversées. Non seulement sa graphie, encore très enfantine en 14, s'affermit peu à peu, mais le contenu même de ses lettres gagne en maturité : la guerre le mûrit... et l'émancipe. Car à côtoyer l'horreur au quotidien, René, jour après jour, perd un peu de sa foi et recourt de moins en moins souvent à la prière qui, jusqu'en 1915, ponctuait chacune de ses lettres de façon quasi liturgique :

Ayons confiance en Dieu, car c'est grâce à lui que nous sortirons du mauvais pas où nous sommes.
Puisque Dieu a permis que je sorte entier de cet enfer, il faut croire qu'il ne m'abandonnera pas.
Espérons qu'avec l'aide de Dieu nous verrons bientôt le Droit triompher de la Force.
Dieu continuera à me préserver et un beau jour je vous reviendrai sain et sauf.
Je ne demande à Dieu que la force et la santé pour accomplir ma tâche.
Bien des baisers à vous tous et priez Dieu que je vous sois conservé.
Dieu m'a protégé jusqu'à aujourd'hui, espérons qu'il continuera
Avec l'aide de Dieu nous finirons par toucher au but.

En parallèle de cette évolution, commencent à poindre également des critiques à peine voilées à l'égard de certains gradés, dont l'incompétence, parfois notoire, fait rapidement le tour des tranchées. De sorte qu'à la perte de foi s'ajoute une mise en cause de la hiérarchie militaire et, mieux encore, la mise en doute du discours incitant à sacrifier sa vie par devoir envers la Patrie, le tout, quand même, sur fond de résignation paysanne. Faire ce qu'il faut et ce qui doit, tout en cherchant aussi à sauver sa peau, voici la difficile équation humaine que René Bouisson, au fil de ses quatre années de guerre, s'est efforcé à résoudre :

Chère Maman,
Notre départ n'est pas fixé, mais il est sûr et certain, et même tout proche.
Je t'écrirais autant que je pourrais.

Je ne suis pas malheureux et, en prenant le temps comme il vient, en philosophe, tout finit par passer, même les plus cruelles heures de souffrance ou de bombardement.

Ici il faut s'entr'aider le plus possible, car si ce n'est pas un jour, c'est l'autre qu'on a besoin d'un camarade.

Ah ! Quelle chose terrible que cette guerre ! Tout est ici ravagé : plus d'habitants, des ruines et des croix partout. Quelle tristesse et quelle désolation !

Le moral des hommes est un peu découragé. On n'aborde la question de l'avenir qu'avec ces mots : "Si nous avons le bonheur ou la chance d'en revenir".

Le colis m'a rempli de plaisir, car ces jours-ci j'ai un appétit formidable. Je ne sais pas si c'est le froid, mais je mange comme quatre. Toutefois, tu te dispenseras de mettre du sucre dans les paquets que tu m'envoies, car celui-ci est arrivé dans un sale état : tout était fondu et la saucisse était sucrée.

Nous revenons des tranchées où nous avons passés 3 jours de suite. La guerre est aujourd'hui moins meurtrière qu'au début. On s'est bien aguerris et, au lieu de combattre à découvert, on se tient presque toujours à l'abri, ce qui fait que l'on a très peu de pertes.

Je vois planer la mort tous les jours. A l'heure où j'écris ces lignes, le canon gronde, les fusils et les mitrailleuses font rage : nous sommes terrés comme des lapins.

Nous rencontrons des familles entières qui fuient, avec quelques hardes sous le bras, à la recherche d'un gîte. Quand donc toutes ces horreurs prendront-elles fin ?

On passe de mauvais moments, mais on en passe aussi des bons, qui font oublier les mauvais.

On ne marche que la nuit, le soir à la tombée, ou le matin, avant le lever du jour. Nous sommes donc invisibles. Les Boches en font autant de leur côté. Pendant le temps que je suis resté en Belgique, je n'en ai pas vu 100 et je n'en ai peut-être pas démoli un seul, quoique je leur ai tiré dessus. On va tellement vite pour viser qu'on les manque, car il ne faut pas rester longtemps le nez en l'air, c'est trop dangereux.

Sur le front, on ne pense à rien : on se bat et c'est tout. Si on réfléchissait un peu, si on pensait à ce que l'on peut devenir, on serait vite découragé. Ce n'est que lorsque on est au repos que l'on songe aux siens.

Je voulais attendre d'être au repos pour t'écrire, mais je vois que cela ne vient jamais, aussi, quoique je n'y vois pas très clair, je t'écris de la tranchée. On n'a pour s'abriter que les abris que l'on fait soi-même, avec son outil. J'ai creusé un trou dans la paroi de la tranchée et me suis mis là, assis sur le sac, ma pèlerine sur les épaules, ma couverture sur les genoux et ma toile de tente sur le devant du trou pour arrêter le vent et la pluie.

On voit tellement d'horreurs, qu'une mort, si chère et si précieuse qu'elle nous soit, ne nous fait pas le même effet que dans un endroit paisible.

Il est passé dans la journée d'hier un convoi de prisonniers boches. Il en est de même chaque jour. Les camarades font de la bonne besogne et nous n'attendons qu'un signal pour prendre part à la fête.

J'apprends que Marcel est blessé, tant mieux pour lui, c'est un véritable bonheur que de sortir de cet enfer.

Nous sommes sur la défensive. Les chefs ont reconnu que la trouée, ici, était impossible. Elle a coûté trop d'hommes pour être simplement essayée. Sache que l'on parle de 120 000 tués, blessés ou hors de combat, des deux côtés bien entendu. Leurs pertes sont paraît-il plus fortes que les nôtres, mais de combien ? Enfin, il faut espérer que la leçon leur servira et qu'ils nous laisseront tranquilles.

Les communiqués et toutes les autres balivernes que vous racontent les journaux, je m'en moque.

Je suis dans la tranchée, les alouettes chantent, on ne se croirait pas en guerre mais plutôt à la chasse, car on entend un coup de fusil ici, un coup là-bas.

Nous avons reçu des bleus de la classe 15 [1 an de moins que René]. Ils sont bien frêles pour supporter la vie que l'on mène, mais ils apportent avec eux gaieté et insouciance, et nous faisons ensemble de si belles parties que j'ai parfois honte en pensant  au mauvais temps que vous passez à Paulhan. Que veux-tu, il suffit parfois d'un peu de vin et de quelques chansons pour oublier tout le temps passé et à venir.

Je te remercie pour les Annales, mais je ne les trouve pas assez amusantes, elles parlent trop de la guerre et je les lis sans plaisir. Je préfèrerais quelques illustrés amusants et qui éviteraient autant que possible de parler des choses de la guerre, car tous ces tableaux, toutes ces photos, et la plupart des entrefilets sont si faux et si menteurs, pour ceux qui connaissent la vérité, que ça me dégoûte de les lire.

Les nouvelles de Paulhan ne sont pas bien gaies, il y a beaucoup de décédés, et plus on va plus la liste s'allonge.

Nous verrons bien qui se lassera le premier : les Poilus, les Boches, ou la population civile.

Ici c'est à peu près calme, pour le moment. Nous sommes heureux et fiers d'avoir à notre tête un brave capitaine, père de famille, qui jamais ne nous a fait sacrifier inutilement et qui, bien des fois, nous a sorti d'un mauvais pas. Je veux que vous vous rappeliez son nom et que, dans vos prières, vous l'unissiez au mien, il se nomme le capitaine Lavenir. Bien des compagnies qui aujourd'hui sont démolies n'en seraient pas arrivées là si elles avaient eu un chef comme le nôtre.

Tu peux croire que les rats ne manquent pas, c'est une vraie ménagerie, toute la nuit on les entend trotter : ils savent trouver le chemin du sac ou des musettes.

Je suis en ligne, le secteur est toujours à peu près calme, mais le temps n'est pas bien favorable. Après la gelée, c'est la pluie... et pas de pluie sans boue. Oh, cette boue ! il y en a à vous faire devenir fou.

Envoies-moi de suite un certificat que tu iras faire faire à la mairie, comme quoi je suis cultivateur et que vous avez besoin de moi. Je ne sais pas s'il me servira mais envoie-le de suite, s'il me sert tant mieux, si c'est le contraire tant pis.


2014/04/12

Jules Romains : Les Hommes de Bonne Volonté (Audio)

« Jamais tant d'hommes à la fois n'avaient dit adieu à leur famille et à leur maison pour commencer une guerre les uns contre les autres. Jamais non plus des soldats n'étaient partis pour les champs de bataille, mieux persuadés que l'affaire les concernait personnellement. Tous ne jubilaient pas, tous ne fleurissaient pas les wagons ou ne les couvraient pas d'inscriptions gaillardes. Beaucoup ne regardaient pas sans arrière-pensées les paysans qui, venus le long des voies, saluaient un peu trop gravement ces trains remplis d'hommes jeunes » (J. Romains, Prélude à Verdun)

Du prix de l'Académie Goncourt décerné en 1915 à René Benjamin pour son Gaspard soldat français, jusqu'à Pierre Lemaitre et son Au revoir là-haut, couronné en novembre 2013, la masse de romans ayant pour thème la Première Guerre Mondiale est tellement kolossale qu'elle pourrait occuper à elle seule plusieurs pans d'une vaste et belle bibliothèque. On y trouverait forcément du bon et du moins bon, on y croiserait quelques auteurs connus cernés par un bataillon d'anonymes et d'oubliés, et puis on y verrait aussi du flambant neuf, des inédits sentant encore la colle et l'encre fraîche, adossés à de vieux octavos défraîchis aux relents de moisi... une bibliothèque, quoi.
Quiconque a beaucoup lu sur le sujet est naturellement tenté d'établir une espèce de classement, eins-zwei-drei, le top-ten des meilleurs récits, the best-of world war : 1/ Léon Werth, 2/ Henri Barbusse... Mais faut pas. En revanche, rien n'empêche de signaler telles ou telles lectures qui, bien que rarement citées dans les bibliographies consacrées au conflit, nous paraissent indispensables à sa bonne compréhension. Ainsi des 15ème et 16ème tome des Hommes de bonne volonté, de Jules Romains, à savoir Prélude à Verdun et Verdun, deux volumes écrits en 1938 par un "non-combattant" (âgé de 29 ans lors de la mobilisation, Jules Romains, malade, fut affecté aux Services Auxiliaires de l'armée et n'a donc pas vraiment "vécu" la guerre). Toutefois, en historien scrupuleux mâtiné d'écrivain talentueux, les personnages qu'il décrit, tout comme les scènes qu'il dépeint sonnent toutes juste et vrai... on y croit.
Et puis Jules Romains ajoute encore à ses qualités de romancier, d'historien, de poète et de dramaturge, celles d'un grand comédien. Il faut en effet l'écouter dans des enregistrements sonores effectués pour la Radio-Télévision-Française en 1952, l'écouter présenter les 27 volumes de son oeuvre maîtresse, mais surtout l'écouter en lire de très larges extraits, de sa parfaite diction, adaptant sa voix et ses intonations au gré des personnages qu'il interprète avec un plaisir évident, et notamment ici (de la 15ème à la 20ème minute : un régal).
Et puis Les Hommes de bonne volonté, c'est enfin l'illustration par l'exemple d'une théorie littéraire attachée au nom de Jules Romains : l'unanimisme. Théorie selon laquelle l'écrivain doit exprimer la vie unanime et collective de l'âme des groupes humains et ne peindre l'individu que pris dans ses rapports sociaux. Or, pour l'illustrer, cette théorie, quoi de plus judicieux qu'une mobilisation générale et ses emballements collectifs ; quoi de plus idoine qu'une guerre mondiale englobant pour la première fois l'ensemble de la société ; et quoi de mieux approprié que cette grande mêlée qui eut lieu du 21 février au 19 décembre 1916 sur les bords de la Meuse.

Prélude à Verdun & Verdun :



L'intégralité des 28 émissions d'une trentaine de minutes chacune (13h08mn au total) est disponible ici, sur le site de l'INA.

2013/12/01

ANPéRo : Les Nuits de France Culture (29/11/2013)

J'ai connu des toxicos et côtoyé quantité d'alcoolos, mais des culturo-dépendants comme j'en ai vu avant-hier, ah pardon, ça c'est quelque chose ! Presque pire que l'accro à la coke, le mordu de France-Culture a des montées plus qu'époustouflantes : vertigineuses ! Y peut t'escalader des Himalayas sans les mains, puis redescendre en BASE-jump et repartir ensuite au sommet comme un rien. Oui madame, j'ai vu de mes yeux vus ces grands désaxés tenir en équilibre sur un fil tendu entre l'Inde et la Chine à plus de 20000 pieds d'altitude... puis se précipiter dans le vide, planant et glatissant, zinzinulant et tridulant, même qu'on aurait dit des z'oiseaux. J'exagère ? J'hallucine ? Alors j'ai du le rêver aussi, cet espèce de narco-trafic digne d'un Cartel colombien auquel j'ai pourtant cru assisté : l'air goguenard de Pablo Escobar refilant sous le manteau une came de première qualité, et la mine épanouie des uns et des autres tandis qu'ils s'envoyaient dans les veines de l'mp3, du FLAC ou bien de l'ogg-Vorbis en couinant de petits cris orgastiques à rameuter les passants : aaah, Heidegger... Oooh ! Cortázar... Tous à fond dans leur trip quand déboula soudain, venant de Montreuil, un vieil énergumène au pardessus rapiécé, une barbe à la Bakounine et le verbe haut d'un habitué des tribunes :
  - Bien le bonsoir, les aminches, je me nomme Jeanjean ! fit-il en pénétrant dans la pièce comme s'il entrait en scène.
  - Bonsoir Jeanjean !
Salutations d'usage, puis, cordialité proverbiale, on lui versa un verre de blanc-cass' qu'il porta aussitôt à ses lèvres :
  - Palsambleu, voilà qui vous réchauffe un homme !
Parole qu'il ponctua d'un clin d'œil entendu et déjà complice. Suite à quoi il nous expliqua avoir traversé Paris par monts et par vaux sur son vélocipède, afin de festoyer avec nous, s'ébaudir et faire ripaille de bons mots... pour reprendre les termes de cet olibrius, curieux mélange d'Ivan Karamazov et Stavroguine, d'Etienne Lantier et Jean Valjean, créature improbable et dictionnaire ambulant.
Voilà, c'était avant-hier soir, au centre d'addictologie du boulevard Voltaire, Paris 11ème, dans une petite salle de shoot coincée entre un Naturalia et la Brasserie des Copains. Me croira qui veut. Pas impossible que j'élucubre un peu, et même que j'aie rêvé tout ça, y compris cette dernière apostrophe lancée à l'heure des adieux :
  - Hey, Stéphane ! T'oublies ta bouteille de cassis !

2013/06/21

Jorge Amado : Apostrophe-Radioscopie (Audio-Vidéo)

http://www.ina.fr/video/CPB80053398

Une émission datant du siècle dernier, du temps où l'on fumait et picolait encore sur les plateaux télé, où l'on portait aussi des pattes d'eph' et des cravates en soie sur des chemisettes à col haut, il y a trente ans déjà.
Le 14 mars 1980, peu après le journal du soir de Léon Zitrone (87 morts dans un accident d'avion à Varsovie... incident nucléaire à la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux... marée noire sur les côtes d'Armor... flambée des taux d'intérêt... 1 047 000 chômeurs... le trou de la Sécu...), Pivot présentait un nouveau numéro d'Apostrophe, le 228ème :
La fantaisie c'est le refus des habitudes, l'imagination, l'imprévu, une certaine allégresse créative. Alors comme nous vivons actuellement une période plutôt épaisse, passéiste et conformiste, eh bien accueillons avec plaisir et reconnaissance des écrivains qui nous montrent de la fantaisie.
A sa gauche, un septuagénaire d'allure goguenarde : Jorge Amado, venu à Paris à l'occasion de la sortie de son dernier bouquin, Tiéta d'Agreste ou le retour de la Fille Prodigue. Un Amado tel qu'en lui-même, ainsi qu'on l'imagine, modeste et généreux, disert et drôle, avec un fond de gravité dans le regard et de tristesse dans la voix. Autour de lui : le déluré René Fallet, 3 grammes de Beaujolais dans le sang, la moustache en broussaille et les gestes un peu trop familiers d'un mec bourré ; l'excellent Daniel Boulanger, sobre et plutôt guindé, mais l'œil affûté et la parole tranchante ; aussi Frédérick Tristan, Florence Delay et François Coupry, trois jeunes intellos aux postures plus ou moins marquées, mais d'autant plus perceptibles face au naturel et à la simplicité bonhomme d'un Jorge Amado.
Une émission qui vaut donc le coup d'œil et 2,99€.
Toujours dans les archives de l'INA, et pour la même somme, une intéressante Radioscopie de Jacques Chancel consacrée au chantre de Bahia, le 25 juin 1976. Une émission au cours de laquelle Amado évoque, entre autres choses, ses origines, son parcours, son oeuvre et ses engagements, mais où il parle surtout de son amour de la vie, aussi du Brésil et des Brésiliens, de tous les Brésiliens, et ça vaut là encore le coup d'y coller son oreille à l'heure même où 1 million d'entre eux descendent tous les jours dans la rue.