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2016/05/21

No pasarán...


Lors de mon séjour à Verdun, j'ai vu un beauf PMU et sa marmaille se faire tirer le portrait devant la porte grande ouverte de l'ossuaire de Douaumont et, pire encore, se bidonner comme un taré de la dernière espèce, à tel point que le gras de son bide tressaillait par-dessus la ceinture de son short. Il était blanc et con.

Un peu plus tard, au milieu d'un bois déserté, j'ai vu trois jeunes rastas jouer du tam-tam en fumant des oinjes à l'entrée de l'abri-caverne du Fort de Souville. Ça n'avait rien d'insultant ni même d'incorrect pour les restes des soldats encore enfouis sous terre à proximité. Au contraire, il se dégageait de cette scène une sorte d'émotion assez difficile à décrire... mais assurément belle.
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Il y a de ça un siècle et des brouettes, l'extrême-droite française incitait à la haine contre les boches, les juifs et les métèques, aussi les francs-maçons et Jean Jaurès, abattu d'une balle en pleine tête par un partisan de la trop étroite idée nationale. Alors je ne sais pas ce qui est le plus indécent, du concert de Black M ou de la réaction du FN, mais puisqu'il est beaucoup question de Mémoire ces derniers temps, eh bien moi je n'oublie pas que les Maurras, Daudet, Pujo et autres leaders de la droite décomplexée, travaillaient les esprits depuis des lustres pour que la France entre en guerre contre ses voisins d'outre-Rhin... puis qu'ils ont fini par l'avoir, leur guerre... et s'en sont même félicité, noir sur blanc en première page de leur torchon... et pis surtout qu'ils n'ont jamais œuvré pour la faire cesser, cette guerre, quand bien même les morts s'empilaient sur les champs de bataille dans des proportions jusqu'alors inconnues. Hé non ! moi je n'oublie pas que sans ces nationalistes enragés, il n'y aurait peut-être pas eu Verdun, ni la Marne, la Somme ou le Chemin des Dames... qu'il n'y aurait peut-être pas eu la guerre et ses dix millions de morts, le seul genre de victoire dont peuvent se targuer ces gens-là :


Et puis cette belle archive audio de 1966 (Maurice Genevoix évoquant les cérémonies du cinquantenaire de la bataille de Verdun) :


2015/04/09

Alexandre Soljenitsyne : Août quatorze (I et II)

« Pour réduire en miettes une compagnie ou une section, pour faire d'un homme isolé un infirme, il n'est pas besoin de toute une guerre, de toute une campagne, de tout un mois, de toute une semaine, ni même de toute une journée : un quart d'heure y suffit. » (A. Soljenitsyne)

Illustration de...
De toutes les "grandes batailles" de la Première Guerre mondiale, nous connaissons principalement celles de Verdun, de la Somme et du Chemin des Dames, sans oublier la Marne et ses fameux taxis. Et d'ailleurs, pour nous, 14-18 se résume essentiellement à une histoire de rivalité franco-allemande mettant aux prises des boches et des poilus. A tel point que Tannenberg nous fait davantage et bêtement songer à un opéra de Wagner, plutôt qu'à une bataille pourtant capitale entre l'armée du tsar et celle de son cousin le kaiser Guillaume II, au tout début du conflit.

Août 1914, sur le front de l'Est : deux armées russes, sous les ordres des généraux Samsonov et Rennenkampf, pénètrent en territoire ennemi sans difficulté majeure — y gagnant même quelques succès d'estime face à des autrichiens sous-équipés et des allemands surbookés par ailleurs — avant d'être écrasées, défaites, littéralement anéanties à Tannenberg, en Prusse orientale. Voilà résumé en une phrase ce qu'Alexandre Soljenitsyne nous raconte en près d'un millier de pages, dont les 3/4 sont consacrées à la stratégie militaire, il est bon de le savoir. Manœuvres d'encerclement, tentative de percée sur les flancs, en tenaille, contournement tactique, marche et contre-marche... rien ne nous est épargné des opérations, le but de l'auteur étant manifestement d'exposer l'incompétence du commandement suprême ainsi que les rivalités d'ordre personnel entre généraux russes (lesquelles valaient bien celles de leurs équivalents français, soit dit au passage). Mais, au-delà de l'aspect militaire un peu indigeste de ces deux gros pavés, Soljenitsyne nous aide aussi à mieux appréhender une spécificité de l'âme russe telle qu'il la perçoit, l'imagine ou la souhaite, à savoir une âme dotée d'un sens élevé du sacrifice.

... Tibor Csernus
De fait, durant le seul mois d'août 1914, plus de 100 000 soldats russes seront tués ou grièvement blessés au combat. Et lorsque nous disons "soldats", il faut entendre ici de braves et pauvrissimes paysans, des moujiks qui n'avaient strictement rien à gagner ni même à défendre en se sacrifiant, mais sans lesquels la France aurait probablement perdu la guerre un mois seulement après son déclenchement : pour contrer l'offensive russe à l'est, l'Etat-Major allemand dut en effet dégarnir le Front ouest de deux corps d'armée, d'où la victoire française de la Marne et la progression allemande sur Paris stoppée nette.
Se rappeler aussi que les pertes russes s'élevèrent à près de 2 millions d'hommes au total et que, ramenées à la durée d'engagement de la Russie dans le conflit, ces pertes représentent, et de loin, le plus fort taux de mortalité de tous les belligérants. Un triste record, certes ! Mais aussi une boucherie d'hommes injustement relégués aux oubliettes de l'Histoire pour cause de Révolution bolchevique.
De tous ces jeunes russes envoyés au casse-pipe de 14 à 17, de leurs souffrances comme de leur sacrifice, pas un seul chef d'Etat ou de gouvernement de l'époque ne s'en souciait déjà plus à peine onze mois plus tard. Et tandis que la France contre-déployait une partie de ses troupes aux frontières d'un pays devenu subitement menaçant parce que devenu "soviétique", les soldats de l'Oncle Sam, bien qu'ayant comparativement beaucoup moins soufferts, infiniment moins, défilaient quant à eux en triomphateurs sur les grands boulevards parisiens pavoisés aux couleurs des Etats-Unis. Peu importait alors que l'entrée en guerre des States n'ait été dictée que par de vils intérêts industrio-financiers camouflés derrière de généreux principes (toutes les nations firent et font de même), peu importait, oui, car le peuple français, après avoir pleuré ses morts, avait besoin de fêter des héros au son des flonflons...

Rendre hommage aux grands oubliés de la Victoire et de la commémoration, voilà au moins une bonne raison de lire Août quatorze d'Alexandre Soljenitsyne :

Dans une guerre qui a duré quatre ans et qui a brisé le moral de la nation, qui pourrait dire quelle a été la bataille décisive ? Il y en a eu d'innombrables, d'obscures plus que de glorieuses, qui ont bu nos forces et notre foi en nous-mêmes, qui nous ont enlevé inutilement et sans rien nous donner en échange, les plus hardis et les plus résistants de nos hommes, nous laissant plutôt le second choix. Et pourtant, on peut affirmer que la "première" défaite russe a été déterminante, a donné le ton à toute la suite de la guerre et au tour qu'elle a pris pour la Russie : on s'était lancé dans la première bataille sans avoir rassemblé ses forces — et on ne devait plus réussir à les rassembler à temps ; comme on l'avait fait la première fois, on devait toujours continuer par la suite à jeter dans la bataille des hommes qui n'avaient pas été instruits, que l'on venait d'amener sur le terrain, sans leur laisser le temps de respirer ; on colmatait la brèche, on bouchait le trou, on s'évertuait à rattraper ce qu'on avait perdu, sans se poser de questions, sans compter les victimes ; dès la première fois, notre moral était abattu et il ne devait jamais retrouver son assurance d'antan ; dès la première fois, ennemis et alliés ont commencé à nous regarder avec un petit sourire pincé : « Drôles de combattants ! » — et c'est marqué du sceau de ce mépris que nous avons combattu jusqu'à l'effondrement ; dès la première fois, nous avons été pris nous-mêmes d'un doute : avions-nous les généraux qu'il fallait ? Sauraient-ils y faire ?

Alexandre Soljénitsyne : Août quatorze - I & II (1971-1972)
Traduction de Georges Nivat, Jean-Paul Sémon, Alfreda et Michel Aucouturier
Aux Editions du Seuil



2015/01/01

Boire un petit coup (bis)

Bandage au pied, au bras et gueules cassées, petit groupe de soldats en convalo avec cette légende au verso de la photo : « Je t'envoie ma figure, mais elle est bien laide... »



2014/09/21

Paroles de Poilu : René Bouisson (1894-1918)

Extrait du Journal des Marches et des Opérations (J.M.O.) du 72ème R.I., en date du 23 juillet 1918 :

[...] Les unités partent à l'heure H, mais doivent se rapprocher de l'objectif en rampant. Parvenue à proximité de la lisière sud du village, et après avoir fouillé le cimetière où il n'y avait pas d'allemands, la 3ème Cie pénètre dans le village et fouille les maisons. De nombreux ennemis sont poursuivis énergiquement, quelques-uns sont capturés. Une quinzaine d'autres cherchent à fuir et ne veulent pas se rendre : ils sont tués. Les groupes progressent dans le village et atteignent bientôt le sommet du triangle que forment les rues de la localité et les creutes, où ils sont accueillis à coups de grenades et de rafales de mitrailleuses [...]
Les pertes au cours de la journée sont les suivantes : hommes de troupe : 17 tués, 52 blessés.

Le 7 juillet 1894, en l'église Sainte-Croix de Paulhan, près Montpellier, le prêtre-officiant élève soudain la voix :
- Acceptez-vous de prendre pour époux monsieur Sébastien Bouisson ici-présent, de le chérir et de l'aimer jusqu'à ce que la mort vous sépare ?
- Oui, je le veux, répond Julie Jourdan, jeune et jolie jeune femme de 22 ans, orpheline de père et couturière de profession.
Déclarés devant Dieu mari et femme, les deux amoureux échangent alors leurs alliances, puis s'embrassent en un tendre et chaste baiser, quand bien même l'épousée a déjà le ventre un peu rond dans sa robe de mariée, dentelle et satin blanc. Aussi, parmi l'assistance venue en nombre à la cérémonie, trois grenouilles de bénitier se mettent-elles à ricaner bêtement, le nez plongé dans leur missel :
- C'est-y pas qu'elle aurait fauté, la Julie ?
- Pour sûr ! Elle est grosse !
- Et c'est pas cause d'avoir mangé des pois chiche !
Messes basses et ragots de caniveau, les bigotes s'en donnent à cœur joie, comme à chaque fois qu'elles trouvent de quoi se dégourdir la langue tout en meublant leur ennui, car les journées sont longues, et les soirées encore davantage, en ce trou perdu de l'Hérault sans télé ni radio pour s'occuper l'esprit. Et donc elles dégoisent, cancanent, caquettent... mais il arrive aussi parfois qu'elles voient juste: trois mois quasiment jour pour jour après celui de ses noces, soit le 5 octobre 1894, à 9h00 du matin, la ci-devant Bouisson leur donnait raison en mettant au monde un petit Paulhanais prénommé René, ainsi qu'en attestent les registres municipaux. Nous savons par ailleurs que l'enfant était de bonne constitution, sans tare apparente, et même éclatant de santé, mais qu'il n'avait pourtant que vingt-quatre ans à vivre...
Et le compte-à-rebours a déjà commencé.

René Bouisson grandit au milieu des vignes cultivées par son père et sa mère en cette terre de Languedoc baignée de soleil et donc propice aux raisins : Chasselas, Clairette, Servant — peu d'hectares en culture, et cependant beaucoup de travail au cours de l'année: tailler, labourer, biner, fumer, épamprer, effeuiller, traiter, vendanger, etc. Ils y passent le plus clair de leur temps, dimanche et jours fériés compris. Aussi, l'éducation du fiston est-elle laissée, pour l'essentiel, aux bons soins des Frères catholiques, lesquels lui enseignent non seulement l'histoire sainte, mais lui inculquent également le sens du devoir et le respect de l'autorité, faisant ainsi de ce petit gars du pays un enfant sage et poli, autrement dit : soumis.

Chez les Bouisson, la prière est de mise avant chaque repas, lesquels se déroulent le plus souvent dans un silence pesant et même un peu étouffant. Sitôt après souper, la mère vaque et le fils bûche, tandis que le père feuillette à la chandelle les six pages de l'Eclair, un quotidien régional de tendance royaliste et fervent défenseur du Midi viticole. Car ici, à Paulhan, la patrie c'est l'Hérault, le vin y est roi et le raisin sacré. Sur les 2000 habitants que compte la commune, la majorité sont viticulteurs ou cultivateurs, mais le recensement de 1906 dénombre également un scieur de long et un maître charron, deux perruquiers et trois liquoristes, aussi un limonadier, des ferblantiers, tonneliers, fondriers, coketiers, chaufourniers, étameurs, rouliers, bourreliers... métiers d'une autre époque et gens d'une autre espèce. Ce dont ils causent au café, après la messe du dimanche, tourne essentiellement autour de la vigne et de ses nombreux problèmes : conditions climatiques, maladies, chaptalisation, surproduction, chute des cours... Autant dire qu'ici, à Paulhan, la cause de l'Alsace-Lorraine ne fait pas fortune, et ne trouve même aucun écho, parce qu'on se bat d'abord pour soi et pour les siens, comme en témoigne la révolte des vignerons, événement ayant secoué la région durant l'année 1907, avec d'immenses manifestations à Béziers, Nîmes, Perpignan... puis intervention de l'armée et fusillades à Narbonne.
René Bouisson allait alors sur ses treize ans ; il lui restait onze ans à vivre...


Et puis arrive 1914, année de conscription pour René Bouisson, jeune homme d'1m65, aux cheveux châtain clair, aux yeux marrons, de bonne intelligence et de physique plutôt costaud.
Toutefois, son père étant interné depuis peu dans un asile d'aliénés, des démarches sont entreprises dès janvier afin de lui obtenir le statut de soutien familial :

Ma chère Julie,
J'ai reçu ta lettre me signalant que René va être appelé au régiment. Signale à monsieur le maire que le père est atteint d'une maladie mentale grave et incurable qui le rend impropre à tout travail et que, par ce fait, il occasionne de grosses dépenses à la famille. Le rapport devra indiquer que tu as à ta charge ta vieille mère âgée de 70 ans et deux filles encore mineures, ajoute que ton fils est l'aîné et le seul qui subvienne par son travail aux besoins de la famille, aussi que tu ne possèdes que quelques hectares sans grande valeur, lesquels ne rapporteront plus rien dès lors où ton fils ne sera plus là pour les cultiver.

Peine perdue. Le sursis, obtenu lors d'un premier conseil de révision, est révoqué six semaines plus tard, car, entre-temps, la guerre est survenue et l'armée racle large.
René est donc incorporé le 1er septembre 1914 au 81ème de ligne en tant que simple soldat, puis part au Front dès novembre, après seulement deux mois de classe.
Ses bonnes aptitudes intellectuelles, ainsi que l'hécatombe d'officiers et sous-officiers, le hissent au rang de caporal en mars 1915, puis de sergent-chef, en octobre de la même année.
Blessé aux bras et aux jambes en 1916, il bénéficie d'une thérapie à l'hôpital temporaire No68, puis d'une convalescence à Paulhan, lesquelles le tiennent éloigné du feu durant quatre mois.
Transféré au 72ème R.I. en 1917, il participe aux offensives du Chemin des Dames, après avoir déjà combattu en Flandres, en Champagne, à Verdun, dans le secteur de Soissons, etc...
Le 23 juillet 1918, René Bouisson est "tué à l'ennemi" lors de l'attaque de Villemontoire, dans le département de l'Aisne.
Il aura vécu seulement 24 ans, dont quatre de guerre.


De 1914 à 1918, René a écrit quelques centaines de lettres adressées ou bien à sa mère, Julie, ou bien à sa sœur, Camille, de deux ans sa cadette. Le trait le plus frappant de sa correspondance : les changements qui s'opèrent en lui au fil des mois et des épreuves traversées. Non seulement sa graphie, encore très enfantine en 14, s'affermit peu à peu, mais le contenu même de ses lettres gagne en maturité : la guerre le mûrit... et l'émancipe. Car à côtoyer l'horreur au quotidien, René, jour après jour, perd un peu de sa foi et recourt de moins en moins souvent à la prière qui, jusqu'en 1915, ponctuait chacune de ses lettres de façon quasi liturgique :

Ayons confiance en Dieu, car c'est grâce à lui que nous sortirons du mauvais pas où nous sommes.
Puisque Dieu a permis que je sorte entier de cet enfer, il faut croire qu'il ne m'abandonnera pas.
Espérons qu'avec l'aide de Dieu nous verrons bientôt le Droit triompher de la Force.
Dieu continuera à me préserver et un beau jour je vous reviendrai sain et sauf.
Je ne demande à Dieu que la force et la santé pour accomplir ma tâche.
Bien des baisers à vous tous et priez Dieu que je vous sois conservé.
Dieu m'a protégé jusqu'à aujourd'hui, espérons qu'il continuera
Avec l'aide de Dieu nous finirons par toucher au but.

En parallèle de cette évolution, commencent à poindre également des critiques à peine voilées à l'égard de certains gradés, dont l'incompétence, parfois notoire, fait rapidement le tour des tranchées. De sorte qu'à la perte de foi s'ajoute une mise en cause de la hiérarchie militaire et, mieux encore, la mise en doute du discours incitant à sacrifier sa vie par devoir envers la Patrie, le tout, quand même, sur fond de résignation paysanne. Faire ce qu'il faut et ce qui doit, tout en cherchant aussi à sauver sa peau, voici la difficile équation humaine que René Bouisson, au fil de ses quatre années de guerre, s'est efforcé à résoudre :

Chère Maman,
Notre départ n'est pas fixé, mais il est sûr et certain, et même tout proche.
Je t'écrirais autant que je pourrais.

Je ne suis pas malheureux et, en prenant le temps comme il vient, en philosophe, tout finit par passer, même les plus cruelles heures de souffrance ou de bombardement.

Ici il faut s'entr'aider le plus possible, car si ce n'est pas un jour, c'est l'autre qu'on a besoin d'un camarade.

Ah ! Quelle chose terrible que cette guerre ! Tout est ici ravagé : plus d'habitants, des ruines et des croix partout. Quelle tristesse et quelle désolation !

Le moral des hommes est un peu découragé. On n'aborde la question de l'avenir qu'avec ces mots : "Si nous avons le bonheur ou la chance d'en revenir".

Le colis m'a rempli de plaisir, car ces jours-ci j'ai un appétit formidable. Je ne sais pas si c'est le froid, mais je mange comme quatre. Toutefois, tu te dispenseras de mettre du sucre dans les paquets que tu m'envoies, car celui-ci est arrivé dans un sale état : tout était fondu et la saucisse était sucrée.

Nous revenons des tranchées où nous avons passés 3 jours de suite. La guerre est aujourd'hui moins meurtrière qu'au début. On s'est bien aguerris et, au lieu de combattre à découvert, on se tient presque toujours à l'abri, ce qui fait que l'on a très peu de pertes.

Je vois planer la mort tous les jours. A l'heure où j'écris ces lignes, le canon gronde, les fusils et les mitrailleuses font rage : nous sommes terrés comme des lapins.

Nous rencontrons des familles entières qui fuient, avec quelques hardes sous le bras, à la recherche d'un gîte. Quand donc toutes ces horreurs prendront-elles fin ?

On passe de mauvais moments, mais on en passe aussi des bons, qui font oublier les mauvais.

On ne marche que la nuit, le soir à la tombée, ou le matin, avant le lever du jour. Nous sommes donc invisibles. Les Boches en font autant de leur côté. Pendant le temps que je suis resté en Belgique, je n'en ai pas vu 100 et je n'en ai peut-être pas démoli un seul, quoique je leur ai tiré dessus. On va tellement vite pour viser qu'on les manque, car il ne faut pas rester longtemps le nez en l'air, c'est trop dangereux.

Sur le front, on ne pense à rien : on se bat et c'est tout. Si on réfléchissait un peu, si on pensait à ce que l'on peut devenir, on serait vite découragé. Ce n'est que lorsque on est au repos que l'on songe aux siens.

Je voulais attendre d'être au repos pour t'écrire, mais je vois que cela ne vient jamais, aussi, quoique je n'y vois pas très clair, je t'écris de la tranchée. On n'a pour s'abriter que les abris que l'on fait soi-même, avec son outil. J'ai creusé un trou dans la paroi de la tranchée et me suis mis là, assis sur le sac, ma pèlerine sur les épaules, ma couverture sur les genoux et ma toile de tente sur le devant du trou pour arrêter le vent et la pluie.

On voit tellement d'horreurs, qu'une mort, si chère et si précieuse qu'elle nous soit, ne nous fait pas le même effet que dans un endroit paisible.

Il est passé dans la journée d'hier un convoi de prisonniers boches. Il en est de même chaque jour. Les camarades font de la bonne besogne et nous n'attendons qu'un signal pour prendre part à la fête.

J'apprends que Marcel est blessé, tant mieux pour lui, c'est un véritable bonheur que de sortir de cet enfer.

Nous sommes sur la défensive. Les chefs ont reconnu que la trouée, ici, était impossible. Elle a coûté trop d'hommes pour être simplement essayée. Sache que l'on parle de 120 000 tués, blessés ou hors de combat, des deux côtés bien entendu. Leurs pertes sont paraît-il plus fortes que les nôtres, mais de combien ? Enfin, il faut espérer que la leçon leur servira et qu'ils nous laisseront tranquilles.

Les communiqués et toutes les autres balivernes que vous racontent les journaux, je m'en moque.

Je suis dans la tranchée, les alouettes chantent, on ne se croirait pas en guerre mais plutôt à la chasse, car on entend un coup de fusil ici, un coup là-bas.

Nous avons reçu des bleus de la classe 15 [1 an de moins que René]. Ils sont bien frêles pour supporter la vie que l'on mène, mais ils apportent avec eux gaieté et insouciance, et nous faisons ensemble de si belles parties que j'ai parfois honte en pensant  au mauvais temps que vous passez à Paulhan. Que veux-tu, il suffit parfois d'un peu de vin et de quelques chansons pour oublier tout le temps passé et à venir.

Je te remercie pour les Annales, mais je ne les trouve pas assez amusantes, elles parlent trop de la guerre et je les lis sans plaisir. Je préfèrerais quelques illustrés amusants et qui éviteraient autant que possible de parler des choses de la guerre, car tous ces tableaux, toutes ces photos, et la plupart des entrefilets sont si faux et si menteurs, pour ceux qui connaissent la vérité, que ça me dégoûte de les lire.

Les nouvelles de Paulhan ne sont pas bien gaies, il y a beaucoup de décédés, et plus on va plus la liste s'allonge.

Nous verrons bien qui se lassera le premier : les Poilus, les Boches, ou la population civile.

Ici c'est à peu près calme, pour le moment. Nous sommes heureux et fiers d'avoir à notre tête un brave capitaine, père de famille, qui jamais ne nous a fait sacrifier inutilement et qui, bien des fois, nous a sorti d'un mauvais pas. Je veux que vous vous rappeliez son nom et que, dans vos prières, vous l'unissiez au mien, il se nomme le capitaine Lavenir. Bien des compagnies qui aujourd'hui sont démolies n'en seraient pas arrivées là si elles avaient eu un chef comme le nôtre.

Tu peux croire que les rats ne manquent pas, c'est une vraie ménagerie, toute la nuit on les entend trotter : ils savent trouver le chemin du sac ou des musettes.

Je suis en ligne, le secteur est toujours à peu près calme, mais le temps n'est pas bien favorable. Après la gelée, c'est la pluie... et pas de pluie sans boue. Oh, cette boue ! il y en a à vous faire devenir fou.

Envoies-moi de suite un certificat que tu iras faire faire à la mairie, comme quoi je suis cultivateur et que vous avez besoin de moi. Je ne sais pas s'il me servira mais envoie-le de suite, s'il me sert tant mieux, si c'est le contraire tant pis.


2014/04/12

Jules Romains : Les Hommes de Bonne Volonté (Audio)

« Jamais tant d'hommes à la fois n'avaient dit adieu à leur famille et à leur maison pour commencer une guerre les uns contre les autres. Jamais non plus des soldats n'étaient partis pour les champs de bataille, mieux persuadés que l'affaire les concernait personnellement. Tous ne jubilaient pas, tous ne fleurissaient pas les wagons ou ne les couvraient pas d'inscriptions gaillardes. Beaucoup ne regardaient pas sans arrière-pensées les paysans qui, venus le long des voies, saluaient un peu trop gravement ces trains remplis d'hommes jeunes » (J. Romains, Prélude à Verdun)

Du prix de l'Académie Goncourt décerné en 1915 à René Benjamin pour son Gaspard soldat français, jusqu'à Pierre Lemaitre et son Au revoir là-haut, couronné en novembre 2013, la masse de romans ayant pour thème la Première Guerre Mondiale est tellement kolossale qu'elle pourrait occuper à elle seule plusieurs pans d'une vaste et belle bibliothèque. On y trouverait forcément du bon et du moins bon, on y croiserait quelques auteurs connus cernés par un bataillon d'anonymes et d'oubliés, et puis on y verrait aussi du flambant neuf, des inédits sentant encore la colle et l'encre fraîche, adossés à de vieux octavos défraîchis aux relents de moisi... une bibliothèque, quoi.
Quiconque a beaucoup lu sur le sujet est naturellement tenté d'établir une espèce de classement, eins-zwei-drei, le top-ten des meilleurs récits, the best-of world war : 1/ Léon Werth, 2/ Henri Barbusse... Mais faut pas. En revanche, rien n'empêche de signaler telles ou telles lectures qui, bien que rarement citées dans les bibliographies consacrées au conflit, nous paraissent indispensables à sa bonne compréhension. Ainsi des 15ème et 16ème tome des Hommes de bonne volonté, de Jules Romains, à savoir Prélude à Verdun et Verdun, deux volumes écrits en 1938 par un "non-combattant" (âgé de 29 ans lors de la mobilisation, Jules Romains, malade, fut affecté aux Services Auxiliaires de l'armée et n'a donc pas vraiment "vécu" la guerre). Toutefois, en historien scrupuleux mâtiné d'écrivain talentueux, les personnages qu'il décrit, tout comme les scènes qu'il dépeint sonnent toutes juste et vrai... on y croit.
Et puis Jules Romains ajoute encore à ses qualités de romancier, d'historien, de poète et de dramaturge, celles d'un grand comédien. Il faut en effet l'écouter dans des enregistrements sonores effectués pour la Radio-Télévision-Française en 1952, l'écouter présenter les 27 volumes de son oeuvre maîtresse, mais surtout l'écouter en lire de très larges extraits, de sa parfaite diction, adaptant sa voix et ses intonations au gré des personnages qu'il interprète avec un plaisir évident, et notamment ici (de la 15ème à la 20ème minute : un régal).
Et puis Les Hommes de bonne volonté, c'est enfin l'illustration par l'exemple d'une théorie littéraire attachée au nom de Jules Romains : l'unanimisme. Théorie selon laquelle l'écrivain doit exprimer la vie unanime et collective de l'âme des groupes humains et ne peindre l'individu que pris dans ses rapports sociaux. Or, pour l'illustrer, cette théorie, quoi de plus judicieux qu'une mobilisation générale et ses emballements collectifs ; quoi de plus idoine qu'une guerre mondiale englobant pour la première fois l'ensemble de la société ; et quoi de mieux approprié que cette grande mêlée qui eut lieu du 21 février au 19 décembre 1916 sur les bords de la Meuse.

Prélude à Verdun & Verdun :



L'intégralité des 28 émissions d'une trentaine de minutes chacune (13h08mn au total) est disponible ici, sur le site de l'INA.

2013/06/09

Paroles de Poilu : Henri Raguet

« Ça va bien pour la patrie ! Six de mes fils ont été tués. Le septième est aveugle et fou. » 
(une mère de Clermont-Ferrand, en 1917)

En 1914, Hortense avait deux fils, l'un prénommé Charles, l'autre Henri, l'un sergent, l'autre simple soldat. La guerre lui prit le premier — le plus jeune et le meilleur des deux — et lui laissa le second. Oh, non, ce n'est certes pas Hortense qui différenciait ainsi ses deux gosses — elle les aimait autant l'un que l'autre, cela va sans dire —, mais Charles avait cependant le cœur plus grand et plus solide que ne l'avait son frère, était presque plus soucieux des autres qu'il ne l'était de lui-même et, de nature plus curieuse, se montrait attentif à des choses qu'Henri ne remarquait seulement pas. D'autres détails encore, telles que la syntaxe ou l'orthographe, auraient eux aussi pu distinguer les deux frères, mais ce n'étaient là qu'insignifiantes différences pour Hortense Raguet, une mère affligée par le deuil. Et ce n'est certes pas non plus la lettre d'un lieutenant-colonel, reçue peu après la mort de Charles, qui put jamais l'en consoler : "Dans votre grande peine, madame, vous aurez cette fierté patriotique de savoir votre fils tombé bravement au champ d'honneur pour la grandeur de notre pays."

Voici quelques extraits des lettres d'Henri, le survivant :




Et puis, on ne saurait que trop conseiller la lecture de "Si je reviens comme je l'espère", à savoir l'intégralité de la correspondance de la famille Papillon : plusieurs centaines de lettres échangées, de 1914 à 1918, entre quatre frères, leur sœur et leurs parents, donc à la fois entre le front et l'arrière, et de front à front. Avec aussi une belle préface du couple Bosshard, les découvreurs de cette archive, et une postface des historiens Rémy Cazals et Nicolas Offenstadt, lesquels résument on ne peut mieux l'intérêt de l'ouvrage : "Ces échanges entre les membres d'une même famille offrent un ensemble tout à fait original. Ils livrent une multiplicité de points de vue sur le conflit, en même temps qu'une lecture croisée des expériences de chacun."