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2016/05/21

No pasarán...


Lors de mon séjour à Verdun, j'ai vu un beauf PMU et sa marmaille se faire tirer le portrait devant la porte grande ouverte de l'ossuaire de Douaumont et, pire encore, se bidonner comme un taré de la dernière espèce, à tel point que le gras de son bide tressaillait par-dessus la ceinture de son short. Il était blanc et con.

Un peu plus tard, au milieu d'un bois déserté, j'ai vu trois jeunes rastas jouer du tam-tam en fumant des oinjes à l'entrée de l'abri-caverne du Fort de Souville. Ça n'avait rien d'insultant ni même d'incorrect pour les restes des soldats encore enfouis sous terre à proximité. Au contraire, il se dégageait de cette scène une sorte d'émotion assez difficile à décrire... mais assurément belle.
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Il y a de ça un siècle et des brouettes, l'extrême-droite française incitait à la haine contre les boches, les juifs et les métèques, aussi les francs-maçons et Jean Jaurès, abattu d'une balle en pleine tête par un partisan de la trop étroite idée nationale. Alors je ne sais pas ce qui est le plus indécent, du concert de Black M ou de la réaction du FN, mais puisqu'il est beaucoup question de Mémoire ces derniers temps, eh bien moi je n'oublie pas que les Maurras, Daudet, Pujo et autres leaders de la droite décomplexée, travaillaient les esprits depuis des lustres pour que la France entre en guerre contre ses voisins d'outre-Rhin... puis qu'ils ont fini par l'avoir, leur guerre... et s'en sont même félicité, noir sur blanc en première page de leur torchon... et pis surtout qu'ils n'ont jamais œuvré pour la faire cesser, cette guerre, quand bien même les morts s'empilaient sur les champs de bataille dans des proportions jusqu'alors inconnues. Hé non ! moi je n'oublie pas que sans ces nationalistes enragés, il n'y aurait peut-être pas eu Verdun, ni la Marne, la Somme ou le Chemin des Dames... qu'il n'y aurait peut-être pas eu la guerre et ses dix millions de morts, le seul genre de victoire dont peuvent se targuer ces gens-là :


Et puis cette belle archive audio de 1966 (Maurice Genevoix évoquant les cérémonies du cinquantenaire de la bataille de Verdun) :


2016/01/10

Paroles de Poilu : Carnet de guerre (A. Ménabé)

« Pourquoi  se  faire  autant  souffrir  les  uns  les  autres  ? »


Si pour les nouvelles générations la guerre de 1914 appartient à un lointain passé, pour ceux qui fêteront leur 60ème anniversaire au cours de cette année, les hécatombes de Verdun ou du Chemin des Dames se déroulèrent à peine quarante ans avant leur venue au monde, et c'est dire que, d'une manière ou d'une autre, leurs grands-pères participèrent à cette boucherie dont certains revinrent et d'autres pas. Les miens en sont tous deux revenus... un peu cassés, mais entiers.
Je me souviens par exemple de celui que ma soeur et moi appelions "Pépé", un vieillard édenté et têtu que nous allions voir une fois l'an quelque part en Bretagne, au milieu des champs et des vaches. Je me souviens qu'il nous appris à jouer à la manille et aux palets sur planche, aussi qu'il avait les films de guerre en horreur et qu'il était d'autant plus avare de paroles sur cette période de sa vie que je n'étais pas moi-même curieux d'en savoir davantage, comme tout adolescent boutonneux, arrogant, un peu con ; et je me souviens surtout que lorsque me vint l'envie de lui poser des questions, il était malheureusement décédé depuis déjà longtemps.

André Fortuné Ménabé, soldat de seconde classe au 221e R.I, n'est pas mon grand-père, mais peut en faire office, car ce natif d'Avignon, âgé de 20 ans en 1914, a lui aussi beaucoup souffert à la fois physiquement et moralement. Si sa correspondance de guerre (que nous présenterons plus tard) est riche d'informations, son carnet de route l'est encore davantage, en ceci qu'il y consignait certains faits que ses lettres taisaient, sans doute en raison d'un contrôle postal qu'il savait particulièrement vigilant à l'égard des Régiments mutins tel que le 221ème d'Infanterie.

Voici donc quelques-unes des notes prises par André Fortuné Ménabé entre avril et novembre 1917 :

... En revenant de permission, j'apprends que notre régiment a eu des pertes et on m'annonce la mort de certains camarades... Après avoir visiter un cimetière de poilus qui est à proximité du quartier Valmy, nous ramassons une salade des champs pour le repas du soir... Nous passons la matinée à charger des tombereaux de résidus de cuisine qui sont entassés là depuis un temps infini : ça pue tellement que nous craignons d'attraper le choléra... Des tombes de soldats par-ci par-là, aussi des cimetières saccagés et des maisons démolies ou incendiées par les bombardements, c'est triste à voir... Je n'ai pas grand courage pour travailler, j'ai un cafard terrible... Je vais trouver le médecin-major car j'ai les pieds en sang après la longue marche d'hier... Le sergent me réveille à 2h00 du matin pour aller poser des fils de fer barbelés en 1ère ligne... Il pleut, il neige, il fait noir comme de l'encre, j'ai toujours le cafard... La nuit on prend la garde et le jour on travaille, mais le secteur est calme, comparé à celui de Verdun où j'étais l'an passé... Cette nuit, la section franche a fait un coup-de-main, ce qui nous a valu d'être bombardé et d'avoir à déplorer 1 tué et 8 blessés... En allant à la visite pour mes pieds, je vois des brancardiers qui portent quelque chose dans une toile de tente. Qu'est-ce ? C'est le tué. On le devine au sang qui s'échappe de la tente, car on ne voit qu'un amas informe. Le malheureux a été coupé en deux par une torpille... Nous appelons "cou-cou" l'obus de 88, car le coup de départ et celui de l'éclatement sont aussi rapprochés que le cri de cet oiseau... J'ai tiré mes premiers coups de fusil sur les boches, sans savoir si je les atteignais, mais il est vrai qu'eux non plus ne savent pas si leurs tirs atteignent leur but... J'écope de quatre jours de prison pour avoir manqué l'appel du soir, et Jean Debarnot prend 25 jours pour être rentré de permission avec 24h de retard. C'est cher !... Les rats ont rongé ma musette pour atteindre le pain et les biscuits qui sont à l'intérieur... Au repas du soir, nous avons de la soupe, des haricots, de la viande et un œuf dur chacun. A mon avis, bien des civils n'en ont pas autant... J'ai trouvé une quinzaine de poux dans ma flanelle... Ah ! quelle vie ! j'ai un cafard monstre et je rumine toutes sortes de mauvaises pensées... Dans tout le régiment le moral est mauvais. Ce dimanche 3 juin, vers midi, un rassemblement ayant une tendance à la révolte se produit. A 12h35, ceux qui se sont rassemblés partent à Mourmelon avec le drapeau rouge, mais ce n'est qu'une manifestation pour réclamer de ne pas monter aux tranchées sans obtenir davantage de repos. Les manifestants sont arrêtés avant d'arriver à Mourmelon. Ils sont près de 600 et sont arrêtés par une vingtaine de tirailleurs algériens commandés à cet effet. Quelques coups de feu sont tirés mais l'ordre se rétabli petit à petit et tous rentrent au camp, sauf 6 ou 7 hommes de ma Cie... Vers 3h00 du matin, l'artillerie boche nous tire dessus. Les obus tombent assez près de nous et nous recevons des éclats et de la terre. Ne m'arrivera-t-il donc pas un éclat dans un membre pour m'enlever enfin de là ? Je le souhaite de tout coeur... Les obus ne cessent de siffler dans l'air et de tous côtés... Nous souffrons de la chaleur et surtout de la soif et nous respirons une odeur pestilentielle, car des cadavres qui n'ont pu être enterrés sont à proximité, c'est vraiment horrible. Pourquoi se faire autant souffrir les uns les autres ?... J'apprends aujourd'hui que les copains qui ne sont pas rentrés le 3 juin ont été pris et qu'ils vont être envoyés au Bataillon d'Afrique... Dans l'après-midi le capitaine Hublot me fait appeler à son bureau. Que me veut-il ? J'ai peur et je n'ai pourtant rien à me reprocher, mais il parait que mon copain Khon a été ramené à la Cie par les gendarmes et qu'il est en prévention de conseil de guerre. Le capitaine me dit "Je vous cite comme témoin". Ça ne me plaît qu'à moitié car je ne voudrais pas porter tort à ce malheureux... Après la soupe du soir, nous montons sur un mamelon d'où l'on voit très bien la ville de Reims à la jumelle. Pendant que nous l'admirons, quelques obus tombent à gauche de la cathédrale, poursuivant ainsi la destruction de cette ville martyre... Je passe ma journée à écrire et à jouer aux cartes ou au piquet... C'est ce soir qu'on doit monter en ligne, je passe la matinée à coudre et l'après-midi à écrire... A 100 mètres sur notre droite, il y a la cote 108 qui a été séparée en deux par l'explosion d'une mine... On a souffert de la pluie presque tous les jours et notre abri était infesté de moustiques qui, eux aussi, nous ont bien fait souffrir... Journée pareille à la précédente... On se met à jouer à la manille, puis on s'en va boire une bouteille de champagne achetée 3fr.75 à la coopérative... Un taube survole le village, cherche à descendre une saucisse, mais rate son coup... Pour arriver en 2ème ligne, on fait 10km dont 5km de boyaux : la marche est assez pénible... Notre artillerie ne cesse de tirer sur les 1ère lignes allemandes... Le temps reste pluvieux et nous en souffrons d'autant plus que nous n'avons pour nous abriter que des niches individuelles creusées dans le parapet de la tranchée... Je suis tout mouillé de pluie et de sueur, mais je ne me change pas, tellement je suis fatigué... Quel plaisir que de se reposer autrement que sur de la terre !... Je passe mon après-midi à écrire une lettre de 16 pages à ma marraine... Nous logeons à 30 dans une espèce de sape qui est grande et solide, mais bien humide... Ma permission approche à grands pas. Je partirai dans une huitaine. Oh ! que je suis heureux à la pensée que je vais bientôt revoir ceux que j'aime...






La chanson de Craonne, par Marc Ogeret

2015/11/08

Si le grain ne meurt

Nous sommes aux environs des années 20, sans doute un dimanche de printemps, la fillette a mis sa robe blanche, elle pose pour son papa en écoutant Radiolo sur Radiola.


2015/07/26

Jean-Noël Jeanneney : Concordances des Temps

« Le savant britannique qui travaillait au centre de recherche secret en matière de guerre bactériologique est mort de la peste, cela nous ramène en plein moyen-âge... Et qui sont exactement les mêmes que celles dont nous fûmes comblés sans en être accablés, depuis le 18 juin 1940... Le coup d’œil sur l’Histoire, le recul vers une période passée ou, comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous donne des perspectives sur votre époque et vous permet d’y penser davantage, d'y voir davantage les problèmes qui sont les mêmes ou les problèmes qui diffèrent ou les solutions à y apporter... »

Tout le monde ici connaît le brillantissime Jean-Noël Jeanneney, et nombreux sont ceux à considérer son émission du samedi, Concordance des Temps, comme l'une des meilleures, sinon la meilleure émission de France Culture. Sans doute le talent et les qualités humaines de Jeanneney y sont pour beaucoup, d'autant plus qu'il fait contrepoids à celui qui le précède sur la grille des programmes. Sans doute apprécions-nous également le ton employé entre l'animateur et son invité durant cette heure d'antenne consacrée tout à la fois à l'histoire et à l'actualité, loin du prophétisme à deux balles, des vaines polémiques ou du clinquant des m'as-tu-vu. Mais peut-être aussi l'intérêt que nous portons à son émission répond-il à quelque chose de plus sourd, de plus secret, de moins palpable, comme le sentiment profondément inscrit dans la chair d'être à la fois de son temps et des temps qui nous ont précédés ou, comme l'a dit Braudel avant nous, que "le temps d'aujourd'hui date à la fois d'hier, d'avant-hier, de jadis", soit précisément ce que met en lumière chaque numéro de Concordance

Illustration : Michel Granger
Ce que l'on sait moins, en revanche, c'est que durant l'été 1987, soit douze ans avant d'animer sa première émission, Jean-Noël Jeanneney fit paraître dans les colonnes du Monde une série de trente-six chroniques entièrement consacrées à l'actualité du passé et toutes intitulées, je vous le donne en mille, Concordance des temps. Même titre et même principe aussi : "débusquer dans le passé des similitudes avec nos conjonctures contemporaines" afin de pallier les défaillances de la mémoire collective, tout en rabattant cette prétention naturelle qui nous pousse à exagérer l'originalité de notre époque et de nos comportements respectifs. Ainsi, parmi quelques-uns des thèmes abordés-comparés : la syphilis # le sida, l'absinthe # la bière, Rodin # Buren, la guerre des manuels scolaires, terreur et démocratie, etc... mais aussi des sujets plus légers comme, par exemple, une histoire pluriséculaire du poil qui vaut son pesant de follicules et seulement trois euros dans toutes les bonnes librairies d'occasion.
Ou bien alors tous les samedis entre 10 et 11 sur 93.5 FM : une heure durant laquelle les faits du présent sont juxtaposés sur ceux du passé afin de les mieux comparer, donc les mieux comprendre, et s'autoriser ainsi à penser notre temps autrement qu'à travers le biais des emballements médiatiques et leur "sensationnelle" hémorragie d'infos sans suite ni raison.



Terreur et démocratie

Le mot est désuet, la chose est d'aujourd'hui : c'est bien de "propagande par le fait" qu'Action directe et les terroristes de l'automne 1986 ont renouvelé la pratique. L'expression appartenait à la pensée anarchiste et a trouvé tout son éclat au moment de la vague des attentats qui culmina en France en 1892, 1893 et 1894.
L'évolution des techniques de destruction et de mort est, en somme, assez limitée d'un siècle à l'autre et ne mérite guère qu'on s'y attarde, mais en revanche la typologie des crimes anarchistes, selon leurs ressorts et selon leurs buts, appelle par comparaison quelque attention : l'histoire précise qu'en a donnée Jean Maitron [in Le mouvement anarchistes en France-Tome 1) permet de la dresser assez aisément.
Les cibles varient de la plus symbolique à la plus abstraite. Pour le symbole : l'assassinat, en 1884, de la supérieure d'un couvent de la banlieue de Marseille ou, en mars 1886, l'attentat de Gallo qui jeta une bouteille d'acide prussique et tira plusieurs balles au hasard dans l'enceinte de la Bourse de Paris. Et voici encore le fameux Emile Henry qui, le 8 novembre 1892, déposa un engin explosif devant la Compagnie des mines de Carmaux et provoqua un carnage dans un commissariat de police voisin, où la bombe avait été transportée. Symbolique aussi le crime de Vaillant qui, le 9 décembre 1893, lança une sorte de machine infernale dans la salle des séances du Palais-Bourbon et blessa plusieurs députés : il visait indistinctement, expliqua-t-il, "les bouffe-galette de l'Aquarium". Symbolique enfin l'assassinat du président de la République Sadi Carnot par Caserio, à Lyon, le 24 juin 1894.
A l'aveugle, les coups de revolver tirés le 20 octobre 1881 par un ouvrier tisseur anarchiste contre un docteur de Neuilly pris au hasard dans une rue, ou le terrible coup de tranchet asséné dans un restaurant de l'avenue de l'Opéra au ministre de Serbie, Georgewitch, par Léon-Jules Léauthier qui affirma qu'il "ne frappait pas un innocent en frappant le premier bourgeois venu". A l'aveugle encore, la bombe lancée au café Terminus de la gare Saint-Lazare, le 12 février 1893, par le même Emile Henry, qui causa parmi la foule un mort et une vingtaine de blessés.
De Fauchon au CNPF, de l'OCDE à Tati, les catégories en cent ans n'ont guère changé. Ni non plus une troisième, celle où s'inscrivent les attentats d'Action directe contre la brigade de répression du banditisme, ou l'attentat organisé au début de 1987 contre le juge Bruguière : violences dirigées contre les magistrats mêlés à la répression dite "bourgeoise", et qu'il s'agit soit d'intimider, soit de punir. "L'épidémie terroriste" commença en mars 1892, quand Ravachol déposa une bombe qui causa de graves dommages à un immeuble situé 136 boulevard Saint-Germain à Paris : habitait là le président Benoît, qui avait dirigé avec rigueur les débats d'un procès d'anarchistes l'année précédente (il s'agissait d'une échauffourée survenue à Clichy le 1er mai 1891; les inculpés avaient été passés à tabac au commissariat, et le chef de la Sûreté s'était, dans une interview, flatté de l'énergie déployée par les policiers sous ses ordres...) Ravachol récidiva quelques jours plus tard en s'en prenant à l'immeuble de la rue de Clichy où vivait le substitut Bulot, avocat général au même procès : l'explosion provoqua plus de dégâts encore. Ainsi le terrorisme se nourrit-il lui-même, la répression entraînant la vengeance et réciproquement selon un mouvement familier de balançoire. D'où l'attentat meurtrier commis plus tard contre le restaurant Véry, boulevard Magenta, où Ravachol avait été repéré par un garçon, dénoncé et arrêté.
Au surplus les terroristes isolés sont encouragés par la psychose collective qui se crée aux moments les plus chauds des attentats, et qui est entretenue par une presse populaire à sensation. Celle-ci tient sa rubrique quotidienne de la peur collective. "Je n'ai jamais vu une pareille terreur à Paris", note Dabot dans ses Calendriers d'un bourgeois à Paris, le 28 mars 1892, au lendemain de l'explosion de la rue de Clichy. Et le chroniqueur judiciaire H. Varennes, dans son livre de notes d'audience intitulé De Ravachol à Caserio et publié en 1895, raconte : "L'imagination excitée voyait partout des bombes. La moindre boîte à sardines jetée au tas d'ordures était prise pour un engin explosif et envoyée au laboratoire municipal qui l'ouvrait avec mille précautions."
Il faut dire que la presse anarchiste, en développant sans relâche, au cours des années précédentes, ses suggestions pour toutes les actions les plus violentes, non sans de fréquentes rodomontades, fournissait de la copie et des arguments aux tempéraments les plus répressifs. Ainsi, en mai 1885, pour prendre un exemple parmi les plus farfelus, cette suggestion de la feuille intitulée le Droit social : "Dans chaque ville où se trouvent des entrepôts, un bon moyen d'en faire un feu de joie, c'est de se munir de quatre ou cinq rats ou souris, de les tremper dans du pétrole ou de l'essence minérale, d'y mettre le feu et de les lancer dans le bâtiment à détruire. Les bêtes, folles de douleur, s'élancent, bondissent et allument le feu en vingt endroits à la fois..." Même si ce type de littérature se fit plus rare à partir de 1886 dans les feuilles anarchistes, elle n'en fut pas moins citée jusqu'à plus soif, comme bien l'on pense, à la tribune des deux Chambres entre 1892 et 1894.
Rare est le sang-froid, et encore joue-t-il souvent à s'habiller d'un anticonformisme ostentatoire, d'une désinvolture "fin de siècle" propres à lui ôter une bonne part de sa vertu contagieuse. Le jour de l'attentat du Palais-Bourbon, le poète Laurent Tailhade dit à un journaliste qui lui demandait sa réaction : "Qu'importe les victimes si le geste est beau ? Qu'importe la mort de vagues humanités si, par elle, s'affirme l'individu ?" Mot qui frappa d'autant plus que, quelques mois plus tard, le même Tailhade se trouva être la première victime d'une bombe lancée contre le restaurant Foyot, où il déjeunait : gravement blessé au visage, il y perdit un œil, et plusieurs contemporains pieux ne manquèrent pas de dénicher dans ce hasard vraiment prodigieux quelque chose comme un châtiment frappant une légèreté qui finissait par se faire la complice plus ou moins inconsciente de la barbarie des anarchistes.
L'esprit public répond d'une autre manière, et l'on signale de vrais mouvements de panique — tandis que le commissaire de police Dresch, qui vient d'arrêter Ravachol, reçoit aussitôt congé de sa propriétaire par crainte de représailles, et a toutes les peines du monde à trouver un autre logis... Notre actualité a connu de semblables mouvements, l'attitude des voisins de Chapour Bakhtiar réclamant son expulsion de leur immeuble ayant frappé, voici quelques années, l'attention.
Au demeurant, le rapprochement prend-il plus de prix si, montant d'un cran, on s'arrête sur les comportements politiques qui résultèrent de ces événements tragiques et sur la genèse d'une législation très répressive que le gouvernement fit voter à la fin de 1893 et en juillet 1894 sous le coup de l'émotion. Autrement dit, pour reprendre un vocable dont la gauche les souffleta, les fameuses "lois scélérates". Ce qui s'agita alors est de longue portée.
D'emblée, les pouvoirs publics posèrent le problème en termes martiaux : "Nous sommes en guerre contre le terrorisme", dit Jacques Chirac, Premier ministre, à l'automne de 1986; exclamation qui fait comme un écho lointain aux propos du président du Sénat des années 1890, Challemel-Lacour, qui s'écriait après la bombe du Palais-Bourbon : "Il ne s'agit plus seulement de rendre impossible ou du moins plus difficile un système de crime qui a déjà souvent épouvanté et d'en assurer la répression, il s'agit d'extirper une secte abominable en guerre ouverte avec la société [...] qui s'est placée elle-même hors de toutes les lois du monde entier."
Sans délai fleurit la tentation de priver du bénéfice des libertés publiques ceux qui refusent la règle du jeu de base, ou qui paraissent menacer de le faire. Et de fait, les trois "lois scélérates" de 1893-1894 sont exorbitantes par rapport à la tradition et à la doctrine républicaines.
La loi du 12 décembre 1893 apporte de graves exceptions à la législation libérale du 29 juillet 1881 sur la presse et renoue avec les lois les plus sévères de la Restauration. Elle frappe de peines de prison tous ceux qui, par leurs écrits, même dans les termes les plus généraux, inciteraient au vol, au meurtre, à l'incendie ou à la désobéissance militaire, ou qui présenteraient l'apologie de ces mêmes actes (notion dangereusement floue). La loi du 18 décembre 1893 punit de prison la fabrication et la détention illégitime de matières explosives, quelles qu'elles soient, de produits propres à les fabriquer, et des travaux forcés ceux qui se rapprocheraient en vue de commettre des attentats contre les personnes ou les propriétés. La loi du 28 juillet 1894, enfin, incrimine également la propagande anarchiste non publique, par exemple dans une conversation ou une correspondance privée (ainsi fait-on virtuellement de la seule opinion anarchiste un délit de droit commun) tout en transférant ces cas du jury à la juridiction correctionnelle, qu'on escompte à la fois plus rapide et plus rigoureuse.
Un article de Léon Blum dans la Revue blanche, publié anonymement en juin 1898 et qui demeure aujourd'hui encore la plus pertinente analyse critique des débats, aide à y regarder de plus près.
On est frappé d'abord par la célérité extrême avec laquelle furent votés ces textes si lourds : la loi du 12 décembre sur la presse fut adoptée en une seule séance, tant à la Chambre qu'au Sénat, malgré de nombreuses protestations émanant des bancs de la gauche, le gouvernement de Charles Dupuy ayant mis tout son poids dans la balance pour affirmer l'urgence extrême, et elle ne fut pas sérieusement discutée. Les députés durent se prononcer sans même que le texte ait été imprimé ou distribué : lu seulement par le garde des Sceaux à la tribune ! (Alors que la grande loi du 29 juillet 1881 avait demandé deux ans d'élaboration...) Le vote intervint quarante-huit heures après la bombe de Vaillant lancée dans l'hémicycle du Palais-Bourbon. La loi du 18 décembre fut à peine à peine plus longuement débattue et celle de juillet 1894 fut adoptée en quelques jours aussi, dans l'émotion qui suivit l'assassinat de Sadi Carnot.
Ces diverses circonstances étaient peu propices à la sérénité d'âme nécessaire à l'élaboration de textes destinés à n'être pas seulement conjoncturels, et le compte rendu des débats n'est guère à l'honneur du monde parlementaire. Sèchement, le président du Conseil Charles Dupuy disait le 23 juillet à ses contradicteurs de gauche : "Le gouvernement et la commission se sont mis d'accord sur un texte que nous considérons comme définitif; nous vous déclarons qu'il est impossible d'accepter aucun amendement..." Il ne disposait pas à l'époque de l'arme du 49.3 mais n'en fut pas moins entendu... Et le résultat fut une belle illustration des inconvénients de toute législation de circonstance, adoptée dans la hâte, non sans de nombreuses incohérences de rédaction et sous la pression d'émotions collectives.
L'inquiétude républicaine ne concerne pas seulement la restauration du délit d'opinion, dont la suppression était l'une des plus belles conquêtes de l'esprit des Lumières au long du XIXe siècle (bien des journaux du temps, à droite et au centre, jusqu'au rapporteur général de la loi à la Chambre, n'hésitant pas à parler tout de go de "délit d'anarchisme") : elle s'aggrave de la mise en cause du principe fondamental de la responsabilité individuelle. Les débats qui précédèrent le vote de la "loi anticasseurs" du 4 juin 1970, au temps où Raymond Marcellin était le ministre de l'Intérieur de l'après-68, tournèrent autour de cette même grande question quand il s'agit de faire condamner, en cas de manifestation provoquant des déprédations, non pas les "casseurs" avérés, mais les participants au défilé, quels qu'ils fussent : législation abrogée après 1981. La deuxième "loi scélérate", celle du 18 décembre 1893 sur les associations de malfaiteurs, était construite sur la condamnation de "l'entente", expression très floue, et sur la violation du principe selon lequel le fait coupable ne peut être puni que quand il s'est manifesté par un acte précis d'exécution. En condamnant "l'entente en vue de commettre des attentats contre les personnes et les propriétés", la loi permettait de plus périlleux amalgames.
L'amalgame... La tentation, si dangereuse en démocratie, s'élargit aisément dans le champ du politique. Il fut délibérément pratiqué par les républicains modérés au pouvoir, non seulement pour attaquer les théoriciens mêmes de l'anarchie qui condamnaient explicitement le "reprise individuelle" ou la "propagande par le fait", mais aussi pour assimiler socialisme et anarchisme, à une époque où le socialisme français, à peu près anéanti après la Commune, retrouvait une vigueur nouvelle.
"On était si résolu, écrit Léon Blum, à confondre le socialisme et l'anarchie que M. Deschanel, répondant à M. Jules Guesde, l'accusait explicitement, grâce à des citations qui naturellement furent reconnues falsifiées, d'être l'auteur responsable des crimes de Vaillant et de Caserio." Et Blum fait un sort aux commentaires ultérieurs d'un éminent magistrat, le procureur général Fabreguettes, qui observait, après le vote de la loi : "On sait combien il est difficile de distinguer [...]. On n'aura pas toujours la ressource de trouver dans les antécédents la preuve que le coupable est affilié à l'anarchie. Du reste, les criminels sortent presque tous du socialisme révolutionnaire [...]. La nature du propos, du discours, de l'écrit ne donnera presque jamais une clarté suffisante. On pourra les attribuer indifféremment à un anarchiste ou à un socialiste révolutionnaire..." Sait-on qu'après la guerre de 1914-1918, la loi du 28 juillet 1894 fut utilisée pour réprimer la propagande communiste ?
Les gouvernants de 1893-1894, au reste, s'en justifient en disant aux socialistes et à certains radicaux de gauche que leur seule complaisance les rend complices de la barbarie. Pratique polémique ancienne dont Jacques Toubon, secrétaire général du RPR, nous a donné récemment, quand il s'en est pris à François Mitterrand après l'arrestation des dirigeants d'Action directe, un exemple qui est demeuré présent dans les mémoires. Un inconvénient dérivé peut être le développement, dans la gauche républicaine, d'un penchant à faire de la surenchère répressive, quitte à perdre de vue son propre équilibre. Car, dans ce camp, on se sent cruellement pris en tenaille entre les indignations intéressées de la droite et les défis du terrorisme d'extrême-gauche, celui-ci ayant été peut-être encouragé par le glissement progressif du socialisme vers un réformisme plus ou moins avoué. Au lendemain de l'attentat de Vaillant, Jules Guesde se hâte d'écrire dans Le Journal : "Monstrueux, tout simplement. C'est l'acte d'un fou. Ceux qui font cela ne sont plus hors la loi, ils sont hors de l'humanité [...]. La violence en toutes circonstances est odieuse. Le socialisme ne triomphera que par le droit et la volonté pacifiquement exprimée de tous les peuples..." Ce qui, observe sévèrement Jean Maitron, est "à proprement parler anti-marxiste...".
Les attentats terroristes de l'automne 1986 ont trouvé une opinion publique gardant mieux son sang-froid que celle d'il y a un siècle. Ce n'est pas seulement l'effet d'une plus grande maturité politique. C'est aussi parce que la menace, paraissant venir en grande partie de l'étranger, n'était pas faite pour soulever les mêmes passions que les crimes anarchistes des années 1890, et parce que "l'ennemi de l'extérieur" se prête mieux à des solidarités civiques contre lui. Au reste — ceci tient probablement à cela — les lois "sécuritaires" élaborées entre juin et août 1986, à l'initiative du gouvernement Chirac, en dépit des réserves formulées à gauche, demeurent-elles fort en deçà, au regard des libertés publiques, des dispositions des "lois scélérates".
Le péril n'en subsiste pas moins que, par des glissements progressifs, le système politique ne consente, sous le coup de telle ou telle émotion collective, à des atteintes graves portées aux principes mêmes de la démocratie, au nom de sa défense même. Souci ancien, débat de toujours. 

Jean-Noël Jeanneney : Concordances des temps
Aux Editions du Seuil (1987)

[Pour mémoire, liste des attentats meurtriers perpétrés en France durant les années 80 par le CSPPA, le FPLP, l'ASALA, le groupe Charles Martel, les FARL, Action Directe, etc : 
03/10/1980 : attentat à la bombe devant la synagogue de la rue Copernic, 4 morts et 22 blessés - 16/04/81 : bombe à l'aéroport d'Ajaccio, 1 mort et 8 blessés - 29/03/82 : bombe dans un train reliant Paris à Toulouse, 5 morts et 27 blessés - 22/04/82 : voiture piégée devant le siège du magazine Al Watan, rue Marbeuf à Paris, 1 mort et 63 blessés - 09/08/82 : fusillade rue des Rosiers, 6 morts et 22 blessés - 15/07/83 : bombe à l'aéroport de Paris-Orly, 8 morts et 56 blessés - 30/09/83 : bombe au Palais des congrès de Marseille, 1 mort et 26 blessés - 31/12/83 : double attentat à la gare Saint-Charles et dans le TGV Marseille-Paris, 5 morts et 45 blessés - 25/01/85: assassinat de l'ingénieur René Audran - 20/03/86 : bombe dans la galerie Point Show des Champs-Élysées, 2 morts et 29 blessés - 09/07/86 : bombe au 4ème étage de la Brigade de Répression du Banditisme, 1 mort - 08/09/86 : bombe dans le bureau de Poste de l'hôtel de ville de Paris, 1 mort et 21 blessés - 14/09/86 : bombe au Pub Renault des Champs-Élysées, 3 morts - 15/09/86 : bombe à la préfecture de Paris, 1 mort et 45 blessés - 17/09/86 : bombe devant le magasin Tati de la rue de Rennes, 7 morts et 55 blessés...]

2014/06/14

Zélia Gattai : Zélia

« La vie explose et s'affirme à chaque page de Zélia. Celle qui l'a écrit, en l’occurrence j'en suis le meilleur témoin, est une Brésilienne courageuse, douce, sensible et vivante, à qui les circonstances ont permis [...] de connaître les plus grandes personnalités intellectuelles de son temps [...] et qui n'a pourtant jamais cessé d'être fille de travailleurs immigrés italiens, gardant dans son cœur pur le flambeau de ce rêve qui traversa l'océan » (Jorge Amado)

Début des années 80 : alors qu'Action Directe, les Brigades Rouges et autres chapelles d'extrême-gauche occupaient encore avec fracas le devant de la scène internationale, les Editions Stock publiaient le premier livre de Zélia Gattai, mais en remplaçant toutefois son titre original, "Anarchistes, Dieu merci", par un titre plus consensuel et plus innocent, on comprend pourquoi. Un choix éditorial d'autant moins discutable qu'à l'intérieur du bouquin ne se trouve aucune propagande pour les idées de Proudhon ou Bakounine et qu'on n'y apprend pas davantage la recette de la bombe-aux-clous mais seulement celle du bonheur d'ek-sister, comme dirait Heidegger.
Zélia a déjà 63 ans lorsqu'elle rédige ce premier recueil de souvenirs, ou disons plutôt cette chronique familiale, initialement destinée à ses trois enfants. D'une écriture simple, fraîche, et parfois un peu naïve, elle leur raconte ce que fut la vie d'une gamine de dix ans dans le Brésil des années vingt, tout en donnant à son récit un petit parfum d'Italie, puisque sont très largement évoquées ses origines transalpines.
C'est en 1890, à une époque où les italiens émigraient massivement vers les Amériques (USA, Argentine, Brésil) plutôt que vers l'Europe (France, Suisse, Allemagne), que nonno et nonna Gattai décidèrent en effet de traverser l'Atlantique pour vivre une expérience libertaire dans l'Etat du Paraná sous l'égide de l'anarchiste Giovanni Rossi, fondateur de la Colonie Cecília (wiki). Quarante-huit mois durant, cette communauté assez hétéroclite tenta de vivre selon ses règles et ses principes, donc au sein d'une société où la religion était bannie, la hiérarchie absente, l'amour libre et la propriété proscrite. Mais en 1894, face aux difficultés qui s'amoncelaient, à la misère qui s'accumulait, les derniers compagnons mirent un terme à leur expérience utopique et, basta così, partirent chacun de leur côté...

Un certain regard...

Si Zélia Gattai consacre une vingtaine de pages, parmi les plus intéressantes du bouquin, à ses deux grands-parents épris d'autogestion, le cœur du livre est bien évidemment réservé à son père, sa mère, ses frères et ses sœurs, oh-oh, c'est ça le vrai bonheur... A travers une succession d'anecdotes familiales souvent amusantes et faciles à lire, le lecteur fait d'abord connaissance avec Seu Ernesto et Dona Angelina, le papa, la mamma, l'une passionnée d'animaux, l'autre de voitures ; puis il découvre les frangins les frangines : les tours pendables qu'ils jouent à leurs parents dans la maison de la rue Alameda Santos, à São Paulo, où l'on crie et l'on chante comme à Florence ou Bergame ; et puis il parcourt aussi la ville en compagnie de Zélia, s'assied à ses côtés sur les bancs du tramway, de l'école, du cirque ou du cinéma muet... l'accompagnant ainsi au jour le jour dans ces mille-et-un petits riens qui, mis bout-à-bout, font une vie, celle d'une petite fille qui grandit dans un monde en mouvement :

Les automobiles envahissent la ville

A cette époque [1920], la vie à São Paulo était tranquille. Elle aurait pu le rester longtemps sans l'invasion croissante des automobiles d'importation qui circulaient dans les rues de la ville ; de gros tuyaux sur le côté lâchaient, en de stridentes pétarades, de la fumée noire ; des klaxons criards, surprenant les distraits, ouvraient la voie à quelques conducteurs effrénés qui, dans leur course folle, enfreignaient les règles de la circulation : ils poussaient l'audace jusqu'à dépasser les vingt kilomètres-heure, seule vitesse tolérée sur route. Malgré cette affaire de circulation, la ville se développait sans à-coups. On ne connaissait pas encore la fièvre des grands immeubles. Il n'était pas question de radio et encore moins de télévision ! ... On n'écoutait pas la musique sur des appareils de haute fidélité mais sur des gramophones à cornets et à manivelle. On prenait le temps de vivre, sans se presser. Pourquoi avoir recours à des abréviations ? On pouvait tranquillement lire un nom de bout en bout, sans équivoque, et on avait le temps de donner de l'emphase s'il le fallait. Il y avait à l'époque peu de distractions accessibles à une famille modeste comme la nôtre. Alors les valeurs étaient tout autres ; les plus petites choses, les événements les plus simples avaient une résonance et prenaient une énorme importance. Notre vie était variée, joyeuse et saine. Notre imagination avait des ailes, et nous faisions de tout une fête. Rien n'obscurcissait nos rêves, on riait de bon cœur.

Zélia Gattai : Zélia (1979)
Traduction de Mario Carelli (avec la collaboration de Dominique Nunes)
Editions Stock (1982)

2013/07/21

Jorge Amado : Navigation de Cabotage (2/2)

~oOoOo~

Rien de plus fatiguant, de plus harassant, de plus terrible que les réunions dites mondaines -- cocktails, réceptions, dîners, fêtes et autres corvées du même genre.
L'obligation d'être intelligent, les invités qui attendent les phrases spirituelles, les reparties brillantes, profondes de l'écrivain : c'est effroyable. Je suis épouvanté si je n'ai pas le moyen d'y échapper, comment être intelligent à la fin de l'après-midi ou à un dîner prié, engoncé dans une veste et une cravate ? Je me sens devenir complètement idiot, inhibé, je reste muet, je perds le don de la parole, encore plus sot que d'habitude.

~oOoOo~

Paris,1948 - cadeau d'anniversaire

João Jorge va avoir un an, notre pauvreté interdit fêtes et cadeaux, Zélia réunit néanmoins nos amis dans la chambre de l'hôtel Saint-Michel autour d'un punch au champagne et fraises des bois [...] Madame Salvage, la patronne de l'hôtel, apparaît chargée de bouteilles de cognac, Carlos Scliar apporte une boîte de pâte de goyave brésilienne.
J'écris un petit roman, Le Chat et l'Hirondelle, une histoire d'amour, l'amour impossible d'un félin et d'un oiseau, mon cadeau pour João afin de lui apprendre à avoir horreur des préjugés. Le conte se termine mal, par la victoire du préjugé : l'hirondelle se marie avec un rossignol, le chat part pour une solitude pire que la mort. Si je l'écrivais aujourd'hui, l'histoire se terminerait par la victoire de l'amour et la défaite du maléfice : j'étais jeune, je ne croyais pas encore à l'impossible.

~oOoOo~

Je n'envie personne. La richesse, le talent, le succès, la gloire de mon prochain et du moins proche ne m'affligent pas, je suis capable d'admiration, capable d'applaudir, de crier vivat, de porter en triomphe, et j'aime le faire. [...] Insensible à l'envie, je suis libre pour l'admiration et l'amitié, quelle merveille ! Rien de plus triste que quelqu'un qui souffre du succès des autres, qui est esclave de la négation et de l'amertume, qui bave d'envie, qui patauge dans le dépit, le malheureux.

~oOoOo~

Paris,1991 - la question

Mon petit-fils, Jorginho, huit ans incomplets, demande à sa grand-mère Zélia, soixante-quinze ans accomplis :
  - Mam', tu fais encore nini-nana avec grand-père ?

~oOoOo~

Rio de Janeiro, 1963 - mélancolie

Ce que nous donne l'Académie, je parle de l'Académie Brésilienne des lettres, ce n'est ni l'immortalité (sic !), ni la gloire (pfff !), ni même la respectabilité. Elle nous donne seulement et c'est beaucoup, ça compense la fatuité, l'éphémère, les sottises, elle nous donne la convivialité, l'amitié. En entrant à l'Académie -- par une porte dérobée, celle de l'erreur, je pense -- j'ai gagné de nouveaux et de bons amis [...]

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Où que j'arrive, dans toutes les contrées du monde, les provinces et les métropoles, les petits villages, je trouve la table mise et j'entends une parole amie.
Quelqu'un me dit : "J'ai lu ton livre, camarade, j'ai ri et j'ai pleuré, j'ai été ému. Tereza Batista a changé ma vie, Pedro Archanjo m'a enseigné la pensée libre, enseigné à penser par ma propre tête, j'ai appris avec Quiquin à ne pas être un autre que moi-même, avec le commandant Vasco Moscoso de Aragon j'ai échangé la médiocrité pour le rêve, j'ai appris l'amour avec Gabriela et Dona Flor m'en a donné la mesure exacte : plus puissant que la mort. Tu es écrivain parce que j'existe, moi ton lecteur, j'ai pleuré et j'ai ri, j'ai été ému en lisant ton livre".
Où que j'arrive j'ai la table mise et quelqu'un me dit une parole amie. C'est ma récompense, ma raison d'être et mon engagement.

~oOoOo~

Aucun de mes détracteurs, tous ceux qui ne perdent pas une occasion de dire du mal de moi, beaux esprits dont la mission critique est de nier toute valeur à mes livres, aucun d'eux ne connaît aussi bien mes limites d'écrivain que moi-même, j'en ai pleine conscience, je ne me laisse pas abuser par les guirlandes et les confettis. [...]

~oOoOo~

Paris, 1989 - vocation

[...à propos de Mitterrand et de Mario Soares...] C'est une chose d'être président de la France, une autre, plus difficile, de l'être du Portugal -- ou est-ce le contraire? Difficile d'être président où que ce soit et de quoi que ce soit, comme l'a dit João Nascimento Filho en refusant la présidence de la fanfare d'Estância, au Sergipe [...]

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Vienne, 1952 - les mauvais élèves

[...] Dans la clandestinité du Parti communiste brésilien, vers 1953, nous fûmes camarades au cours Staline. Les yeux bandés, après un parcours de plusieurs heures on arrivait au local du cours clandestin, quelque part dans la zone rurale, les leçons données par les dirigeants duraient un mois. Mais nous étions déjà, René [Depestre] et moi, pris de doutes et certaines assertions des professeurs nous donnaient le frisson. Nous et Alina Paim, élève elle aussi, également envahie par l'inquiétude.
Je me rappelle comme si c'était hier une classe sur la révolution chinoise, la mention faite par le conférencier d'un document du PC de Mao recommandant que les enfants dénoncent leurs parents -- obligation du militant : vaincre les sentiments bourgeois de la famille, accomplir son devoir révolutionnaire. Il ne s'agissait pas d'une invention maoïste, d'une nouveauté. En URSS on avais mis sur un piédestal un enfant qui avait agit ainsi -- il avait espionné ses parents et les avait dénoncés, les avait envoyés au bagne, un héros staliniste. Le professeur s'emporte contre la morale bourgeoise.
Assis à côté de moi au premier rang, René me fait discrètement du coude, de l'autre côté de la salle le regard malheureux d'Alina Pail. Des leçons que nous ne parvenons pas à apprendre, des valeurs que nous ne parvenons pas à accepter, communistes inconséquents que nous sommes, incapables de vaincre les préjugés, de renoncer au sentiment vulgaire d'amour de ses parents.
  - Dénoncer ses parents... Je préférerais me tuer, considère Aline à l'heure de la récréation.
  - Quelle connerie ! crache René, il écrase le crachat avec le pied.
  - Une dose pour éléphant, dis-je.
Atterrés, trois mauvais élèves de marxisme-léninisme au cours Staline.

~oOoOo~

Bahia, 1929 -- le carotteur

[...] Les misérables sous que nous gagnions dans des besognes journalistiques ne permettaient à aucun de nous d'être prodigue, moins encore à Edison. Lecteur incurable, le moindre salaire qu'il touchait allait directement aux bouquinistes de la place de la Cathédrale ou a Don Paco, de la librairie espagnole [...] Pour passer le reste du mois Edison tapait l'un ou l'autre, parents et amis, la victime principale était João Cordeiro. Tous les quinze jours Edison soutirait à son camarade un billet de 5000 réis sous le prétexte d'aller au bordel se refaire une santé : je suis en manque et je suis fauché, maître Cordeiro.
  - Je donne 5000 réis à Edison pour aller aux putes, je me doute qu'il me carotte, pour en avoir le cœur net je le suis en douce : il va droit à la librairie de Don Paco s'envoyer un livre.
Soucieux du bien-être de son ami, Cordeiro finit par l'accompagner au "château", en payant lui-même la passe, il constata que le noir Edison préférait les blondes.

~oOoOo~

Un conte se conte, il ne s'explique pas et quant au personnage, ce doit être une personne en chair et en os, avec du sang dans les veines et une cervelle dans la tête, pas un pantin entre les mains du romancier. Je sens que le personnage tient debout quand il se refuse à faire ce qui ne cadre pas avec sa personnalité, ça arrive plus souvent qu'on ne croit, je pourrais remplir un recueil si je racontais les exemples que j'en ai eus au cours de mon travail. [...]
Zélia me reproche de ne pas avoir, dans le roman de Gabriela, marié Gerusa et Mundinho Falcão, je lui dis que je ne suis ni curé ni juge, je ne fais pas de mariages, c'est la vie qui les fait, par amour ou par intérêt. Les romans ont un temps et un espace, le temps du roman de Gabriela était arrivé à sa fin, l'espace se fermait, si Gerusa et Mundinho se sont ensuite mariés, je n'en sais rien, je ne sais de l'histoire que ce qui est dans le livre. [...] Les personnages nous enseignent à ne pas violer la réalité, à ne pas tenter de nous imposer, nous ne sommes pas des dieux, seulement des romanciers.

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Bahia, 1989 - l'héritage

A la demande de Sergio Machado je téléphone à Paulo Niemeyer à Rio de Janeiro, Alfredo vient de terminer les examens médicaux qu'il devait subir, je demande le diagnostic, je reçois la confirmation terrible : tumeur au cerveau. Un cas difficile, j'écoute et j'oublie les noms des sarcomes, un cas perdu. Paulo Niemeyer ne pense pas que l'opération soit envisageable, il n'opérera pas, mais si Alfredo et sa famille veulent une clinique nord-américaine...
Qui ne veut tout tenter, le possible et l'impossible, de la chimiothérapie aux ebós du candomblé, la chirurgie s'il le faut, dans la lutte contre la mort ? Alfredo va aux Etats-Unis appuyé au bras de Gloria, les docteurs yankees confirment la décision du savant brésilien : inutile d'opérer, ils vont essayer un traitement nouveau, qui sait, peut-être... Commence une période de voyages successifs entre Rio et New York, Alfredo ne perd pas courage, lutteur incorrigible. Zélia et moi téléphonons tous les jours, il répond lui-même, il parle de sa lutte contre le mal, raconte la dernière anecdote, la menace et l'espérance -- l'espérance, hélas, diminue chaque jour.
Pendant plus d'un an la mort d'Alfredo nous accompagne, je ne parviens pas à écrire, je perds le goût de la conversation et du rire. Je quitte le Brésil pour ne pas devoir aller à Rio le voir. Je me réfugie dans le bruit, la course d'un côté à l'autre, de ville en ville, de pays en pays, congrès, séminaires, symposiums, je m'étourdis.
La mort d'Alfredo est lente, elle se répercute dans le monde entier. Des amis téléphonent de toutes parts pour avoir des nouvelles [...] Je les entends au téléphone, la voix anxieuse, espérant un miracle. Mais c'est surtout Alfredo lui-même que j'ai au téléphone. A mesure que les jours passent la conversation se fait plus difficile, coupée de silences, je reçois à distance la fatigue et l'abattement.
J'avais fait part à Alfredo de l'idée d'un roman racontant les tribulations d'un jeune Brésilien au temps de la dictature militaire [...] Je ne savais rien de l'action, je ne le sais que lorsque je me mets à écrire et que les personnages commencent à vivre. Mais j'ai le titre, le nom du héros, cause d'équivoques : il s'appelle Boris le Rouge.
Alfredo, éditeur par excellence, ne me lâchait plus, il voulait le livre à tout prix. Pendant les 14 mois de sa marche impitoyable il me réclama le roman pour lequel, à partir d'un certain moment, j'avais perdu tout intérêt. Un jour Sergio téléphone : la fin approche. Zélia appelle Alfredo, lui dit que je travaille au roman de Boris, je ne tarderai pas à lui envoyer le manuscrit. Elle contient ses larmes, invente : le mensonge lui vient naturellement, elle qui ne sait pas mentir. Alfredo a encore la force de demander des détails.
Quelques jours plus tard, attendue, incroyable, la nouvelle de son décès. Alfredo me laisse en héritage l'idée du roman, la promesse de mettre sur le papier les tribulations du jeune Brésilien. Je vais à la machine à écrire, l'ombre d'Alfredo m'accompagne, me surveille. Quatre fois j'ai commencé, quatre fois j'ai renoncé, mais un jour je vais terminer l'histoire de Boris le Rouge, plus d'Alfredo Machado que mienne.

~oOoOo~

Frontière Portugal & Espagne, 1976 - différences

Nous allons vers l'Espagne sous le soleil d'été, toute la famille. Nous commentons les différences de caractère et de mœurs entre les deux peuples de la péninsule, la mélancolie portugaise, le dramatisme espagnol.
Nous lisons sur les murs des slogans encore nombreux, restes de tous ceux dont la liberté a couvert les murs des villes et des campagnes après la Révolution des Oeillets. Le soleil brillera pour tous, avait écrit l'anarchiste ; quelqu'un, sceptique, a griffonné en dessous : Et les jours de pluie ? Nous rions, la polémique est courtoise : adorables gens, les gens lusitaniens.
Nous passons la frontière et aussitôt, dans un village, la déclaration occupe tout le mur d'un terrain planté de légumes : Je te hais, je te hais et je te hais ! A qui peut être dédiée une telle haine, répétée trois fois avec un point d'exclamation ? Nous sommes en Espagne, la violence et la vengeance remplacent la courtoisie : dans les slogans les différences de caractères et de mœurs.

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Bahia, 1985 - Julio

Thomas Borge m'écrit de Managua, il me demande un texte sur Julio Cortázar pour un livre consacré à l'écrivain argentin, Nosotros te queremos, Julio. Il me presse. Je me mets avec plaisir à ma machine, j'ai pour celui sur qui j'écris une admiration de confrère, une estime de compagnon. [...]
Parlant de Julio, Zélia avait l'habitude de dire que dans l'univers de la littérature il n'existait pas de figure plus belle et plus attachante, Julio souffrait d'une maladie étrange, il ne vieillissait pas petit à petit comme tout le monde, à soixante ans il semblait en avoir à peine trente. Auteur d'une oeuvre littéraire qui atteignit les lecteurs du monde entier, citoyen militant et solidaire, la lutte fut son pain quotidien. Je parlai de littérature et de lutte dans le texte que j'écrivis et que j'envoyai à Borge. [...]
Dans la revue j'admire la belle présentation du texte : une photo sur une page entière du plus bel écrivain du monde, opinion d'Anny-Claude, Misette n'est pas d'accord, pour elle le plus beau est Jorge Semprun. Pour Zélia aucun ne peut se comparer à Paul Eluard, lui était vraiment beau, chacun son goût, quant à moi je suis dans le peloton des plus laids et des moins élégants, je cumule. Je relis ce que j'ai écrit, je pense avoir rendu justice à l'écrivain et au combattant, je sais que Julio est hospitalisé, je mets la revue dans une enveloppe, j'expédie l'enveloppe à Paris. Sans tarder je reçois une lettre de Julio, il a aimé le texte, il me remercie.
Quatre jours après la joie de la lettre, je lis dans les journaux l'annonce de la mort de Julio. Nosotros te queremos, Julio, le livre organisé par les sandinistes pour rendre hommage à l'écrivain argentin fut publié quelques mois plus tard : couronne des fleurs du regret et de l'amour à la mémoire du plus beau et du plus attachant, du plus solidaire écrivain de notre continent latino-américain, le soleil s'éteint sur le Rio Vermelho.

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[...] Si je dévore des livres jusqu'à aujourd'hui je le dois à Dumas père, le mulâtre Alexandre, c'est lui qui m'a donné le goût de lire, le vice : à onze ans j'ai trouvé, abandonné sur le bateau d'Itaparica, un exemplaire des Trois Mousquetaires, j'ai contracté pour toujours le virus de la lecture.
Je dois à Rabelais et à Cervantès, je suis né d'eux. Je dois à Dickens : il m'a enseigné qu'aucun être humain n'est totalement mauvais, à Gorki, il m'a donné l'amour des vagabonds, des vaincus de la vie, des invincibles. Je dois à Zola, avec lui je suis descendu au fond du puits pour racheter le misérable, à Mark Twain je dois la liberté du rire, arme de combat, à Gogol, le nez, les bottes et la capote.
Je dois à Alencar le romantisme et la forêt, à Manuel Antônio de Almeida la grâce du picaresque, du burlesque, sur la place populaire j'ai clamé avec Castro Alves, j'ai dénoncé l'infamie, avec Gregório de Matos j'ai appris la générosité de l'insulte, j'ai été bouche de l'enfer, j'ai craché du feu, par sa main j'ai découvert les rues de Bahia, le parvis de l'église, la venelle des putes.
Je dois au chroniqueur anonyme du Marché, au conteur d'histoires de la foire d'Agua dos Menimos, au trouvère je dois l'élan, l'invention au maître batelier : il a aimé Yemanjá aux abords de l'île d'Itaparica, a dormi avec Oshoum sur le lit d'eaux douces du rio Paraguassu, a possédé Euâ dans la cascade de Maragogipe, l'a couchée dans la source parmi les escargots et les pétales de rose. Il est nécessaire de savoir et d'inventer.
Je dois au poète de cordel, je dois.

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Je veux consigner ici, pour y souscrire, une phrase de Romain Rolland, l'humaniste de Jean-Christophe, datée de 1927 : Je ne reconnais à aucune minorité, à aucun homme, le droit de contraindre un peuple, fût-ce à ce que l'on croit son bien, par des moyens atroces. C'est ainsi. [la citation est extraite d'une lettre de R.R. à Elie Reynier, in Voyage à Moscou, présenté par Bernard Duchatelet]

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Encore à demi-endormi, à la veille de mes quatre-vingts ans, je touche ton corps, je sens ta chaleur, ta respiration. Le jour se lève, la lumière du jour nouveau pointe, ténue, dans la barre du matin, je pense aux privilèges que je détiens, aux prérogatives. Tes yeux, ton sourire, les seins, le ventre, la croupe, le coeur, l'intégrité, la droiture, la bonté, le dévouement. La vie naît de toi à l'aube.

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Je prends la main de mon amoureuse, complice d'aventure depuis presque un demi-siècle, copilote dans la navigation de cabotage : nous allons partir en vacances, femme, nous l'avons bien mérité après tant de jours et de nuits dans le travail et l'invention, nos premières vacances en tant d'années. Nous allons nous promener, sans obligations, sans engagements, nous allons vagabonder sans heure, sans itinéraire, anonymes voyageurs, nous inviterons Misette à venir avec nous, c'est une bonne compagnie pour la détente et le rire, nous ferons les touristes au scandale des lettrés [...]
C'est en juillet 1945 que notre union s'est faite, je me rappelle chaque geste, j'entends chaque parole, les soupirs, les cris d'amour. Nous venions d'une fête politique, nous étions des citoyens accomplissant notre devoir de citoyens, des combattants, c'est arrivé dans l'aurore de la liberté, tu as embarqué dans la barre du matin, sur le quai de l'avenue São João, tu as assumé le lit, le cœur de l'étourdi, depuis lors tu commandes la navigation de cabotage, la main sur le gouvernail, sur les lèvres la chanson d'Euá : je te donnerai un peigne pour peigner tes cheveux [...]
Donne-moi ta main de connivence, nous allons vivre le temps qui nous reste, si courte la vie ! dans la mesure de nos désirs, au rythme de notre goût simple, loin des galas, dans la liberté et la joie, nous ne sommes pas des paons d'opulence ni des génies d'occasion faits à coups d'apologies, nous sommes seulement toi et moi. Je m'assieds avec toi sur le banc d'azulejos à l'ombre du manguier, attendant que la nuit vienne couvrir d'étoiles tes cheveux, Zélia de Euá baignée de lune : donne-moi ta main, souris ton sourire, je jubile dans ton baiser, laurier et récompense. Ici, dans ce coin du jardin, je veux reposer en paix quand viendra l'heure, c'est mon testament.

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Et le copiste reprend ici la main pour ne rien dire ou presque, rien qu'un seul mot: merci. Oui, remerciement à Jorge Amado et à Zélia Gattai, son inséparable et sa consubstantielle, pour l'hospitalité qu'ils m'ont accordée tout au long de ces 850 pages.

2013/07/20

Jorge Amado : Navigation de Cabotage (1/2)

« Il peut y avoir parmi les hommes de sincères et réelles amitiés ; car les qualités opposées n'empêchent pas les personnes qui les possèdent de se rapprocher et de s'aimer. » (Johann Wolfgang von Goethe)



Les affinités électives, nous en parlions encore l'autre soir, à la librairie l'Entropie, avec la seule représentante du beau sexe présente à cette soirée : une digne représentante, énergique et volontaire, voire même un peu sur les nerfs, car en cours de sevrage au poison du Père Nicotin. Nous en parlions à propos d'Amado, mon dada du moment, qu'elle n'avait pas lu, personne n'est parfait. J'évoquais donc ma grande sympathie à l'égard de ce merveilleux écrivain, lui avouais mon attirance, ma folle appétence pour tout ce que sa plume a tracé, et, pourquoi s'en cacher, comment j'aimais cet homme avec lequel je partage bien plus qu'un regard : un idéal.

- Affinités électives ! dit-elle, avec le sens du raccourci qu'ont parfois les femmes. Un beau titre pour de beaux sentiments.
L'esprit insuffisamment vif, et la mémoire de plus en plus défaillante, je ratais ici l'occasion de citer Goethe, le chimiste des corps en mouvement :
- Nous appelons affinité la faculté de certaines substances, qui, dès qu'elles se rencontrent, les oblige à se saisir et à se déterminer mutuellement. Cette affinité est surtout remarquable et visible chez les acides et les alkalis qui, quoique opposés les uns aux autres, et peut-être à cause de cette opposition, se cherchent, se saisissent, se modifient et forment ensemble un corps nouveau.
Au lieu de quoi je bredouillais :
- Euh... l'amour est un sentiment souvent tu... euh... par pudeur imbécile... peur du ridicule...
Et je crois me souvenir qu'on s'est quitté là-dessus, appelés que nous étions l'une et l'autre à deviser d'autres choses avec d'autres gens, d'autres alkalis.

Deux ou trois heures plus tard, de retour au bercail, je retrouvais mon Amado là où je l'avais laissé : au pied du lit. Pour qui vit solitaire, en sauvage et presque en reclus, un écrivain aimé, fraternellement aimé, fait office de bon compagnon, c'est une chose à savoir... Aaah ! Proust a écrit sur le sujet des pages si admirables et si définitives qu'on a désormais honte à seulement l'aborder, alors disons simplement que de meilleur, de plus fidèle ou disponible ami qu'un livre, moi je n'en connais pas.
Se languissant de moi, me languissant de lui, m'attendait donc au pied du lit Jorge Amado et son quasi mille-feuilles, curieusement intitulé Navigation de Cabotage (à ne pas confondre avec cabotinage : cabotins et caboteurs étant d'espèces différentes, bien qu'a priori parfaitement miscibles) et sous-titré : Notes pour des mémoires que je n'écrirai jamais. Des notes ? Va pour des notes. Mais mieux que ça encore : des lettres, dans un gros carton exhumé d'un grenier, celui de la mémoire, et jetées-là pêle-mêle, en vrac, sans aucun ordre, ni de dates ni de lieux, et sans effet de style non plus, à l'exacte image du beau foutoir qu'est la vie, qui va comme elle vient et passe comme elle passe : plus ou moins pleine, terriblement monotone ou follement excitante, tantôt agréable et tantôt difficile, etc., chacun sait la sienne. Quant à celle d'Amado, son dernier livre nous révèle non seulement à quel point elle fut riche d'amitiés (cf. l'index des noms propres : vingt-cinq pages à lui seul), mais aussi singulièrement vagabonde, avec une impressionnante quantité de "cartes postales" en provenance du monde entier, hormis, peut-être, du Pôle Nord (Belgrade, Berlin, Budapest, Buenos Aires, Cannes, Casablanca, Canton, Ceylan, Cologne, Dakar, Estoril, Fort-de-France, Francfort, Hambourg, Istanbul, Karachi, La Havane, Lisbonne, Londres, Madrid, Milan, Montreux, Moscou, New Delhi, New York, Nice, Oulan-Bator, Panama, Paris, Pékin, Porto, Prague, Rangoon, Rome, Saint-Malo, Samarkand, Siam, Tbilissi, Tirana, Varsovie, Vienne, Wroclaw et Zurich).
Donc un voyage à travers l'espace, mais aussi à travers le temps et l'Histoire : s'entremêlent ici les deux grands évènements du siècle, fascisme et communisme, vus par un homme engagé, et les petites anecdotes de la vie quotidienne, de la famille, du travail d'écrivain, les réflexions que les unes et les autres lui inspirent, ce genre de choses, voyez. S'entremêlent encore des portraits d'illustres inconnus, d'artistes célèbres, d'hommes de basse politique et des personnages de romans (Sartre, Aragon, Brecht, Eluard, Cholokhov, Balduino, Druon, Machado, Picasso, Archanjo, Mitterrand, Neruda, Carybé, G. Peck, Staline... et j'en passe). Au final, un intelligent fourre-tout, où on ne sait plus trop ce qui tient de la fiction et de la réalité, de la vie et de la fable, laquelle nourrit l'autre, et cette étrange impression que pour Mister Amado tout ça ne faisait qu'un.


Voici donc quelques passages tirés de ce pavé de 850 pages (Zélia, affectueusement surnommée Zezinha, est la seconde épouse de Jorge Amado) :

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Les notes qui composent cette navigation de cabotage (ah ! qu'elle est brève la navigation des courtes années d'une vie !) commencèrent à être jetées sur le papier au fur et à mesure qu'elles me revenaient à la mémoire, à partir de janvier 1986. [...] D'entrée de jeu, je dois avertir que je n'assume aucune responsabilité quant à la précision des dates, j'ai toujours été mauvais pour les dates, elles me persécutent depuis le temps du pensionnat. Aux cours d'histoire, attiré par les personnages et les faits, j'oubliais les dates et c'est les dates que les professeurs exigeaient. Les références aux années et aux lieux sont là seulement pour situer dans le temps et l'espace les événements, les souvenirs. Quant aux notes non datées, elles traduisent l'expérience acquise au cours des années : les sentiments, les émotions, les conjectures. [...] Je laisse de côté le grandiose, le décisif, l'étonnant, la douleur la plus profonde, la joie infinie, matière dont ferait ses Mémoires un écrivain important, illustre, fat et présomptueux : ça ne vaut pas la peine de les écrire, je ne leur trouve aucun charme.

Je ne suis pas né pour être célèbre ni illustre, je ne me mesure pas à cette aune, je ne me suis jamais senti un écrivain important, un grand homme : juste un écrivain et un homme. Enfant grapiuna - des terres du cacao -, citoyen de la ville pauvre de Bahia, où que je me trouve je ne suis qu'un simple Brésilien marchant dans la rue, vivant. Je suis né coiffé, la vie a été prodigue avec moi, elle m'a donné plus que je n'ai demandé et mérité. Je ne veux pas dresser un monument ni poser pour l'Histoire en chevauchant la gloire. Quelle gloire ? Pff ! Je veux seulement conter quelques histoires, certaines drôles, d'autres mélancoliques, comme la vie. La vie, ah ! cette brève navigation de cabotage !

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J'ai horreur des hôpitaux, des froids corridors, des salles d'attente, antichambres de la mort, plus encore des cimetières où les fleurs perdent leur éclat, il n'y a pas de belles fleurs dans un camposanto. Je possède cependant un cimetière à moi, personnel, je l'ai bâti et inauguré il y a quelques années, quand la vie eut mûri mon caractère. J'y enterre ceux que j'ai tué, c'est-à-dire ceux qui pour moi ont cessé d'exister, qui sont morts : ceux qui ont eu un jour mon estime et qui l'ont perdue. [...]

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Milan, 1949 - il piu noto

Devant la vitrine d'une librairie, dans la grande galerie du centre de Milan, Zélia, très excitée, me montre un livre : regarde ! Je vois un exemplaire des Terres du bout du monde, mon premier livre traduit en italien, sur la couverture est reproduite une céramique de Picasso.
  - Tu as vu la pancarte ? Zélia trépigne.
La pancarte n'est pas à proprement parler une pancarte, mais un simple carton rectangulaire posé au pied du volume, renseignant sur l'auteur : Il piú noto scrittore brasiliano. Zélia lit à haute voix, répète : Il piú noto. Nous continuons, ravis.
Un peu plus loin, une autre librairie, nous nous arrêtons devant la vitrine, cherchant Les Terres. Au lieu de quoi nous tombons sur un livre d'Erico Veríssimo, Olhai os Lírios do Campo, si je me souviens bien. Au pied de l'ouvrage une pancarte, c'est-à-dire un rectangle de carton, les informations sur l'auteur : Il piú noto scrittore brasiliano.
Nous rions, Zélia et moi, nous désenflons. Au kiosque du coin j'achète une carte postale et les timbres correspondants et je l'adresse à Erico, à Porto Alegre, je lui raconte l'histoire : «Pendant cinq minutes et vingt mètres j'ai été "il piú noto", je t'ai passé le flambeau. »

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Du point de vue de l'auteur, les meilleures traductions de ses livres sont celles qu'il ne peut pas lire, dans mon cas l'immense majorité. Nullité que je suis pour les langues à commencer par le portugais - j'écris en bahianais, une langue honnête, afro-latine -, je peux lire seulement le français et en espagnol, en italien avec difficulté, le dictionnaire à la main, et c'en est fini de ce qui est doux.
Lorsqu'on peut lire la traduction, si bon que soit le traducteur - j'en ai eu d'excellents, compétents, dévoués -, il existe toujours un détail, parfois minime, qui choque, agresse, fait mal : où est passé le trait subtil du personnage, l'angle de vision de tel fait, les nuances de l'émotion, le poids exact d'un mot ? Imaginez la douleur qui vous perce le cœur en voyant conin ou pacholette, douces désignations de l'origine du monde, traduits par sexe de femme ou vulve, croupe devenant fesses. Fesses, une croupe de mulâtresse qui se respecte ? Jamais !
[...] J'ai des livres dans des langues étranges, du coréen au turcoman, du thaïlandais au macédonien, de l'albanais au persan et au mongol. L'autre jour j'ai reçu du Paraguay un exemplaire du conte du Chat et de l'Hirondelle, le titre m'enchante : Karai Mbarakaja, ça veut dire quoi ? Je ris tout seul, ravi, mais les plumes de la vanité ne tardent pas à tomber lorsque je me rends compte que, certainement, je suis meilleur écrivain en guarani qu'en portugais.

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Penser par sa propre tête coûte cher, on doit payer le prix fort. Qui se décide à le faire sera la cible des patrouilles féroces des idéologies, celles de droite et celles de gauche, plus les patrouilles volantes : il y a de tout et toutes sont implacables. Il se verra accusé, insulté, calomnié, honni, mis au pilori, crucifié. Néanmoins ça en vaut la peine, quel que soit le prix à payer, il sera bon marché : la liberté de penser par sa propre tête n'a pas de prix.

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Bahia, 1982 - les fromages

[...] Ça s'est passé il y a quelques années, quand les éditeurs Jean-Claude Lattès et Jean Rosenthal, ainsi que leurs excellentissimes épouses, débarquèrent à Bahia pour la première fois. [...]
Dans le hall, en tête de la troupe, Jean-Claude brandissait une baguette de pain français et une bouteille de château chalon, vin jaune de ma prédilection, il prononça un bref discours. Lorsque des Français rendent visite à des amis, ils apportent du pain, du vin et du fromage, ainsi faisons-nous, Françoise, Jean, Nicole et moi, en arrivant dans votre demeure à Bahia. Voici le pain -- il remit la baguette à Zélia --, voici le vin -- il me tendit la bouteille --, quant au fromage, le voici, il sortit un reçu de la douane, le camembert, le roquefort, le brie et le chèvre avaient été confisqués -- il est interdit de faire pénétrer des fromages au Brésil.
Jean-Claude avait expliqué en vain que le plateau de fromages m'était destiné. Courtois mais incorruptible, le douanier lui rit au nez : ça, on le sait, tous les fromages que nous saisissons sont destinés à Jorge Amado, tous, sans exception.

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Rio de Janeiro, 1946 - liberté religieuse

[...] Si je me flatte de quelque chose quand je pense aux deux ans que j'ai perdu au Parlement, c'est de l'amendement que j'ai présenté au Projet de Constitution (...), amendement qui, ayant été adopté, a garanti jusqu'à aujourd'hui la liberté de croyance au Brésil. [...]

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Rio de Janeiro, 1971 - l'agnostique

[...A propos de sa mère...] Baptisée, sans doute, mais sans guère de religion. Hormis les promesses à Santo Antônio, celui des objets perdus et retrouvés qu'elle appelait familièrement Tonio, elle n'avait pas de croyance à revendre. Sceptique, elle ne croyait pas à la vie éternelle, elle aimait celle que l'on vit sur terre, même limitée et vaine. Je suis bien son fils.

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Rio, 1947 - ressemblance

[...à propos de son fils...] Maria vient rendre visite à Zélia qui, la veille, avait donné le jour à un enfant, João Jorge.
Les infirmières vont chercher l'infant dans le berceau et l'amènent pour le bain en présence de l'heureuse mère. Elles défont les langes, plongent le petit dans l'eau tiède. L'actrice examine le corps du nouveau-né, elle s'exclame :
  - Regardez sa quiquette... Toute celle de son père.

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Bahia, 1928 - L'Académie des Rebelles

L'Académie des Rebelles fut fondée à Bahia en 1928 avec, comme objectif, de balayer toute la littérature du passé et d'inaugurer une ère nouvelle.
[...] Nous n'avons pas balayé de la littérature les mouvements du passé, nous n'avons pas enterré dans l'oubli les auteurs qui étaient les cibles privilégiés de notre virulence [...], mais sans doute avons-nous concouru de façon décisive à détourner les lettres bahianaises de la rhétorique, du style oratoire, bouffi de bellétrisme, pour leur donner un contenu national et social dans une réécriture de la langue parlée par les Brésiliens. Nous sommes allés au-delà de l'imprécation et de l'insolence, nous nous sentions brésiliens et bahianais, nous vivions avec le peuple dans une étroite proximité, avec lui nous avons construit, jeunes et libres dans les rues pauvres de Bahia.

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Paris,1974 - les roses

Pour un peu ma passion du football me faisait perdre l'amitié de Françoise Xenakis, si la romancière n'avait excusé avec bonne humeur mon refus abrupt du rendez-vous qu'elle me proposait pour m'interviewer :
  - A l'heure du match Brésil-Pologne ? C'est de la folie. Impossible.

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N'étant pas sportif, je n'ai pas de record à exhiber, aucun. Aucun ? Ce n'est pas si vrai, j'en détiens un et il n'est pas à mépriser, je l'exhibe donc : j'ai parcouru le Brésil de bout en bout en situation de prisonnier politique, peut-être ne suis-je pas le seul mais j'ai participé à ce championnat. [...]

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Moscou,1954 - le crapaud

[Au cours d'un dîner chez l'écrivain Ilya Ehrenbourg, auquel participe le chef de la Pravda...] Les murs du bureau de l'écrivain étaient couverts de dessins et de gravures de maîtres français, une collection splendide. Face à la table de travail une gravure de Picasso, Le Crapaud, une épreuve d'artiste avec une dédicace. En apercevant le tableau, ce crapaud difforme, désintégré, l'homme de la Pravda, théoricien du réalisme socialiste, frémit sur ses bases, il détourne les yeux de l'ignominie : c'est ce que les capitalistes appellent de l'art, s'exclame-t-il au bord de l'apoplexie. Camarade Ehrenbourg, comment pouvez-vous accrocher de telles turpitudes aux murs de votre appartement ? Et ce Picasso se dit communiste, c'est le comble !
Ilya interrompt la diatribe :
- Savez-vous, camarade, le titre de cette gravure, ce qu'elle représente ?
- Non, je ne sais pas... Ce que je sais...
- Elle représente l'impérialisme nord-américain.
L'idéologue s'humanise, considère à nouveau le tableau, hoche la tête, sauvé de l'infarctus, il fait son autocritique :
- L'impérialisme nord-américain? Maintenant je comprends, Picasso est membre du Parti français, n'est-ce pas ? Un vrai camarade, quel talent !

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Paris,1988 - quai de la Tournelle

Dans la marche dominicale du quai des Célestins jusqu'au petit restaurant chinois, rue du Sommerard, à proximité de la Sorbonne, nous allons lentement, Zélia et moi, savourant la beauté qui nous environne : dans la douce lumière d'automne, nous nous arrêtons devant les bouquinistes le long des quais de la Seine. Sur les ponts, des couples d'amoureux s'attardent pour un baiser, une caresse. Ainsi faisions-nous, Zélia et moi, en ce temps où nous habitions le Paris de la Rive gauche, des étudiants et des exilés [1948/1949]. Pourquoi ne pas le faire à nouveau, quarante après, alors que la Seine est toujours la Seine, que les ponts sont les mêmes et que la lumière d'automne n'a pas changé sur les tours de Notre-Dame, alors que nous sommes toujours amoureux ? Dans cette ville de Paris, les vieux aussi ont droit au baiser. [...]

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Je suis réellement maladroit, incapable, la liste des choses que tout le monde sait faire et dont je suis incapable est longue. Je ne donne ici que quelques exemples : je ne sais pas danser, chanter, siffler, nager, multiplier et diviser par plus de deux chiffres, employer les verbes, prononcer correctement, conduire une automobile (mais j'ai su aller à bicyclette avec un raisonnable équilibre). Je ne suis pas bon à grand chose.

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[...] Le livre, à mes yeux a une date -- dans sa conception, son écriture, son contenu, dans la création artistique et humaine --, une date qui correspond à la personnalité de l'auteur lorsqu'il l'a élaboré et écrit. Elle marque l'expérience acquise jusqu'alors, la position devant le monde et la vie, la manière de voir et de penser, les idéaux, l'idéologie, les limitations, les aspirations, elle désigne un homme en un temps et dans des circonstances qui ne se répéteront plus. [...]

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[...] En Chine, en feuilletant les journaux, j'ai compris ce qu'est la douleur d'être analphabète. [...]

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La suite ici.