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2013/08/13

Jorge Amado : Tereza Batista

Couverture :
Isabelle Dejoie
« Le capitão fait un pas, Tereza s'esquive, reçoit une tape sur la figure. Le capitão rit à nouveaux, voilà le bon moment des larmes. Les larmes réchauffent le cœur, activent le sang de Justiniano. Au lieu de pleurer, Tereza répond par un coup de pied; entraînée dans les batailles de gamins, elle atteint l'os au milieu de la jambe nue, l'ongle du pouce griffe la peau — une éraflure, une goutte de sang : c'est Tereza qui a fait saigner la première. Le capitão se baisse pour regarder, quand il se redresse son poing s'abat sur l'épaule de la fillette. De toute ses forces, pour lui apprendre. [...]
L'heure est venue de la première leçon. Tereza reçoit dans la figure sa main ouverte, combien de fois, elle ne sait pas, elle n'a pas compté, le capitão Justo non plus. La fillette tente de défendre son visage avec le bras, ça ne sert pas à grand-chose : la main de Justiniano Duarte da Rosa est lourde et elle frappe de la paume et du revers, des doigts bagués. Tereza a fait couler le sang la première, une goutte, rien du tout. Maintenant c'est le tour du capitão, le sang de la fillette lui salit les mains : tu apprendras à me respecter, malheureuse, tu apprendras à m'obéir, quand je te dis de te coucher, tu te couches, quand je te dis d'ouvrir les jambes, tu les ouvres en vitesse, honorée et heureuse. [...]
Il retire son caleçon, balance ses bourses au-dessus de la fillette : regarde, ma fille, tout ça est à toi, allons, quitte ta robe, j'ai dit. Tereza tend la main vers le bord de sa robe, le capitão suit son geste d'obéissance. Il a vaincu la rébellion de ce démon. Plus vite, allez, quitte ta robe, enfin docile, ça fait plaisir : plus vite, allons ! Alors, d'une main, Tereza prend appui sur le sol, se lève d'un saut de gamin, à nouveau dressée dans l'angle du mur. Le capitão perd la tête, je vais t'apprendre, chienne ! Il fait un pas, reçoit le pied de Tereza dans les bourses, une douleur pas croyable, la pire des douleurs. Il pousse un cri affreux, se tord et se contorsionne. Tereza arrive à la porte, frappe avec les poings, appelle au secours, pour l'amour de Dieu, à moi, il veut me tuer. C'est là qu'elle reçoit la première morsure de la lanière de cuir cru. Une lanière faite sur commande, sept cordes de cuir de bœuf, tressées, traitées à la graisse, à chaque corde dix nœuds. Fou furieux, écumant, avec cette douleur atroce, le capitão ne pense qu'à battre. La lanière atteint Tereza aux jambes, au ventre, à la poitrine, aux épaules, sur le dos, sur les fesses, sur les cuisses, sur la figure, à chaque sifflement des sept fouets, à chaque morsure des nœuds, une zébrure, une déchirure, une tache de sang. Le cuir est une lame coupante, les fouets sifflent dans l'air. Haletant, aveugle de haine, le capitão fouette comme il n'a jamais fouetté, même la petite négresse Ondinha n'a pas été battue autant. Tereza défend son visage, les mains emportées, elle ne doit pas pleurer, mais les cris et les larmes sortent et coulent indépendamment de sa volonté, il ne suffit pas de vouloir : Tereza hurle de douleur, ah ! pour l'amour de Dieu ! »

S'il y en a bien une qui s'en prend plein la tronche dans l'œuvre d'Amado, c'est Tereza Batista, une fillette orpheline élevée par sa tante jusqu'à l'âge de treize ans, puis cédée à bon prix à Justiniano-Duarte-da-Rosa, dit le Capitão. Certes, la vendeuse éprouve de légers remords à monnayer sa nièce encore prépubère à un homme dont elle connaît la réputation de brute épaisse, mais elle s'y résout malgré tout, tant qu'il est encore temps : avant que la marchandise ne perde sa valeur mercantile en perdant sa fleur dans un fourré des environs. L'acheteur, lui, est un quadra bedonnant, riche et redouté collectionneur de jeunes vierges, à la fois sadique et vicieux : une pourriture d'homme que l'on aimerait voir mort au plus vite. Ce qui viendra. Mais en attendant, pour Tereza Batista, finis les rires et les jeux, les courses folles, les comptines à tue-tête : l'enfance de la fillette s'achève brutalement pour 15.000 cruzeiros et quelques 100.000 reis.

Dans les pattes du capitão, Tereza va souffrir le martyre durant deux longues années : réduite à l'état d'esclave sexuelle, elle se pliera aux caprices de son maître et seigneur, encaissera les coups et les humiliations, découvrira la vie sans imaginer qu'elle puisse être autrement qu'impitoyable et cruelle. Cependant, jamais le fouet du capitão ne parviendra à lui enseigner ni la peur ni le respect, mais seulement le courage et la haine dont elle armera son bras à l'heure du châtiment dernier, saignant enfin le pourceau par là où il péchait.

Entre les mains de son deuxième homme, un bel étudiant en droit et en Kâma-Sûtra, Tereza apprendra des choses dont elle ne soupçonnait pas même l'existence : les caresses et les gestes tendres, les baisers dans le cou, la nuque, le creux des reins, etc. Son corps, jusqu'alors simple objet de torture, s'ouvrira peu à peu au désir, à la sensualité, au plaisir partagé. Mais elle apprendra aussi à ses dépens, la naïve enfant, qu'un séducteur ne recule devant rien pour parvenir à ses fins : de belles paroles et des promesses en l'air, ça oui, autant qu'on en veut, pis des serments d'amour susurrés sous les draps, les yeux dans les yeux, les corps enlacés : ah ! mon chéri ! gémira plus d'une fois Tereza Batista à l'oreille de son bien-aimé, de ce jeune homme prodigue en ruses et en mensonges, aussi intrépide au lit que poltron dans la vie, le visage d'un ange et l'âme d'un salaud, oh ! pas vraiment méchant, non, mais assez bien représentatif du mâle dans toute sa splendeur imbécile, ce dont Tereza finira fatalement par s'apercevoir.

Avec le banquier Emiliano Guedes, homme raffiné s'il en est, Tereza goûtera enfin au bonheur infini d'aimer et d'être aimée. Aimée non seulement pour son exceptionnelle beauté, mais pour une chose plus admirable encore : sa personnalité. Très rare, en effet, cachée sous les guenilles de la gueuse, la noblesse de son âme, et plus que précieuse l'étincelle dans les yeux, l'éclat de diamant brut que seul Emiliano Guedes saura déceler dans toute sa pureté. Pour elle, il se fera tour à tour protecteur et pygmalion, reniera sa famille, délaissera ses affaires ; pour lui, elle se révèlera peu à peu telle qu'il la voyait : intelligente, courageuse, honnête et généreuse. Une grande dame dans les mains d'un grand homme, un bijou dans celles d'un joaillier, le couple parfait. Et tout autour d'eux, les cancans des envieux, des petites gens qui ne peuvent rien comprendre ni rien apprécier, leurs yeux n'étant pas faits pour voir, mais seulement pour juger, et leur langue pour déblatérer, faut bien s'occuper.

Après la mort du banquier, survenue comme il se doit dans les bras de sa maîtresse, les héritiers se disputeront sa fortune, cependant que Tereza, digne et droite, retournera au ruisseau d'où elle vient, dans un bordel de Muricapeba. Là, quantité d'autres hommes traverseront encore sa vie, aussi la peste et la variole, terribles épidémies contre lesquelles se dressera une infirmière pleine d'énergie et de compassion, une femme à la fois sainte et putain, celle dont le nom sonne comme celui d'une redoutable guerrière : Tereza Batista.
Longtemps, cette inoubliable figure pétrie par les mains d'Amado, cette égale d'Antigone — en qui l'amour et l'espoir étaient plus forts que la mort ou la résignation —, longtemps Tereza Batista hantera nos jours et nos nuits, ou comme le dit joliment Georges Raillard, le préfacier : Peu de livres entreprennent si puissamment sur notre chair, au foyer primitif où la sensibilité s'épanouit en intelligence. Et c'est dire combien le cœur prédomine ici, dans cette espèce de lexique des relations amoureuses qu'Amado décline sous toutes leurs formes et coutures : du simple assouvissement sexuel à l'amour fusionnel, en passant par l'amour filial, paternel, égotique, donjuanesque, adultérin, obsessif, romantique, sadique, érotique, altruiste, hygiénique, tarifé... La liste est longue.

Enfin, puisqu'il est dit que des milliers de Brésiliennes ont reconnu leur propre destin dans celui de Tereza Batista, voici donc, pour les illustrer, un petit florilège des femmes de Rio, de Bahia, Recife, Manaus, Belèm... toutes vues par le regard un chouïa lubrique de Lanfranco Aldo Ricardo Vaselli Cortellini Rossi Rossini, plus connu sous le nom de Lan, un caricaturiste d'origine italienne installé au Brésil depuis déjà soixante ans.

Illustrations de Lan (Lanfranco Aldo Ricardo Vaselli Cortellini Rossi Rossini)

2013/05/24

Jorge Amado : Suor

On commence par lire en flânant, les mains dans les poches, le regard un peu blasé, et puis... et puis on est bientôt pris par l'envie d'en finir au plus vite, tellement ça nous saisit les narines d'un remugle écœurant. Odeurs d'huile rance et d'humidité, d'eau croupie et de cabinets bouchés, le tout parfumé à la sueur aigre des hommes macérant depuis longtemps dans des vêtements crasseux. Alors, oui, ça schlingue du début à la fin, mais... mais ce n'est pas l'homme qui pue, c'est la vie qu'il mène au fond de son cloaque, et c'est d'elle aussi dont on veut s'échapper.

Ladeira do Pelourinho 
En un peu moins de deux-cent pages et vingt tableaux d'un réalisme cru, Amado dresse la typologie d'un clapier de quatre étages et de sa faune plutôt cosmopolite. Le clapier, c'est un vieil immeuble du vieux Bahia situé sur les hauteurs de la ville, là-même où les esclaves d'Afrique étaient jadis ficelés au pilori, puis fouettés au sang jusqu'à ce que mort s'ensuive. A l'époque de Suor (courant des années 30), le pilori a été rasé rasibus et l'esclavage aboli, mais le nom est resté et la symbolique aussi : le Pelourinho est devenu le quartier de Bahia où les pauvres s'entassent les uns sur les autres, dans la promiscuité et l'absence d'hygiène, vivant de petits boulots ingrats et mal-payés, jusqu'à ce que la maladie les prenne et que la mort les emporte.
São Salvador da Bahia de Todos os Santos
C'est donc au n°68 de la Montée-du-Pelourinho, à deux pas de l'église de São Francisco, dont on entend parfois sonner les cloches, et juste en face du bistrot de seu Fernandès, où les plus misérables des gueux se conservent à la gnôle, que nous amène cette fois-ci Jorge Amado. 
L'immeuble, vétuste propriété d'un antipathique espagnol, comprend cent seize chambres insalubres, exiguës et bruyantes, où subsistent environ six cent personnes et autant de ventres affamés.
O Pelourinho é o nome de um bairro de Salvador
se localiza no Centro Historico da cidade
On y entend sans discontinuer le gargouillis des tuyaux, le tap-tap des machines à coudre à pédale des grisettes, le blabla des lingères et, venant de la soupente, la toux grasse d'une tuberculeuse au dernier degré. En passant par l'escalier branlant, sous lequel se meurt lentement un clochard, on peut croiser le manchot du troisième (souvent martyrisé par les rejetons du quartier), la sourde-muette du second (une fille étrange mais moins cinglée qu'il n'y paraît), ou encore une très mystérieuse et jolie jeune femme (toujours habillée en bleu, avec des larmes aux yeux). Habitent aussi au numéro 68 : un colporteur de babioles, un agitateur politique, un clown sans emploi, un violoniste hasbeen, un syndicaliste russe, un cordonnier de Cordoue, un homo romantique, un vieux savant fou, des putes au grand cœur, des travailleurs de force et des chômeurs à bout, sans oublier Toufik, Linda, Chico, dona Risoleta Silva... et des rats par centaines. Car les hommes et les rats cohabitent ici sans s'effrayer ni se soucier plus que ça les uns des autres. Ils sont pour ainsi dire de la même espèce, pareillement chassés et méprisés par la classe supérieure, à cette différence près que les rongeurs, beaucoup plus malins, logent au n°68 à titre gracieux. Bref, toute cette humanité rampante vit là en agrégat, côte à côte mais pas vraiment ensemble, séparés qu'ils sont par des cloisons, des planchers, des paliers, des couloirs. Un manque d'unité criant, dont rend parfaitement compte le livre de par sa construction fragmentaire, en chapitres courts et concis, parfois de seulement sept ou huit lignes, sans personnage principal, ni même d'histoire à proprement parler, mais avec une incroyable imbrication d'anecdotes en tout genre, de petites tranches de vie et surtout de misères qui, s'additionnant, finissent peu à peu par former un tout homogène. C'est alors la voix d'Henrique s'accordant à celle d'Artur et d'Alvaro, faisant elle-même écho à celle de Julieta, puis chorus avec celle de Fernandès et, finalement, des 600 locataires du 68. Et c'est alors une clameur unanime qui jaillit des poitrines... c'est une foule solidaire qui descend du calvaire... et un sourire lumineux qui éclaire enfin le visage de la jeune femme en bleu.

2013/05/12

Jorge Amado : Capitaines des Sables


Un livre à offrir aux abrutis, à tous ceux qui au sujet de la délinquance juvénile vous aboie tous les jours aux oreilles : "C'est la faute aux parents, démissionnaires, au laxisme des juges, à la perte des valeurs, au manque d'autorité, à Mai 68, à l'impunité..." Un livre aussi pour Nicolas Sarkozy, le savant Cosinus qui nous réinventa jadis le gène de la délinquance (cette bonne vieille resucée du déterminisme biologique), et qui, lui-même monoaminé-oxidasé-A, devrait peut-être, sans doute, sûrement troquer son livre de chevet, Voyage au bout de la nuit, pour ce Capitaines des Sables, de Jorge Amado.

Exhumé des fonds de la maison Gallimard, ce livre est une merveille de sensibilité. Tout y est : l'amusement, l'émotion, la colère. Il y a d'abord la gouaille des gamins, leur audace et leur inventivité, même si parfois malfaisante :

- J'ai vu une de ces bagues, vieux frère, comme n'en a pas l'évêque. Une bague juste pour mon doigt. Au poil. Tu vas voir quand je vais l'amener.
- Dans quelle vitrine ?
- Au doigt d'un ballot. Un gros qui, tous les jours, prend le tram de Brotas dans le bas quartier du Sapateiro.

Il y a aussi leur sentiment d'abandon, de solitude étouffée, qu'aucune camaraderie ne saurait remplacer ni même compenser :

Par ces nuits de pluie, ils ne pouvaient dormir. Par instants, la lueur d'un éclair illuminait l'entrepôt et alors on distinguait leurs figures maigres et sales. Beaucoup d'entre eux étaient si jeunes qu'ils avaient encore peur des dragons et des monstres légendaires. Ils se serraient auprès des plus vieux qui ne ressentaient que le froid et le sommeil [...] Ils se tenaient tous réunis, inquiets, mais seuls néanmoins, sentant qu'il leur manquait quelque chose, non seulement un lit chaud dans une chambre bien close, mais encore les mots tendres d'une mère ou d'une sœur qui feraient fondre leur frayeur.

Et puis leur violence, si peu comprise et si mal admise, qu'au final ils reçoivent deux plus de coups qu'ils n'en donnent :

Lorsqu'on le conduisit dans cette pièce, Pedro Bala supputait ce qui l'y attendait. Il n'y vit aucun garde, mais survinrent deux soldats de la police, un inspecteur et le directeur de la maison de correction. Ils fermèrent la porte. D'une voix joyeuse, l'inspecteur lui dit:
- Maintenant, les journalistes sont partis, voyou. Et toi, maintenant, tu vas dire ce que tu sais, bon gré ou mal gré.
Le directeur de la maison de correction se mit à rire :
- Allons, si tu le dis...
Pedro Bala lui jeta un regard chargé de haine :
- Si vous croyez que je vais parler...
- Tu vas parler.
- Vous pouvez aller vous coucher en attendant...
Il leur tourna le dos. L'inspecteur fit un signe aux deux soldats. Pedro Bala sentit la morsure de deux coups de cravache simultanés. Et le pied de l'inspecteur sur sa figure. Il roula à terre.
- Maintenant, tu ne vas pas parler ? interrogea le directeur de la maison de correction. Ça, ce n'est qu'un commencement.
- Non.
Et ce fut la seule réponse de Pedro Bala.

Gravure de Jean Geoffroy : Les infortunés
(me font penser à Patte-Molle et José-la-Fouine)
Qui est Pedro Bala ? Un adolescent de 15 ans, le chef des Capitaines des Sables, une bande de gamins âgés de 8 à 16 ans squattant un vaste entrepôt désaffecté sur les quais du port de Bahia. Tous sans père ni mère, livrés à la rue, vivant libres et sans attache, en marge de la société, dans la précarité. Tous maigres, sales et vêtus de haillons, ils paraissent heureux mais sont désespérés, savent se montrer sournois s'il le faut ou loyaux s'ils le doivent, et peuvent tout aussi bien menacer un quidam d'un couteau que fondre en larmes à la moindre occasion. Mi-anges mi-démons, capables du meilleur comme du pire, si les plus vieux d'entre eux ont à leur actif de menus larcins et de juteuses rapines, c'est qu'il faut bien manger et nourrir les plus jeunes.
Alors, oui, vu de loin, du haut des cimes, ce sont tous des voyous, des canailles, un ramassis de moins-que-rien. Mais vus par Amado, ces vauriens se nomment Patte-Molle, Sucre-d'Orge, S'la-Coule-Douce, etc., c'est dire si chacun d'eux est différent des autres, avec sa personnalité et son histoire singulières. A tel point que l'un des gosses deviendra moine, cependant que son compère finira tueur en série, gravant d'une encoche le bois de son fusil pour chaque nouveau policier abattu. Et entre la bonté du moine et la cruauté du tueur, toute la gamme des sentiments humains, du plus clair au plus sombre, se déploiera peu à peu au sein des membres du clan : candeur, dévouement, frustration, jalousie, perfidie, désarroi, etc. Quant à Pedro Bala, qui n'est pas né voyou mais qui l'est devenu par la seule force des choses, il finira lui aussi par trouver sa voie au terme du livre, une voie sans surprise mais dans laquelle pourra enfin s'exprimer son sens exacerbé de la justice...
Peinture de Luigi Nono : Les abandonnés
(Dora et son petit frère José)
Un mot encore sur les personnages secondaires du roman, une poignée d'adultes ni plus ni moins irréprochables que les enfants des rues. Dotés d'une morale tout aussi douteuse et contestable, pas un seul de cette dizaine d'adultes n'agit en pur désintéressement. Si les uns sont plutôt bienveillants, et les autres emplis de préjugés, tous sont intimement persuadés de détenir le remède aux vices des autres ou bien de pouvoir leur indiquer le chemin de la vertu. On note ainsi la présence d'un homme de bien, l'abbé José Pedro, dont l'œuvre de charité consiste, croit-il, à aider et à réconforter les Capitaines des Sables. Bientôt en butte à l'incompréhension de sa hiérarchie, confronté à la sécheresse de cœur du chanoine et à l'intransigeance de l'archevêque, il accepte de partir pour une autre paroisse (où il gagnera mieux sa vie) et abandonne à leur sort les gamins de Bahia pour ceux du sertão.
Les abandonne aussi Jorge Amado, en mettant un point final à son récit, mais après nous avoir retracé leur parcours et nous avoir attaché à eux, surtout à Patte-Molle, le plus touchant d'entre tous, sans doute parce que le plus atteint :

Ce qu'il voulait, lui, c'était du bonheur, c'était de la joie, c'était fuir toute cette misère, toute cette détresse qui rôdait autour d'eux et les étranglait. Il y avait, il est vrai, la grande liberté des rues. Mais il y avait aussi le renoncement à toute caresse, l'absence de toutes les bonnes paroles [...] Ce qu'il voulait, lui, c'était une chose immédiate. Une chose qui rendit son visage souriant et joyeux, qui le délivrât du besoin de se moquer de tous et de se moquer de tout, qui le délivrât aussi de cette angoisse, de cette envie de pleurer qui le prenait par les nuits d'hiver.

2013/03/23

Paroles de Poilu : Antoine Mayet

Ci-dessous une lettre datée du 3 septembre 1915, 397ème jour de guerre. Elle a été écrite par un Poilu depuis l'un des 450 lits de l'hôpital militaire de Clermont-Ferrand, où il se rétablissait d'une légère blessure contractée deux mois plus tôt sur la presqu’île de Gallipoli, en Turquie. Un coup de chance pour lui, finalement, que cette fine blessure, au vu du nombre de soldats morts au champ d'honneur en cette fin d'été 1915. Déjà pas moins d'un demi-million d'hommes, parmi lesquels Alain Fournier, Charles Péguy et Louis Pergaud, trois écrivains souvent cités dans les manuels d'histoire aux côtés de blessés non moins illustres : Céline, qui a perdu l'ouïe et la raison aux premiers jours du conflit, Cendrars, qui a laissé son bras droit quelque part en Champagne, et Genevoix sa main gauche sur une pente des Eparges.
Noyé dans la multitude des combattants anonymes, Antoine Mayet a lui aussi pris la plume mais pour écrire à sa sœur. Allongé sous les draps propres de son lit d'hôpital, à l'abri des bombes, des balles et des intempéries, choyé par les nonnes et nourri comme un prince, Antoine Mayet n'est pas le moins du monde pressé de voir ses plaies se refermées. Au contraire, rien ne le rendrait plus heureux que de les voir suppurer jusqu'à la fin des hostilités, même si, parfois, la douleur lui arrache encore de légers râles ou de petits gémissements auxquels personne ici ne prête plus la moindre attention.
Autour de lui, une cinquantaine de lits occupés par autant de frères d'arme à la chair meurtrie mais au cœur endurci. En face, deux jeunes fantassins, l'un plâtré l'autre bandé, discutent à bâtons rompus du soir au matin. Ils n'évoquent jamais aucun projet d'avenir, mais s'échangent leurs souvenirs comme s'ils avaient déjà cent ans. A sa gauche, un petit quarteron d'estropiés jouent leur ration d'alcool à la manille coinchée. Ils ponctuent chacun de leurs coups de bruyants éclats de voix, et chacune de leurs parties de plaisanteries à faire rougir les bonnes sœurs. A sa droite, enfin, une fenêtre entrouverte par laquelle un air frais se glisse dans la chambrée et lui chatouille l'épiderme au passage. La tête penchée sur l'oreiller, Antoine regarde les arbres du parc, leurs feuilles encore vertes sur des branches encore fortes. Il pense d'abord aux camarades qu'il a laissé là-bas, sur le front d'Orient où beaucoup sont tombés. Puis il songe avec philosophie à son foyer et à ses parents qu'il ne reverra peut-être jamais plus. Fataliste, Antoine ne cille pas davantage qu'il ne bronche. Les yeux à présent rivés au plafond, il cherche ses mots dans le brouhaha du dortoir. Il a le front plissé de celui qui s'attelle à une tâche difficile. Il est pâle, silencieux et presque immobile. Seule sa main semble trembler un peu, mais ça doit être le vent...
3 septembre 1915... Tandis qu'à Chantilly les pontes de l'Etat-Major prépare la seconde bataille de l'Artois (60 000 morts), qu'à Paris la Comédie Française reprend Demi-Monde, une satire sociale d'Alexandre Dumas fils, et qu'en Suisse les socialistes rédigent leur manifeste pour la paix, Antoine Mayet, de son lit d'hôpital, écrit à sa sœur :


Chaire seure je técri sé deus [mots] poure te dôné de ménou vaile Je tre previn que je sui prepauze poure nôtre moi de prolongasion est je raite à lopitale juque jôré resu un saire tifiqua des bairejemen poure pasé de ven la cômision qui se trou vera di[manche?] prochain est pense de paretire de clairemon maicredis poure le dairegné tré Jaipaire que ma laitre [te] trouve en bônesenté un sui que mon bôfraire Je sui a lôpitale n°11 conve les sen chamalliaire A  dieu chaire seure je ten brase detou moncoure. Mayet Antoine


Traduction : Chère soeur, je t'écris ces deux mots pour te donner de mes nouvelles. Je te préviens que je suis préposé pour un autre mois de prolongation et je reste à l'hôpital jusque j'aurai reçu un certificat d'hébergement pour passer devant la comission qui se trouvera dimanche prochain, et pense partir de Clermont mercredi par le dernier train. J'espère que ma lettre te trouve en bonne santé, ainsi que mon beau-frère. Je suis à l'hôpital n°11, convalescence Chamalières. Adieu, chère soeur, je t'embrasse de tout mon coeur. Mayet Antoine.

Cette lettre, extraite d'une correspondance dégotée un jour de brocante, n'est bien évidemment représentative que d'elle-même et de celui qui l'a signée.
Soldat parmi 8 millions d'autres, Antoine Mayet était originaire d'Olliergues, un petit village du Puy-de-Dôme situé au bord de la Dore. Né en avril 1895 de parents valets de ferme, on suppose qu'il a grandi au milieu des bêtes dont s'occupait sa mère et des champs que labourait son père. Le soir venu, l'enfant dînait sans doute en famille, à la lueur d'une lampe à pétrole et dans l'odeur un peu rance du chou farci. Là, assis devant sa potée, chacun devait raconter sobrement sa journée de labeur ou d'école. On causait tantôt en patois, tantôt en français, mais toujours avec cet accent d'Auvergne dont Antoine Mayet ne se départira jamais tout à fait, et que l'on retrouve d'ailleurs dans chacune de ses lettres : tré pour train, aipéré pour espéré, praique pour presque, etc... S'il écrivait comme il parlait, c'est qu'il a du quitter l'école de Ferry sitôt atteint ses 13 ans (pas possible avant, peu probable après). Fils de paysans modestes, on imagine qu'il commença alors à gagner son pain et son vin, probablement en aidant ses parents dans leurs travaux agricoles. Dès lors, labours, semailles et moissons rythmèrent les saisons, puis les années, de même que les fêtes, les foires ou les bals où l'on allait guincher, boire et draguer la gueuse. 
1908... 09... 10... l'enfant s'endurcit. 1911... 12... 13... l'enfant devient homme. Et lorsque le tocsin sonne au clocher du village, Antoine a 19 ans. Devançant de quelques mois l'appel de sa classe, il est incorporé au 216ème Régiment d'Infanterie en compagnie de jeunes gars du pays, puis est reversé au 175ème où il ne connaît personne. Lui qui n'a jamais dépassé les frontières du Puy-de-Dôme, le voilà maintenant lancé par monts et par vaux. Son fusil à l'épaule et son barda au dos, il sillonne la France de part en part, surtout ses hôpitaux militaires, car il est souvent malade ou blessé. Mais à peine est-il remis sur pieds que le voilà déjà reparti pour l'Asie Mineure : Alexandrie... Salonique... Achi-Baba... et puis Constantinople, où sonneront bientôt les clairons de la victoire.

On sait qu'Antoine Mayet a survécu à la guerre, mais l'histoire ne dit pas ce qu'il est devenu. Toutefois, l'homme simple et bon qui transparaît à travers cette correspondance n'a pu mener d'autre vie que tranquille et sans histoire. Ses lettres, toutes adressées à sa sœur, ne comportent aucun commentaire sur la politique ou les événements militaires. Il est affectivement perdu et moralement dépassé. Plongé dans un univers hostile qu'il ne peut pas décrire, et remué par des sentiments qu'il ne peut simplement pas dire, Antoine Mayet est finalement plus touchant que bien des maîtres en littérature. Poète à sa façon, ses formules disent peu, mais elles sonnent vraies. Extraits choisis :

Ma pôvre Maire doit bien soufrire tout de maime a vaique tan de bait a soignét ... - - - ... Mônt fraire mécri plu, je ne sai pa poure coit qui mécri plu, je et tendu du joure en joure de sé nouvaile ... - - - ... 39 neure que ta laitre a mi poure me trouvét ... - - - ... Ma senté aitépatente poure le mômen ... - - - ... Si tu peu menvoillé un paquai de tabat, une boite dalumaite et deu créllion poure écrire la prôchaine laitre ... - - - ... Il i a tin détachemen qui pare lindi poure la Saire bi ... - - - ... Je croillai bien den naitre care on na que pri den les plujeune ... - - - ... Le ten me dure de te voire ... - - - ... Je pare de min poure la Saire bi a cinqueure du matin ... - - - ... Il fô aipéré que lagaire finira au plutau, care sai bien lon tou de maime ... - - - ... On nai une bône bande en semble : 270 home, 16 caporau, 22 sou zofisié est 3 zofisié ... - - - ... La taire ne boipalau ... - - - ... On ne voi rien du tou, que des côre bôts ... - - - ... Lon va ta les glize ... - - - ... Le frois revien un si que la naige ... - - - ... Sai toujoure a peupré la maime chôze ... - - - ... Saitin pélli de brullard ... - - - ... Il fô prendre paçianse ... - - - ... Du poulait praique tou les joure ... - - - ... I ne fait pu si chau come les joures daigné ... - - - ... Lon na pa zune minute a nou ... - - - ... On ne pencai pa que sa dure ten tou de maime é on saipa can cafinira ... - - - ... Il sen fait pa du tou car il nou zamuse bien. Il a tou joure quaique chause a nou dire ... - - - ... I fô aipérer que sa pasera sète moveze gaire ... - - - ... Si on na le bôneur de revenire on nôra vu bien des chauze ... - - - ... Lon nai pa tro malle tou de maime magrai tou les mizaire que lon na ... - - - ... Care minte nen il ne fait pa si chau côme d’i a caique joure ... - - - ... A dieu chaire seure

... Cliquét poure la glandire ...